Assise devant la table de la cuisine, je fixais la bague de fiançailles qu'Ys m'avait laissé, plantée là en plein milieu de la table. Mes yeux s'embuèrent de larmes et je secouai la tête avant de me lever un peu brusquement pour commencer à faire les cent pas. Je baissai les yeux sur mes pieds, jetai des coups d'oeil réguliers à l'horloge du four, recommençai à marcher en marmonnant. Après un bon quart d'heure très productif, je finis par prendre la bague dans ma main d'un geste rageur avant d'aller la redéposer dans le tiroir de ma table de chevet, faisant un petit détour par la salle de bain pour me passer de l'eau sur le visage.

Je baissai la tête pour fixer l'eau qui s'évacuait, serrant fermement les bords du lavabo. Balto vint me rejoindre et, emportée par la colère, je shootais dans la poubelle de la salle de bain avant de soupirer et de me remettre la tête sous l'eau froide. Bon. Ca ne va pas. C'est un fait. Et de toute façon, tant que ça n'ira pas mieux je serais incapable d'être productive ne serait-ce que dix minutes. Et Aaron m'a dit qu'il serait là si j'avais besoin alors... J'imagine que la situation actuelle fait partie du "si tu as besoin".

Je relevai la tête, me séchai avec une serviette et sortis de la maison après avoir attaché Balto à sa laisse. Tant qu'à sortir, autant en profiter pour le promener un peu... Je marchai lentement, ne faisant même pas attention à ce qu'il se passait autour de moi, et finis par arriver à la maison d'Aaron. Je croisai les doigts pour que ni Nico ni l'autre que je ne connaissais pas ne soient là. C'est pas que je les aime pas, mais disons que j'avais vraiment beaucoup besoin de parler, et s'ils étaient là, je savais que ça allait me bloquer.

Je sonnai et, d'une petite voix, je me permis d'ajouter, derrière la porte :

-Aaron ? C'est moi. Enfin, Mitsu. C'est, heu... Ca va vraiment pas, là. Et tu m'as dit l'autre jour que tu serais toujours là en cas de problème alors, heu... Voilà ?

Cette aprèm, c'est grand ménage de printemps ! Enfin, c'est plutôt le jour du grand tri de mes photos dossiers hyper confidentielles que j'ai récupéré l'été dernière chez mon père, et que j'ai réussi à planquer jusque-là — merci le bureau interdit aux enfants, ça m'arrange beaucoup d'avoir un placard pour planquer mes conneries. Les garçons sont de sortie aujourd'hui, si j'ai bien compris ; autant dire que j'ai tout mon temps libre pour m'imprégner de cette bonne vieille odeur de nostalgie, et-...

Balthazar lâche un aboiement juste avant que quelqu'un ne sonne. Tout paniqué, je laisse le chien et Termicator aller voir près de l'entrée pendant que je rassemble les photos compromettantes en vrac et les balance dans un carton, sur lequel je jette un coussin, un plaid et la télécommande de la télé. Je trottine vers la porte en intimant à Baltha de rester un peu en retrait lorsque j'ouvre la porte, mais c'est sans compter sur la présence du petit Balto auprès de Mitsuki… (Non mais je sais pas ce que ces gens ont tous à vouloir appeler leurs chiens avec des prénoms en B. Est-ce que c'est l'année des prénoms en B ??)

—Salut, je fais en fronçant les sourcils lorsque j'aperçois sa petite mine. Tu veux entrer ? Les garçons sont pas là…

J'ouvre un peu plus grand la porte pour la laisser passer et le chien va tourner autour d'elle pour la saluer, tout heureux de voir de nouveaux copains. Je me penche pour grattouiller la tête de Balto et retourne dans le salon pour vérifier que Lottie n'a pas fait de catastrophe ou ne s'est pas tuée en se prenant les pieds dans le tapis. J'ai un hoquet de surprise en la voyant exhiber, triomphante, une photo dans sa main. Lorsqu'elle voit Mitsuki, ses grands yeux s'illuminent et elle s'avance en se dandinant vers nous, les bras grands ouverts et un sourire aux lèvres.

—Tata ! Tatata !

Avec un sourire, je l'appelle et l'attrape pour l'amener à hauteur de Mitsu pour qu'elle puisse lui faire un gros bisou sur la joue en tapant des mains, un rire au bord des lèvres. C'est qu'elle grandit, la petite.

—Qu'est-ce que tu tiens là ? Non, tu ne veux pas me la donner ?
—Non !!
—Allez ma chérie, tu-
—NIONnn, proteste-t-elle encore en boudant, éloignant la photo (urg c'est une photo de quand j'étais gamin) de moi, comme pour m'empêcher de la lui prendre.

Un peu désabusé, je rajoute à l'attention de mon amie, alors que ma princesse agite ses bras vers Mitsuki :

—Tu veux la prendre ? Je crois qu'elle veut te faire un câlin...

Demi sourire embêté de ma part. J'ai pas envie de lui imposer Charlotte, mais j'espère que ça ne la dérangera pas surtout. Ou qu'au pire ça lui fera du bien.

—Qu'est-ce qui se passe ?

Aaron ne tarda pas trop à venir m'ouvrir, enfin, je crois. Le temps de sonner, je m'étais perdue dans mes pensées, fixant les feuilles des arbres qui bougeaient à cause du vent, Balto qui collait son museau partout en sentant visiblement une odeur de rivalité.

Je lui adressai un mince sourire lorsqu'il m'ouvrit la porte, et entrai suite à son invitation, laissant Balto s'amuser avec le chien d'Aaron dont j'avais déjà oublié le nom -en même temps, il me semble que je n'avais dû le croiser qu'une fois lorsque j'étais passée le voir pour échanger deux trois informations concernant le système de sécurité.

