La colère d'Ariana explosa en un enchevêtrement de phrases animées par l'incertitude et l'incompréhension. Elle s'éloigna de l'entrée, alors, d'un pas hésitant, je la suivis, restant à distance vu l'ampleur que semblait prendre la conversation.

Mon coeur se serra et j'encaissai le coup comme je le pouvais. Tant de contradictions se mêlaient dans mon esprit et j'étais en cet instant totalement incapable de faire le vide pour tenter d'y voir clair dans cette situation. Impossible de prendre du recul. Impossible de me mettre à sa place. J'endossai la responsabilité, finissant même par détourner le regard d'elle, incapable d'affronter tous les signes tantôt de souffrance, tantôt de colère, qui animaient les traits de son visage.

Elle finit par poser une question qui me tira de mon déni, et je relevai le regard vers elle, bien contre mon gré, les yeux écarquillés, ne comprenant pas sa question. Est-ce que ce n'était pas à moi que ça faisait le plus mal, en réalité...?

Je ne saisissais pas. De quoi parlait-elle ? A quoi faisait-elle allusion ? Est-ce qu'elle parlait de la séparation ? De ce que j'avais accumulé avant ? Des choix que j'avais fait pour la protéger ? De la souffrance que j'avais ressenti pendant plusieurs mois avant de ne plus être capable de la contenir...?

J'humidifiai mes lèvres, encore incapable de reprendre la parole. Un "Tchh" m'échappa par colère, et je reportai à nouveau mon regard vers cet arbre sur lequel je m'étais fixé. Une boule se forma dans mon estomac et je fermai durement les yeux, tentant d'inspirer pour m'en débarrasser, en vain évidemment. Je rouvris les yeux, un soupir m'échappa.

-Je ne peux pas savoir ni comprendre ce que tu as ressenti.

Mais de mon côté, avec tout l'amour que je te portais, est-ce que tu peux au moins comprendre que même si ce n'était pas directement à cause de moi que tu allais mal, il était normal que je cherche à t'éviter de souffrir...?

-Mais vivre constamment en sachant que ma simple vue pouvait te faire souffrir, ce n'était pas vivre.

Je te l'ai dit. Mon attachement envers ceux que j'aime n'est pas sain.

-Est-ce que te demander ton avis aurait changé le fait que, de mon côté, je souffrais de te voir comme ça ? Sans pouvoir rien faire ? En étant complètement impuissant face à ta détresse ? Est-ce que, vraiment, Ariana, tu penses que ça aurait changé quelque chose...?

Il ne peut pas comprendre. C'est ce qu'il dit ; il ne peut pas comprendre. En réalité, Ariana est certaine qu'il n'essaie même pas. Il se cantonne à l'image qu'il a d'elle, se cantonne à son idée première, sans jamais lui avoir demandé si elle le ressentait comme tel ou pas. "Je te fais souffrir". Dans quel monde, quel univers a-t-il pu penser ça ? Évidemment que les disputes arrivaient, que ça la rendait triste. Mais elle est comme ça : réactive, vive, écartelée entre trop d'émotions complexes. Evidemment que ça peut être épuisant — on le lui a dit, probablement cent fois. Ce n'est pas la première fois qu'on la quitte pour cette raison, en lui disant qu'elle est trop chiante, qu'elle est trop susceptible, qu'elle est trop fatigante. Mais à l'entendre lui dire ça, comme s'il la connaissait mieux qu'elle ne se connaît, comme s'il avait raison et savait mieux ce qu'elle ressentait, et qu'il savait mieux ce dont elle avait besoin, c'est trop. Qu'il souffre de cela, elle le comprenait. Mais lui ne cherchait même pas à changer de perspective.

Il restait coincé dans sa vision du monde négative.

—Oui.

Et sa réponse est vive, un peu sèche, tandis que les larmes montent à nouveau à ses yeux. Ses poings se serrent et elle se rapproche d'Allen en le regardant droit dans les yeux. Elle essaie de ne pas lui hurler qu'elle espère qu'il va mieux depuis qu'il n'est plus confronté à elle et sa dépression. Mais ce serait laisser l'enfant blessée parler...

—Si tu m'en avais parlé, j'aurais pu te dire ce que je te dis aujourd'hui : je n'ai jamais souffert "simplement en te voyant" ! Ca n'a jamais été la réalité... Ca n'a jamais été ta faute !

