Je ne sais pas ce qu'il s'est passé. Enfin. Si. Aria s'est dépréciée. Encore. Trop. Et j'ai voulu lui dire d'arrêter. Mais je sais pas faire et j'ai balancé des choses même pas vraiment en rapport avec ça. Des choses horribles. Des choses dures. Cruelles peut-être. Pas mal intentionnées, ça non. Mais pas moins difficile à encaisser. Et j'étais sur le point de regretter tous ces mots, toutes ces paroles, inadaptées à la situation, quand mon amie prononça les seuls mots que je ne pouvais pas accepter. "Les raisons, on s’en fiche." Mon poing et ma machoire se serrent instinctivement, et pour la première fois depuis tout à l'heure, je me surprends à chercher le regard de la rousse. Et ce sont des mots acides, sur un ton que je fais de mon mieux pour qu'il n'ai pas l'air moralisateur, que je lui répond.

"Non, les raisons, on ne s'en fiche pas, Aria. Si tu n'as aucune raison d'y aller. N'y va pas. Si tu ne sais pas pourquoi tu y vas, alors... Alors je refuse que tu risques ta vie pour aucune raison."

Je me sens pas capable d'argumenter plus, les yeux déjà rouges des larmes précédentes me piquant à la limite du supportable. Pour être tout à fait honnête, je ne me sens pas capable de parler plus tout court. Alors je retiens mes larmes, et mes mots, la tête rentrée dans les épaules, une main sur mon verre, l'autre, le poing serré, sur le comptoir. Je me contente de hocher la tête et d'essayer de sourire, quand elle enchaîne en parlant de Lola. Bien sûr que si, tu as envie de faire partie de sa vie, Aria. Mais tu penses que c'est pas une bonne idée, que tu rendras cette petite encore plus malheureuse qu'elle n'est déjà. Tu as peur de vouloir faire partie de sa vie, et qu'elle refuse. Parce que si elle refuse, tu ne peux rien y faire, et tu le sais.

"Tu as peur d'espérer, Aria..."

J'ai marmonné entre mes lèvres, incapable de me retenir malgré mes efforts pour être une paire d'oreilles et rien de plus. Enfin, si elle m'a entendu, ou remarqué, elle n'en montre rien et continue. Et j'éclate de rire, un rire franc qui vient du plus profond de mon être.

"J'y vais avec le sourire, et je reviendrais avec le sourire ! Entier, je ne sais pas, mais avec le sourire, c'est une certitude. Parce que si je reviens, c'est qu'on a réussi. Et que le monde n'en sera que plus beau, pour beaucoup de gosses. Et est-ce que tu connais une meilleure raison de sourire que ça ? "

Mon rire, pourtant sincère, s'étouffe au fond de ma gorge quand elle reprend la parole, se transformant en une toux que je chasse en imitant la Morphe, finissant mon verre. Et cette fois, les larmes coulent à flot sur mes joues. Ariana... Je soupire, une ébauche de sourire sur les lèvres, et rempli encore une fois mon verre, proposant à ma collègue de la resservir aussi.

"J'sais bien que des fois tu gères. Et c'est bluffant, de gérer dans ton état. J'suis impressionné. Mais je veux pas te consoler ou te secouer. Juste te faire comprendre que tu n'es pas seule, meuf. Et que s'il y a quoi que je puisse faire- à part me taire, promis je le fais juste après- ou que tes amis puissent faire. N'hésite pas. Maintenant j'arrête de t'embêter."

Je me gratte le front du pouce. Et je continue, les yeux sur mes pieds, parce que j'ai oublié quelque chose d'important.

"Je voulais pas être aussi virulent. Je sais bien que je viens de dire que j'arrêtais mais- Je prends une inspiration -Excuse moi, de ne pas m'être tu quand tu m'as demandé. C'est pas quelque chose que tu fais souvent, j'aurais dû- 'fin..."

Je croise le regard de la Morphe à ce moment là, et je lève les mains, montrant que je capitulais, mais plus envers moi même que devant elle, parce que je termine quand même :

"J'veux pas te faire de peine ou quoi, j'veux juste que tu sois heureuse. Alors j'ferais ce que j'peux pour t'aider, si tu demandes de l'aide. Et sinon j'continuerais d'être Erik, le mec qui fait du café et qui parle trop quand y a pas besoin-"

Ca va trop loin pour elle. En regardant le fond de son verre, où elle aurait préféré y voir la mer, elle se décide à arrêter de regarder Erik. Il ne s’arrête pas, de toute manière. Ses mots lui échappent un peu sèchement, lointainement, parce qu’elle espère qu’il va cesser, maintenant. Elle a l’impression qu’on lui fait la morale sur tout ce qu’on lui dit — ouais elle se dénigre, ouais allez vous faire foutre. Laissez-la s’en vouloir, être triste, être en colère, contre elle et contre le monde ; si elle ne l’est pas aujourd’hui, comment pourrait-elle être efficace lors de la mission ? Oh, elle ne peut s’en prendre qu’à elle-même ; elle a parlé, et voilà.

Avant qu’elle ne commence à en parler réellement à ses proches, Aria craignait toujours les réactions : elle craignait qu’on la juge, qu’on lui crache au visage des insanités ; puis elle s’est rendue compte que les gens n’étaient pas cruels, mais qu’ils pleuraient avec elle, qu’ils la fixaient avec ces yeux qui exprimaient la compassion, mais dans lesquels elle ne percevait par moment que de la pitié. On ne lui avait encore jamais dit quoi faire, comment elle devrait réagir pour aller de l’avant. Oh, il pense pas à mal, Erik, c’est pas ça le problème. Ca se tord dans son ventre, et quelque chose explose en elle lorsqu’il réplique.

“On ne s’en fiche pas, Aria.”

Alors la Morphe relève les yeux vers lui et le fixe, reposant sans douceur son verre sur la table. Ca claque. Elle s’assure qu’il la regarde, prend une inspiration et détache chaque syllabe, pour qu’il la comprenne bien :

—Je n’ai pas à recevoir d’autorisation de ta part.