La petite Charlotte m'aperçut assez rapidement et commença à courir -ou essayer de courir, faut dire qu'elle s'est rétamée quelques fois en cours de route- pour venir nous rejoindre, et je ne pus m'empêcher d'être attendrie par ses gestes. Elle m'embrassa sur la joue en guise de "bonjour" et je déposai un petit baiser sur son front pour la saluer à mon tour. Les deux ne tardèrent pas à se disputer -bon, j'exagère, mais c'est pas loin, ça commence bien, j'imagine déjà leurs conversations quand elle sera en pleine crise d'ado- et je ris étonnamment de bon coeur face à ce spectacle.

Je haussai les épaules et répondis à Aaron que ça ne me dérangeait pas avant de prendre la petite dans mes bras, ayant libérer Balto de sa laisse au préalable. Enfin, ça ne me dérangeait pas. Je le croyais. Parce qu'à l'instant où je l'ai eu dans les bras, une bouffée de sentiments tellement mélangés m'a assaillie et je n'ai pas trop su comment je devais le prendre.

La question d'Aaron me fit rapidement relever la tête, et j'attrapai la main de la petite pour l'empêcher de me tirer les cheveux. Ouais, on va parler de moi, ça va être plus simple, parce que là, le bébé dans les bras en plus de tout ce que j'éprouve depuis deux jours à peine, c'est un peu beaucoup à supporter, alors on va essayer de revenir aux bases, hein. Parler de moi. Parce que je le fais si bien depuis tellement longtemps que je sais que je vais être franchement à l'aise.

- On s'est disputés avec Ys. Disons que... Il m'a... Enfin... Il m'a demandé en mariage et je lui ai demandé d'attendre ?

Et boum. Bah au moins c'est sorti, hein. Balancé comme une lettre à la porte. Rien de plus simple. Nan mon visage n'alterne pas littéralement entre le rouge écrevisse et le blanc zombie à cause de l'angoisse.

Visiblement, Charlotte n'a aucune envie d'être une gentille fille et de me rendre cette fichue photo, hein. Je finis par abandonner et la lui laisse, grimaçant à demi quand elle la serre dans sa main en la pliant un peu. Boarf, c'est qu'une photo, tant pis… Autour de nous, les chiens se reniflent, jouent, essaient d'apprendre à se connaître ; Balto est un peu perturbé par Termicator qui vient s'immiscer dans leurs échanges, mais de ce côté tout se passe bien. Mitsuki accepte même de prendre Charlotte — et son visage change bizarrement de couleur, son expression est étrange. Je lui lance un demi sourire et commence à ranger le bazar qu'on a mis, en commençant par pousser le carton sur le côté du canapé et par rassembler le jeu de cubes de la petite choupette un peu plus loin, que personne ne se casse la figure dessus. Déjà que Lottie est pas très habile sur ses pattes...

Je suis en train de ramasser un bloc qui a glissé sous la table basse quand Mitsuki parle et, en voulant me redresser, me cogne la tête. Je laisse échapper un juron en serrant les dents, me masse un peu le crâne, puis pose enfin des yeux grands ouverts sur Mitsu.

—Ah. Euh.

Ouais, c'est super l'éloquence, c'est toujours là quand j'en ai besoin dites donc !

—Tu veux un truc à boire ?

Ouais, j'savais pas trop quoi répondre mais j'crois que c'est le genre de discussion qu'il vaut mieux avoir assis, hein ? Je me lève et récupère de quoi boire dans la cuisine, au moins juste un peu d'eau et deux verres. Puis je reviens, pose les verres, indique le canapé à Mitsuki et lui propose d'abord de me redonner Charlotte si elle ne se sent pas bien, avant de m'assoir.

Je fais la moue un instant, depuis tout à l'heure, les pensées s'entrechoquent dans ma tête. J'ai pas envie de la mettre mal à l'aise mais visiblement, elle a vraiment besoin d'en parler.

—Il l'a mal pris, je suppose ? je lâche platement, m'attendant évidemment à une réponse positive.

C'est pas que je suis déçu ou quoi, ni de lui ni d'elle ; mais clairement j'ai du mal à comprendre la situation.

—Comment tu te sens vis à vis de ça ? Pas seulement la dispute, je veux dire.

Ouais. Voilà. "Ah". Je lui dis tout de suite que j'ai eu la même réaction ou on attend un peu avant que je m'enfonce ? Enfin, cela dit, j'suis plus à ça près, hein...

Je toussai, maladroitement, et m'avançai dans le salon pour suivre Aaron, fixant vaguement la photo que Charlotte agitait et pliait dans ses mains. C'est beau, d'être un enfant. Quand je la regarde, là, j'ai tellement l'impression que rien ne pourrait la toucher. Y'a pas un Master qui a une greffe qui permet de rajeunir ? Pour que je redevienne un petit bambin inoffensif qui vit la vie au jour le jour. Aaron a déjà un bébé, il pourrait bien en prendre un deuxième, ça lui changerait pas grand chose...

-J'ai... Pas très soif. Merci, c'est gentil.

Je lui rendis sa fille et m'installai sur le canapé à côté de lui, le regard vague. Je secouai mon visage pour essayer de me remettre d'aplomb, et tournai vers Aaron une tête au sourire maladroitement figé.

-Il est reparti le lendemain en mission sans même me dire au revoir. Je me suis levée le matin et il n'était déjà plus là...

Je me pinçai la lèvre inférieure, sentant à nouveau que j'étais à deux doigts de pleurer -encore. J'avais l'impression d'être une vraie madeleine en ce moment... Le moindre petit souci me faisait éclater en sanglots... Pitoyable.

