On ne peut pas empêcher son cerveau de tourner.
Il emmagasine les informations, il prend son temps pour les traiter, il les retourne dans un sens puis dans l'autre, et puis les classe. La plupart du temps, du moins. Il peut arriver que certaines pensées, à force de se retourner indéfiniment, finissent pas nous hanter. On tente de les ignorer, de les ramener à l'arrière plan, de les cacher derrière d'autres, plus facile à classer. Mais elles restent, persistent, attendent d'être traitées, parce que même si on veut les ignorer, elles sont importantes. Ce sont ces pensées que les amis et les psychologues sont là pour vous aider à traiter.

Reprenons depuis le début.
C'est mon anniversaire aujourd'hui ! Joyeux anniversaire moi. J'ai 24 ans. J'ai fais une entorse à la tradition familiale des lettres épistolaires pour leur permettre de me voir, à travers un écran certes, mais au moins je les ai vu, et ça m'a fait plaisir. Ils m'ont rappelé avec humour que dans un an, c'était le quart de siècle. En réalité ils n'en ont pas grand chose à faire, chaque année est censée me rendre plus sage d'après ma mère, plus fougueuse d'après mon père -et je pense qu'ils ont raison tous les deux. Nous avons passé un moment, ces moments d'autant plus précieux qu'ils sont rares. Ils m'ont demandé quand ils pourraient venir me voir, je lui ai dit que ce n'était pas pour tout de suite, que l'Eclipse rendait les choses compliquées. Ils ont compris, même s'ils ont peur pour moi, je le sais.

Et j'ai peur aussi.
Dans un an, j'ai 25 ans. Pour un Master, le quart de siècle a une toute autre signification : c'est le moment où notre corps s'arrête de vieillir. Hideko, qui a pourtant plus d'une trentaine d'années j'en suis sûre, a l'air à peine plus âgée que moi. Je n'y avais pas vraiment pensé avant, parce que l'idée de ne plus vieillir n'est pas pour autant preuve d'immortalité, nous pouvons nous blesser, nous pouvons mourir. Mais le temps n'a visuellement plus d'effet sur nous. Nous devenons... autre chose que des humains. Peut-être me direz vous que je réfléchis trop, mais je ne pense pas. Nos pouvoirs nous donnent déjà un statut comparable à des demi-Dieux, je ne parle même pas de nos Greffes, alors que dire de notre corps.

"Naturellement", il nous fait profiter de la jeunesse éternelle. Mais est ce qu'on est vraiment faits pour ça ? La plupart des Masters ne semblent pas perturbés par ce fait, et je comprends pourquoi. J'ai senti moi aussi ce déclic dans ma tête, cette chose qui fait que même que là haut, je ne suis plus totalement humaine. Non seulement mon corps, mais ma manière de penser et considérer le monde a radicalement changé depuis mon Rêve. Je ne suis plus Isis Nial, l'humaine, je suis Athéna, Master. Il suffit qu'on m'appelle par mon ancien nom pour que je m'en rende compte, il ne me correspond plus. Et alors même que je commençais ma vie en tant qu'Athéna, je ne suis pas sûre d'avoir fait le deuil de mon ancienne vie. Je suis encore dans cette période de transition où je peux vieillir une année supplémentaire. Encore un an à faire comme si j'étais encore humaine.

Ces pensées ont résonné si fort dans ma maison qu'elles ont imprégné les murs, je pense. Murs que j'ai construit à la force de ma nouvelle volonté.
C'est là qu'est venue l'idée du bilan. Qui étais-je, qui suis-je, qui serait-je.

Qui était-je ? Facile, Isis Nial, cette jeune fille vagabondant aux quatre coins de l'Europe, vivant moultes aventures et chérissant l'amitié et la famille. Une jeune fille ayant perdu une partie de tout cela à cause d'une erreur qu'elle s'imputait, qui a mis en danger sa famille à cause d'une assurance qu'elle ne pouvait assumer. Puis j'ai été cette jeune fille à la conquête de Terrae, à la recherche de ce qui me manquait, à la recherche de force pour assumer mes actes et leurs conséquences, ce que mes pouvoirs me donnèrent. Le chemin n'a pas été facile, j'ai même perdu une partie de moi. Littéralement ou non, je me suis rendue compte que la nature vous rappelle toujours aux fondamentaux, vous êtes moins forts qu'elle. A nouveau, il a fallut reconstruire, apprendre à me connaître, concevoir mes limites et me réintégrer. Au final je dois être une professionnelle de la reconstruction, il semblerait.