Voix aiguë, elle est presque sûre que n'importe quel passant pourrait entendre leur discussion. Sa gorge se bloque mais elle essaie de forcer, alors les larmes coulent maintenant toutes seules :

—Les seules fois où ta simple vue m'a fait souffrir, Allen, c'est à partir du moment où tu as décidé de m'éjecter de ta vie sans me laisser l'opportunité de réagir. Et pour ça je t'en veux parce que rien ne le justifiait. Je t'aurais laissé le temps dont tu avais besoin...

Elle se recule d'un pas, tremblante, incapable de continuer cette phrase.

—Tu sais, personne ne pouvait m'aider à ce moment-là. Ce n'était la faute de personne. J'ai vécu des choses difficiles, et je devais gérer mes traumatismes. Ca n'a jamais été ta faute. D'autant que... J'allais mieux. C'était dur, mais j'allais mieux. Avec le temps...

Cette fois, elle n'arrive pas à retenir un sanglot, se cachant le visage des mains.

—Je comprends que ça ait été trop dur à gérer pour toi, et je... Je voulais pas te faire souffrir avec mes problèmes. Je t'aurais laissé le temps pour que tu guérisses, pour que tu te remettes, ou j'aurais accepté si tu avais juste dit que... mes problèmes étaient trop gros, que tu ne voulais plus de moi. Mais là je... Je sais pas. Ca aurait tout changé. Ca aurait absolument tout changé. J'aurais pas passé un an à me dire que... Que j'étais...

"Que j'étais un monstre ? Que j'étais indigne d'être aimée ? Qu'on me rejetterait toujours, qu'on me laisserait toujours sans un mot ? Que je n'aurai jamais le choix de réparer mes erreurs ?"

—Dis-moi au moins que ça t'a fait du bien. Que ça a servi à quelque chose, et que tu vas mieux...

Alors qu'Ariana s'avançait vers moi d'un pas déterminé, le regard ancré dans le mien, je sentis mes jambes se dérober sous mes pieds. La colère se lisait autant dans sa voix que dans son regard. Les larmes qui ornaient ses yeux faisaient mal à voir.

Tout se mélangeait à nouveau dans mon esprit, et je dus me faire violence pour ne pas lui hurler d'arrêter de parler. Je ne l'avais jamais éjectée de ma vie. Je n'avais jamais voulu faire ça ! Pourquoi fallait-il que tout tourne aussi mal ? Pourquoi était-elle tant en colère ? Pourquoi disait-elle tout ça ? Je ne voulais pas qu'elle me dise ça. Elle n'avait pas à dire qu'elle n'avait pas voulu m'infliger ça. Je ne voulais pas qu'elle culpabilise. Qu'elle s'en veuille. Je ne voulais pas non plus qu'elle s'énerve. Pourquoi, pourquoi, pourquoi ?!

Quand elle s'arrêta une nouvelle fois en plein milieu d'une phrase pour me demander, une fois encore, d'une manière si frontale, comment j'allais et si ça m'avait au moins permis d'avancer, je détournai le regard, ne parvenant plus à soutenir le sien. Mes yeux se fermèrent durement et je pris un temps pour faire le Vide dans mon esprit. Comment ça s'était passé pour toi, Allen ? Comment ? Repense à tout ça. Prend de la distance. observe. Putain, qu'est-ce que ça aurait été bien, pour une fois, d'être Voyant !

Je serrai les poings, en proie à la colère mêlé à la culpabilité. Oui, je ne t'en avais pas parlé, Aria. Mais bordel, il te faudra quoi pour comprendre que je n'en étais pas capable ?!

-Je ne t'ai pas éjectée de ma vie.

Ma voix tremblante prit le dessus et je rouvris les yeux pour fixer le sol.

-Je t'ai dit que j'avais besoin d'une pause pour me retrouver. Que j'avais besoin de prendre du temps pour moi, parce que je n'allais pas bien.

Je me pinçai les lèvres avec nervosité, relevant difficilement le regard vers elle.

-Les choses auraient été différentes si je t'en avais parlé, et tu as certainement raison, mais j'ai besoin que tu comprennes que je n'en étais pas capable. Ce n'est pas de la mauvaise volonté. Je n'étais juste pas capable de le faire.

Bordel mais c'était quand même pas si difficile de comprendre que je n'ai pas fait ça par choix ?!

-Et tu es partie. C'est toi qui a pris la décision de partir. C'était ton choix.

Et c'est quelque chose qui est resté. Et j'en suis désolé.

