Parce qu’il était déjà complètement perdu par ses propres émotions et leur expression — avec laquelle il essayait de se débattre pour retrouver un visage normal tout en étant saboté par sa propre envie d’immortaliser ce petit exploit —, Minoru fut encore moins capable que d’habitude de lire à travers celles de Karen. Était-elle ébahie comme sa première réaction le suggérait ? Moqueuse comme sa seconde le disait ? Triste comme sa troisième l’esquissait ?

Il n’eut guère le temps d’y réfléchir, puisque la quatrième amplifiait le phénomène même qui empêchait de l’interpréter.

J’savais pas que tu les aimais autant.

Evidemment, il rougit encore plus qu’elle.

« C’est… Je ne… »
Il ne pouvait pas vraiment lui dire “je ne les aime pas tant que ça”, et pas seulement parce que c’était complètement faux.
« P… Personne… n’a des yeux comme ça… alors… »

Il voulait évidemment tenter de se défiler en expliquant que presque personne au Japon n’avait les yeux verts, qu’il n’en connaissait lui-même aucune jusqu’à présent et donc qu’à cet égard il y avait naturellement quelque fascination à trouver dans les siens, mais que c’était simplement…
Il se rendit compte de lui-même qu’il y avait un léger décalage entre le raisonnement qu’il déroulait mentalement et les mots qui remontaient la pente de son œsophage.

Et de fait, accepta très volontiers le changement de sujet, par un hochement de tête qui ne redonna à son humeur qu’un zeste de contenance mais à son visage toute sa banalité.
Peut-être pas pour longtemps — il le saurait vite.

Incapable de cacher qu’il avait un peu de mal à suivre les explications relativement vagues de l’américaine, Minoru essaya au moins de lui montrer son intérêt certain pour ce qu’elle racontait.
« Je vais essayer… » répéta-t-il.

Avant de se lancer, il hésita sur l’état d’esprit qu’il devait adopter. Devait-il faire le vide total dans son esprit ? Valait-il mieux rechercher une émotion précise ou viser une personne sans a priori ? Les émotions avaient-elles la même forme quand elles étaient perçues à l’extérieur et à l’intérieur de soi ?

Encore enhardi par les dernières étincelles du Tonnerre qui avait brillé en lui, il passa sur ces questions et se lança. Il se saisit précautionneusement du petit cristal Sensitif, le plaça entre ses deux mains, puis les joignit à nouveau, alors qu’il fermait les yeux. La nécessité pratique ayant disparu, c’en était peut-être devenu risible, cependant…

Yo par ici !
… Qui va là ?
Wooh putain c’est le bordel là-dedans. Ça se barre dans tous les sens, ça se cogne, y’a plein de trucs cassés partout et… ooooh putain au fond y’a une bestiole suuper glauque !
Il vaut mieux ne pas y prêter attention.
Hii ça bouge ! Petit petit petiiit ! Il a des bouches partout, donc elle doit bien pouvoir parler ! Hé, dis, tu peux lui faire dire un truc ?
Ça ne dirait rien de compréhensible.
Oh.
Revenons donc à la scène.

Minoru sentait, donc, une étrange énergie glisser contre lui. Parce qu’elle était plus douce et subtile que le Tonnerre, qu’elle le caressait sans l’envahir, il crut d’abord ne pas avoir infusé assez de magie dans le cristal, ou l’avoir mal fait.

Il entrouvrit les yeux et les mains, baissa les uns vers les secondes. Rien de particulier à signaler. Qu’est-ce qui avait pu mal être raté…

Moi je saiiiiis !
Puisque tu es notre invité spécial du jour — enfin peut-on parler d’invité puisque tu as été créé avec et pour cette scène — et que tu meurs d’envie d’expliquer la situation, je t’en prie.
Ouiii ! Alors. Hum. En fait, c’est pas bien cul. Le seul truc dont j’m’occupe pas, c’est le dedans, donc ça veut dire que je suis partout ailleurs. En gros… s’il prend juste deux secondes pour regarder autre chose que son nombril et ses doutes, le Minoru, ça va marcher.
C’est effectivement ce qui se produisit lorsqu’il se rappela du seul conseil qu’avait pu lui donner Karen — et du seul qu’il n’avait pas suivi. Quoi que gardant les doigts entremêlés autour du cristal, il redressa la tête.
Et maintenant, tu penses à elle. Genre pour de vrai. Pas à ce qu’elle pense de toi ou à ce que tu penses qu’elle pense de toi ou ce genre de bail dont je pige que dalle.

Ne sachant que trop faire de cette intuition, il laissa glisser son regard le long des traits de Karen, à laquelle il marmonna quelque excuse inintelligible sur le fait qu’il essayait de se concentrer. S’intéresser à ce qu’elle ressentait… Évidemment, il avait l’impression de le faire en permanence, aussi était-il étrange et désagréable de se sentir soudainement comme si c’était un exercice hors de sa portée.

Meuh non, tu vas y arriver ! Puis tu peux pas faire pire que l’autre en face j’crois. D’ailleurs ça vaaa pas trop chelou de se faire regarder en silence comme ça ?

Comme à chaque fois qu’il s’égarait à la contempler, Minoru se retrouva face aux yeux de Karen. Il avait toujours…

Nah mec, l’admiration ça compte pas. Même si t’as l’impression de la regarder elle, au final c’est toi que tu vois à travers elle.

Se sentant déconcentré et un peu mal à l’aise, il se laissa descendre un peu jusqu’à ses lèvres.

Le désir ça marche pas non plus. Tu penses encore qu’à ce que tu veux. Puis ‘gaffe, si tu descends encore ça va être pire. Et j’te parle pas de la scène que ça va faire.

Ses pupilles rebondirent donc, jusqu’aux deux sourcils finement taillés qui surlignaient le regard de Karen. Une partie du corps à laquelle il n’avait guère prêté attention directement jusqu’à il y a quelques mois, mais qui était devenue centrale dès son initiation. Alors qu’il savait à peine qu’il y avait différents types de sourcils, il avait appris à en reconnaître la couleur, la densité, la courbure, la taille et, même, le maquillage. Ceux de Karen étaient, comme elle, beaux et entretenus, quoique paraissant froncés par défaut, tant elle était souvent énervée.
Pourtant, ces sourcils, à bien les regarder en cet instant précis, étaient très différents de comment il les avait dépeints. Leur beauté se tarissait sur les bords, et, fait plus surprenant, leur torsion avait laissé la froideur rectiligne pour une douce courbe qui semblait comme étendre légèrement le pli qu’ils avaient l’habitude de durcir.
S’il les regardait encore un peu plus et s’en détachait légèrement pour réinscrire les traits de leur contexte, c’était comme s’il pouvait y lire encore plus. Des mots discrets étalés sur et par-delà son visage, qui n’usaient d’aucune lettre et d’aucune couleur tout en étant parfaitement lisibles et en teintant tout ce qu’ils survolaient d’un air nouveau.