Puis, on en vient à Athéna, celle que je suis, celle que je serais. Jusqu'ici, j'ai continué à grandir, à vieillir. Je ne considère pas mes nouveaux acquis comme garantis, car c'est ce que la vie m'a appris. J'ai décidé de les travailler, de les pousser au maximum, de m'améliorer, encore, toujours, car je sais que mon corps, même s'il ne vieillit plus, me portera moins longtemps que celui des autres. J'ai décidé de profiter au maximum du temps que je me suis laissé, donné, car au fond de moi reste la certitude que je le perdrait un jour, et qu'il me faudra à nouveau reconstruire. Alors je me suis concentrée sur ce que je pouvais faire, j'ai pris mon travail à bras le corps, je suis devenue une Master que je sais fiable, et utile.

Et là est le mot qui a tourné dans ma tête pendant tant de temps, qui est mon obsession depuis presque un an : être utile.
C'est ce qu'on nous demande en tant que Master, et je pense avoir déjà prouvé que je pouvais l'être. Je ne suis pas comme Ys, en constante recherche de reconnaissance, je sais ce que je vaux. Mais au fond, est ce vraiment ce à quoi je suis destinée ? Être utile pour le reste de ma vie ? Non me direz vous, il continue à se passer des choses, même lorsqu'on est Master. Il suffit de regarder Mitsuki, à deux doigts de se marier, Aoi qui attend son premier enfant, Hideko qui en a déjà deux. La vie continue.

Mais quelle vie ?
J'ai eu du mal à l'admettre, mais mes longues séances à l'hôpital ont mis à mal mes relations sociales, beaucoup de mes anciens amis ont désormais quitté Terrae. Ceux qui restent ont leur vie, survoltée, pleine de drames. Et je reste une observatrice, visiblement incapable de les aider à traverser leurs épreuves. Soyons clairs, ce n'est pas à moi de leur imposer mon aide ou ma présence, ça serait mal placé. Mais lorsque je me retourne en me demandant à qui je pourrais confier mes pensées, j'ai l'impression de me retrouver seule. Parce que mes relations ne sont là que lorsque je vais bien, parce que je gère beaucoup de choses toute seule, et que je me suis moi-même isolée. Parce que je ne supporte plus aussi bien les fêtes qu'avant, que je ne saurais même pas avec qui sortir, que l'alcool m'est fortement déconseillé, que je n'ai pas le temps de m'accordé une pause, et que lorsque j'en ai une, je préfère taper sur mes amis plutôt que de parler.

Peut-être que le combat est juste ma manière de décompresser, mais à ce train là, je vais finir bouffée par mon travail, et la seule chose qui me restera en tant qu'humaine, à savoir les relations sociales, va disparaître. Ce n'est pas difficile à voir, ma dernière relation sérieuse remonte à Astel. Une relation merveilleuse mais platonique. Où sont passés les quelques coups d'un soir expérimentés quand je traversais l'Europe ? Où sont passées les longues discussions philosophiques que j'avais en arrivant ici, les travaux que je partageais...

Je lance un regard au carrousel.
Ça fait des années. Et si la perspective de perdre mes pouvoirs ne m'effraie pas plus que ça, celle de finir seule et isolée, juste bonne à être un être utile, celle là me met beaucoup plus mal à l'aise.
Le cœur serré, je souffle sur la planche que j'étais en train de polir. Pour remplacer une pièce de la bibliothèque.

Joyeux anniversaire moi.

[Eclipse 6]


Je poussais mon fauteuil, la porte, et le silence dans ma maison.
Je ne prie pas la peine d'allumer la lumière, préférant profiter de l'obscurité. Lentement, je me dis rouler au centre de la pièce. Puis je m'arrêtais. J'écoutais. Le silence. Le vent dans les arbres, dans la ventilation, les murmures des machines à l'arrêt. Ma respiration. Incapable de fermer les yeux, de me reposer, j'observe, comme si j'attendais quelque chose. Mais ici, c'est calme, paisible. Éternellement paisible.