L'air lui manque. Elle l'observe comme s'il lui avait dit une aberration. Il ne l'a pas éjectée de sa vie ? Comment peut-il seulement oser dire ça, après lui avoir dit qu'il refusait qu'elle reste à ses côtés, qu'il voulait continuer seul ? Comment peut-il parler de ça comme une pause, quand il n'a jamais fait mention de ça, quand il lui a simplement dit "j'ai besoin de me retrouver, je suis malade, Aria."

Ce n'est pas ce qu'il lui a dit. Oh, sans doute que le message était là, que c'était sa volonté — mais à quel moment, oui, à quel moment pensait-il qu'elle pouvait comprendre ce qu'il souhaitait sans le lui dire ? A quel moment peut-il espérer qu'elle le comprenne sans qu'il ne prononce jamais un mot ?

Elle sent la colère monter plus fort encore. Son coeur se brise un peu plus, alors qu'elle se rend compte qu'ils n'arrivaient pas et n'arriveront sans doute jamais à communiquer. Ils sont sans doute trop différents… Elle veut répliquer du tac au tac, répondre qu'elle a compris qu'il n'en était pas capable, mais alors qu'il arrête de se trouver des excuses. Le résultat est le même !

Et là, il prononce les mots qu'elle ne lui pardonnera jamais. Cette fois, son souffle se coupe, et elle en oublie vraiment de respirer. Elle manque de faire volte-face pour ne pas le gifler, mais à la place, le regarde de ses yeux ronds comme des billes. En fait, elle n'arrive même plus à bouger. Sa voix est toute faible alors qu'elle essaie de parler, avant de reprendre plus fort, plus nerveusement, plus fermement :

—Je. Je comprends Allen. Mais... Non, Allen. Non. Je suis partie parce que tu m'as dit de partir. Tu n'as… jamais parlé de pause. Comment j'aurais pu comprendre que tu me larguais pas, à ce moment-là ? Il n'a jamais été question d'une pause ! Tu m'as dit que tu voulais que je te laisse tranquille parce que tu n'arrivais plus à te faire passer avant moi, que tu voulais être juste toi. Et je l'ai compris.

Les larmes dévalent ses joues.

—Ca n'a jamais été mon choix ! Je t'aurais laissé tout le temps qu'il te fallait et je t'aurais attendu si tu me l'avais demandé ! Mais tu n'es jamais revenu après ça… Tu n'es jamais revenu me voir. Je ne savais même pas si j'avais le droit de te parler… Tu m'avais dit…

Elle hoquète, parle de plus en plus vite.

—Je t'ai demandé… Je t'ai demandé si on pouvait encore se voir… Et tu m'as juste dit… Que tu étais malade. Comment je pouvais comprendre ça autrement ? Comment je pouvais comprendre ça autrement que comme du rejet ? Comment tu voulais que je parte pas face à ton silence ? Et qu'après ça je comprenne que c'était pas ce que tu avais voulu me dire ? Tu en étais peut-être pas capable, mais ne me dis pas que je suis partie de mon propre gré. Je t'ai presque… supplié à genoux, essaie-t-elle de dire, en reculant d'un pas. J'ai jamais voulu de cette rupture.

Est-ce que ça s'était réellement passé comme ça ? Est-ce qu'elle avait raison ? Est-ce qu'encore une fois, je m'étais trompé sur toute la ligne ?

Une fois n'est pas coutume, mon cœur se serra, et je détournai le regard. Une fois n'est pas coutume, j'eus l'impression d'être propulsé six pieds sous terre, incombé par le poids de la culpabilité.

Fallait-il vraiment que ce soit toujours si difficile de comprendre les enjeux d'une discussion ? Qu'est-ce que je fous dans mes études, en fait ? Pourquoi c'est toujours beaucoup plus facile d'analyser les autres que soi-même ? Pourquoi suis-je incapable de reconnaître mon comportement si toxique ? Car il est toxique, il l'est, et elle le pointe du doigt. Alors pourquoi est-ce que je n'arrive pas à le voir ? Pourquoi est-ce que soudainement, j'ai l'impression que tous ces mois de thérapie n'ont finalement servi à rien puisque je me retrouve ici dans une situation que je suis incapable de gérer ?

Je me retins d'aller cogner mon poing contre le mur, me contentant de continuer à les serrer à m'en faire blanchir les articulations.