-J'ai... peur, Aaron. J'ai peur parce que je sais pas du tout ce que je vais faire maintenant. J'sais même pas si j'vais réussir à me contrôler. Je sais que je suis amoureuse de lui, que je veux passer le restant de mes jours à ses côtés mais... Je sais pas, j'ai peur. Parce qu'il se rendra peut-être compte que j'suis pas assez bien pour lui, ou alors pendant l'une de ses missions il va rencontrer une autre fille vraiment top et se rendre compte qu'il ne m'aime pas tant que ça, ou- Je sais pas- J'suis pas prête, pas maintenant, parce qu'il y a eu... C'qu'il y a eu il y a quelques mois, y'a eu le début des missions d'Ys ; j'le vois presque plus ! J'me sens seule, j'ai l'impression d'être inutile depuis le mois de novembre, inutile et en plus mauvaise dans ce que je faisais puisque je n'ai même pas réussi à démêler cette histoire alors que je suis sensée m'occuper de la sécurité. De la sécurité de Terrae s'il te plaît ! Et en une nuit, la directrice arrive à disparaître, aussi facilement que ça. Alors je sais pas, je sais pas ce que je dois faire, je sais même pas si j'dois rester ici, parce qu'après tout j'ai pas franchement l'impression d'être utile et de mériter ma place, surtout parmi les Masters, j'suis tellement inutile...

Je sentis les larmes me monter aux yeux et je les essuyai rageusement.

-Alors voilà. J'suis là. Parce que tu m'as dit que quand ça allait pas, j'pouvais venir parler... Et même si j'sais que j'te balance tout ça comme ça, même si j'sais qu'y a pas de solution miracle... Je suis là ? Parce que j'ai peur, et que je veux essayer de ne plus exploser comme j'ai l'habitude de le faire...

Mes yeux se posèrent sur la petite Charlotte et je tendis une main maladroite vers elle pour serrer ses petits doigts.

-Je sais tellement plus quoi faire...

Pas très soif, pas très soif... Ouais, peu importe. Au moins si jamais elle fond en larmes, j'aurais pas besoin d'aller chercher une carafe d'eau pour lui éviter la déshydratation, hein. Est-ce qu'on a des mouchoirs dans le coin, au moins ? C'est bon, la boîte est sur la table. Bon. Je récupère Lottie et m'installe en la câlinant, le menton à peine posé sur le sommet de son crâne. Mitsuki a vraiment pas l'air bien, j'crois que je l'ai rarement vue comme ça. Son sourire a rien de naturel, et ça m'fait mal de la voir dans cet état. Elle a déjà traversé des trucs pas facile, entre les scientifiques, le missile et Allen, et maintenant Ys...

Malgré tout, je n'ajoute rien et la laisse parler. Sa voix perd rapidement de son intonation neutre, elle contient ses trémolos comme elle le peut. Mes sourcils se froncent. Donc, situation. Ys a demandé Mitsuki en mariage, elle a refusé, Ys disparaît en mission. Il n'est pas très présent en ce moment, il prend son rôle de Master très à coeur et quelque part, c'est vraiment réjouissant de le voir aussi au clair avec ses responsabilités. Mais moi qui me demandais s'il n'en faisait pas simplement un peu trop, je crois que c'est aussi une manière pour lui de fuir le quotidien. Est-ce qu'il le faisait déjà, avant cette demande en mariage ? Je me sens pas trop de poser la question, mais quelque part je me demande si ça n'a pas participé au fait qu'il prenait encore moins bien les choses. Bien sûr, je conçois qu'Ys ait été blessé — franchement, je le serais aussi, et c'est normal. Mais j'ai un peu du mal à me projeter dans la situation, alors parallèlement je ne comprends pas très bien.  Je suis pas très-... Enfin. Je suis très famille, mais je suis pas trop attaché à ce genre de valeurs-là. Quand je vois Hideko et Ryu, par exemple, ils sont très heureux ensemble, et ils ne sont pas mariés. Ils ont des gamins, et franchement je crois que le monde entier sait qu'ils sont pas prêts de se séparer. Je sais pas. Peut-être que le fait de ressentir les émotions des autres personnes me pousse plus à m'intéresser à ces aspects-là qu'aux aspects plus formels ?

Après, peut-être qu'il a juste besoin... d'un peu de temps pour se remettre ?

Doucement, je pose ma main sur la sienne, qui serre doucement celle de Charlotte. Mitsuki part complètement en vrille dans son discours, et je sens que ça rend la petite un peu triste. J'embrasse les cheveux de ma fille et la berce pour la calmer.

—Mitsuki, je l'appelle avec un demi sourire triste. J'suis content que tu sois venue.

C'est sincère. Précautionneusement, je prends ses doigts entre les miens pour les presser.

—C'est normal d'avoir peur, je crois. J'aurais peur aussi, mais moi j'suis un peu lâche, je ris. T'as pas à avoir peur de pas être assez bien, t'as pas à te sentir inutile. Hideko, c'était pas ta faute, tu sais très bien comment ça s'est passé et pourquoi, on aurait jamais pu le deviner. Et si tu considères que c'est de ta faute, je peux aussi dire que c'est de la mienne. Je sais ce que c'est que de penser ça, mais tu as ta place parmi les Masters, comme nous tous, je te le jure. Parce que tu l'as gagnée, parce que tu as gagné contre moi, tout comme Ys cet automne.

Je frotte doucement mon pouce contre le dos de sa main, sans la quitter des yeux. J'essaie d'avoir un sourire rassurant, mais c'est pas vraiment facile.

—Mitsu, t'es une fille merveilleuse. Tu as énormément de qualités, mais tu te mets aussi trop la pression. Faut pas que tu t'en demandes trop, parce que tu fais déjà tout ce que tu peux. Y a quatre ans, tu nous a sauvés. Et sans toi, on serait tous morts. Tous. Hideko, son gamin et tous les gamins de l'institut, moi, Ys aussi. (Pause.) Tu n'es pas mauvaise. Tu n'es pas non plus inutile. Ys t'aime profondément, et tu l'aimes tout autant. Mais je pense que tout ça, c'est des choses que tu devrais lui dire. Lui expliquer à quel point tu es perdue et à quel point tu as besoin d'un ancrage.