Evidemment qu’elle sait pourquoi elle y va. Elle est perdue, confuse ; qui ne le serait pas ? Est-ce qu’elle doit livrer le fond de ses pensées pour être comprise, quand ce n’est pas ce qu’elle souhaite ? Elle n’a pas besoin d’être comprise, ce n’était pas ce qu’elle voulait en tout cas ; elle se rend compte qu’il tente à tout prix de le faire, à sa manière biaisée, et que non, il ne comprend pas. Il ne comprend pas qu’elle ne peut pas imaginer comment sera la suite. Il ne comprend pas la culpabilité qu’elle ressent, ce deuil qu’elle avait tenté de faire et qui finalement n’est plus, la violence d’une mission qui la terrifie mais vers laquelle elle se sent poussée. Si elle n’agit pas, si elle n’y va pas, autant se buter tout de suite, parce que vraiment, alors, elle ne sert à rien.

Ou peut-être qu’elle ne le sait pas tant que ça, parce qu’elle a envie de sauver ces enfants et Lola, elle a envie de ramener Lola à Aylan, elle a envie de rencontrer cette enfant — juste un peu plus que ces quelques minutes qui remontent à des années. Et en même temps, en a-t-elle envie ? A-t-elle envie de se pardonner, qu’elle la pardonne ? Que va-t-elle lui dire ? Comment on fait le tri ?

Et cette fois, elle se rend compte que ce n’est pas qu’Erik a tort, encore une fois — c’est qu’il ne sait pas s’arrêter. Et c’est cruel, cruel à sa manière. Sa mâchoire se contracte et ses yeux lui lancent des éclairs.

Elle a peur d’espérer ? Non, sans déconner ? Il croit quoi ? Qu’elle n’espère pas ? Est-ce qu’il sait ce qu’elle a fait pour accompagner Aylan en parler ? Est-ce qu’il sait à quel point elle a dû se mettre à nu devant ses coéquipiers, leur expliquer, dire l’indicible, pour se coordonner au mieux ? Est-ce qu’il se rend compte de la santé mentale qu’elle sacrifie, de ces heures passées à s’entraîner ? Est-ce qu’elle ferait ça si elle n’avait pas ne serait-ce qu’un peu d’espoir ? Une chance ? Une possibilité infime ?

Non, au fond, on s’en fout de ce qui l’anime quand elle y va — parce qu’elle fait tout ce qui est en son pouvoir, qu’elle fait ce qu’il faut ; elle fera en sorte de continuer à le faire.

La rouquine se redresse, se recule vaguement sur son tabouret, et se tait. Elle le laisse finir et l’observe. Sa tristesse, sa détresse, son espoir. Elle trouverait ça beau, et elle aurait certainement le même en un autre temps, un autre moment. Elle veut pouvoir rêver, croire, espérer. C’est ce qu’elle se répète régulièrement avant de s’endormir, mais elle finit seulement par sombrer dans le sommeil après avoir pleuré toutes les larmes de son corps, toute seule chez elle.

Ca ne la touche pas — elle est simplement fatiguée. Et il continue, il continue, il continue. Elle serre les dents. Attend qu’il s’arrête. L’observe encore quelques secondes de plus, dans un silence réprobateur, blessé et irrité.

—Tu ne sais pas t’arrêter, elle finit par lâcher.

Ce n’est pas agressif, ce n’est même pas ferme. C’est une constatation épuisée. Elle a envie de rentrer chez elle et s’y enfermer. Elle lui fait signe de la laisser parler. Allez. S'te plaît. Arrête les discours à rallonge. Je peux pas.

—Je sais que je suis pas seule. Sinon j’aurais pas eu la force...

Sa gorge est comme fermée.

—C'est pas le problème ici. J’ai pas envie de conseil. J’ai pas besoin de conseils. J’ai pas besoin qu’on me dise comment je devrais penser. Ou comment je devrais réagir. Si je dois sourire ou pas.

Je ne vous dois pas ça.

—J’ai pas besoin qu’on me dise que j’ai pas d’espoir, alors que je passe plus de quinze heures à m’entraîner chaque semaine depuis août. J’ai pas à prouver que je motivée. J’ai pas à me justifier. Alors arrête. Tu insistes, et après tu t’excuses… Arrête juste.

Elle se masse les paupières. Elle sait que ce n’est pas ce qu’il a voulu dire, mais ça l’énerve beaucoup trop qu’il insiste quand elle dit non.

—J’aime bien parler avec toi. J’aime bien prendre un café, et partager ces moments… Et merci d’essayer de m’aider, d’être là. Juste. Doucement. S’il te plaît.

Tu vas trop vite, trop fort. Elle ne va pas à ton rythme. Doucement.

—Je voulais juste te le dire… pour que tu l’apprennes pas par des bruits de couloir, ou… juste que tu saches. (Elle pose sa tête sur ses bras, sur le comptoir, et joue avec son verre vide.) Dis-moi juste qu’on arrivera à la récupérer. Le reste je suis pas encore capable de gérer émotionnellement. Ce qu'il se passe après, c'est après. Il faut que je me concentre sur ce qui vient d'abord.

Et alors, ça ira.

Je sers les dents, préférant ne pas rebondir sur la réponse de la Morphe. Non, tu n'as pas d'autorisation à recevoir de ma part. Encore heureux. Mais ce qui était important, dans ce que je viens de dire, c'est que je me fais du soucis pour toi. Et je maudis ma maladresse, mon incapacité à être clair. Ou concis. Je suis incapable de m'exprimer, de me faire comprendre. Pourtant je continue d'essayer. Longtemps. Trop longtemps. Je le sens bien à la posture d'Aria. À ses mimiques. À son regard. Mais je sais qu'elle n'a pas compris ou je voulais en venir, alors je continue quand même. Encore et encore. À parler, à dire des conneries, à me justifier quand il n'y a pas besoin, ou quand c'est superflu, lourd. Pourtant, je finis par me taire. Toujours pas convaincu d'avoir réussi à me faire comprendre, cependant. Mais c'est déjà trop, je le sais bien. Je m'en rends compte.

Le silence s'installe, grandit, remplit l'espace entre nous. Et je refuse de le rompre. Parce que je sais que j'en ai déjà trop dit, que j'ai déjà poussé Aria hors de sa zone de confort, que je l'ai déjà blessé. Ça se voit comme le nez au milieu de la figure. Alors je la laisse prendre son temps pour percer cette bulle de silence qui nous sépare un moment.

"J'ai pas l'habitude d'avoir tant de chose qui veulent sortir, en moi. Pas l'habitude de parler sérieusement. 'scuse moi."