Pourquoi est-ce que je ne voyais pas les choses à sa manière ? Je sais que ce n'était pas volontaire, mais ce jour-là, elle était Télépathe, et elle s'est immiscée dans mon esprit encore si flou. Et je sais qu'elle ne l'aurait jamais fait si elle avait pu contrôler, mais comment je pouvais lutter contre ça ? Je n'arrivais même pas encore à comprendre ce qui n'allait pas. Ou si même je l'avais déjà compris, m'avait-elle laissé le choix des mots ? Oui ? Probablement, oui ? Alors pourquoi ma perception était-elle différente ? Pourquoi m'étais-je senti si forcé ? Pourquoi avais-je eu l'impression de perdre totalement le contrôle de mes mots et de mes pensées ? Pourquoi la situation m'avait-elle échappée à ce point, pour lui laisser une telle impression à elle ?

Mes yeux se dirigèrent vers elle et je m'arrêtai un instant sur les larmes qui dévalaient ses joues. Une étincelle argentée passa dans mon regard alors que je tentais de contrôler toutes ces émotions qui se bousculaient en moi. L'amertume s'installa dans le fond de ma gorge, et je déglutis avec difficulté.

Je l'avais fait souffrir. Je l'avais tellement fait souffrir. Mais pourquoi avait-elle souffert autant, hein ? L'avais-je rejetée à ce point ? Je lui avais écrit une lettre. Oh, pitié, fais un effort Allen, qu'est-ce que tu racontais dans cette lettre, hein ? Qu'est-ce que tu espérais tirer de cette lettre ? Est-ce que ce n'était pas trop facile de dire "c'est moi, désolé" ? Et si c'était la vérité ? Parce que ça l'était. Tout était ma faute, parce que j'avais dépassé mes limites. J'avais besoin de me recentrer sur moi, et je savais que j'allais devenir nocif pour elle. Mais pourquoi est-ce que je le savais ? Parce que la dernière fois, je l'avais été pour Mitsu et Aoi ? Parce que la dernière fois, j'avais sombré et n'avais pas été capable d'agir correctement face à leurs inquiétudes ? Mais est-ce que cette fois-là n'était pas différente ? Est-ce que je n'avais pas simplement eu... peur ?

Peur de la blesser. Peur de la faire souffrir.

Alors je l'ai rejetée. Et est-ce qu'elle n'a alors pas raison ? Est-ce que si ce n'est pas ce que j'ai voulu, est-ce que si j'ai l'impression que ce n'est pas ce que j'ai fait, je ne l'ai pas finalement fait, en réalité ? Parce que c'était plus facile. Parce que j'ai anticipé des comportements que j'allais avoir sans lui laisser le choix de la place qu'elle voudrait prendre ? Est-ce que je n'ai tout simplement pas décidé pour elle que ce serait mieux ainsi ? Parce que si elle avait le choix de dire non, ma décision n'était-elle pas déjà prise ? Au fond, Allen, est-ce qu'elle n'avait pas simplement raison ?

Si la situation pouvait être vue de nos deux points de vue, si les émotions qui nous avaient traversées à ce moment-là pouvaient être différentes, est-ce que le résultat final n'était-il pas véritablement ce rejet ?

Et pourquoi alors ? Par précaution ? Sauf que c'était différent cette fois-là, non ? Parce que t'as pas bu. Parce que tu savais que tu le ferais pas. Tu as juste eu peur. Peur d'elle. Et surtout peur de toi. Et ce manque de confiance t'a simplement poussé à la rejeter. Parce que c'était plus... facile ?

Plus facile pourquoi ? Parce que tu ne savais pas si tu réussirais à gérer ? Que tu voulais être seul ?

Parce que la réalité, c'était juste parce que tu ne trouvais plus ta place dans cette relation, et que tu n'arrivais plus à te regarder dans le miroir ?

Mes pupilles virèrent au gris l'espace de quelques secondes alors que mes poings se desserraient enfin.

-Je suis désolé, Aria.

Le timbre de ma voix résonna à mes oreilles et me compressa l'estomac, mon pouvoir de Sonore extériorisant l'entièreté des sentiments qui m'habitaient à travers ces quelques mots.

-J'ai merdé.

Mais j'ai au moins maintenant compris en quoi.