Ah bah on y vient ! Enfiiiin ! Par contre chaud d’être autant abonné aux pouvoirs qui apparaissent de façon zarb. Genre là ça fait un peu morphe inversé en fait : au lieu d’avoir un truc qui fait de ton visage ce que tu as envie, t’as un truc qui transforme dans ta tête le visage des gens pour afficher ce qu’ils ressentent derrière ce qu’ils affichent et tout !
Heureusement qu’on n’a pas en permanence quelqu’un qui explique les métaphores. Enfin.
Fasciné par ce qu’il voyait sans être capable d’en formuler un seul élément, Minoru essaya de discerner ces nouveaux traits qui se superposaient aux nouveaux et de déchiffrer les impressions étranges qu’elles lui envoyaient. Il la perçut agitée par quelque ligne qui tressautait autour de ses yeux et réconfortée par quelque couleur chaude qui s’étalait sur ses joues, puis la sentit comme agitée et heureuse… Pour quoi, exactement ?

Parce qu’elle voyait ses cristaux être utilisés pour la première fois, certainement.

Mdr. Non.

En émotions comme partout ailleurs, lire ne veut pas dire comprendre. Ce d’autant plus qu’on se laisse envahir par les émotions que provoque la lecture (eh ouais ! c’est le feu hein ?), et qu’on ne sait plus tout à fait si c’est bien ce visage, en face, qui les exhibe, ou s’il ne fait que refléter son propre état d’esprit. C’est ce qui arriva à Minoru, qui se sentit rapidement fatigué et vit s’effacer la brève acuité qui lui avait permis de discerner ces caractères que nul n’avait écrit, pour se retrouver devant une bouillie qui s’estomperait sitôt qu’il cesserait de la regarder.
T’oublies un truc ! Juste avant que ça fasse tout ça, là, il revoit ce p’tit sourire, un peu triste là, qu’elle lui a fait y’a deux minutes.
En effet, il le vit, mais ne le prit que comme un souvenir, un parasite, ou peut-être sa propre tristesse à lui qui s’immisçait dans ses traits.
Oh il est triste ? Pourquoiii ?
T’es pas supposé le savoir ?
Beeen, je suis qu’un pauvre cristal d’initié moi, pas comme l’autre qu’est à temps plein. Puis je t’avoue c’est trop le bordel pour moi alors vazy explique.

Hm. En effet, donc, Minoru était triste, ou plutôt un peu déçu. Pas tant par le pouvoir lui-même, qui l’avait émerveillé de façon inattendue et qui lui donnait aussi envie de trouver un Master pour devenir Sensitif (ce serait toujours plus utile que d’être Morphe), mais parce que, d'une part, il y trouvait d’une part les mêmes incertitudes que celles qui l’inondaient déjà sans magie…
Je fais de la magie, pas de la thérapie, c’pas ma faute à ce stade.
… Et d’autre part, parce qu’il avait le sentiment d’effleurer la magie sans rien faire avec, par rapport à ce qu’avait réalisé Karen, qui avait à deux reprises surpassé ce dont lui-même était capable avec ses propres pouvoirs.

C’est cette impression contrastée qui transparut, quand il reprit la parole, quelque chose comme une minute après qu’il l’ait eue pour la dernière fois.
« Je crois que j’ai réussi… Enfin… J’ai pu percevoir un peu, je crois, s’emmêla-t-il. Enfin ton… tu… »
Il comprenait pourquoi les sensitifs ne parlaient que rarement de ce qu’ils lisaient chez les autres : c’était extrêmement gênant. Il détourna donc le regard, alors que sa main pianotait nerveusement son verre.
« Tu semblais heureuse… Du moins… Un peu… »
Plus bateau tu meurs.
Qu’est-ce que tu fais encore là ?
Oh ça va, je peux bien rester jusqu’à la fin du post.
Heureusement qu’elle est imminente.

Minoru hésita quelques instants encore, marmonna quelques commentaires qui n’étaient guère que des répétitions, pianota un peu plus fortement sur son verre, puis osa finalement en venir à ce qu’il voulait réellement dire :
« Je me demandais si ça te dérangerait… Que je réessaie juste une fois. »

Il ne savait pas trop ce qu’il essayait d’accomplir, ni si ça changerait quoi que ce soit…
Peu importe ! Dis ouiii ! Dis ouiiii !