Une douleur me lance et je serre les dents, commençant à enlever mes prothèses. Je me crispe un peu quand je me rends compte que je les ai gardé trop longtemps dernièrement, ma peau est irrité et abîmée en plusieurs endroits. Je grimace et les retire, ne prenant même pas la peine de les ranger, je les laisse au milieu du salon. Leur bruit tombant au sol paraît sourd.

Sentant ma respiration perdre son calme, je pousse mon fauteuil jusqu'à l'ascenseur et me retrouve à l'étage, dans ma chambre. Un espace où je ne vais que pour me doucher et dormir en ce moment, quand je ne finis pas avachie sur mon plan de travail. Je me rends compte que je n'ai pas mangé. Je ne suis pas sûre d'avoir faim. Mes yeux se floutent, j'ai de plus en plus de mal à respirer, et je finis exténuée juste devant mon lit. La réalité de la soirée me percute comme un trois tonnes lancé à pleine vitesse.

C'était un putain de désastre.
Ys fait n'importe quoi. Mitsuki fait n'importe quoi. Je fais n'importe quoi.
Ys a manqué de tuer une élève. Outre la colère, outre le calme, qu'est ce que c'est que ce bordel ?! Comment est ce qu'on peut ne serait-ce qu'accepter ça chez un Master ?! Il a manqué de tuer un collègue, il s'en prend à nous, devient complètement parano, c'est incontrôlable. Et Mitsuki qui le défend. Il y a des choses qu'on ne peut pas défendre, qui sont à la limite du pardonnable. On ne parle pas d'un dérapage, ça il en a commis beaucoup, là c'est bien pire que ça. On peut tous faire des erreurs de jugement, mais ce type est dangereux ? A quel moment est ce qu'il mérite d'avoir son titre de Master ?

Mitsuki. Ses cris me déchirent encore. Ouvre les yeux bordel. C'est pas juste qu'il va pas bien, c'est un psychopathe qui suit une cause qui n'a rien à voir avec la protection de Terrae. Comment est ce qu'on peut ne serait-ce que s'opposer à ce qu'on lui enlève ses pouvoirs ? C'est n'importe quoi.

Et puis il y a moi.
Un frisson de peur traverse mon dos alors que ma main est figée sur ma bouche, comme si ça pouvait me retenir de pleurer. Je sais pas ce que c'était- non je sais exactement ce que c'était, et c'était TOUT sauf bénéfique. Tu t'es trompée Mitsuki, encore un point où tu t'es voilée la face, c'est une Greffe de merde. J'ai voulu les écraser. Et ça a marché. J'ai aplatis Keitaro, Ashton et Ys. Je l'ai même ignoré quand il m'a demandé de le relâcher. Je l'ai ignoré en le regardant dans les yeux, j'ai même encore plus eu envie de l'écraser.

Ensuite, j'ai fait comme si tout était normal. Comme si j'étais pas à deux doigts de flancher, que je comprenais et maîtrisais ce qu'il s'était passé. J'ai suivi Hideko et j'ai participé à la privation des pouvoirs de Ys. Parce que je sentais que c'était urgent, qu'il fallait stopper ce détraqué tout de suite. J'ai failli tomber dans les pommes. J'étais vraiment à deux doigts de lâcher tout le monde, heureusement la procédure s'est arrêté quand le vertige s'est fait trop présent.

Et je suis rentré chez moi.
Je suis chez moi, devant mon putain de lit.
J'ai l'impression que le monde m'a roulé dessus.
Je me laisse tomber sur mon matelas, tentant toujours inutilement de retenir mes pleurs.
C'était un putain de désastre.
Et ça m'a fait peur.

[post Eclipse]


La journée avait commencé.
Mon réveil avait sonné comme il le fait tous les matins. J'avais ouvert les yeux- en fait ils étaient peut-être déjà ouverts un peu avant. Mon rythme est encore chamboulé par la dernière mission avec Zola, mine de rien mon métabolisme est plus fragile que je ne voudrais bien le dire. Mes yeux sont ouverts, mon réveil sonne, et je fixe le plafond. Je n'ai pas envie de me lever. Plus que de ne pas avoir envie, c'est comme si mon corps entier refusait de bouger. Je sens que mon ventre gronde mais je n'ai pas faim, mes muscles me font mal. Désormais ils me font encore mal même après mes étirements.