Ariana ne veut pas lui en vouloir. Elle en a assez d'avoir mal, assez qu'il lui manque, assez de fantasmer une relation dont il ne voulait visiblement plus, puisqu'il n'était jamais revenu vers elle. C'était ton choix… Ton choix de partir… Les mots continuent à résonner dans sa tête, et ils font mal comme jamais. Pourquoi elle cherche tellement à avoir le dernier mot, à ce qu'il accepte sa part de la faute ? Est-ce qu'il y a eu une faute, au final ? Un malentendu ? Elle a souffert pour un malentendu ?! Ils se sont séparés pour un malentendu ?! Oh, si seulement elle lui avait couru après, si seulement elle n'avait pas eu tous ces scrupules… Non !! Il aurait souffert aussi… Mais qu'est-ce qu'elle pouvait faire, alors ? Qu'est-ce qu'elle pouvait faire ?

Le silence lui donne l'occasion de méditer une fois de plus là-dessus. Elle aimerait juste pouvoir le serrer dans ses bras en pleurant, faire comme si rien ne s'était passé, mais ce n'est pas une chose qu'on oublie facilement.

Un éclat argent passe dans ses yeux, et ceux d'Ariana s'ouvrent plus grands encore. A pleurer si fort, elle en oublie que lui aussi souffre en face, qu'il est aussi envahi par les émotions. Mais qu'est-ce qu'ils peuvent faire… Comment ils peuvent réparer ça… ?

Ariana recule encore un peu. Elle se demande s'il va finir par lui répondre un jour. Chaque seconde la met à l'agonie. Et puis les yeux d'Allen se colorent vraiment de gris argent… et il s'excuse.

Les larmes coulent encore sur le visage à présent médusé d'Ariana. Bouche ouverte comme pour parler, ou peut-être prendre davantage d'air, elle sent un poids s'enlever de ses épaules qui s'affaissent. Son coeur aussi semble plus léger… mais il ne fait pas moins mal. Les mots résonnent. Elle y croit. Elle le croit.
Au fond, elle a toujours cru en lui. C'est peut-être pour ça qu'elle a autant souffert de leur rupture.

Ses mains se posent sur ses yeux fermés alors que des sanglots la secouent. Elle se cache presque, parce qu'elle ne supporte pas qu'il la voit encore dans cet état alors qu'il a enfin prononcé les mots qu'elle voulait entendre. Ou est-ce que c'était vraiment ça qu'elle voulait entendre ? Est-ce qu'elle ne se trompe pas ? Qu'est-ce qu'ils peuvent faire, maintenant ?…

—Je sais… je sais que c'est pas ce que tu voulais…

Je sais que t'as jamais voulu me faire de mal.
Elle ne peut pas dire que ce n'était pas grave. Elle aimerait pouvoir dire "merci", mais elle n'en est pas non plus capable pour l'instant. Ses petits poings se serrent alors qu'elle abaisse ses mains et tente de reprendre contenance dans ses larmes. Contenance, oui ; mais elle n'arrive pour autant pas à s'en empêcher. Elle est comme ça. Ce n'est pas quelque chose qu'elle contrôle.

—Je croyais… Que quand je t'entendrais le dire, je me sentirais mieux. Mais au final… Au final on en est toujours là.

Une partie d'elle voudrait juste être prise dans ses bras ; l'autre voudrait fuir au loin.

—Je sais… même plus ce que j'attendais de cette conversation. J'ai plus envie de t'en vouloir… J'ai pas envie de t'en vouloir.

J'ai jamais eu envie de t'en vouloir.
Comment on fait, maintenant ? J'ose même pas poser la question.

Je sentis presque mes épaules s'affaisser à l'entente de ses mots. Son visage trempé de larmes me serra le coeur et je me fis violence pour ne pas détourner le regard. J'en avais longtemps parlé en thérapie. J'en avais parlé avec Pandora. Et ce que j'avais tiré de ces discussions, c'était justement qu'il fallait que je parle avec Ariana.

Alors je gardais la tête haute. J'essayais de rester brave au moins aussi longtemps que mon corps me le permettrait. Je ne pouvais plus fuir, parce que c'est ce qui m'avait perdu pendant bien trop longtemps. J'avais eu un parcours compliqué à Terrae, mais tout reposait sur ma seule faute ; je n'avais pas su parler, je n'avais pas su extérioriser, je n'avais pas su réagir en conséquence, et c'était tout ça que je devais changer. Je devais accepter de parler, accepter de m'écouter, dire les choses, m'ouvrir, et cesser de tout laisser se dérouler sans que ça me convienne.