Sourire triste.

—T'es pas toute seule. On sera toujours là.

Je relevai les regards vers Aaron, hésitante, pinçant mes lèvres pour m'empêcher d'éclater en sanglots. Pas maintenant, pas devant la petite... Pas devant Aaron.

Je serrai ses doigts à mon tour alors qu'il serrait ma main, et l'écoutais, silencieuse, tentant toujours un peu plus de croire ses paroles. Mais même si c'était vrai, même si je savais qu'il ne disait pas ça juste pour me rassurer, je ne pouvais pas retirer ces idées de ma tête. Parce que je n'y croyais pas, et je n'arrivais pas à l'accepter. Je crois que c'était ça, le pire. Je n'arrivais pas à l'accepter. Parce qu'au fond, contre tout et envers tout, j'étais persuadée que j'étais responsable ; pour tout, évidemment, que ce soit le chaos qui avait régné à Terrae ou le départ d'Ys, ou n'importe quel autre événement qui pourrait avoir le moindre lien avec moi, comme le coma de Joyce que je n'ai pas réussi à sauver ou encore l'éloignement d'Allen.

Mes yeux commencèrent à me piquer alors qu'il continuait à parler, à me dire que j'étais si "merveilleuse" et je retins un juron pour me contenter d'un soupir lasse.

-J'ai sauvé personne. J'ai juste rattrapé ma connerie. Si j'y étais pas allée, ils auraient peut-être même pas lancé ce missile. J'les ai poussé à le faire parce qu'ils se sont sentis menacés par moi, et ils en avaient parfaitement le droit vu... Vu comment je suis en fait ? Impulsive, incontrôlable, à enchaîner les gaffes sans arrêt, à-

Je m'arrêtai. Ca ne servait à rien de repartir là-dessus. On en avait déjà parlé, on avait déjà épuisé ce sujet. Alors pourquoi le rebalancer sur la table ? C'était un cercle vicieux.

-J'lui ai dit, parvins à articuler au prix de gros efforts. Ou au moins j'ai essayé... Je crois ? Je lui ai dit que j'avais peur. J'lui ai dit que... Je sais même plus ce que je lui ai dit en fait. Mais tu aurais du voir son regard. Son visage... L'air qu'il arborait quand on est rentrés. On s'est pas parlé de la soirée, et il a juste... Juste...

Je m'arrêtai de parler, n'arrivant plus à articuler correctement en sentant les sanglots arriver. Je me levai du canapé et me détournai d'Aaron et de la petite pour cacher mes larmes et les essuyer lamentablement dans mon coin. Je tapai nerveusement mon poing contre ma cuisse, espérant vainement que ça pourrait m'aider à récupérer mon calme.

-J'suis tellement perdue Aaron ! J'ai déjà perdu Allen l'été dernier, j'ai failli perdre Aoi. Et puis après il y a eu tout ça et... J'sais juste plus quoi faire. Tout le monde avance, tout le monde évolue, et j'ai l'impression que je ne sers juste à rien, que je reste là, fidèle à moi-même mais sans la moindre perspective d'avenir. J'avance pas, j'sers à rien, me répétai-je comme si je n'arrivais plus à rien dire d'autre. J'suis vraiment désolée de t'embêter avec tout ça. J'suis sûre que je te dérange en plus... Tu sais quoi, j'vais y aller. J'vais pas te pourrir ton après-midi, j'peux au moins faire ça, lançai-je à la hâte en commençant à fouiller dans mes poches pour sortir la laisse de Balto. Excuse-moi, j'aurais pas dû venir te voir pour te déranger avec ça, j'recommencerai plus, promis...

Mes doigts restent serrés autour des siens, tout doucement pour ne pas lui faire mal. Je crois que jamais je ne l'ai vue dans un tel état ; elle contient toujours tout, Mitsu. C'est le genre de personne à enfermer ses émotions jusqu'à ce qu'elles explosent, quitte à faire semblant, quitte à faire passer pour de la colère ce qui n'est au final qu'une tristesse insondable. C'est dur de savoir quoi dire dans ces moments-là ; j'ai toujours été mauvais pour consoler les gens. Je suis une oreille et une épaule sur laquelle pleurer, je suis tout ce que vous voulez que je sois. Mais parler, trouver les mots qui soignent et pas ceux qui blessent, c'est ce qui est le plus compliqué pour le moment.

Un soupir m'échappe et je secoue brutalement la tête quand elle me répond au sujet du missile.

—Ce n'est pas vrai. T'as été là et tu as fait ce qu'il fallait, ce n'était pas une connerie de ta part que d'aller là-bas. Si ça se trouve, ils l'auraient lancé de toute manière ce missile, et on serait tous morts. Les gaffes, tout le monde en fait, c'est pas inhérent à toi-même… Tu vois bien la réaction disproportionnée de Ryu, et pourtant il n'est pas stupide. Tout le monde fait des erreurs.

Et en tant que Masters, elles prennent toujours des proportions démesurées. C'est normal. C'est triste, mais normal. Accepter d'être Master, c'est aussi accepter que ce qu'on fait et dit sera interprété, qu'on sera pointés du doigt à la moindre couille, et surtout qu'on doit gérer tout ce bordel. Et ceux qui ne font jamais d'erreur sont ceux qui ne font rien du tout.

Je la laisse parler. Elle explique. Son visage se crispe, sa voix chevrote... Et elle se lève. Je la laisse seule un instant, me contentant de serrer Charlotte contre moi en jetant un air inquiet à mon amie. Comme la petite s'agite dans mes bras, je la laisse redescendre sur le sol et elle s'en va vagabonder en manquant de trébucher tous les cinq pas pour rejoindre les deux chiens et Termicator. De mon côté, je me relève et m'approche lentement de Mitsuki.