Je suis bien là. Ou pas. Pourquoi est ce que je me lève au final. Je sais pourquoi je le fais, je le sais bien mais... Vraiment ? L'Institut se débrouillait très bien avant que je ne me charge des fournitures, alors qu'est ce que je change au juste ? Ah oui, je répare plus qu'avant. Mais sûrement moins bien que ne peux le faire Ipiu avec sa Greffe. J'ai l'impression que... Je pourrais bien m'arrêter une journée, qu'est ce que ça changerait ?

Mon esprit se rebelle. Non. Ce serait accumuler, je n'ai pas besoin de plus de boulot. Vraiment ? Qui s'en fout après tout, sonne une voix cynique dans le fond de ma pensée, l'Eclipse est terminée, tout va magiquement rentrer dans l'ordre ! Ce n'est pas comme s'il manquait la moitié des fournitures pour que la rentrée se passe bien, comme s'il n'y avait pas un retard de plusieurs mois sur les commandes de matériel- et au fond, qui s'en soucie ? Les élèves ne font pas la différence entre un gobelet en plastique et un en verre de toutes façons. Qui s'en soucie quand il y a milles autres choses plus graves qui arrivent en ce moment ? Le Centre, Ys- encore et toujours lui... Je m'acharne sur des détails. Et plus j'y pense plus j'ai l'impression que mon état lui donne raison. Et ça me rend malade.

Je sens mon ventre remuer et décide de me lever plutôt que de remuer encore et toujours les mêmes pensées. En descendant, j'essaye de me rappeler ce que je dois faire aujourd'hui. Je n'y arrive pas. Je cherche la liste du jour en grignotant un bout de pain qui restait sur la table. Putain je ne suis même pas sûre de l'avoir faite cette foutue liste, alors je me dirige vers l'ordinateur, et je mets ce qui me semble être un temps infini pour l'allumer, mes yeux se perdant régulièrement sur l'écran, pour tout et rien.

J'ouvre le tableur- le mauvais, puis le bon- essaye de me concentrer avant d'aller boire un truc et chercher mes prothèses. Je serais mieux debout, pousser mon fauteuil me fatigue et m'irrite ces derniers temps.

Je déambule comme ça encore un moment. Faisant des aller-retours inutiles à la recherche de ci ou ça. Notant quelque chose, puis l'oubliant ailleurs, essayant de me concentrer. Ce matin c'est les dossiers d'administration Master, je décide qu'il serait probablement plus efficace d'aller les faire à l'Institut. Pourquoi ? Juste histoire de changer d'air je suppose.

Avant que je ne me dirige vers la porte, mon cœur rate un battement.
Puis deux.
Avant de repartir à toute vitesse. Je perds l'équilibre et me rattrape à la table de la cuisine, me laissant glisser à l'établi. J'ai du mal à respirer, j'ai chaud, je suis d'un seul coup extrêmement fatiguée. Je tente de prendre de grandes respirations mais c'est difficile. Tous les muscles de mon corps se rappellent à moi et je laisse mes bras tomber au sol, dans une vaine tentative de les calmer et d'y trouver un peu de frais. C'est bientôt tout mon corps qui rejoins doucement le sol, le sol froid contre mon dos, et des larmes me montant aux yeux. Je fais un effort pour respirer correctement, pour fixer le plafond, un point fixe.

Je fais un effort pour calmer mes pensées, mais c'est impossible. Parce que je ne pensais à rien, parce que je ne comprends pas ce qu'il se passe. J'ai trop forcé, je le sais, j'ai trop forcé, mais je n'arrive pas à calmer mon corps, je n'arrive pas à lui faire comprendre que ça va aller, ça va aller- Je sens que je vais pleurer, ça bloque ma gorge et ne m'aide pas à respirer. Je sens mes mains qui tremblent, je sens que j'ai besoin de respirer mais je n'y arrive pas. Je sens mon énergie se troubler, essayer de sortir, mais pour quoi faire ?! Je projette toute mon énergie dans la terre sous moi, je me vide, je me draine... Et ça aide un peu. Je sens la fatigue et les courbatures se faire plus présentes, mais je respire mieux. C'est comme si j'étais plus large, plus grande.

