On ne ressort jamais très serein d’une engueulade avec un master, l’ivoirienne essaie de se convaincre qu’elle avait raison, mais elle est ébranlée malgré tout. Une fois la porte du bureau refermée derrière elle, elle perd l’assurance qu’elle tentait d’afficher quelques instants plus tôt. Elle lâche un gros soupir, elle aimerait se dire « ça c’est fait. » Seulement, non, « ça » ce n’est pas fait.

Cela continue à lui trotter dans la tête toute la journée, et quand vient le soir, elle se rend compte que son esprit repasse encore la scène en boucle, son pouvoir l’y projetant. Elle la revit avec injustice, et parfois elle se dit qu’elle aurait du répondre telle, ou telle chose en plus, d’autres fois qu’elle a tout dit et n’a rien à regretter. Seulement, elle doute. Elle doute de ses arguments, elle doute d’avoir fait une erreur, et si elle était en train de camper sur ses positions de manière malveillante ?

Elle aimerait en parler à Ariana, mais elle sait que son amie est proche de la bibliothécaire. En même temps, qui n’aime pas Ariana ? Même si la réponse à cette question serait sans doute : Qui n’aime pas Ariana sans conséquences ? Enfin. Elle ne veut pas s’immiscer dans leur amitié, et pourtant, une fois n’est pas coutume l’ivoirienne a besoin d’un avis. De la même, elle ne pouvait se résoudre à aller demander conseil à Baxter… Elle n’avait pas tellement d’amis avec qui partager sa frustration, sa colère, mais surtout ses doutes.

Après réflexion, elle avait pensé à Camille. La blonde avait une bonne capacité à développer, elle l’aiderait à y voir clair… Il fallait avouer que la conversation avec elle avait été tellement aisée. Elle n’avait peur que de déranger… Elle avait été tentée un instant de ne pas réellement provoquer leur rencontre, mais simplement d’observer un futur où elle aurait lieu… Elle essayait de ne plus faire ça depuis sa rencontre avec Nana, elle avait pris conscience qu’elle mélangeait souvenirs, visions du futur et présent.

C’est ainsi qu’elle se retrouva à toquer à la porte de la chambre de l’anglaise en plein milieu de l’après-midi…

La journée est ensoleillée et l'air se radoucit à l'approche de l'été. C'est la raison pour laquelle je suis sorti tôt le matin, pour marcher un peu et esquisser quelques paysages, ma prédilection en peinture. J'ai fini par passer la matinée dehors et je suis revenu avec un nouveau t-shirt, bleu clair avec un soleil jaune pastel sur le devant, et plusieurs dessins de bâtiments et d'arbres. Bref, une super matinée.

Puis je me suis encore une fois battu avec mon micro-ondes qui s'est remis à hurler tous bips dehors. J'ai abandonné aussi sec l'idée de l'utiliser, de peur de me faire hurler dessus par Karen en plus du micro-ondes. Du coup je l'ai redébranché et lui ai jeté un regard de profonde déception. Adieu mes nouilles instantanées et bonjour salade de carottes sauce vinaigrette. La journée tournait un peu au vinaigre, sans mauvais jeu de mots.

On est au milieu de l'après-midi quand je suis réveillé de ma sieste par des coups frappés à ma porte. Je me lève et me frotte les yeux, enfile un pantalon blanc sur mon joli nouveau t-shirt, et vais ouvrir. J'ai encore le livre que je lisais avant de m'endormir dans la main. Je me disais que ça devait être un Tonnerre qui avait besoin de quelque chose, ou quelqu'un qui voulait que je décore sa chambre... Mais à la place je me retrouve devant Afya, qui n'a pas l'air en grande forme.

- Afya ? Oh ça n'a pas l'air d'aller, ma pauvre... Entre, je t'en prie.

Je m'écarte pour la laisser entrer. Ma chambre est propre et rangée comme toujours. Sur un bureau en bois clair reposent mes dernier dessins, le lit aux montant blancs et aux draps gris clair est défait, signe que j'étais allongé dessus il y a quelques instants. Et le comptoir à la surface elle aussi de bois clair et aux placards blancs où je cuisine habituellement est débarrassé de toute vaisselle. Je tire la chaise de bureau, beaucoup plus confortable que le lit pour s'asseoir et la tapote doucement.

- Assieds-toi, tu veux boire quelque chose ?