J'sais bien que ça n'excuse rien, que j'ai été contre la volonté de mon amie en parlant autant depuis tout à l'heure. Mais je ressens encore ce besoin de me justifier, de mettre des mots sur ce que je ressens. Je sais bien que tout le monde s'en fout, de mes excuses ou de mes justifications, tout le temps. Mais ça me permet de comprendre. De me comprendre. Faut juste que j'apprenne à le garder pour moi...
Comme pour confirmer cette pensée, Ariana m'intime d'un geste de me taire. Je baisse les yeux, un sourire gêné sur les lèvres. Qui se transforme en moue de soulagement, quand elle dit savoir ne pas être seule. C'est le principal, vraiment. Excuse moi d'en avoir douté, Aria. Puis vient la réplique suivante. Et là, je réalise que vraiment, j'ai été encore plus maladroit et pas clair que je ne le pensais. Je ne souhaite pas te dire quoi faire, ou comment. Quoi penser, pourquoi le penser ou quoi que ce soit. Mes lèvres me brûlent, et j'ai envie de me justifier, encore. De dire que tout ce que je veux, c'est que toi, Aria, tu cesses de t'accabler pour tous les malheurs du monde. Ma mâchoire se crispe, mes poings se serrent, mais je parviens à ne rien dire. De toute façon, elle n'a pas l'air prête, ou même disposé à l'entendre. Et je crois qu'en rajouter serait la goutte d'eau qui ferait exploser la tension accumulée depuis le début de notre conversation. Peut-être même depuis le début de notre relation.
Elle me demande encore d'arrêter, et je me contente de hocher la tête, le regard dans le vide. Regard qui vient vite se porter sur mon amie quand elle dit des choses gentilles, que je n'espérait même plus, ou même pas, peut-être. J'ose lui sourire, même si c'est timide. Comment une personne si gentille, si patiente et attentionnée, peut se détester autant ? J'ai bien un début de réponse, maintenant, mais je chasse cette pensée d'un revers de main imaginaire.

"J'apprécie l'intention. Enfin je vais pas me plaindre, j'ai su avant lui qu'Aylan était le fils d'Ipiu. Je garderais ça pour moi, que tu puisses l'annoncer à d'autres sans avoir à te soucier de bruits de couloirs. Merci, pour ta confiance. Alors que tu sais maintenant que je peux avoir la langue bien pendue ahah-"

En vrai j'suis très ému, contrairement à ce que cette tentative minable d'humour hors de propos laisse apparaître, me donne un peu la gerbe, à gâcher le moment comme ça.

"On arrivera à la récupérer, quoi qu'il arrive, Aria."

J'ai envie de poser ma main sur la sienne, de la serrer doucement, mais n'ose pas. Je me suis déjà assez imposé, aujourd'hui, je crois. Pas la peine d'en rajouter. Alors à la place je me contente de sourire, les yeux embués de larmes, et me rapproche un peu d'elle en posant mes coudes sur le comptoir, mon verre aussi vide que le sien.

"Chaque chose en son temps, t'as raison. Après la dernière séance d'entrainement, la mission. Et à ce moment là, on la sauvera. Le reste, ça sera important plus tard."

Je soupire et m'avachie sur le comptoir à mon tour. J'étais déjà épuisé en arrivant pour bosser, mais là, je suis carrément mort, en dedans. Parce que j'ai faillit rajouter que tu ferais une super maman, Aria. Sans doute pas parfaite. Loin de là. Mais super quand même. Une maman que j'aurais aimé avoir, en tout cas. Je soupire à nouveau.

"T'as raison, j'parle trop. J'allais encore dire des conneries ahah- C'est sûrement pas raisonnable, mais tu veux reboire un truc ? "

—Je sais. Je t’en veux pas… Merci, elle dit simplement en acquiesçant. J’aime bien quand tu me parles. Je veux pas que tu te taises… Mais là c’est trop pour moi.

Il faut savoir s’arrêter, par moments.

Une fois tout ceci dit, Ariana sent ses épaules se décontracter un peu. C’est épuisée qu’elle pose la tête sur ses bras, observant Erik. Elle voit bien qu’il s’en veut, se sent coupable de l’avoir blessée ; mais c’est bon, le feu en elle est passée, il a compris et ça lui suffit. Elle ne veut pas qu’il enregistre que ce qu’il dit n’a aucune valeur. Parfois, les bonnes choses ne sont pas dites au bon moment ; et ça n’est pas grave, mais après ça déborde. C’était aussi pour ça qu’elle lui avait demandé de ne pas insister ; parce qu’elle sentait qu’elle était fragile, qu’elle risquait de lui reprocher.

Evidemment, il y a deux trois phrases qui lui restent en tête. Ces phrases qu’il n’a sûrement pas voulu dire comme ça, ou qui ne voulaient pas dire ce qu’elle a compris — mais elle ne s’excusera pas d’avoir posé une limite, pas aujourd’hui, pas à ce sujet. Ca lui rappelle beaucoup trop les bourdes d’Allen, celles qui lui ont fait dire ensuite qu’il devait toujours surveiller ses paroles, et toutes ces fois où elle n’a pas osé lui dire clairement : je t’aime, mais arrête. Elle n’y peut rien, si elle est triste. Penser à Allen lui serre un peu le coeur — c’était peut-être pas le moment de se rappeler des mauvais souvenirs. Une partie d’elle se dit que c’est comme ça, et que ça sera toujours comme ça : elle rendra les gens tristes ou mal à l’aise face à son propre mal-être, et ils se sentiront coupable. Même quand ils ne font rien de plus grave que dépasser une limite qu’elle a tant bien que mal essayé de poser.

Alors elle pose juste sa tête sur ses bras, et elle l’écoute en jouant distraitement avec son verre, en équilibre précaire, penché, entre son doigt et la table. Aylan, hein… Ca a dû être dur, pour lui. Elle ne lui a jamais trop demandé comment ça se passait, avec Ipiu, mais elle espère que ça va pour lui. Il est libre de venir squatter chez elle autant qu’il le souhaite, mais… ouais. Ses lèvres s’étirent, pas vraiment un sourire.

—Merci. Je sais que tu diras rien… Et oui, j’avais un peu peur qu’Aylan t’en parle. Je me demandais comment tu réagirais…

Puis elle lève les yeux vers lui, et cette fois, sent qu’ils la piquent à nouveau. Tristesse. Boule dans la gorge.