__–Yooooo mon frèèèèèère !
__–Grand Dieu.
__–Alors ça va la vie ? Vas-y viens je m’invite et tout, fais-toi plaisir, ouh putain sa mère c’est quoi ce truc sérieux, toi aussi t’as un gros monstre dégueulasse qui traîne ? Ouais c’est pas la joie. Celui que je me tape est du genre vénère et accroché au mur à ronger ses chaînes, le mur, ses propres bras, t’as l’idée quoi. Comment ça s’passe pour Minoru, hm ? Ouais, c’est chaud de se dire « et si je me pointais slip à l’air et sans sonner dans l’intimité des sentiments de mon crush » là comme ça, hm ? T’inquiètes, Karen vit la même H24. Il paraît. Des fois. Non enfin si, je vous assure. Elle essaye, oh.
__–Nan mais c’est bien, vous êtes sur la bonne voie tous les deux. Han han. Admiration, okay. Ah mais attendez, c’est lequel de nos deux ados qui ressent ça, là ? Non mais vraie question hein.
__–De quoi !?
__–Bah ouais, non puis genre. Notre Minoru national là il arrive oklm il maîtrise de fou le truc, stp Karen quand je me suis pointé c’était mal de crâne de ouuuuf et se sentir envahie par un bordel juste monstrueux.
__–Enfin, elle m’a découvert en shlag au milieu de tout le monde, elle m’a pas découvert un coin tranquille avec juste quelques gens au bar. Puis elle m’a pas découvert devant quelqu’un dont elle voulait méga méga vraiment lire les sentiments pour se concentrer dessus. Ouais ça aide. Parce que, normaaaaalement, le pouvoir sensitif c’est genre, un bruit permanent au début, quoi. Comme être plongé dans une soupe faite du mélange de pleiiiiin d’autres soupes.
__–Ragoûtant.
__–Toujours maggle, toujours. Ah c’quoi ça ? Du désir ? Mais putaiiiiiin mais pareiiiiil, qui le ressent, là, hm ? Lui, elle ? Va savoir mon p’tit pote. Va savoir. Surtout que bah, il le fixe droit dans les yeux. Donc elle peut. Mater. Son. Superbe. Visage. En gros plan. En continu. Qui fuit pas du regard, nan, rien.
__–Si jusqu’ici tu as fait les gorges chaudes, j’imagine qu’à l’évocation de Karen heureuse et pour les raisons avancées par les narrateurs d’en face, cela va être encore pire dans l’insupportable mièvrerie, me trompe-je ?
__–Ouais.
__–Oh ?
__–Encore une fois mon con. Qui est heureux, des deux ? J’veux dire. Le pouvoir sensitif, ça fait pas que détecter, ça projette et ça absorbe. Donc en fait. Si Minoru est heureux. Il envoie son bonheur, okay ? Du coup je le capte. Du coup je l’absorbe. Du coup Karen est heureuse. Du coup elle l’envoie. Du coup Minoru est heureux. Voilà, tu saisis ?
__–… Une explication d’une sobriété et clarté exemplaire.
__–Puis ils sont trop pipouuuuuuuuuuus
__–Au secours.
__–Ah zut. Ça dure pas de ouf, dommage. Dis Kareeeeen, tu veux pas dire à voix haute tout ce que j’viens d’expliquer pour rassurer ton keum que bah si il a « fait quelque chose avec », genre vraiment, genre pas qu’un peu, là ? Hm ?
__–Ouaiiiiiis, tu rougis, okéééééé.
__–« Toi aussi. »
__–Pas maaaaal, maintenant on explique un peu comment ça marche…
__–« C’était cool. »
__–Ouais, con de moi de placer mes espoirs dans c’t’intellectuelle, aussi.
__–« Euh… »
__–Sa demande fut prise de manière bien étrange par Karen. D’un côté, ce doux moment de joie partagé – aussi navrant que cela eût pu être, je me dois de le reconnaître –, elle ne voulait rien d’autre que de le vivre encore un peu. D’un autre… Sa proposition avait quelque chose qui la gênait, sur deux aspects contradictoires. « juste une fois », c’est qu’elle ne voulait pas que ce fût juste une fois. Elle voulait vivre cela tous les jours. D’un autre, ce simple contacts avait remis en question bien des choses, ébranlé bien des fondations de son être.
__–S’autorisait-elle vraiment ce bonheur ?
__–La question n’avait aucune réponse qui lui semblait viable.
__–Et le temps qu’elle avait passé à réfléchir à celle de Minoru devenait bien suspect. Le blanc n’avait que trop duré. Il fallait parler.
__–« Euuuuuh… »
__–STOP LE BULLSHIT STP MERCI.
__–Comment ?
__–PTDR T’AS CRU. C’est un perso de Stilgar là, pas d’Arisha, le déni c’est pas un truc de la maison.
__–… Qu’est-ce que cela veut seulement dire ?
__–« Allez. Tiens, prends l’autre. »

Elle a dit ouiiiii ! Hihiii !
Et c’est reparti pour un deuxième post de parodie mal branlée.
Mais noon, dis pas ça ! On va s’marrer !
Ça…

Quoi qu’il en soit, reprenons Minoru là où nous l’avions laissé, stressé et figé dans un silence qui avait un peu trop duré. Ces réactions de la part de Karen l’avaient — évidemment — convaincu qu’il avait manqué sa chance de l’impressionner, ou à défaut de lui arriver quelque part au niveau du mollet. C’est pas genre juste au-dessus de la cheville ? Si.

Quand elle accepta donc enfin, non sans tartiner un peu plus d’ambiguïté sur un gâteau qui en était déjà gavé, c’est fébrilement qu’il se saisit du petit cristal. L’attente avait fait retomber l’excitation dans son habituel bain de honte et de réserve, si tant est que Minoru se demandait si cela en valait seulement la peine, finalement. Après tout, il n’avait pas de quelconque plan pour renverser la situation, ni même une vague idée de comment naviguer dans la fresque incompréhensible qu’il allait retrouver.

Mais puisqu’il y était… autant le faire. Après tout, il avait un peu envie de revivre cet instant aussi.

« Je me lance… » marmonna-t-il timidement, avant de fermer les yeux à nouveau, de prendre une grande inspiration et d’activer le pouvoir de Sensitif.

Re pour de vrai !! Alors alors, c’est toujours le bordel par là, mais en vrai de vrai, même s’il stress encore de fou, ça part pas trop mal. Déjà il se perd pas dans le “ça marche ou pas ?” et il arrive à se mettre à peu près dans le bon bain direct, au lieu de passer trois ans à savoir comment il doit aborder le truc. Du coup, ben, quand il rouvre les yeux, c’est toujours le bordel sa mère, mais un bordel qu’il va pouvoir regarder plus de trois secondes.

Paniqué mais fasciné par ces traits qu’il revoyait se superposer à ceux de Karen, Minoru la fixa donc encore un moment, non sans hésiter par intermittence à marmonner quelque excuse sur le fait qu’il n’y arrivait pas autrement. Rooh, si tu savais comme elle kiffe ça !

Après une petite minute, il en fut presque certain : pour une raison qu’il ne s’expliquait pas, l’effet était bien le même, quoi qu’un peu plus distinct avec l’habitude naissante, mais la sensation était comme… Différente ? Comme si les lignes et les mots étaient similaires, mais qu’on en avait un changé l’ordre, voire carrément redessiné des passages.

Eeeh oui mon gars ! Les émotions, ça bouge tout le temps ! Chépa ce qui lui est passé par la tête à Karen depuis mon absence de deux minutes même pas, mais c’est clair qu’elle ressent pas exaaactement la même chose.

En dépit de la véracité de cette observation qu’il fit lui aussi, Minoru était plus prompt à croire qu’il avait fait une erreur qu’à se laisser convaincre par la première intuition venue. C’est pourquoi plutôt que d’embrasser ce visage qui s’offrait à lui (Ohohoh ! C’est pas littéral, hein.  Pour l’instant !! Halloween, ça te dit un truc ?), il tenta de modeler la vision qu’il en avait.

Il se concentra à nouveau sur les lignes qui gigotaient le long des sourcils de la blonde. Il était certain de les avoir vus… Un peu plus arrondis, peut-être. Plus curieux ? S’il arrivait à les redresser juste un peu…
Ce fut alors la première fois qu’il se rendait compte qu’il avait réussi à altérer (un tout petit peu) les émotions de Karen. Comment, il n’aurait su le dire ; c’était aussi proche que totalement opposé à ce qu’il avait expérimenté avec le morphisme.