Quelques minutes plus tard, je me mets à avoir froid. Alors, précautionneusement, je me recroqueville sur moi même, me basculant sur le côté et ramenant mes bras tremblants sur mon torse. Je respire, doucement. Ça va aller. Tout va bien se passer. Ça va aller.

L'après midi se déroule sans accrocs.

[post mission]



J'ai les yeux perdus dans le vide.
Allons à l'essentiel.

_ Bien Athéna, j'espère que je ne dérange pas.
_ Non, c'est bon.
_ Je viens te parler d'un rapport que je viens de rendre, histoire que tu l'apprennes de moi, et qu'on en parle un peu tous les deux, ça te va ?

Je hoche la tête, lâche mes affaires d'un air désinvolte, emmène M.Buchanan vers mon salon. Je ne m'attarde pas sur les détails de sa tenue ou de ses émotions j'ai déjà bien assez à gérer avec les miennes merci. Le fait qu'il vienne me visiter à peine quelques jours après ma sortie de l'hôpital devrait m'intriguer pourtant. Flemme.

_ C'est joli chez toi, dit-il pour entamer la conversation.
_ C'est pratique surtout.
_ C'est ce que je constate. Tu veux parler un peu avant ou tu veux qu'on en vienne au sujet ?
_ Le sujet c'est bien. J'ai encore pas mal de trucs à faire.
_ Justement.

Il pose un dossier devant moi, la seule chose avec laquelle il est venu visiblement. Il se frotte les mains - il fait ça quand il cherche ses mots.

_ Tu te souviens de la discussion qu'on a eu lorsque tu étais alitée ? A propos de la mission, de ce qu'il s'est passé, de Ys ?
_ Oui, je dis en abrégeant d'une main.
_ Bien. Bon. Suite à cette discussion j'ai pas mal réfléchi, j'ai fais un bilan que j'ai transmis à vos... Autorités je suppose ? On va dire à Hideko.

C'est vrai qu'il vient de l'extérieur. Ça doit être bizarre pour lui - on doit tous être bizarres. Je hoche la tête, qu'il continue.

_ Dans ce rapport, je lui dis que je pense qu'en l'état actuel des choses, il serait mieux que tu prennes du repos. Que tu te concentres sur-
_ Vous me mettez aux arrêts, je dis, tranchante.
_ Oui.

Je fronce les sourcils. C'est la situation qui est bizarre.

_ Vous pouvez faire ça ?
_ Non. Je peux donner mon avis sur ton état psychologique. Et pour moi c'est simple, soit tu t'arrêtes, soit on te retrouve à l'hôpital dans une semaine. Ou deux, ou un mois, peu importe combien de temps tu penses pouvoir tenir.

Je fais mine de considérer la chose une seconde. Il continue.

_ Tu peux ne pas être d'accord, comme je t'ai dis, ce n'est qu'un avis. Tu es une adulte Athéna, tu fais ce que tu veux, mais tu es malade, et ça nécessite un traitement. Je ne peux pas te forcer mais continuer dans ton état te met en danger et met aussi les autres en danger.

Je n'ai pas besoin qu'il me rappelle mon état. La fatigue, permanente, ancrée. La perte de l'envie, du goût des choses, l'épuisement physique, la perte de repaires temporels et mentaux, la perte de confiance en moi et en les autres - on en a déjà parlé. Une partie de moi est révoltée, je peux tenir, je peux le faire, il me croit faible, mais moi je sais, je suis plus forte que jamais. L'autre est épuisée. De se battre dans le vide, de brasser de l'air en permanence pour des choses qui n'ont l'air d'intéresser que moi, de n'être dramatiques que pour mon esprit étriqué.

Je ne soupire même pas.