—Ouais, on va la récupérer. Elle et les autres.

Et après………… le trou noir de son cerveau arrivera peut-être à envisager l’avenir à nouveau, hein. Cette fois, elle sourit. Il s’effondre sur le comptoir, et elle passe gentiment sa main dans ses cheveux. C’est sa manière à elle de lui dire qu’elle est là, qu’elle est désolée, qu’elle l’apprécie.

—T’imagines, un monde où tu parles plus que moi ?! Hyper choquant. Et oui, je veux bien un verre, merci.

Avec un peu de chance, ça la rendra plus loquace lol-

—Hm par contre y a vraiment personne cette aprem, c’est chelou, elle ajoute en se redressant, terminant d’essuyer ses larmes et son maquillage avec son mouchoir.

Elle fixe le panneau “ouvert” pourtant bien en place. Hm. Y a un truc qui matche pas là…

Je ne peux pas m'empêcher de sourire quand Aria dit qu'elle ne veut pas que je me taise, après avoir dit le contraire plusieurs fois depuis le début de cette conversation. Parce que je sais que c'est vrai. Et ça me fait sourire. Et culpabiliser, un peu, d'être aussi peu doué avec les gens.

"Tu as bien fait, de me dire d'arrêter. Et j'aurais pas dû insister après la première fois où tu m'as demandé. 'scuse moi."

Les suites de monologues ont laissé place à une vraie discussion, et je m'en réjouis. C'est quand même bien plus agréable. Ou moins douloureux, en tout cas, mais on ne va clairement pas s'en plaindre.

"Ça m'étonnerait qu'Aylan me parle de son passé, tu sais. J'suis le coloc d'Ipiu, c'est tout. Mais j'ai pas trop de temps à consacrer à quiconque ces derniers temps, j't'avoue. Quand a ma réaction et bien euh. Ça met un nom sur une des têtes blondes qu'on va sauver. Enfin, je dois avouer être pressé de la rencontrer, maintenant."

Je réfléchis un instant avant d'enchaîner, après avoir trouvé mes mots :

"T'es pas devenue "la maman de Lola" ou j'sais pas quoi. T'es toujours Aria, et tout ce que ça change, à notre relation à tous les deux, c'est que je vais peut-être mieux te comprendre, ou mieux me mettre à ta place, parfois. Puis c'est tout."

Je nous ressers tous les deux, la bouteille commençant à tirer un peu la tronche. Mais tant pis hein. Je lève mon verre pour porter un toast :

"À nous. Aux courageux qui s'entraînent. Aux débiles qui le font au lieu de dormir- J'éclate de rire, ce qui cause la chute d'une partie du contenu de mon verre -à nos daronnes, à l'envie qu'on a d'être de meilleurs humains qu'elles- cette fois-ci, c'est le choc entre nos deux verres qui cause la perte d'une nouvelle partie du liquide - et surtout, à ton mascara waterproof, j'ai cru l'entendre appeler à l'aide."

J'descends mon coude pour prendre une gorgée après avoir trinqué, ne pouvant m'empêcher ensuite de tirer la langue d'un air narquois à ma collègue. Qui semble maintenant totalement absorbée par une observation minutieuse de la porte d'entrée. Ooooooooooh. Oui effectivement ça peut rester calme longtemps comme ça. Et je crois que ça me va. J'me lèverais pas pour rectifier le tir. Même si je suis déjà debout, oui. J'ai pas envie de bosser, juste de passer le temps avec Aria. Faut bien qu'être le patron, ça ai des avantages, des fois. J'resterais ouvert plus longtemps dimanche pour compenser le fait qu'on ai oublié de tourner le panneau, qui annonce "fermé" sur la rue.

"C'que j'te propose, c'est qu'on aille se poser dans le coin pour les gosses, avec les coussins et tout. Comme ça on peut faire la sieste si on veut, histoire d'être tranquille et de pouvoir profiter de notre soirée sans entrainement en étant reposé."

J'regarde la bouteille, hésitant, puis décide de la ranger et d'en attraper une pleine, au cas où.

"J'te laisse écrire un joli mot à afficher sur la porte ? J'dois avoir quelques plaids qui trainent dans le bureau, j'vais voir c'que j'peux trouver- J'me rappelle qu'elle est dyslexique -nan en fait on inverse, j'vais écrire le mot ! Par contre si t'as une idée de quoi écrire, je prends ! "

Peut-être qu’elle a été un peu brusque avec lui. Il n’y est pour rien, dans tout ça ; mais quand on ne veut pas de conseil, quand on ne veut pas être rassuré, rien ne fonctionne en face pour nous accrocher. On se braque, on serre les dents, on s’énerve. Peut-être qu’on interprète un peu, selon notre prisme, notre vécu. Nos blessures. Ca fait mal. Alors quand elle a posé sa limite, elle espérait qu’il l’écouterait, parce que c’était trop ; pas parce qu’elle lui disait quoi faire, simplement parce que ce n’était pas ce dont elle avait besoin. Parler, oui. Mais pas de ça, pas comme ça en tout cas. Peut-être qu’elle voulait lui balancer l’info et partir en courant ensuite. Ca, ça n’aurait pas été très juste de sa part… mais ça aurait été compréhensible, finalement.

Elle acquiesce finalement, sans répondre. Il s’excuse, il s’arrête ; ça lui suffit, parlons d’autre chose. Pas besoin de porter un toast, elle a suffisamment envie de caner comme ça.

La rouquine penche la tête sur le côté.

—Pourtant j’ai l’impression qu’il t’apprécie bien, répond-elle à propos d’Aylan. Parfois faut juste lui en donner l’occasion, sans le forcer. Juste lui dire qu’on est là, ça suffit. Il m’en aurait jamais parlé non plus s’il avait pas vu une des photos de Lola, de toute manière…

Une des nombreuses photos qu’elle planque habituellement dans ses tiroirs. Elle fait la moue, acquiesce. Pour plaisanter, elle a envie de dire qu’elle n’est pas blonde, mais rousse, et prend une gorgée d’alcool à la place. Elle grimace très fort ensuite — pas à cause de l’alcool mais des paroles d’Erik. Elle a senti un truc se comprimer vivement à l’intérieur d’elle, et ses dents se serrer. Putain mais il le fait exprès ?