Et les fois d’avant on en parle pas, genre ? Parce que d’après mon collègue, c’était le feu !
Eh bien justement, le collègue les a déjà décrites, et Minoru ne s’en était lui-même pas rendu compte, alors il n’y a guère à en dire de plus. Ce qui venait de se passer, en revanche… Le voir faire tressauter une ligne qu’il avait visé, quoique sans la certitude d’en être bien à l’origine, avait d’un coup rempli Minoru d’un mélange d’excitation, d’anxiété, de joie et de honte. Comme d’hab quoi.

C’était… aussi incroyable que dérangeant. Aussi hésita-t-il à dire quoi que ce soit, non pas cela dit que son visage eut permis quelque ambiguïté auprès d’une sensitive.

Ça aurait pu s'arrêter là. Puis, parce qu’il était galvanisé malgré l’étrangeté de la situation, parce qu’il voulait être sûr d’avoir trouvé le “truc”, parce qu’il sentait les traits s’effacer à petit feu et aussi parce qu’il n’y retrouvait toujours pas ce qu’il était persuadé de devoir y voir…

Minoru voulut faire un ultime essai. Un tout petit essai.

Rien de bien important. Seulement redonner un tout petit peu de radiance à une joue qu’il était sûr d’avoir vue un tout petit peu gonflée.

Il se concentra donc un ultime instant…

Eeeeet, woh putain ! V’là t’y pas que ça part en couille.
Et en couille bien vénère.

En effet, Minoru expérimenta par inadvertance la panique du peintre qui, en tentant d’ajouter la dernière fine touche à son œuvre, avait donné un gros coup de coude dans un pot d’une couleur qui n’était pas du tout supposée être à l'ordre du jour…

Et en avait aussitôt déversé une bonne grosse flaque sur la toile.

D’un coup, tout ce qu’il avait pu voir au-dessus des traits de Karen avait remué dans tous les sens, envahi par l’émotion qu’il venait d’y incruster malgré lui.

J’sais pas comment tu t’y es pris mon con mais c’est la pagaille là. Déso pas déso mais j’me casse !
Hé ! Attends ! Tu peux pas te barrer comme ça après avoir emmerdé ton monde pour rester à l’écran !
Ooh que si ! Hasta la vista !
Heureusement qu’on ne s’encombrera pas de tels artifices de narration si Minoru ose utiliser à nouveau un cristal sensitif.

Herm.
Toujours est-il qu’effectivement, c’était la pagaille. Quoi qu’il ait glissé dans le coeur de Karen, ça ne lui ressemblait pas. Enfin, ça ne leur ressemblait pas, puisqu’un pot de peinture dévaste rarement une toile sans rebondir aussi les vêtements de son créateur…
Oui, je sais de quoi je parle.

__–Ah ben ça mon couillon (enfin, ma couille droite, là pour le coup) – classe, ne l’appelles plus jamais comme ça par pitié –, pour pas ressentir la même chose ! Et vous savez ce que c’est, les enfants ? Vous voulez savoir ? Tu veux savoir, toi ?
__–Non.
__–M’en fous je vais le dire quand-même. C’EST L’AMOUR LES GENS. T’ENTENDS ÇA MA COUILLE DROITE ? Ah mais merde, c’est un sentiment compliqué et tout, tu vas avoir du mal à comprendre. Puis il faudrait un troisième cristal pour ça. Rooooh.
__–Du coup on est passé à ça qu’ils s’embrassent encore. Triste.
__–Je n’irais pas jusque là. Heureusement pour la santé mentale de tout le monde que Minoru échoua lamentablement ensuite.
__–Boh, ça va en vrai.
__–Comment donc ?
__–Ok bon j’explique. Si vous voulez, lire les émotions, c’est déjà putain de galère. Parce que, il faut comprendre ce qu’on reçoit et tout, mais c’est un tout nouveau sens, y’a un bête de temps d’adaptation. Comme être aveugle depuis la naissance et paf tu vois. Ok, puis après y’a émettre. Modifier, Tout l’tsouin-tsouin. Ce que Karen arrive àààà peuuuu prèèèès à faire, mais en fait, non. Parce que, ’faut savoir ce qu’on envoie. Avec une giga précision. Si on sait pas, on envoie un truc pas clair, du coup dans les faits on envoie que couac. Et là en fait, Minoru, c’est intéressant. Parce que, la combinaison des pouvoirs c’est ouf la vérité, son morphisme lui a donné un bête d’ancrage dans la réalité et lui a permis de pas trop mal saisir ce qu’il branlait. Donc il a émis super correctement. Mais il a pas compris qu’il balançait de l’amour dans Karen, donc déjà on part sur une base pas méga stable. Du coup, il a balancé quoi, vous allez me dire ? Bah du lui. Un truc perso. Vous devinez ? Vous devinez pas ? Bah quand-même.
__–Ça va être niais…
__–DU COURAGE LES GENS.
__–BAH OUAIS. UNE PLEINE PLÂTRÉE.
__–… Depuis quand c’est quelque chose qui lui appartient, cette émotion entre toutes les autres.
__–Nan mais t’as pas compris. C’est pas important que ce soit à lui ou pas. (Même si là, nan c’est à lui 200 %.) Regarde. Karen a reçu de l’amour. De Minoru. Sans qu’il le sache. Parce qu’il a pas compris le truc. Mais Karen en fait, c’est ce qu’elle voulait recevoir. Du coup, comme on est en mode courroie émotionnelle, elle lui en a envoyé à balles, même sans trop le vouloir, du coup il lui a envoyé bah, ce qu’il avait dans la tête, du coup elle lui en a envoyé encore plus. Tu te souviens du post d’avant, je sais pas qui pense ça, machin machin ? Bah voilà, pareil. Et pareil avec la suite. C’est ce qu’elle voulait, c’est ce qu’elle a envoyé, c’est ce qu’elle a eu. Et l’inverse. Parce que, c’est ce qu’il voulait envoyer, du coup c’est ce qu’il a envoyé, du coup c’est ce qu’elle a envoyé.
__–… Ne serait-ce pas là une inversion du principe de causalité ?
__–Ben, pas vraiment, parce que, c’est genre, quasi simultané, quoi. C’est chaud de dire y’en a un qui a commencé, surtout quand juste avant ils avaient déjà mis un peu leurs esprits en phase et ressentaient – donc émettaient – quasiment pareil que l’autre.
__–As-tu fini ?
__–Ouais vas-y, j’ai bien baratiné mais s’passe rien pour le moment dans ce post.
__–En effet. Aussi, Karen sortit de cette expérience fort confuse. Bien des choses qu’elle refusait d’admettre, refusait d’avouer, refusait d’assumer, s’étaient produites, quoique dans un laps de temps fort court, exprimé par deux jeunes gens sans aucune maîtrise sur leurs sentiments et avec une compréhension très vague du pouvoir sensitif. Difficile d’en tirer quelque conclusion que ce soit, ou même d’avoir un esprit un tant soit peu éclairci. Aussi Karen ne put-elle pas faire plus loquace que précédemment :
__–« Ah bah, tu gères. »
__–Je dois céder ceci à mon compagnon de route – appelle-moi la couille gauche –, non ça ira, Karen en était tout de même fort émue et ne se priva pas d’en rougir.
__–« On refera hein. »
__–Et puis, ses responsabilités se rappelèrent à elle. Elle tourna la tête vers ses enfants.
__–« Ouh, y’en a un qui a chié, là. »