_ Et vous préconisez quoi, comme traitement ?
_ Du repos. Un emploi du temps fixe, contrôlé par quelqu'un d'autre que toi, un suivi bi-hebdomadaire, des séances en groupes de parole, des activités, un isolement de tes responsabilités, pour un temps.
_ J'ai une réunion des Masters demain soir, je dis simplement.
_ Plus de réunions. Plus de missions, des ateliers de bricolage si tu veux, mais où tu fabriques des choses uniquement pour toi.
_ Pendant combien de temps ?
_ Le temps qu'il faudra.
_ C'est à dire.
_ Généralement on tourne autour d'une semaine maximum avec un suivi intensif à domicile ensuite, mais étant donné que ta maison est aussi ton lieu de travail et que tu es Master, je partirai pour une hospitalisation de deux semaines. Moins si ça se passe bien. Dans l'idéal j'aurais aimé que ça se fasse en dehors de Terrae histoire que tu changes vraiment d'air, mais je ne pense pas que ça va être possible. Et puis ça te rassurera peut-être d'être ici aussi.

Mon cœur s'accélère un peu à ça.
Je jette un regard autour de moi, sentant la panique commencer à monter. Il faut que je range. Il faut que je mette mes dossiers en ordre, que je- plus de missions ? Mais je fais quoi si on a besoin de moi - personne n'a besoin de toi - je ne peux pas partir comme ça, impossible. Je veux dire- Je veux-

_ Athéna ?

Je le regarde à nouveau.

_ Rien ne presse, d'accord ? Tu peux prendre quelques jours pour réfléchir ok ? Tu peux même demander un deuxième avis si tu veux. Je sais que c'est une mesure excessive et très contraignante. Et peut-être même stressante pour toi, mais je voulais que tu puisses y réfléchir.

Je hoche la tête, fermant les yeux, serrant les accoudoirs de mon fauteuil.

_ Inspire... Expire...

J'obéis presque pas réflexe à l'aide qu'il m'apporte.
Après ça, il me demande s'il veut que je reste, je lui fais signe que non et il s'en va.






La maison m'oppresse.
Elle est trop grande quand je suis assise.





Je crois que je suis juste une ratée.
Je rate juste très bien, c'est pour ça que personne n'y voit rien.





Keitaro a pris une mission et j'ai failli faire un malaise à l'idée de ne pas être envoyée à sa place. Mon four a pris feu. Je ne me souviens même pas l'avoir allumé.






J'ai un problème.







_ Athéna ?
_ J'ai fait un sac. Je veux bien rester ici. Un peu.

M.Buchanan me sourit. Ce n'est pas un sourire réjouis, c'est plus du soulagement.

_ On va te montrer ta chambre et te donner le planning des activités. Suis moi.

Et je l'ai suivi.

La porte grince quand je la pousse, une main tendue au dessus du vide.

La poussière flotte dans l'air trop longtemps resté statique, éclairée par les froids rayons du soleil matinal. Je sens le bois autour comme s'étirer, murmurer dans le silence des lieux des mots que je ne peux pas comprendre.

Rien n'a bougé et pourtant.
Les feuilles sur le bureau que j'ai abandonné dans ma précipitation ont disparu. Mes ustensiles sont rangés, à leur place, je sais pourtant comment je les ai laissé. La vaisselle est ordonnée, le lavabo est propre, la maison entière est comme neuve malgré les mois que j'ai passé ailleurs. Un sourire effleure mes lèvres, je connais cette façon d'entretenir les lieux. De faire d'un endroit une maison. Un coup d'œil rapide vers mon jardin m'indique que j'avais raison.
Des boîtes de thé ont été placées en évidence, accompagnées d'un mot d'un de mes élèves, un cadeau. Je me demande depuis combien de temps il est là, sans douter un instant de sa qualité.
Mes doigts passent doucement sur le plan de travail, sur lequel je trouve quelques notes griffonnées. Je reconnais l'écriture précipitée de mon amie, une petite liste y figurant, probablement du matériel qu'elle m'a emprunté.

Un souffle au fond de mon esprit me dit que je devrais être affolée, que d'autres aient pénétré cet espace, y soit allés et venus, pourtant je suis en paix. Mon rez-de-chaussée a toujours été un lieu de vie. Je sais qu'à l'étage rien n'a été touché, que mon lit est tel que je l'ai laissé, que la poussière s'est accumulée doucement. Je me suis préparée pour ce moment, ça va aller.

Je pose mes affaires sur l'établi. Je prends une grande inspiration, m'étire avec un soupir.
La porte claque dans mon dos, poussée par une petite dose de mon pouvoir.

Je suis rentrée.