J'écoutais donc les mots d'Ariana, sans savoir quoi lui répondre. On en est toujours là. Toujours "là" où ? Je n'avais pas les réponses à ses questions. Je ne savais plus ce qu'elle attendait de moi. J'avais enfin reconnu mon erreur, et pourtant, pourtant, plein de pensées négatives s'insinuaient en moi. Parce que je me sentais vidé, j'avais tout donné, et j'avais l'impression de n'avoir rien en retour. Trop de sentiments se mêlèrent en moi et je me dis une nouvelle fois violence pour ne pas regarder ailleurs. Qu'attendait-elle de moi, hein ?

Au bout de quelques secondes, mes lèvres finirent enfin par s'ouvrir.

-Je suis désolé, Aria. Je ne suis pas prêt pour me remettre dans une relation.

Et je me dis que ce serait quand même bien plus facile si, au contraire, elle continuait à m'en vouloir...

Mais elle ne se sentait de toute façon pas mieux. Et je ne savais pas ce qu'elle attendait de moi. Alors je n'étais plus capable de l'aider.

Vouloir essayer de trouver les réponses pour elle m'avait trop coûté la première fois, et j'avais de toute façon bien compris que je n'avais pas la solution.

Et enfin, enfin, mon regard dévia enfin sur le côté, incapable d'affronter encore ce visage ruisselant de larmes. Rompre n'avait peut-être jamais été aussi difficile.

Son cerveau turbine pour essayer de trouver quoi dire, quoi répondre, mais elle ne le sait pas elle-même. Elle ne sait pas ce qu'elle voudrait, ce qu'il voudrait, elle ne sait pas comment ils peuvent faire pour réparer ça. Réparer ça. C'est quoi, ça ? Cette amitié un peu bizarre qu'ils ont eue durant un temps ? Cette relation qui a éclaté au sol il y a un an ? Non, ce serait trop tôt. Et en même temps, elle n'arrive pas à lâcher. Elle n'arrive pas. Son poing est serré, comme si elle tenait encore le dernier fil qui les relie. Et le fil se rompt, il n'y a plus rien au bout ; sa tête retombe légèrement alors qu'elle ferme les yeux très fort…

Puis elle rouvre les yeux, et acquiesce.

C'est normal. C'est compréhensible. Au fond, elle non plus n'aurait pas été prête. Pas comme ça.

—Merci… de me l'avoir dit, essaie-t-elle de prononcer en s'essuyant les yeux.

Elle a l'impression d'avoir la poitrine béante. Pour autant, elle respire, lève les yeux au ciel pour ralentir le débit des larmes. Ca marche un peu, mais ça ne la calme pas. Elle respire.

—Je suis… pas prête non plus, de toute manière. J'aimerais juste…

Elle se pince les lèvres. C'est trop dur à prononcer. Mais au moins, elle sera fixée. Elle croise les bras pour les serrer contre elle… maigre consolation.

—Savoir si je dois continuer à… Te fuir. T'ignorer. Ou si, parfois, on pourra se parler. Plus tard.

Parce que tu me manques. Parce que j'imagine toujours pas ma vie loin de toi. Parce que je sais plus quoi faire comme ça. Alors dis oui, dis non. Mais cette fois, juste…. réponds.

Les mots tombèrent et j'écarquillai légèrement les yeux face à la réponse d'Ariana, reportant instinctivement mon regard sur elle. Je ne m'y attendais pas. Mais en même temps, à quoi est-ce que je m'attendais ? Il fallait que j'arrête d'imaginer des scénarios, que j'arrête d'imaginer des conversations. Ca ne menait à rien. Je savais bien que je ne pouvais pas anticiper, alors pourquoi est-ce que je continuais à le faire ?

Les larmes continuaient à rouler sur ses joues et je pris sur moi pour lutter contre l'envie de la prendre dans mes bras pour la rassurer. Ce n'était pas ma place. Je n'avais pas le droit de faire ça. Ce serait une erreur, et pour une fois dans ma vie au moins, je ne devais plus faire d'erreurs. Pas après tout ce qui s'était passé.

Quand elle reprit la parole, je me concentrai sur ses mots plutôt que sur ses larmes. Mon coeur se souleva un instant, avant que je ne trouve la force de répondre.

-Ca ne me dérange pas qu'on se parle.

Parce que tu étais une amie, avant que tout ne dégénère. Avant que je ne tombe amoureux. Avant que je ne boive et finisse dans ton lit. Avant que cette relation débute pour que je puisse la détruire petit à petit sans réussir à comprendre pourquoi j'agissais ainsi.