—Arrête, j'essaie de l'interrompre dans son flot de conneries. Arrête ça, je reprends plus doucement, attrapant son poignet pour stopper son geste. Calme-toi, respire, installe-toi. Tu me déranges pas. J't'interdis de partir comme ça, ok ?

J'essaie d'avoir un air bienveillant en lui parlant, pendant que je la tire doucement vers le canapé.

—Tu peux venir me déranger quand tu veux pour la simple et bonne raison que, de un, ça ne me dérange pas. De deux, je reprends en l'obligeant à s'assoir, mains sur ses épaules et yeux dans les siens, avant de répéter : Tu sers pas à rien. Tu es merveilleuse, que tu le voies ou non.

Je reste là sans bouger, essayant de capter son regard derrière le voile de larmes et de détresse.

—Tout le monde avance à son rythme. Il nous faut parfois du temps. Il y a des moments où on stagne, des moments où ça rechute. Parce que la vie est faite comme ça, de hauts et de bas. Plus souvent de bas que de hauts, d'ailleurs, je souris faiblement, avant de m'accroupir devant elle. Je n'ai pas avancé non plus pendant longtemps. Il m'a fallu dix ans à Terrae, et presque attendre les trente piges, pour espérer trouver un semblant de stabilité dans ma vie. Pour trouver ce qu'il me fallait, ce qui me correspondait, sans avoir peur de faire un pas de plus en avant. Ca veut pas dire que je n'ai plus peur, mais ce blocage… je l'ai dépassé, tout doucement. Plus lentement que d'autres, en tout cas. Beaucoup plus lentement.

Mes yeux aussi me piquent, mais il faut que je reste fort.

—Tout le monde avance, et toi aussi. Là, t'es à un tournant difficile de ta vie, et dans ces moments-là, faire un choix d'un côté ou de l'autre se révèle parfois insurmontable, alors on peut se contenter de se recroqueviller sur soi-même sans savoir comment on peut se sortir de là. Se confronter à l'échec, ça paraît aussi insurmontable. Mais ça ne veut pas dire que tu ne vas pas y arriver. Tu es passée Master, tu te souviens ? Tu es passée Master. Alors tu peux tout faire. Il faut juste que tu lâches prise et que tu prennes un peu de recul.

Aaron me stoppa dans mon élan et je relevai le regard vers lui, ne contenant plus vraiment mes larmes. Mes lèvres commencèrent à trembler dangereusement alors qu'il me tirait pour m'asseoir sur le canapé, ses yeux fixés dans les miens. Je me mordis la lèvre inférieure, essayant de fuir son regard bien qu'il ne me laissât pas tellement le choix.

Dans ses mots, je sentis qu'Aaron parlait sincèrement. Il ne m'avait jamais dit les choses aussi clairement, et je sentais que même s'il allait mieux, parfois ça lui arrivait probablement d'y penser, et que c'était dur ; ça avait été dur pour lui aussi. Mais comment est-ce qu'il avait fait ? Juste : comment avait-il fait pour être comme ça ? Être lui, continuer à être présent pour les autres, continuer à les écouter, continuer à sourire ? Ca me paraissait tellement impossible, tellement insurmontable. Je savais bien, au fond de moi, quelque part ; je savais bien qu'il y avait une solution, cachée quelque part, je ne sais où. Je savais que ça n'allait pas être définitif - ou peut-être que je l'espérais ? Seulement, c'était plus fort que moi. Sur l'instant, là, c'était juste plus fort que moi. Je n'y arrivais pas, je ne pouvais pas faire semblant.

L'espace de quelques secondes, j'imaginais cette même-situation si Aoi et moi ne nous étions pas réconciliées, si Aaron ne m'avait pas dit que je ne devais pas hésiter à venir le voir si j'avais un problème ; je revoyais Joyce dans son lit d'hôpital, inconsciente, je la revoyais se réveiller et me regarder comme une inconnue, me traiter comme une inconnue. Mes poings se serrèrent sur mes cuisses et je rentrais mes ongles dans ma peau pour me calmer.

Qu'est-ce que j'aurais pu être capable de faire, hein, si c'était arrivé dans d'autres circonstances, si je n'avais eu personne pour me supporter... Si j'avais été encore plus seule.

-Comment t'as fait pour prendre du recul sans prendre le mauvais chemin ?...

Pas comme Allen, par exemple. Parce que là, maintenant, ça semble être une solution tellement facile, tellement simple, tellement abordable... La solution de repli la plus évidente de la Terre.

-Comment tu as fait pour être aussi courageux et pour ne pas sombrer ?

Je levai mes mains et tirai sur mes manches pour essuyer les larmes qui coulaient sur mes joues. Je sanglotai encore un peu, avant, pitoyablement, d'avoir l'idée la plus ridicule de ma vie - mais probablement la seule que j'avais réussi à avoir depuis bien longtemps, et la seule qui me paraisse être une solution raisonnable.

-Tu penses que tu pourrais me donner un cristal de sensitif ? Pour m'aider à aller bien, quand ça ne va vraiment pas... Parce qu'en ce moment c'est juste... Je ne sais pas quand Ys va revenir, je ne sais même pas s'il va bien, je n'ai toujours pas de nouvelles depuis qu'il est parti en mission. Je ne sais juste pas comment je vais réagir et- Et j'sens que je n'arrête pas de me contenir, et que je vais exploser et j'ai peur Aaron, j'ai vraiment peur de perdre pieds cette fois, de péter les plombs, de dépasser les bornes et de ne plus pouvoir jamais revenir en arrière...

Expérimenter ma greffe, aller loin, toujours plus loin...

-Juste... Juste, réussir à voir un peu de lumière. M'empêcher de sombrer et de faire une connerie que j'pourrais regretter. Parce qu'un jour ça ira mieux. Un jour. Et j'veux être sûre d'être là ce jour-là.