—Tant mieux… Parce que je suis pas la maman de Lola. La maman de Lola, elle a été tuée par le Centre, réplique-t-elle amèrement.

Tant mieux s’il la voit telle qu’elle est, encore. Si ça ne change pas complètement sa vision d’elle… Tout ça lui fait trop de mal. Elle se souvient encore du moment où elle a appris le sort réservé aux parents de l’enfant. Et Lola là-bas… L’alcool lui monte trop vite à la tête, elle se masse la tempe vaguement. Puis acquiesce finalement. Elle sait pas trop si elle a envie qu’on la comprenne, au fond, mais tend quand même son verre avec un semblant de sourire tordu. Elle roule des yeux, parce qu’il est VRAIMENT en train de porter un toast, puis ricane, et finalement éclate de rire.

—Mon mascara tient vachement bien quand je pleure, d’abord. T’as jamais vu du mascara qui n’est pas waterproof toi, ça se voit. J’te montrerai la différence.

Et si tu l’emmerdes encore elle te fera tester, non mais. Elle prend sa gorgée aussi et grimace. Pouarf ouais, nan, c’est vraiment l’alcool qui la fait grimacer, y a pas assez de sucre dedans. Elle finit par se lever pour se rajouter du jus d’orange dans le fond. Elle est comme ça. Puis en se servant, elle capte. Ah. Ils ont vraiment pas ouvert, en fait, c’est pour ça. Oh bah mince alllooooorrs. Ptdr. Aria lâche un râle DESESPERE (Baxter va se foutre de leur gueule) et dodeline de la tête, avant de rire toute seule… Ouais elle fatigue, cherchez pas.

—Se poser dans le coin pour les gamins avec nos verres, quelle bonne idée, sourit-elle en coin en agitant doucement (DOUCEMENT) son verre, enfin sa tasse, comme pour montrer l’ironie de la situation. Oh ouais un plaid, bonne idée. NON LAISSE MOI ECRIRE LE MOT, J’AI UNE IDEE.

Ohoh ?

Aria se jette sur le bloc de feuilles (qui leur sert à se laisser des petits mots genre “faut acheter du PQ les gars” “qui a encore oublié d’éteindre la clim avant de partir ???” “VENEZ ON SE FAIT UN AFTER WORK VENDREDI”) et attrape un FEUTRE. Puis elle écrit en espagnol : “Erik a oublié d’ouvrir et puis on a la flemme, du coup on ferme exceptionnelle.” Et en anglais : “Attaque de disnosaures en cours, veuillez revenir demain.” Quelques petits dessins. Puis, satisfaite, elle laisse le papier là pour Erik.

—Je te laisse écrire en japonais là ! Je vais passer aux toilettes, je reviens vite.

Elle pose sa tasse et part vers les toilettes pour voir sa tronche…….. qui n’est pas très fraîche. Aria prend le temps de se passer de l’eau sur le visage, enlever le PEU de mascara qui a coulé, parce qu’elle a un BON mascara d’abord, et finalement ressort quelques minutes plus tard pour reprendre son verre. Sa tasse. Enfin on s’en fout.

—On a intérêt à enlever ça de la porte avant demain, sinon Bax va se foutre de nous.

Elle a pas envie de lui expliquer la situation, flemme, vraiment.

"Ouais, t'as sans doute raison."

Je réfrène un soupire, parce que ça serait pas correct de soupirer mais j'le fait dans ma tête. C'est plus facile à dire qu'à faire, de parler. À un gosse, en plus. Et puis j'ose pas vraiment, j'ai pas envie d'être plus proche de lui qu'Ipiu. Par dépit, j'hoche la tête et essaie de passer à autre chose. Et cette fois, je me crispe vraiment. Elle fait exprès de pas comprendre ? J'veux dire, depuis le début, je fais bien attention de ne pas dire qu'elle est la maman de Lola. Parce que j'ai bien compris que c'était une grosse partie du problème. Mais je serre les dents, faisant un effort immense pour ne lever les yeux au ciel. Enfin, ça confirme ce que je pense. Et même si je comprends, qu'elle ne sera vraiment la maman de Lola et que cette place était déjà prise, et que je conçois totalement le mal-être et la tristesse que mon amie peut ressentir à cette idée, je ne sais pas quoi penser quand à la façon dont elle semble déjà fuir, ou pire, chasser les espoirs de faire un jour partie de la vie de la fillette... Ok, jamais on ne peut remplacer un parent, même si on est le géniteur ou la génitrice. Mais est ce que toutes les autres façons de nouer un lien avec quelqu'un sont automatiquement éliminées ?
En plein milieu de ma réflexion, pendant que je remplis nos verres, je crois avoir une épiphanie, et comprendre un peu mieux la Morphe. Sans doute qu'elle voulait être la maman de cette petite- comment elle l'appelait, déjà ?- Ah oui. Aria avait voulu être la maman de Lucia. Et à la place, elle a dût regarder la petite Lola lui être arrachée, sans rien pouvoir faire. Et elle n'a jamais pu faire le deuil de cet évènement. Et maintenant que Lola se retrouve sans famille, sans attaches, sans maman, Aria, qui, même si elle comprend qu'elle n'est pas la maman de cette fille, ne peut pas s'empêcher d'espérer avoir une chance de connaître cet enfant. Et elle a peur que Lola imagine qu'elle se voit comme sa maman, qu'elle pense pouvoir la remplacer. Ou pire. Elle a peur que Lola la blâme pour, et bien, tout, j'imagine. Pour l'avoir abandonné. Pire, peut-être, pour lui avoir filé, d'une certaine manière, des pouvoirs ou une affinité à ces pouvoirs. Ce qui a tué ses parents. Une bouffée de tristesse m'envahit. Je ne peux pas prétendre réellement comprendre Aria. Parce que je ne fais probablement qu'effleurer la surface de ce qui ronge mon amie. J'ai beau comprendre qu'elle soit dans cet état, je ne peux rien faire d'autre que lui assurer être là pour elle si elle en a envie, ou besoin. Et essayer de lui changer les idées, arrêter de parler de ça, comme elle me l'a demandé.  J'inspire et cherche mes mots en levant mon verre, et j'éclate de rire nerveusement, un rire nerveux qui vire rapidement à un rire franc, à gorge déployée.