Elle savait bien entendu que la blonde serait dans sa chambre, c’était bien-là le privilège des voyants. Pourtant, malgré qu’elle sache à peu près ce qu’était en train de faire Camille, elle lisait, elle ne savait pas avec exactitude où. Aussi avait-elle procédé par élimination, faisant le tour des portes du couloir des tonnerres, elle avait cherché le nom de la britannique sur une porte. Ne le trouvant pas, elle avait fait par élimination, éliminant les portes portant des noms de personnes connues, et se concentrant sur celles de personnes disparues de tout radar. Elle s’était finalement imaginée frapper à leur porte pour être certaine de voir qui ouvrirait, une fois certaine elle avait toqué à la bonne porte.

« Désolée de te déranger… »

Elle n’ajouta pas qu’elle était d’autant plus désolée qu’elles ne se connaissaient qu’à peine, et s’inviter ainsi chez les autres ne faisait pas vraiment partie de ses manières. Elle suit pourtant l’occupante des lieux dans son antre. Tout semble y avoir une place, c’est étrangement paisible comme lieu. Elle ne peut s’empêcher de penser ‘’bizarre pour une tonnerre’’.

« Euh… Oui, d’accord. »

Elle ne s’attendait pas à se voir proposer une collation et un trône. Quand on va chez Camille, on se sent comme la reine d’Angleterre. Est-ce qu’elle fait partie des serviteurs de la monarchie ? Afya a appris pas mal de choses dessus depuis le décès de la queen Elizabeth, mais ce n’est pas le sujet du moment. Elle s’assoit sur le trône et tourne un regard empli de remerciements vers la blonde.

« T’es sûre que t’es pas sensitive en fait ? » dit-elle en tentant un sourire.

Ne t'excuse pas ! Je ne faisais rien de très palpitant. Je dis pour détendre un peu Afya.

Pendant que la jeune femme s'assoit sur la chaise de bureau, j'attrape deux mugs. L'un a un corgi dessus, avec ses oreilles droites et sa langue tirée, et l'autre a un dessin de pingouins, l'un avec un bosse sur la tête et l'autre avec les bras croisés, et le message en dessous qui dit "T'es vraiment pas le pingouin qui glisse le plus loin..." Erf. Dans le contexte, je décide d'attribuer la tasse corgi (d'habitude ma préférée) à Afya. Si je lui donne une tasse avec une phrase insultante, j'ai peu de la vexer ou pire, qu'elle se mette à pleurer. Je ne sais pas ce qui s'est passé après tout.

Je vois dans son regard qu'elle est reconnaissante de mon accueil, et malgré sa mine bien tristoune, elle tente de plaisanter. Pour ne pas plomber l'ambiance, je souris.

Ah oui, sûr ! Mais tu sais, après un an en tant que prof en fac, tu as le nez pour sentir quand les gens ont un souci ou vont mal. Je dis avec un clin d'oeil.

Je pose les mugs sur le comptoir et hésite devant mes placards. Je n'ai pas encore fait les courses, alors il ne me reste pas tant de thés différents que ça. En ouvrant un placard, je tombe sur du chocolat de couverture, parfait pour un bon chocolat chaud fouetté à la main !

- J'ai un thé noir aux fruits rouge, ou des infusions citron-bergamote... Sinon j'ai du lait, je peux te faire un vrai chocolat chaud. Je propose.

On ne s'arrêtera pas sur mes goûts... particuliers en terme de thé et tisanes. Je suis qu'à moitié british pour ma défense.

Elle ne dit pas qu’elle savait que Camille était en train de lire, c’est le genre d’informations dérangeantes qui pourraient entrainer des quiproquos. Bien entendu qu’elle avait choisi un moment où la britannique serait chez elle pour venir taper à sa porte.

« OOOOOOOOOOOOOOH ! Tu as été prof à la fac ? C’était comment ? Tu enseignais quoi ? »

Elle a de suite embrayé que autre-chose. Il faut dire que l’ivoirienne n’est pas allée à l’école jusqu’à savoir lire. Elle l’a appris progressivement suite à son arrivée à Terrae. Elle souhaite depuis longtemps intégrer une faculté, mais en intégrer une japonaise lui aurait demandé un niveau en anglais et en japonais qu’elle ne possédait même pas en français. Elle avait persévéré, et avait finalement obtenu une équivalence de bac à lauréat. Elle espérait depuis deux ans pouvoir rejoindre un programme d’échange et de suivi des cours à distance avec une université française… Mais, bien qu’elle ait réuni les références pour postuler, n’osait pas encore s’y présenter. Elle ne se sentait tellement pas à la hauteur.