Voir les personnes que j'aime pleurer m'est insupportable. Je déteste être là, face à leur peine qui déborde comme une plaie ouverte, dont je ressens les particules se bousculer dans l'air. C'est douloureux, ça aussi. Mais je tiens bon et je lui parle, je lui transmets ce que j'ai mis des années à comprendre, des années à formuler. Ce n'est pas grave si on échoue. Ce n'est pas grave si on a fait des erreurs. Parce qu'on est plus que la somme de ce qu'on a loupé, parce qu'on est plus, toujours beaucoup plus que ce qu'on imagine être. On n'est pas des héros, mais quoi, on s'en fout de pas être un héros, non ? On est nous. Pas les meilleurs. Pas des Dieux. Pas des modèles. On a nos plaies, on a nos craintes. Et c'est pas grave. On avance. On comprend. On se découvre, année après année, mois après mois, jour après jour. Tu n'es plus celle que tu étais hier, Mitsuki ; t'es juste bien plus que ça. Être fragile, parfois, n'est pas la fin du monde en soi. Il faut simplement apprendre à garder la tête haute et à se relever, un mouvement à la fois.

Mon pauvre sourire se fige, manque de fâner alors qu'elle me pose cette question qui me fait mal, tout entier. À la place de lui répondre, je m'écarte pour récupérer un mouchoir dans la boîte sur la table et le lui tends gentiment.

—Je... je sais pas, je réponds tout d'abord, hésitant. J'ai pris le mauvais chemin, par moment. J'ai sombré, d'autres fois. Je crois que je sais juste très bien faire semblant ?

Est-ce que c'est faire semblant quand on se laisse simplement habiter par le positif ? Quand on décide de chasser le négatif, quand on décide de sourire malgré tout ? Est-ce que c'est se mentir à soi-même, ou bien faire le nécessaire pour aller mieux ?

—Tu sais, j'ai lu quelque part que le courage, c'était pas "avoir la force de continuer", ou "ne pas sombrer", ou je sais pas. Le courage, c'est plutôt continuer, même quand tu n'en as plus la force.

Demi sourire. Je serre sa main dans la mienne tout doucement. J'essaie de lui transmettre un peu d'apaisement, autant par mes pouvoirs que par mes mots. J'essaie. C'est pas facile, en fait ?

—C'est ce que j'ai essayé de faire ? Bon, du coup, je me suis cassé la gueule une ou deux fois, et je dis pas que tout va bien maintenant. Mais j'ai tenu bon, parce que c'est la seule chose que je sais être nécessaire. Puis, j'suis pas courageux, je suis juste... borné et un peu con, 'fin tu me connais. Et quand j'en peux vraiment plus, quand je sens que je vais craquer, je vais à Boston. C'est un bon moyen de changer de perspective... Peut-être que tu as besoin de ton "Boston" à toi ? Un endroit où tu es loin de tout ça ?

Mais c'est pas de moi qu'il s'agit ici, Mitsu, tu sais ? Mes conseils, je sais pas ce qu'ils valent. Ils m'ont gardé en vie, mais c'est tout ce qu'ils ont fait. Ils m'ont pas aidé à améliorer mon estime de moi-même, ils m'ont juste fait comprendre qu'objectivement, ça servait à rien que je laisse tout tomber après être allé aussi loin. Après avoir créé des amitiés.

Sa requête me laisse en revanche pantois. Je l'écoute, je me mords la lèvre. Je sais pas trop quoi faire, mais en même temps, ça peut pas lui faire de mal ? J'l'ai fait pendant un moment, utiliser mes pouvoirs sur moi, et ça m'arrive même encore. Donc peut-être qu'elle a juste besoin d'un petit coup de pouce pour aller mieux ?

—Hé, t'inquiète, je souris faiblement. Tu vas pas péter les plombs ; et, euh, au pire, si tu le fais, c'est que ça aura été nécessaire. T'as pas besoin de tout garder au fond de toi, parfois faut juste... Que ça sorte ? À force de tout contenir, tu vas te faire du mal. Encore plus, j'veux dire.

Le problème, c'est que ça risque d'exploser très fort, hein ? Hmmmnng...

—Viens, je souffle en prenant sa main une nouvelle fois pour y faire apparaître, petit à petit, un gros cristal de sensitif scintillant, qui irradie de chaleur. Ca ira mieux avec Ys. Ca va bien se passer. Faut juste pas que tu te laisse abattre.

Si tu sens que tu touches le fond, utilise le pour remonter.

—Il vous faut sans doute juste un peu de temps à tous les deux, et... Enfin, quand il reviendra, essaie peut-être de parler avec lui ? Parfois ça marche...

Et parfois ça marche pas, on a compris le message Ronron, t'aide pas du tout, là. Je m'installe sur le canapé en soupirant. Quel abruti.

Faire semblant... C'est difficile de faire semblant. Quand je vois l'état dans lequel je suis, je réalise très bien à quel point c'est difficile, et à quel point il faut être courageux pour réussir à le faire. Vraiment.

Je fermai les yeux un instant, laissant sa voix faire vibrer mes tympans. Me trouver un Boston... Ouais. J'ai pensé à aller voir mes parents. Mais quoi ? Je devrais aller les voir et leur parler d'Ys et de notre relation qui bat de l'aile alors qu'ils n'ont jamais entendu parler d'un "nous" ? Peut-être que maman a un doute, parce que j'étais venue avec lui, parce que c'est lui qui les a retrouvé pour moi : c'est des choses qui marquent. N'importe qui ne ferait pas ça. Mais et alors ? Elle n'a jamais eu de confirmation. Et je ne peux pas débarquer pour lâcher une bombe pareille avant d'exploser en larmes.

Alors je peux aussi simplement partir pour me changer d'air. Mais en même temps j'ai peur. J'ai peur parce qu'après tout, tout n'est pas terminé, non ? Peut-être que quand Ys va rentrer, on va parler, on va mettre les choses à plat. Peut-être que tout va rentrer dans l'ordre, peut-être que tout ça va vite devenir de l'histoire ancienne.