Alors que Karen le complimentait avec une réserve qu’il n’avait pas la matière grise d’interpréter correctement, Minoru était encore perdu par ce qu’il venait de vivre. Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il ressentait exactement, ni de ce qu’elle ressentait…

…Mais il s’était aussi pris à la gueule tout un tas de choses qu’il refusait d’admettre, refusait d’avouer et refusait d’assumer.

Il y avait notamment cette petite graine, qui germait silencieusement sur un terreau encore chaotique, quelque part où il n'oserait pas s'aventurer pour la voir. Cette plante encore naissante qui, eh bien, là, avait d'un coup grillé plusieurs étapes de croissance, pour faire éclore dans un fracas ses premières fleurs que venaient butiner des papillons dans son ventre.

Elle n’aurait pas dû en arriver là. Ou pas… avant un certain point. Pas avant d’accepter qu’il avait le droit de le ressentir, au moins.

Et pourtant, c’était là.

« O… oui… p… pourquoi pas… »

Alors qu’il la regardait, rougissante et encore plus belle qu’elle ne l’avait jamais été, Minoru savait… non, plutôt, était obligé de savoir qu’il était amoureux d’elle.

Amoureux, mais surtout à deux pauvres secondes, une fin d’effet de cristal et, juste après, à une couche sale de le laisser échapper brutalement.

Il se précipita sur l’occasion de fuir l’élan qui le tirait vers la confession soudaine qu’il n’aurait jamais assumé.
« J… je v… je vais demander à Luna si… »
Il se leva, s’enfuit demander à la gérante du bar s’ils pouvaient lui emprunter un peu d’espace dans l’arrière-boutique, tint dans ses bras l’un des jumeaux pendant que Karen s’occupait de l’autre et échangea avec elle quelques banalités.

Sauf que… quand bien même la tension redescendait, c’était toujours aussi bizarre.
Ou plutôt, disons qu'il était devenu incapable de ne pas voir que les choses étaient bizarres, après tant de semaines — de mois ? — passées à les esquiver. Et de fait, incapable de regarder Karen dans les yeux, ou même de suivre ce qu’elle racontait sans être assailli par tout un tas d’envies et de questions bouillantes, qu’il s’efforçait aussitôt de repousser par des poussées d’anxiété.

Il voulait l’embrasser.
Elle le trouverait dégoûtant.

Il voulait sortir avec elle et le dire à la terre entière.
Elle voudrait sortir avec la terre entière plutôt qu’avec lui.

Il voulait lui tenir la main.
Elle choisirait la repousser.

Il regarda les yeux bleus du petit John, pour essayer d’y trouver une ultime raison d’abandonner. C’était horrible, pas vrai ? Une adolescente, qui séchait les cours pour s’occuper de ses deux marmots. Même si par hasard elle voulait de lui, voulait-il lui aussi sacrifier son temps à des enfants qui n’étaient pas les siens, alors qu’il était déjà incapable de réussir ses examens en temps normal ?

Il ne le voulait pas.
Mais si ce n’était pas ses enfants, c’était ceux de Karen.

Il ne pouvait plus vraiment les regarder sans les aimer eux aussi. Même si c’était terrifiant.
Il resserra un peu son étreinte, comme pour témoigner d’une affection qu’il n’avait jamais totalement osé assumer. C’était chaud, un bébé. Bien plus que tous les fardeaux qu’il avait porté.

Un frisson de calme le caressa. Il se savait trop peu courageux pour avouer ce qu’il ressentait, mais il venait peut-être de trouver celui de commencer à en assumer une partie, maintenant que c’était trop tard pour faire autrement.

« D…dis… »

Gardant l’enfant dans ses bras, il avait attendu que Karen finisse de changer son jumeau — dans un malaise un peu gênant — avant d’oser l’aborder à nouveau.

« C’… c’est quoi, ton type… Enfin… juste par curiosité… »
Un tout petit plus de courage.
« Ton type de garçons… »

Assumer un tout petit peu, ça voulait dire imaginer que s’il n’était pas digne de Karen, il pouvait peut-être faire tout ce qu’il pouvait pour le devenir. Même si ce n’était que pour un instant. Et peut-être avec un peu de magie.

__–Mais vous deux lààààààà
__–Sérieuuuuuuuux
__–Allez c’est bon je me casse.
__–Pour de vrai ?
__–C’est une expression connard.
__–Ô que n’ai-je des poumons pour soupirer. Minoru s’enfuit donc, ce qui laissa Karen seule avec ses enfants et beaucoup de questions, qui étaient comme une foule de personnes qui, devant passer par une petite porte toutes avec autant d’empressement, la bloquaient et interdisaient à quiconque de passer.
__–Luna se montra bien urbaine et les mena dans les bureaux de l’arrière-boutique, poussa des paperasses et leur fournit une serviette, où allonger Boyce. Karen entreprit de le faire, ce qui n’était pas le plus aisé du monde. Son fils était fort sage, mais Minoru bouillonnait à ses côtés.
__–Comme en témoigna sa question. Oh, c’était une assez bonne experte des jeux d’amour et de séduction adolescents pour comprendre immédiatement ce qu’il voulait dire par là.
__–Elle ne répondit pas tout de suite, cela dit : elle attendit de se laver les mains pour cela. Une fois Boyce à nouveau propre et un passage au lavabo, qui dut être interminable pour un Minoru qui n’avait eu pour toute réponse à son interrogation qu’un long silence, elle prit encore un petit instant de réflexion puis, sans le regarder, répondit :
__–« Nan mais, à part jouer avec eux une fois de temps en temps, peut-être les garder une fois par semaine grand max, je te demanderai rien, t’inquiètes. »
__–… Huh ?
__–Vous m’excuserez d’utiliser un langage aussi relâché, mais toi ma senestre testicule, quel bouffon tu fais, à réapparaître une fois que tout a déjà été joué.
__–Non, sans déconner. Oh le con… Bon baaaah euuuuuh. Ok bah en vrai j’aurais pas été super utile, là Karen est genre… En pilotage automatique, à l’instinct, je sais pas, c’est juste trop le bordel. Je comprends rien. Elle est contente, elle a les méga jetons, elle ose et se retient, hé, je suis qu’initié, à un moment il fait s’avouer vaincu.
__–« C’est oui, Minoru. Enfin… Si tu veux bien aussi. »
__–Cet art de se dire les choses sans communiquer.