Alors oui, avant que je ne détruise tout, nous étions proches, et j'aimais te parler...

-Je serai toujours là pour toi, si tu en as besoin.

Parce que quelque part, même si je ne comprends toujours pas tous ces sentiments qui se bousculent en moi en ce moment-là, je sais que je t'aime encore.

Bientôt. Bientôt, cette discussion serait terminée. Elle tournera les talons, elle pourra retourner dans sa chambre, n'entendra plus sa voix, ne le verra plus, pourra passer à autre chose. Si elle y arrive. Si elle en a envie.

Elle n'a pas envie de ne plus le voir. Pourtant, c'est encore une fois enfoncer le couteau dans la plaie. Une partie d'elle espère qu'il dise non pour sombrer dans le désespoir, pour se détacher enfin ; mais il dit oui, il dit que ça ne le dérange pas, alors il y a encore une lumière un peu fébrile qui danse encore. L'espoir, ça fait presque plus mal encore, parce qu'on s'accroche et qu'on s'accroche. Elle n'est pas encore prête à lâcher. C'est trop.

Pourtant son visage s'effondre, à la fois de peine et de soulagement mêlés. Elle acquiesce, parce que le "merci… tant mieux" est bloqué dans sa gorge et ne sort pas. Elle se force. Il se force, lui aussi, alors elle peut bien faire ça, même si ça lui écorche la voix, qu'elle menace de craquer encore. Allez, une dernière fois.

Enfin, la dernière avant la prochaine, sans doute.

—Alors je suis contente.

C'est paradoxal de dire ça en tirant cette tête. Elle essaie de sourire à Allen, même si lui ne sourit pas. Son ex a l'air surpris, perdu, et un peu malheureux. On n'aime jamais être dans cette position. Alors faut qu'elle soit forte encore un peu. Pour qu'il ne s'accable pas encore de tous les maux. Parce que c'est aussi de sa faute à elle.

Son coeur se serre. Toujours là… Encore cet espoir, pas vrai ?

Hésitante, elle tend la main. Pose le bout des doigts sur son bras, juste une seconde, et secoue la tête. Elle déglutit. Tente de ne pas fondre en larmes à nouveau. D'une voix si douce… Est-ce que ce n'est pas cruel ?

—Non. Me fais pas de promesse… Fais simplement comme tu peux.

Elle n'a jamais rien demandé de plus.

Ariana ramène sa main près de sa poitrine, sans le regarder. Elle ne peut pas l'autoriser à faire cette promesse. Pas après qu'il lui ait dit l'avoir bien trop privilégiée elle… Pourtant, c'est une phrase qu'elle veut chérir, égoïstement. Elle pourra la garder enfouie au fond de sa boîte à souvenirs ; celle qui est hérissée de piquants et entourée de paquets de mouchoirs.

—J'essaierai… Moi aussi j'essaierai d'être là si tu as besoin de discuter. Je suis pas trop difficile à trouver… essaie-t-elle de plaisanter en pointant ses cheveux.

Essayer. Elle veut donner l'exemple, alors qu'elle aimerait pouvoir tout lui donner. Est-ce que c'est nécessaire ? Est-ce qu'elle lui fait assez confiance, est-ce qu'il lui fait assez confiance ? Ils ont des amis pour parler, à présent. Ils ont évolué loin l'un de l'autre. Mais elle, ça la rassure… même s'il ne viendra sûrement jamais.

Et maintenant, elle traîne la patte. Elle a envie de rentrer, mais elle n'ose pas. S'accrocher, encore. S'accrocher à ses sentiments, à ces dernières bribes de relation perdue, à cet espoir qui lui vrille le coeur. Elle relève les yeux vers lui et se perd encore un peu dans son regard. Elle veut faire un pas en avant… Et refait un pas en arrière. Elle sourit ; le sourire s'efface presque aussitôt.

—Merci d'avoir accepté de me parler.

Ses lèvres se pincent. Il faut juste dire au revoir, maintenant. Pourquoi c'est si difficile ?

"Contente"... Difficile à accepter qu'elle l'ait réellement, vu les larmes qui continuent de rouler sur son visage. Mais je suppose que quelque part, si, elle l'est. Parce que même si accuser le coup ce n'est pas facile, au moins maintenant les choses sont claires...? Ce ne sera plus ambigu. Ce ne sera plus bizarre. Peut-être un peu au début, timide, mais après ça s'arrangera avec le temps, et peut-être que c'est ma thérapie qui parle, mais on réussira à recréer une relation d'amitié forte. Je ne peux pas encore imaginer ma vie sans elle, et si tous ces mois ont été si longs et si douloureux, c'était bien parce que je ne pouvais pas m'empêcher de me demander comment elle allait, outre les messages qu'elle postait sur les réseaux sociaux.