Peut-être. Pourquoi toute cette incertitude, pourquoi tous ces doutes... Tant de peur mêlée à l'appréhension de le revoir. Des espoirs que l'on peut briser si facilement.

Aaron me dit que ce n'est pas grave si j'explose. Je crois qu'il ne sait plus trop quoi me dire pour me remonter le moral. Comme à mon habitude, je ne fais que déranger les gens. Les prendre au dépourvu et les mettre dans une situation où ils ne sont pas à l'aise. Bravo Mitsu.

Je relevai le regard vers lui et tentai de lui adresser un léger sourire. Il fit naître entre mes mains un immense cristal de sensitif rayonnant de puissance. Je resserrai presque trop rapidement mes mains dessus, comme à une bouée de sauvetage à laquelle on se rattache pour ne pas mourir noyé dans une mer affolée. Je hochai maladroitement la tête.

- Oui. Oui, j'espère. Quand il rentrera, il aura peut-être eu le temps de réfléchir. Peut-être que ça lui aura fait du bien, peut-être qu'à moi aussi, peut-être qu'on sera vraiment ouverts à la discussion. Ca va aller, hein ? Ca doit aller de toute façon, y'a pas le choix, hein ?

Il suffit de subir un peu. Décider de rester quelques temps, quelques jours à la maison, le temps qu'il rentre. Abandonner un peu sa vie, se contenter de la laisser passer, le temps que les choses se tassent. Je ne sais pas combien de temps va durer sa mission - pas trop longtemps j'espère ? Une semaine, deux maximum ? J'ai besoin de le voir, j'ai besoin d'entendre le son de sa voix, de sentir son odeur, j'ai besoin de croiser son regard, de parler avec lui.

En fait, c'est bien simple, et c'est littéralement cliché : j'ai besoin de lui.

- Tu as déjà utilisé tes propres pouvoirs pour t'aider à aller un peu mieux, quand tu sentais que tu touchais vraiment le fond ? Ce n'est pas grave, hein ? C'est pas dangereux ? C'est juste un petit... remontant, pour s'aider un peu. C'est un petit plus. C'est ça ?

C'est dur pour elle. Je ne crois pas l'avoir un jour vue dans cet état ; et pourtant... Pourtant, c'est moi qui suis allé la récupérer, dans ce laboratoire. Détruite. C'est un autre genre de déchirure, aujourd'hui ; parfois, on se demande ce qui fait le plus mal. Je crois que je préfère encore me faire tabasser que de revivre ce genre de moments, comme l'année dernière avec Gaetano. Ca fait mal, et je peux que savoir à quel point. Même si pour le coup, je suppose que c'est moi qui me retrouvais dans la même situation qu'Ys…

J'essaie de la rassurer comme je peux, en faisant parler à la fois mon coeur et mon expérience. On se relève de ce genre de choses, même si ça fait mal. On s'en relève, et ça peut aller mieux, mais il faut un peu de temps. Et puis, rien ne dit que tout est fini entre eux ? Avec un peu de chance… ils seront moins bêtes que Gaetano et moi ? Ne pas se mordre la lèvre. Garder un visage un minimum digne. Si je me mets à pleurer avec elle, ça ne va pas le faire.

Mon cristal brille entre ses mains ; il a la forme rassurante d'un galet, plat et ovale, que l'on peut serrer facilement entre ses doigts sans crainte de le laisser échapper.

Mon sourire répond au sien.

—Ca va aller, je répète. Et je suis là si t'en as besoin, ok ? Je le répète, parce que je sais que tu es têtue comme une mule.

Allez, ris un peu. Souris, jolie lune. Ca va aller. Ys n'est pas assez bête pour te laisser t'en aller.

Lentement, j'acquiesce. Je n'aime pas trop parler de ça, c'est un peu mon secret. Mais quelque part, je sais qu'elle ne s'en moquera pas, qu'elle ne cherchera pas à détourner ce que je vais lui dire. Moi-même je ne sais pas toujours quel rapport j'entretiens avec mes pouvoirs.

—Oui, souvent. Parfois j'en avais pas la force, mais le plus souvent j'augmentais un peu les émotions positives... J'imagine… que ça a fini par me rendre un peu excentrique, mais en soi j'ai toujours été comme ça je crois, je ris à moitié. Mais c'était pas dangereux. Ca l'était un peu plus quand j'abaissais complètement mes émotions… je rajoute d'un air plus embarrassé. Ou que je me forçais à ne pas ressentir certaines choses.

Parce que ça laisse la place à tout le reste. À un jugement froid, dénué du cœur ; un jugement qui peut nous amener à faire ou dire des choses que l'on regrette. Je n'aime pas me sentir comme ça, sans doute parce que je ne me rends pas compte que je peux réellement être cruel.

—Mais tant qu'on l'utilise "un peu", si c'est dosé correctement, ça fait juste du bien. Comme une goutte de lumière, je souris.

Mes yeux cherchèrent les siens pour s'ancrer dans ses pupilles. Ce contact rassurant, cette proximité qui m'aide à me faire sentir à ma place. Mon sourire maladroit, sincère à sa façon, miroir de mon état actuel, se figea quelques instants alors qu'il me répondait. Je sais que tu es là. Je le sais. Et tu vois, moi je suis là. Je suis là aujourd'hui, dans ton salon, plus pitoyable que jamais, les yeux rivés sur un cristal qui ne fera que me mettre dans un état secondaire pour me permettre, avec superficialité, de continuer à sourire.