Minoru vécut le silence le plus long et douloureux de sa vie.

Pire que quand il avait réalisé qu’il n’avait pas mangé en arrivant à Terrae.
Pire que quand il avait ri après l’accouchement.
Pire que les… finalement, un peu trop nombreux moments gênants qui s’étaient succédés en bientôt un an.

Un silence un peu trop long dans lequel il s’était vu pendant des mois. À hésiter. À tourner autour. À essayer. À peut-être ne rien faire, mais à vivre cette émotion toute singulière. À la comprendre. À la détester peut-être — sûrement.

Puis Karen avait semblé changer de sujet et il l’avait suivie, sans rien comprendre de ce que ça voulait dire. Sans être capable de le faire, en fait.

« B.. bien sûr, je t’aide quand tu veux… Même plus souvent… »

Peut-être que sa question n’était qu’un rêve, et qu’il avait dit autre chose. Ça lui pinçait le cœur, mais il n’osait pas insister.

Puis à nouveau, Karen dit quelque chose qui n’avait aucun sens. Répondait à une question qu’il n’avait pas posé.

« Euh… »

Son cœur explosait.
Il avait bien imaginé une question mais la seule idée qu’elle eut pu être lui donnait le tournis.
Il fallait redescendre. Remettre d’un coup les deux pieds à terre. Clarifier le malentendu.

« Oui à quoi… ? »

__–…
__–…
__–Euh…
__–Hm.
__–Putaiiiiiin mais gaaaaaaaars
__–Ah, Seigneur.
__–Et merdeuuuuh lààààà tout ça pour ça sérieux ok, bah ok.
__–Je n’étais pas un franc soutien de cette histoire au départ, mais je dois reconnaître que sa fin me déçoit.
__–« Rien, t’inquiètes. Merci, ça me fait plaisir. »
__–Je suis mort à l’intérieur. Elle est morte à l’intérieur. Tout va bien. Tout va bien. C’est faux. Youpi.
__–Allons, tu dramatises. Ces deux-là sont incapables d’avoir une conversation, n’est-il pas un peu tôt pour des aveux ?
__–J’en sais rien. Je m’en fous. Je veux juste foutre ma tête dans mon oreiller et me réveiller dans un siècle.
__–Loin de moi l’idée de te corriger, vraiment, ce n’est nullement mon genre, mais ce serait plutôt l’état de Karen. Je te rappelle que tu n’as nulle tête à enfoncer dans nul oreiller. Tel est le sort des narrateurs allégoriques que nous sommes.
__–Ta gueuuuuuuuuuuuuuuuuuuule.
__–Hé bien hé bien. Souffrez donc que j’assure la fin de la narration sans l’aide de mon triste compagnon. Karen rangea les affaires sans un son, reposa Boyce dans sa poussette et se tourna vers Minoru, avec un air défait, mais qu’elle gardait assez neutre pour n’en paraître que peu.
__–« Bon ben, c’était cool les pouvoirs et tout, ’faudra qu’on remette ça. ’fin bref, à plus mec. »

Oh, ce n’était rien. Une traduction qui était mal passée, peut-être.

On ne sait pas.

…

On ne sait pas.

« Oui c’était cool… »

Oublie la réponse sans question.
Oublie les doutes.
Oublie le cœur qui fait mal.
Tout ça tu l’as rêvé pendant quelques secondes.

Et maintenant le monde reprend.

« À plus… »
Et elle s’enfuit.

Non, elle allait s’enfuir.
Si elle n’avait eu ses enfants à prendre avec elle, Karen serait partie avant qu’elle le réalise. Le fait qu’ils soient là et que Minoru ait encore John entre les bras lui laissait quelques instants.

« Euh... je vais le remettre… »

Il essaya de reprendre ses esprits. Devait-il reposer sa question ? Et si oui laquelle ?
Celle qu’il avait eu le courage de poser ?
Celle qu’il n’osait pas se poser ?
Ou la dernière ?

« Dis… »

Il n’avait pas vraiment le courage de le faire, tout ça. Ou pas tout de suite.
Mais parce qu’il avait peur de laisser filer quelque chose, il en tenta une quatrième.

« Est-ce que… t—tu aimes bien… Enfin… »
Puis ça lui échappa.
« Quelqu’un… »

Il ne savait pas si c’était ce qu’il voulait vraiment lui demander, ni si ça avait un sens, mais il n’avait pas encore posé les deux pieds sur Terre.

__–Tiens, Minoru, insister.
__–Karen le regarda avec un air vide. Inspira longuement. se passa la main sur son front, palpa ses cernes, qui étaient si épaisses qu’elles vérifiait périodiquement si elles ne devenaient pas des cals.
__–« J’y crois pas sérieux, on se fout de la gueule des Tonnerres, mais toi aussi t’es complètement con comme mec en fait. »
__–Un commentaire ?
__–NON JE BOUDE.
__–… Ma foi, je ne vais pas en être mécontent.
__–« Toi, abruti. T-o-i, toi. Quand une meuf te dit « oui » et te regarde dans les yeux à « est-ce que tu aimes quelqu’un », c’est quand-même assez clair. »
__–Bien.
__–Et maintenant.
__–À dire vrai, je commençais à en avoir plus qu’assez de leurs ronds de jambe, leurs politesses et leurs aérobiques esquives du sujet, mais maintenant qu’il était là, il fallait l’affronter. Qu’est-ce que Karen pouvait dire, ou faire ? Le cliché, qu’elle connaissait par cœur, serait de sortir une réplique comme, « maintenant prends-moi ou perds-moi à jamais, grand fou », mais le problème, c’est qu’elle n’avait pas une traître idée de ce que cela pouvait bien signifier. Elle ne voulait pas, qu’il y eût une chance qu’elle le perdît. Mais que faire ? Comment signifier, matérialiser, concrétiser ce qu’ils s’étaient… à leur manière, avoués ? L’embrasser ? Le prendre dans ses bras ? Et ensuite ? Aller se faire un thé dans sa chambre ? Et ensuite ? Se dire au revoir et à demain ? Et ensuite ? Se croiser dans les couloirs, se fréquenter, échanger des maladresses, des imprécisions, des erreurs et des échecs, se parler en somme, être là l’un pour l’autre, par moments, par instants, arrachés et savourés, en un mot, vivre, en deux, aimer ?
__–Ma foi, cela ne semblait pas être un mauvais plan.
__–Qu’importait, si c’était convenu, après tout. Si elle ne faisait qu’imiter, à la façon d’une marionnette aux gestes gauches, des clichés qu’elle abhorrait. Elle ne pouvait dire ce qu’elle ressentait qu’avec les mots qu’elle connaissait… Et l’autre inutile n’allait pas être d’un grand secours pour en apporter de nouveaux.
__–J’AI DIT JE BOUDE. M’EN FOUS.
__–« On… va chez moi ? Ce sera mieux qu’ici, c’est un peu nul, quand-même. »
__–C’est qu’ils étaient toujours dans une arrière-boutique, entre une pile de caisses d’alcool et un bureau mal rangé.