"Et bonjour mes petits dindons, c'est Ariana, et aujourd'hui on se retrouve pour un nouveau tuto make-up ! C'est celui que je fais le matin en général, il fait parti de ma morning routine, entre une nuit trop court et une soirée trop alcoolisée ! "

Imitant une caricature d'influenceuse en recopiant quelques mimiques pendant qu'elle va chercher un peu de jus d'orange pour diluer sa boisson, anciennement chaude, sucrée et caféinée, maintenant remplacée par de l'alcool à 45°. Mais ouais, c'est chaud, on a oublié d'ouvrir. Et en vrai. En fait, c'est pas chaud. J'pense que rien foutre cet aprèm ça nous fera du bien. On est déjà crevé, physiquement, et notre fatigue mentale et la charge émotionnelle de la discussion qu'on vient d'avoir m'a exténué. Se poser dans un coin et ne rien faire de l'après-midi, ça va nous faire du bien. Et comme la petite Morphe souhaite s'occuper du mot, je vais chercher derrière de quoi se mettre bien, les quelques plaids et cousins qui traînent à l'arrière, et surtout je prépare un grand thermos de café, quelques-unes des sucreries et gâteaux qu'avait prévu Bax pour l'après-midi sur un plateau, et dépose tout sur la table basse qui trône au milieu du petit coin jeunesse de notre établissement avant de retourner au comptoir pour voir où en est rendue Aria sur l'affiche.

"File file ! J'm'occupe du reste t'inquiètes ! "

Je porte mon attention sur la partie que je sais lire et souris. Les vilains disnosaures... Heureusement qu'ils ont l'air pipou dessinés comme ça ! Par contre mon espagnol est loin d'être parfait, mais j'sais au moins reconnaître mon prénom. "Erik ... du coup ... exceptionnellement" Je euh. Et je crois qu'olvidar ça veut dire oublier. Ouais c'est ça, comme quand je dis que j'ai oublié comment on dit un mot. Mhhh. du coup j'ai oublié un truc et exceptionnellement. Exceptionnellement quoi ? Ah, on doit être fermé. Du coup le mot d'avant ça doit être cerca, avec une conjugaison ou une déclinaison que je connais pas. Mais euh ça m'aide pas trop, j'comprends juste qu'apparemment c'est ma faute ???  "Erik ... oublié ... du coup ... fermé exceptionnellement." Mais qu'est ce que j'ai oublié. Pfffft. Est ce que c'est vraiment ce qui est important, du coup ? Le plus important c'est qu'elle veut me faire porter le chapeau, ça j'ai bien compris !!!

"Ariana s'étant transformé en licorne dans l'enceinte de l'établissement, sa corne a endommagé la climatisation et nous sommes dans l'obligation de fermer exceptionnellement, pour le confort de notre clientèle adorée."

Par contre ouais, il vaudra enlever ça à un moment sinon Baxter va voir flou.

"Grave ! Si tu veux, je te laisse partir avec toutes les pâtisseries invendues, comme ça il y verra que du feu ! J'suis sûr t'auras moyen de refourguer ça dans les dortoirs que ça soit pas gaspillé ! J'les aurait bien pris pour un entraînement ou quoi, mais perso j'en ai pas ce soir. Et tant mieux j'pense j'irais m'effondrer dans mon lit tôt, comme ça. J'ai tout installé là bas, j'te laisse accrocher le papier ? J'ai peur que ça soit pas super droit, j'suis pas doué pour ce genre de choses ! "

Elle a géré pour son maquillage, sans les yeux encore légèrement bouffis et rouges on dirait pas qu'elle a pleuré. Du coup on doit être à égalité mdr. Mon mug à la main, j'me dirige vers le petit coin tranquille, attrapant une autre bouteille derrière le comptoir au cas où, même si j'espère ne pas l'ouvrir, et m'assieds en tailleur au milieu des coussins, adossé au mur derrière moi en attendant qu'Aria me rejoigne.

"T'as noté quoi, en espagnol ? J'ai pas compris."

Ok j'mens un peu mais eh, c'est tout récemment que j'ai commencé à apprendre cette langue, j'suis pas certain qu'elle se doute que j'ai compris une partie du message. Comme ça hop, j'te prends la main dans le sac si tu me mens ! Et ma vengeance risque d'être terrible. Je me frotte les mains rien que d'y penser.

Le malaise s’étend, et certains mots résonnent encore dans sa tête comme dans une grotte aux parois épaisses. Elle se passe une main sur le visage, tâche de se reprendre, de chasser les dernière traces de colère, d’amertume, d’incompréhension, de tristesse, comme elle en a l’habitude, reprendre son masque de Morphe souriant et pétillant, avant de s’effondrer un peu plus tard à nouveau, quand on ne la regardera pas, ou quand elle ne parviendra plus à s’en empêcher. C’est confus tout ça, et elle sait qu’elle ne répond pas rationnellement — que pourrait-elle vraiment répondre rationnellement, dans tout ça ? Le rationnel est mort depuis longtemps, encore que c’est peut-être la partie d’elle qui la fait encore vivre et la maintient un peu, derrière tout ce bordel d’émotions contradictoires. Ils trinquent avec Erik, elle sourit faiblement comme une grimace, un rire au bord des lèvres. Le rire avant le craquage.

—Eh ouiiii mes petits dindons, bienvenue dans ce nouveau tuto ! Aujourd’hui, on vous apprend à retrouver une tête humaine pour faire joli en société. N’oubliez pas de sourire, et utilisez beaucoup de rouge pour votre makeup, ça donnera l’impression que vos yeux sont moins rouges que votre crayon, votre fard à paupière ou votre blush !

(Oui j’fais ça dans ma vie, pose pas de questions s’te plaît.)

Et elle grimace encore en reprenant son verre, parce que pouaaaaaaahhhhhh ça tape à fond. Le temps de faire l’aller-retour, quand elle revient prendre son verre, elle constate l’écriture en japonais. Elle veut lui demander ce qu’il a écrit, parce que bon elle comprend pas un pet de japonais, c’est trop compliqué comme langue, mais ils parlent déjà d’autre chose. Elle acquiesce finalement quand il lui demande de l’accrocher ; elle tire du tiroir magique de l’accueil du scotch washi avec des têtes de chats dessus.