Je baissai les yeux sur ma main, rouvrant légèrement mes doigts pour apercevoir l'éclat lumineux du cristal qu'Aaron m'avait donné. Je lui demandais s'il avait déjà utilisé ses pouvoirs sur lui. Je relevai le regard vers lui, l'écoutant avec attention. Ce n'était pas dangereux. Ce n'était pas dangereux à condition de ne pas l'utiliser pour supprimer des émotions. A condition de ne pas s'en servir pour se vider de toute émotion. Si on l'utilise bien, si on n'en abuse pas, si on s'en sert juste un peu, alors ça va. Si c'est juste pour se donner le courage de remonter la pente, ça va. Si ça nous aide juste à voir la lumière au bout du couloir, ça va.

Je m'approchai de lui et collai ma tête contre son épaule, à la recherche de chaleur humaine.

-Merci. Merci, Aaron, d'être là pour moi. D'avoir toujours été là pour moi.

Toujours. Parce que tu m'as tellement aidé, ici. Tu m'as aidé plus que n'importe qui... Tu m'as aidé à aller plus loin. A me dépasser, encore et encore. Tu m'as aidé à vaincre mes démons. Et tu m'aides encore là. Alors que toi non plus, tu n'allais pas bien. Tu t'es mis de côté pour m'aider. Tu as toujours fait ça. Est-ce qu'un jour je serai en mesure de te rendre la pareille ?

-Je crois que même si notre relation a débuté sous l'enseigne "prof-élève", je te considère vraiment comme... mon meilleur ami ?

Même si je ne pense pas que ce soit réciproque. Tu as tellement d'amis. Tu connais tellement de personnes. Tu es indispensable pour tant de monde ! Tu es unique Aaron. J'espère que tu t'en rends compte. Tu es unique, et merveilleux.

-Encore merci. Vraiment. Je t'aime, soufflai-je en fermant les yeux un instant.

Au moins autant qu'une fille peut aimer son frère. Au moins autant que j'ai aimé Allen, avant qu'il ne me rejette. Je t'aime, Aaron.

Je m'éloignai de lui, et lui offris un léger sourire.

-Je vais rentrer. Je ne voudrais pas te déranger davantage. Et puis, tu dois t'occuper de Charlotte. Je ne peux pas monopoliser son père toute la journée, souris-je.

Je déposai un baiser sur sa joue, et me relevai du canapé pour appeler Balto.

-Encore merci d'avoir été là Aaron. Merci pour tout.

Est-ce que ce sera suffisant pour elle ? Je veux dire... Est-ce que ça ira vraiment mieux ? Je n'ai pas envie qu'elle se sente abandonnée, je n'ai pas non plus envie que tout se brise pour elle. Alors je lui donne les conseils que je peux, même si je ne sais pas vraiment ce qu'elle aurait besoin d'entendre. Je passe doucement mon bras autour de ses épaules dans un câlin sommaire quand elle pose sa tête sur mon épaule. Mon sourire se fait tendre, et j'ai un picotement dans les yeux lorsqu'elle reprend la parole. C'est chou aled.

—Tu l'es pour moi aussi. Enfin, même si tu es plus comme une petite soeur pour moi ? je ris, la gorge un peu nouée par l'émotion.

Et c'est vrai. T'es pas juste une amie, t'es comme un membre de ma famille, en fait ? Cette famille que je me construis, et que je laisserai jamais être détruite.

—Je t'aime aussi Mitsu, je souffle en réponse, avant d'embrasser son front.

Nous échangeons un sourire. J'aimerais éviter de pleurer, mais j'ai les yeux humides sans pouvoir m'en empêcher. Je crois que je vis pour ces petits instants d'affection, qu'on a au final assez peu les uns pour les autres. On est plus dans les actions que les petits gestes emplis de tendresse...

—Hé, t'inquiète. C'est rien. Si tu veux, tu peux même rester là, regarder un film... Tu me monopoliseras pas. Et puis, elle est toujours contente de voir sa tatie, je souris en coin. Et elle adore jouer avec les chiens.

C'est adorable de les voir s'amuser avec elle comme ça ; elle rit à gorge déployée et essaie de les imiter quand ils aboient.

Un soupir m'échappe. Visiblement, Mitsuki a l'air pressée tout de même...

—Tu es sûre que tu ne veux pas rester un peu ? je souffle en l'accompagnant vers le chien.

Je souris doucement à mon ami. Merci d'être là Aaron. Merci d'être si gentil. Si attentif. Si patient. Si présent, malgré ta vie si remplie. Merci d'être toi, tout simplement. Tu sauves la vie de tellement de personnes, si seulement un jour tu pouvais en prendre conscience...

Je lui souris, et fermai les yeux alors qu'il m'embrassait sur le front. Je les rouvris, croisai son regard, sentis le mien qui se remplissait de larmes. Ca ira, hein ? Pas vrai que ça ira, avec Ys ? Je dois continuer à y croire. Il va rentrer de mission, et puis tout va s'arranger. On va pouvoir en parler tous les deux, on va mettre les choses au clair. Tout va rentrer dans l'ordre. Ce n'est pas parce qu'il ne m'a pas donné de nouvelles que je dois m'inquiéter, pas vrai ? Je ne dois pas douter. Je ne dois pas douter... Il m'aime toujours, pas vrai ?

-Non, c'est gentil. Je n'ai pas envie qu'elle me voit dans cette état-là. Je ne suis pas de bonne compagnie en ce moment et... Et j'arriverais pas à faire semblant, même avec Lottie. Excuse-moi Aaron.

Je lui adressai un sourire maladroit, et appelai Balto, après m'être rapprochée un peu de lui et de Charlotte, pour lui dire de venir vers moi. J'attachais la laisse à son collier et me tournai vers Aaron.

-Encore merci d'avoir été là... De m'avoir écoutée. J'y vais du coup. Bisous Lottie ! lançai-je en lui adressant un signe de la main. A bientôt Ronron. Il y a une réunion de prévue bientôt de toute façon, il me semble. On pourra s'y voir, soufflai-je dans un léger sourire avant de prendre la direction de la porte et de partir.

Merci.