Camille lui parait d’un coup beaucoup plus brillante que cette simple téléporteuse qui avait manqué de se casser un fémur. Peut-être même trop brillante pour une tonnerre ? En général ils n’avaient malheureusement pas l’électricité à tous les étages… Un peu comme… Son esprit reglissait à nouveau vers la bibliothécaire et leur dispute.

« Euh… C’est quoi la bergamote ? » elle ne connait pas du tout cette épice, n’y ayant jamais été soumise. Alors avant de se décider elle préfère demander.

Je me retourne pour cacher un sourire. Ma diversion semble avoir marché.

- J'étais prof d'art et d'histoire de l'art ! C'était cool, les étudiants sont vraiment sympas, surtout qu'ils avaient presque le même âge que moi. Voire carrément le même âge en fait. Je raconte.

J'en viens aux choix de thés, et Afya me surprend en me demandant de lui décrire la bergamote.

- Il me semble que c'est un agrume, plutôt proche du citron. C'est le fruit du bergamotier, et ça vient d'Italie. Au niveau du goût... Hm...

Je réfléchis un peu à comment le décrire.

- Ça a un goût qui peut se rapprocher du pomelo, donc acide et amer. Mais comme là il est associé à un thé blanc très doux, ça donne un goût d'agrume, en plus du goût du citron. Donc si tu préfère l'acidulé au sucré, je te le conseille. Et si tu aimes le sucré mais que tu n'as pas envie d'un chocolat, le thé noir aux fruits rouges sera parfait !

J'aurais aimé pouvoir lui proposer une thé à la vanille ou un truc comme ça, plus classique. Je me jure intérieurement de ne plus retarder mes courses par flemme. Quand je lance la bouilloire, celle-ci ouvre son capuchon en sifflant comme un serpent en colère, ce à quoi je réponds par une petite tape ferme sur le couvercle. La bouilloire se calme et se tait.

- Désolé, elle est un peu grognon... Comme je peux plus rebrancher mon micro-ondes, je l'utilise tout le temps. Tu sais, les Anglais et le thé, tout ça ! Je plaisante en me tournant vers Afya.

Cela impressionne grandement l’ivoirienne que Camille ait été professeur. Elle n’a pas ses aprioris d’enfant occidentaux, pour elle l’art est une matière comme une autre, vu qu’elle est enseignée à l’école. Et même à la fac. Preuve que c’est quelque-chose de très important ! Par contre, le professeur d’histoire… La première fois qu’on lui avait parlé de cette matière, l’histoire, elle avait été méga hypé ! Un cours où on vous apprenez à raconter des histoires, c’était trop cool… La réalité était bien en deçà de son imagination. Elle avait du apprendre le programme d’histoire française pour obtenir une équivalence de bac lui permettant d’entrer à la fac, et franchement… C’était moins intéressant qu’un bon bouquin ! Elle a quand même les yeux qui pétillent et plein de questions à poser.

« Mais du coup tu as été prof très jeune ! »

Elle était persuadée que Camille était tout juste majeure… C’était encore plus impressionnant, elle avait rencontré quelqu’un de très intelligent et surqualifié ! Elle en avait de la chance ! Et en même temps, pointait discrètement le nez un sentiment d’infériorité… Qu’elle n’identifiait d’ailleurs pas encore. Sentiment se développant quand elle se rend compte de son ignorance, elle ne sait même pas ce qu’est ce fruit. Elle n’a décidément aucune culture ! Elle va y remédier.

« Ah, je veux bien de la bergamote alors, ça doit être bon ! »

Elle regarde la bouilloire et le micro-ondes… Elle comprend que Camille a des difficultés avec les appareils électroniques, comme beaucoup de tonnerres.

« Tu veux que je fasse chauffer l’eau ? »

Elle ne pouvait le faire qu’en petites quantités car ça demandait pas mal de pouvoir, mais pour un thé c’était possible. Elle s’éloignait du sujet de sa venue, mais ce n’était pas plus mal. Pour la première fois depuis la veille, elle pensait à autre-chose.