Je préviens : les montagnes russes continuent et même moi je ne sais pas où elles vont.

Il était…
Complètement con.

Et ça… piquait.

Elle l’avait déjà insulté, pourtant. Plusieurs fois. Pas toujours aussi directes, mais pas moins brutales — et souvent plus irrespectueuses.

Aucune n’avait tapé si… Là où ça faisait le plus mal.
Droit dans les peurs et dans les dents.

Et tout d’un coup, alors qu’il redescendait à peine sur la terre qui devait le recueillir, il fut happé par une autre émotion, aussi vive que tétanisante, qui le fit tomber beaucoup plus bas.

Il en fut lui-même, pour le peu de capacité à y réagir qu’il lui restait, complètement surpris. Pourquoi ne pouvait-il d’un coup plus se convaincre qu’elle avait bien raison et que c’était tout naturel ? Pourquoi fallait-il si douloureusement qu’il soit plus qu’un étranger, plus qu’un mec complètement con ?
Il lui faudrait encore bien des jours, sinon des mois, avant de comprendre que ce nouvel amour — ce tout premier et ce tout jeune — embrassait ses insécurités autant qu’il les dépassait. Et que plus il fleurirait, plus il désirerait ce qu’il n’aurait auparavant même pas pensé mériter : l’affection d’autrui.


Mais bien sûr, tout ça fut désamorcé.
C’était peut-être d’ailleurs trop de mots, au final, qu’on avait dépensé pour décrire la frayeur d’un tout petit instant. Y avait-il seulement besoin de le faire ?

Oui.

Car à dire vrai, Minoru ne comprit strictement rien de ce qu’avait “clarifié” Karen.

Rien ne pouvait être, en fait, moins clair que ce qu’elle lui disait, sinon ce mot — Abruti — qui se plantait dans une blessure à peine ouverte.  

Certes, une partie de lui avait saisi ce qu’il y avait à saisir : elle aimait quelqu’un et ce quelqu’un, c’était lui. Tout ça aurait dû sonner comme une révélation importante. Le genre de phrase qui exalte l’euphorie et fait pousser de petites ailes, puis qui fait imaginer une idylle, pas réaliste mais si bêtement optimiste qu’elle fait du bien et qu'on veut la raconter au monde entier.

Mais là, ça ne percutait pas. Pas quand il se sentait mal et perdu, mis à nu et poignardé là où il ne pensait pas pouvoir avoir mal. Pas non plus quand il avait commencé à détourner la tête avec le maigre espoir qu’elle ne le retrouve pas au bord des larmes.

En fait, c’était juste trop. Trop vite. Trop extrême. Trop de courage. Trop de peur. Trop à comprendre. Trop à digérer. Trop à la fois.

Il implosait.

— Je sais pas, moi… marmonna-t-il, trop tard et trop inaudible, sans savoir lui-même à quoi il répondait.

Il savait qu’il devait se rattraper. Donner une réponse. Dire un truc. Ne pas se sentir comme la pire des merdes incapable de montrer sa joie le jour où il aurait dû être le plus heureux — et où il l’était, si seulement tout ne se mélangeait pas. Ne pas créer encore un malentendu, non plus, surtout pas au-dessus de tous ceux qui existaient déjà, surtout pas alors qu’ils venaient d’éviter le plus gros.

— C’est pas…
Ne pas la laisser filer (avant qu’elle change d’avis).
— C’—c’—c’…
Ne pas la décevoir (encore plus).
— …

Les mots se coincèrent dans sa gorge.

Il la sentit se déformer un peu, dans une sorte d’espoir futile.

Rien.

Ah, si.

— Désolé…

Ça, ça passait toujours. Ou peut-être que ça ne passait pas, justement, mais que c’était toujours sur le bout des lèvres, prêt à répondre à tout.

__–Aaahhh putain sérieux quoi, je m’absente un post et c’est déjà le bordel.
__–Un peu d’aide, cela ne serait pas de refus.
__–Ça a dû t’’arracher la gueule de dire ça, alors ça m’fait plaisir ma couille droite.
__–Bon alors. Non mais, j’ai préféré pas être là, parce que c’te bordel, j’vous jure. Bon enfin maintenant ’faut gérer, faire du damage control comme on dit. Et là y’en a, du damage. En vrai, c’est pas bien cul s’qui s’passe. Cas classique. Tu te couches ou tu doubles la mise. Ok, Minoru est pas prêt, t’es pas prête, d’ailleurs t’as tout niqué, du coup voilà on reste amis et c’est peut-être mieux. Ou t’insistes, mais ça veut dire… bah, connement, une inversion des rôles. C’est la meuf, avec deux gosses, qui court derrière le mec. Ça veut rien dire. Ça existe pas, dans la tête de Karen. C’est pas comme ça qu’elle voyait son futur et tout.
__–Après, elle en est pas au premier truc dans sa tête qui se nique salement, vous voyez, mais c’est une chose de se faire exploser la gueule sa mère par la vie et de se faire défoncer à la barre de fer tout ce qu’on a à peine commencé à construire dans sa tête et tout, mais bon ’faut prendre le temps de réfléchir et de se poser et tout l’patata là, pour reconstruire.
__–Donc bah.
__–On fait quoi ?
__–On agit ?
__–On s’tire, on pousse ?
__–« T’inquiètes. On peut prendre notre temps. »
__–Mieux. On sourit et on attend. On s’détend.
__–« Ça va l’faire, t’façons c’est pas comme si y’avait une concurrence de ouf, ou alors tu me caches des trucs, parce que moi bah y’a personne d’autre qui m’intéresse, genre, sérieusement, quoi. »
__–Karen posa ses mais sur les épaules de Minoru. Avec ses talons, même légers, il était plus petit que lui. Elle ne cessait jamais de le remarquer.
__–« Ok, on est cools ? »

Prendre notre temps.