—Ohhhh oui faut qu’on fasse une distribution dans les dortoirs… Sinon on peut en emmener à l’entraînement de demain justement, je suis pas sûre qu’ils aient la tête à bouffer mais pourquoi pas. Ce qui peut encore se garder jusqu’à demain, tu sais…

Nan puis c’est sûr qu’il aura pas entraînement ce soir, avec ce qu’ils viennent de s’enfiler en terme d’alcool. Elle va faire un truc intéressant, elle : dormir. Programme ma foi fort chouette. Elle revient s’installer à côté de lui après avoir pris soin de scotcher le papier à la porte, et s’écroule dans un des poufs, sa tasse à la main. La bande d’alcoolos, là.

—Qu’on avait oublié d’ouvrir et qu’on avait la flemme, un truc comme ça, répond-elle très honnêtement, ou presque. Et toi, c’était long ton truc en japonais là ?

Le p'tit mot- Ouais bon hein, aussi petit que peut être un mot en trois langues différentes hein- scotché à la porte, la Morphe me rejoint au milieu des coussins. Contrairement à ce que ma posture, légèrement prostré, le regard perdu dans le fond de ce que je regretterais probablement d'avoir ingurgité demain, et bah là j'suis content. Content de, pour un fois, rien faire. Genre. Rien de rien. Prendre le temps de process les informations, et l'Information, hein, surtout. Et juste on est là, les yeux rouges parce que j'suis vraiment un boloss qui sait pas s'exprimer. Et j'peux pas m'empêcher de sourire un peu bêtement, pour tout plein de raisons contradictoires et difficiles à comprendre, et encore plus à expliquer. Chui juste content qu'Aria ai eu envie de m'en parler. Et j'suis content de pas avoir été trop un bouffon non plus. Genre ok j'l'ai fait pleurer, mais elle est toujours là. Y a une ptite partie de moi qu'a envie de lui faire un câlin, ou d'l'attraper par l'épaule pour la serrer contre moi, mais tout le reste de moi il veut pas. Et c'est sans doute pas plus mal mdr.

"Tu vois ça c'est un truc que j'ai un peu de mal à comprendre t'sais. Dès qu'on parle d'entraînement et tout, tout le monde est en mode super sérieux TOUT LE TEMPS. Genre. J'ai bien conscience que c'est super important, hein, et j'prends clairement pas ça à la légère. Mais putain, c'est lourd comme ambiance tout le temps, t'sais. Ça fait du bien de souffler deux minutes bordel. Déjà pour la cohésion d'équipe. Puis juste pour pas faire un putain de burnout ou j'sais pas ? Après c'est ptete juste ma team c'est des cringers sans sens de l'humour aussi j'suis pas tombé sur les types les plus souriants du bled, j'en ai bien conscience. Du coup j'veux leur filer des gâteaux ouais, c't'une bonne idée. Parce qu'ils sont là, avec tous ou presque des passés de combattants, et ils plongent tous en plein dedans, et ils oublient qui ils sont aujourd'hui, parfois, j'ai l'impression. Mais j'sais pas, j'trouve pas ça super sain..."

J'm'enfonce un peu plus dans la masse informe de la dizaine de coussins dans mon dos, et j'attends un peu pour demander à la petite rousse ce qu'elle a écrit sur le papier, et j'éclate de rire devant son air extrêmement sérieux pour essayer de me bluffer.

"Heureusement que j'ai commencé à apprendre un peu l'espagnol, alors. J'suis désolé, mais j'sais reconnaitre mon prénom en romanji eh ! T'as tout mis sur mon dos, j'en suis sûr et certain ! Du coup j'me suis vengé et j'ai dit que tu t'étais transformée en licorne et qu'au moment où t'as voulu rajouter des ailes de pégase ta corne a arraché le chauffage. Et toc. Mais perso j'adore les disnosaures, j'pense avoir simplement égalisé."

D'un air satisfait, je reprends une gorgée d'alcool, basculant ma tête en arrière, les yeux mis clos, profitant simplement du moment et de la musique qu'on a oublié de couper depuis le début.

Finalement, la discussion repart sur les entraînements, et Aria pouffe de rire en l’entendant parler. Quelque part, elle comprend le sérieux du moment. C’est surtout que c’est pas toujours le moment de plaisanter, et parfois ça irrite. De son côté aussi, si on lui faisait des plaisanteries à longueur de journée pendant qu’elle s’échine à comprendre comment marchent des armes à feu ou comment faire pour survivre en milieu hostile, ça la saoulerait ; mais c’est parce qu’elle arrive si peu à se concentrer… et c’est si important pour elle. Alors quelque part, elle comprend aussi que lui en ait besoin, de cette soupape de décompression. Peut-être qu’ils ne sont simplement pas les bonnes personnes à qui faire des plaisanteries.

—Tu sais, je pense qu’ils ont aussi peur. Rérémy et Elwynn vont se marier… et je pense qu’ils veulent mettre toutes les chances de leurs côtés. Aoi est maman aussi. Ils ont plus à perdre que genre... je sais pas, que moi. Et puis… Pour El’ et Mymy… Ca doit leur rappeler de mauvais souvenirs, j’imagine, répond gentiment Aria en tapotant le bras de son ami. C’est sûrement pas contre toi, c’est leur manière de gérer le truc. Toi tu as besoin de rire, eux peut-être pas. Mais des gâteaux, ils aiment bien ça.

Aria regarde dans le vague un instant. Parfois elle se sent coupable de les entraîner là-dedans, et elle se demande si c’est parce qu’elle y va que la moitié de ses amis s’est investie de cette manière. Mais peut-être qu’ils se seraient proposés malgré tout, parce que c’est important. Et en même temps…

—Ils ont eu des vécus compliqués - enfin, comme tout le monde, mais tu vois de quoi je parle - donc… Oui, des fois je m’inquiète pour eux. Je sais que le risque c’est qu’ils prennent le réflexe de la violence. Puis je leur dis pas, mais j’ai envie de les protéger, tous. … Je sais ce que tu vas dire, ils ont pas besoin que je les protège. Mais c’est moi leur aînée, ajoute-t-elle avec une moue. Je veux pas qu’ils regrettent, qu’ils soient blessés ou qu’ils souffrent… Je veux pas qu’ils changent. Et en même temps j’ai l’impression de changer aussi, avec toute cette colère que j’ai en moi. C’est bizarre nan ?