Je vois les yeux d'Afya qui brillent et ça me fait sourire. Eh oui, j'ai sauté quelques classes, eu mon diplôme assez tôt et ai enchaîné sur un poste en fac. Mais tout n'était pas rose. Enfin, je ne veux pas ternir son enthousiasme, surtout vu l'état dans lequel elle est entrée dans ma chambre, la pauvre.

- Eh oui, j'avais 21 ans quand j'ai commencé ! J'ai été prof un an avant de rentrer chez moi pour... Enfin peu importe ! Et c'est chez moi que le Master est venu me chercher. J'explique.

J'ai failli dire "pour enterrer mon père", mais encore une fois on est pas là pour plomber l'ambiance ! Je peux passer sur ce genre de détails.

- En tout cas, je me dis que parfois ça me manque d'être prof. Mais j'aide de temps en temps à faire des ateliers d'art plastique pour les petits de Terrae, alors on va dire que ça compense pas mal ! Je souris en regardant Afya. D'ailleurs je sais pas si tu fais encore des études mais si tu as un jour besoin d'aide n'hésite pas !

Ma proposition est enthousiaste, j'aime bien Afya et ça ne me dérangerait pas de passer plus de temps avec elle. Histoire d'apprendre à se connaître ! Je lui explique un peu ce qu'est la bergamote. C'est pas le fruit le plus connu c'est vrai alors ça ne me choque pas qu'elle ne le connaisse pas. Et elle choisit d'ailleurs d'y goûter !

- Va pour la bergamote ! Et si jamais tu n'aimes pas, tu n'hésite pas à le dire, je te ferais autre chose.

Je sors un sachet et prends moi-même un thé aux fruits rouges. Au moment où elle propose de chauffer l'eau, la bouilloire s'éteint avec un "clac" sonore et de la vapeur s'échappe de son bec.

- C'est gentil, mais c'est déjà prêt !

Je verse l'eau et secoue un instant les sachets, puis je m'approche et lui donne la tasse corgi. Je m'assois ensuite sur le lit et croise les jambes. Il est malheureusement temps de mettre les pieds dans les plats... J'en suis désolé par avance, je n'aime pas ça. Mais j'ai appris par expérience que si on n'extériorise pas, on finit par imploser.

- Alors, dis-moi... Qu'est-ce qui s'est passé ? Je demande d'une voix douce.

Camille elle est trop cool, elle a sauté des classes… Afya comprend l’expression bien qu’elle ne l’ait jamais rencontré avant. Elle a hésité au début sur le sens à donner à ces mots, est-ce que cela voulait dire ‘faire l’école buissonnière’ ou plutôt quelque-chose comme ‘passer directement dans la classe supérieure’ ? Mais avec un peu de logique, elle a opté pout la seconde option, Camille était peut-être un génie, mais aux yeux d’Afya on ne pouvait pas devenir professeur si on ne suivait pas les règles…

Elle comprend que la jeune femme ne souhaite pas parler des épreuves qui l’avaient poussé à rentrer chez ses parents. Afya peut comprendre, les facultés sont des lieux dangereux. Quand elle avait tenté d’y aller pour les portes ouvertes avec Allen, elle avait été agressée. Heureusement qu’il avait été là. Elle évite de trop souvent penser à cet évènement, car après elle s’en veut de lui mettre des bâtons dans les roues pour retrouver chaussure à son pied.

« Ahah, merci. »

Elle n’osera sans doute pas demander de l’aide pour ça. Elle ne sait encore pas si elle doit aller à la fac, si la promesse d’avoir un bon métier dans le futur justifie qu’elle doive diminuer ses heures de travail actuel, mais peut-être pas d’affronter ses craintes... L’eau qu’elle avait proposé de chauffer était déjà chaude, tant mieux. La blonde s’assit en tailleurs devant elle, et la ramène à l’instant présent. C’est difficile pour Afya de parler d’elle, ou d’énoncer clairement la situation. Surtout qu’elle ne veut pas donner de noms, elle n’aime pas médire dans le dos des gens.

« Je me suis fait gronder par un personne, et je ne sais pas si elle a raison ou non de le faire. »

Elle marque une pause.