Pourquoi est-ce que ça faisait mal, alors que ce n’était pas un non ?
Pourquoi se rapprochait-elle autant, alors qu’elle allait rester si loin ?
Pourquoi la laissait-il filer, alors que son cœur la réclamait avec une ardeur qui lui était inconnue ?

La peur l’étranglait tellement qu’il se sentait étouffer. Chaque émotion qui s’ajoutait par-dessus les autres était plus douloureuse, plus forte, plus incompréhensible.

Mais elle était vraiment tout près. Assez pour qu’il oublie qui il était.

Et c’est ce qui arriva, en quelque sorte.

Ou plus prosaïquement, Minoru n’ayant nulle part ou fuir, ni le courage de le faire, ni l’impulsion pour exploser dans une autre direction, il finit par s’écrouler encore un peu plus. Ses pensées devinrent une mélasse informe et indescriptible, dénuée de tout de qui aurait pu le rendre reconnaissable.

Complètement à nu, il ne lui restait plus que ces instincts fous qu’il n’écoutait jamais. Ceux-là qui l’emportèrent avant qu’il ait pu comprendre ce qu’il faisait.

Ce n’était même pas un pas à faire. Que des bras tremblants à bouger.

Pour enlacer Karen.

Ce n’était pas l’étreinte qu’ils devraient avoir. Même aussi diminué et inexpérimenté, il le savait. Ce n’était pas deux personnes qui se trouvaient, qui se promettaient, qui s’aimaient et qui savaient le sens que ça avait. C’était juste quelqu’un de terrorisé et d’épuisé, qui ne voulait pas — plus — être seul. Un enfant perdu qui s’accrochait d’un coup beaucoup trop, alors qu’il s’était promis toute sa vie de ne plus chercher l’affection qu’il ne devrait pas avoir.

— M— Moi je veux être avec toi maintenant, articula-t-il à peine, alors que ses larmes avaient commencé à couler dans tous les sens. E-enf… M—mais je s-sais pas…. S— S’il-t-e p-laît…

D’autres syllabes coulèrent mais elles n’énonçaient aucun mot que la puce eut pu traduire. Ou que Minoru lui-même eut pu comprendre.

__–Mais il fait quoi le boug ?
__–Justement, il ne faisait rien. Peut-être était-ça là tout le problème ?
__–Bah viteuf. Là si vous voulez, Karen a déjà pas mal compris que Minoru était en train de se changer en soupe et tout, mais le truc c’est que. Elle COMPRENDS QUE DALLE. Sans déconner. Il a dit qu’il savait pas, puis là il sait, il veut être avec elle, mais il reste là à chialer ? Puis ça chiale pas, un mec.
__–En effet.
__–Sauf que.
__–J’ai peur.
__–Hé ouais. C’est justement pour ça qu’elle l’aime. Enfin un type réglo. Non mais sans dec. Enfin un type qui est là oklm à montrer ses sentiments et sa panique et tout et, juste. Dont elle peut pas avoir peur en fait. À aucun moment elle se dit, non mais il va se vénère, il va déconner, ou je sais pas quoi. À aucun moment elle se dit, il faut que je lui prouve des trucs, déjà que je suis pas une salope, puis il est chaud alors qu’elle a deux gosses, svp qui d’autres ferait ça.
__–Aprèèèèèèès on est claiiiiiirement pas au stade où ils se le disent. Hein. Roh. Ce serait trop facile. Bordel.
__–Karen haussa les sourcils. Il le prit dans ses bras. Enfin. Il essaya.
__–« Bon bah voilà. C’était pas bien cul. »
__–Plus maladroit tu meurs ptdr.
__–C’était… Ce n’était certes pas désagréable, mais c’était aussi très maladroit, mal exécuté, pataud, à la fois trop tard et trop tôt…
__–Et juste ce qu’elle voulait. Bah ouais les gens. Du coup bah. Elle le serre aussi contre elle.
__–« C’est cool d’être dans tes bras, quand-même. »

C’était... cool... ? Peut-être ?

Eût-il disposé d'assez de conscience pour y penser, il aurait sans doute pu trouver la scène incroyable. Ou incroyablement gênante — ou les deux à la fois. Après tout, contrairement à ce qu’en a dit la narration d’en face, Minoru était tout sauf “oklm” à l’idée de montrer le moindre sentiment à qui que ce soit. Il aurait très volontiers caché toute trace de panique derrière un masque d’assurance calme… si seulement il en avait été capable. En l’état, tout ce que pouvait apprécier Karen a son sujet avait une très bonne place dans la liste des raisons qu’il avait de se détester. Liste dont ce geste impoli et déplacé occuperait longtemps encore le premier rang.

Il se laissa cependant l’apprécier un tout petit peu. Ou du moins le vivre, car il ne pensait pas assez pour l’apprécier.

Sentir un tout petit peu son parfum et sa chaleur.
Sentir qu’on lui serrait autre chose que le cœur.

Si son pouvoir en avait été capable, il l’aurait fait redevenir l’enfant qu’il avait envie d’être. Sans cette trahison, l’artifice tenait encore un peu. Du moins, ils avaient encore la même taille.

Mais ce n’était pas la seule chose qui pouvait s’échapper de lui. Alors qu’il était toujours confus, quelques mots se glissèrent entre deux silences et reniflements.

« Je comprends pas pourquoi… »

Ils étaient à peine audible. Il n’y avait bien que Karen, qui avait l’habitude de sa voix et de ses inflexions, Karen qui recueillait ces mots quelques centimètres après la bouche dont ils sortaient, qui pouvait l’entendre.

« Pourquoi tu t’intéresses… »
Le “à moi” était encore trop irréel pour être prononcé. Même en roue libre, il le contourna.
« Une fois tu dis complètement con… puis après tu dis l’inverse… puis après tu dis… »

Les souvenirs s’ajoutaient aux émotions. Les émotions s’ajoutaient aux souvenirs. S’il avait eu la moindre lucidité, il y aurait décerné l’accumulation d’ambiguïtés, qu’il avait interprété du mauvais côté puis amplifié à force d’insécurités. À défaut, tout s’imposait à lui comme étant vrai : la personne qu’il aimait avait toujours été à deux doigts de le jeter, comme il le méritait.

« Dis-moi… comment faire bien » supplia-t-il enfin.