Elle me demanda de ne pas faire de promesse. Je ne répondis pas. J'avais l'impression de m'en sentir capable, mais peut-être qu'elle avait raison. Ou peut-être qu'une fois encore, ce n'était pas ma place de faire des promesses. Je devais lui laisser le temps de digérer, comme je devais aussi prendre le temps de mon côté. Si mes épaules s'étaient retrouvées soulagées d'un poids, ça ne voulait pas dire non plus que tout était terminé. Il y aurait encore des questionnements, encore des discussions à avoir avec mon psy. Mais ce dont j'étais certain, c'est qu'au moins maintenant, j'allais pouvoir véritablement partir du bon pied pour me reconstruire pleinement.

Un mince sourire étira mes lèvres quand elle affirma qu'elle n'était pas difficile à trouver. J'avais hâte qu'on puisse enfin discuter naturellement ensemble. Nos dernières entrevues, avant aujourd'hui, n'étaient pas belles à voir. J'avais aussi hâte qu'on puisse à nouveau rire ensemble, sans que ce soit forcé, sans que ce soit étrange.

Elle se recula, me remercia d'avoir accepté de parler. Aurais-je été capable de le faire si elle ne m'avait pas envoyé ce message ? Je l'avais bien promis à Pandora, mais je n'étais pas sûre que j'y serais parvenu aussi rapidement sans Aria.

Je hochai discrètement la tête.

-C'était important de le faire. Au moins les choses sont claires maintenant.

Je réprimai l'envie de sécher ses larmes. A la place, je glissai mes mains dans mon pantalon. Il était temps de se dire au revoir. Forcer une conversation après ça n'était pas bénéfique. Il fallait prendre le temps de digérer la conversation.

-Je vais te laisser, Aria. Je te souhaite...

Une bonne journée ?

-Repose-toi bien. Prends soin de toi.

Un petit signe de tête. Puis je pris la direction de l'Institut pour retourner dans ma chambre. Il fallait que je souffle un peu. Fasse le point. Mettre les choses en ordre.

Tout allait bien se passer maintenant... Je l'espérais.

Il sourit. Ariana se concentre sur cette expression, sur son visage. Une partie d'elle sait que c'est sa faute, qu'elle a trop tardé. L'autre se dit aussi qu'elle n'y pouvait rien, que c'était comme ça. Maintenant, ça suffit ; la colère doit tomber, ça ne sert à rien de se battre. Elle n'envisage pas une nouvelle amitié, elle. Elle n'envisage pas une nouvelle relation, quelle qu'elle soit. Elle ne sait pas quoi faire. Ce dont elle a envie. Tout semble trop dur, et en même temps, il faut qu'elle avance. Il n'est plus là, ils ne sont plus un nous depuis longtemps. Elle a beau le savoir, chaque nouvelle réalisation la transperce. Mais elle sourit aussi, parce qu'actuellement c'est la seule chose qu'elle puisse faire. Le laisser aller, et laisser aller une partie d'elle avec lui.

—Oui…

Les choses sont claires. Ca ne sera plus jamais comme avant, pour elle. C'est ça, ce qui est clair. Tous ces mois à espérer, tout cet espoir qui continue de lui étreindre la poitrine, tout ça ne sert à rien. Sans doute. Et s'ils se reparlent ? Est-ce que c'est ne serait-ce que bon pour elle ? Est-ce qu'elle se respecterait ? Est-ce qu'elle le respecterait ? Une partie d'elle veut fuir, mais l'autre ne veut pas abandonner. Elle ne sait pas quoi en tirer. Il faut du temps, d'abord pour digérer. Ensuite…. Ensuite on verra.

Elle lève la main pour lui faire un signe d'au revoir, la gorge serrée. Heureusement qu'ils ne se disent pas adieu, sinon c'est la dernière vision d'elle qu'il aurait : le visage trempé et les yeux rouges et gonflés. C'est pas beau, quelqu'un qui pleure.

—Toi aussi repose toi bien. Prends soin de toi.

Il n'a jamais répondu à se question, se rend-elle compte alors qu'il lui tourne le dos. Il ne lui a jamais dit s'il allait mieux.