Sa langue se délie, l’alcool fait effet. Elle éclate de rire à la réponse d’Erik, au sujet du mot, et se cache le visage :

—Ok ok j’ai menti ! J’ai dit que tu avais oublié d’ouvrir et qu’on avait la flemme ! Ahahahah ce serait plausible que je casse des choses, t’as pas tort.

"C'est vrai que c'est bon les gâteaux. 'tain t'as raison encore, pour changer. J'veux dire ouais, comment ça pourrait être mon sens de l'humour le problème, heiiiin ??? "

J'grimace, les dents serrées en une moue faussement dépitée. J'comprends ce qu'elle essaie de m'dire, en vrai, et j'hoche la tête, un air sérieux sur la figure. J'soupire.

"Mppphhhh-- "

J'relèverais pas comment qu'la p'tite Morphe se rabaisse une fois de plus. J'lui ai assez fait bobo comme ça aujourd'hui hein, là on chill au max. Même si hein "Ils ont plus à perdre que  moi genre-" Déjà te perdre toi 'fin. Bref. J'garde ma répartie pour moi et viens lui chatouiller les côtes du bout de l'index :

"Comment tu me connais trop mal ! Jamais j'dirais une banalité du style "Ils ont pas besoin que tu les protège gnagnagna -" ! Surtout que c'est super faux. Et qu'on doit tous y aller en se protégeant les uns les autres ! "

Je marque une pause pour la laisser finir, me grattant la joue pensivement en la laissant finir.

"Les gens changent tout le temps, mais j'suis prêt à parier que tes relations avec eux, elles changeront pas. Enfin. Elles se détérioreront pas. Pas tant que t'as confiance en eux et qu'eux ils ont confiance en toi. Et ça malgré vos manques de confiance en vous-même individuels eh. Mais c'est pas bizarre de se sentir changer à cause de la colère. J'me souviens dans un film y avait un personnage qui disait que le moteur d'aujourd'hui peut devenir le frein de demain. Et c'est l'cas pour la colère. C'était ptete dans un manga maintenant que j'y pense. 'fin dans tous les cas, normal que la colère ça change les gens. Juste faut pas que la colère elle.. 'fin.. Qu'elle remplace tout ce que t'es ? C'comme l'alcool t'sais. Genre hop, une p'tite gorgée pour se donner du courage et paf, tu finis à faire des concours de boisson contre Elwynn, Kaiko ou des Masters alcooliques. Tu vois l'genre mdr-"

J'dis ça sans jugement ou arrière pensée. J'suis moi aussi en colère. On l'est tous. Contre nous mêmes, contre le Centre, contre la vie cette sale pute. T'as compris quoi. Donc ouais, quand je le dis, c'est d'un ton presque bon enfant, léger. J'suis pu dans les remontrances ou j'sais pas quoi. J'ai assez fait pleurer pour aujourd'hui. J'ai même pas la prétention de donner un conseil ou de mettre en garde. 'fin c'est aussi là que j'remarque que merde, les Eaux sont les plus alcooliques d'entre tous ? Bien joué les potes putain. RPZ hein.

Pour reprendre sur un sujet plus léger, j'prends un ton faussement sérieux pour lui révéler que je l'ai prise la main dans le sac en train d'essayer de me faire porter le chapeau pour l'oubli d'ouvrir la boutique cet après-midi, avant d'éclater de rire en la pointant d'un index accusateur :

"J'EN ÉTAIS SÛR !! Et ouais ta maladresse est légendaire même si hein, tous les deux on sait que les soucis d'ce type c'est plus moi que toi, RIP la valve d'eau dans le sous-sol hein. Mais les gens ils savent pas. Hehehe. Puis la licorne ça te va bien aussi. J'imagine que ça fait un partout du coup. Enfin. Ça manque d'accusations sur Bax en vrai nan ? Qu'est ce qu'on aurait pu écrire pour l'accuser à ton avis ? "

Je réfléchis un instant, m'enfonçant un peu plus dans le confort des coussins, avant de reprendre d'un ton hésitant.

" "Le stagiaire a été trop timide pour ouvrir alors on est occupé à lui filer du courage" ? Ou alors "Baxter est parti voir son amoureuse au lieux de faire son travail et du coup rien n'est prêt ? " J'hésite un peu, t'as mieux ? "

Aria rit un peu, et secoue la tête. Alors ouais son sens de l’humour est parfois too much, mais ça ne l’a jamais trop dérangée. Quand il la chatouille, elle gigote et rit encore, essayant de le repousser de son mieux.

—Totalement ! Je suis d’accord avec ça, sourit Aria, avant de laisser Erik terminer sa prise de parole.

C’est fou comme il a réussi à mettre instantanément le doigt sur un truc qui lui échappait depuis longtemps… Sa peur qu’on la voie différemment, que tout ça change après coup. C’est pas la peur de voir les autres changer, ou elle, mais qu’ils la rejettent et ne veuillent plus d’elle si elle change, si elle n’est pas gentille, si elle s’autorise à montrer sa colère… et pire encore, à l’utiliser. Mais voilà : elle s’est décidée, et on ne fait plus marche-arrière si près du but. Alors elle acquiesce encore et lui renvoie un sourire tout doux, un peu fatigué aussi parce qu’elle est assommée par l’alcool, justement. Elle grimace à la mention d’Elwynn et Kaiko… tiens elle pensait pas que Kaiko avait des soucis de boisson. Ou alors il dit ça pour rire…

—Nan j’comprends ce que tu veux dire. C’est difficile. Je me suis jamais autorisée à être en colère, alors je découvre… mais ça ira, j’en suis sûre. Et je suis pas toute seule. Alors si je vais trop loin, je sais que vous serez là aussi pour moi ensuite. Ou pour me contenir, rit-elle.

Elle pense à Ys… que personne n’a su contenir, lui. Elle se demande comment il va, et ce qu’il fait. Ils auraient eu besoin de lui durant cette mission, plus que jamais… Quel crétin, quand même.

Enfin, ils peuvent enfin changer de sujet maintenant. Tranquillement passer à autre chose. Elle éclate de rire cette fois et lui donne une petite tape sur le coude.

—Ca manque carrément d’accusations sur Bax. J’aime bien le truc sur le stagiaire, mais faut écrire Bax en toutes lettres, sinon les gens sauront pas de qui on parle !! rit-elle. Et nan t’es ouf on écrit rien sur son amoureuse, j’ai pas envie qu’Afya soit deg après !!!