« J’avais besoin de cette personne pour en aider une autre, et cette personne aurait refusé de me donner son aide. Seulement sans son aide je pouvais pas aider l’autre personne correctement tu comprends ? Du coup j’lui ai juste dit de me rejoindre à un endroit, j’y suis pas allé et j’ai laissé les choses se faire naturellement… »

J'observe Afya alors qu'elle m'explique la situation. Je saisis très vite qu'elle ne veut nommer personne, ce que je peux tout à fait comprendre. C'est honorable de sa part, mais cela rend son explications beaucoup plus complexe. Je prends une gorgée de mon thé en réfléchissant.

- Hm... Je vois le genre de situation. Cette première personne t'en veut parce que tu ne l'as pas prévenue de ce que tu souhaitais faire. Et comme, en plus elle aurait refusé d'aider, elle est d'autant plus en colère.

Je résume les faits, car ça va m'aider à analyser et à trouver les arguments.

- Toi tu pensais bien faire, alors tu te retrouves dans une situation délicate : d'un côté, tu es soulagée d'avoir pu aider cette autre personne - enfin, si ton plan a marché... - et d'un autre côté, tu te sens mal parce que tu as été réprimandée par la première personne.

Je bois une nouvelle gorgée et fixe Afya avec compassion.

- Ce n'est pas une situation facile... Parce qu'en effet, si j'étais à la place de la première personne, je serais moi aussi très en colère d'avoir été manipulé à mon insu... Je dis.

Voilà qui ne va pas l'aider à se sentir mieux. Je soupire et pose ma tasse à mes pieds.

- Je suppose que cette personne était en droit d'exprimer son mécontentement... Mais la question c'est : est-ce que tu lui as expliqué la situation et la raison qui t'a poussée à faire ce que tu as fait ? Ça n'apaisera pas le conflit, mais si la personne dont tu me parles est rationnelle, elle réfléchira forcément à ce que tu lui auras dit une fois calmée.

Afya hoche la tête, c'est exactement ça. Pour le bien de Minoru elle avait masqué l'intégralité des informations qu'elle avait sur le futur à Ipiu. Si elle lui avait demandé d'aider ce dernier, elle ne l'aurait pas fait. Quoi qu'elle en dise rétrospectivement...

Quand on demande l'avis de quelqu'un, il faut en tenir compte... Et l'ivoirienne se sent de plus en plus mal. Il faut dire qu'elle est consciente d'avoir manipulé la bibliothécaire. C'était un choix, un choix délibéré. Le bien était plus important que la contrariété d'une master qui refusait de faire son travail non ?

Cela ne l'aide nullement à se sentir mieux. Elle se sent au contraire un peu plus coupable. Elle n'aime pas s'avouer que la colère de la berbère est justifiée. Si la personne est rationnelle. Rationnelle n'est sans doute pas un mot qu'il est bon d'utiliser pour définir Ipiu. Ou du moins n'est pas l'adjectif qu'Afya utiliserait. Cette femme n'a rien de rationnel, elle fuit tout le temps ses responsabilités, et fait semblant d'être une autre plutôt que de s'accepter. L'ivoirienne la fréquente depuis assez longtemps pour le savoir, elle l'a vu bien souvent ivre ou droguée.

"Le truc, c'est qu'elle est pas très rationnelle et que ça fait partie de son travail d'aider l'autre personne, et que si je lui avais tout dit avant, elle aurait refusé de le faire... Mais qu elle l'avait pas fait, la personne serait allé mal très longtemps... "

Elle réfléchit.

"Et au final l'autre personne l'aidera à elle... Mais j'peux pas lui dire, sinon, elle voudra plus l'aider parce qu'elle dira que je la manipule."

Est-ce compréhensible ?

Je vois bien que ce n'était pas la réponse qu'attendait Afya. Si elle m'avait demandé de la réconforter, je n'aurais pas dit la même chose mais je veux avant tout qu'elle comprenne que même si ça part d'une bonne intention, toutes les actions ne doivent pas être menées. Je me doute qu'elle le sait... Alors j'écoute ce qu'elle me répond en silence, en remontant un genou contre mon torse.

- Je comprends que tu aies essayé d'aider... C'est dur de ne rien faire quand on voit quelqu'un aller mal, surtout se ce sont des connaissances. Et personnellement, à ta place j'aurais fait pareil.

Je pose ma tête sur mon genou et mes cheveux viennent former un rideau sans pour autant me cacher à la jeune femme.

- Mais maintenant je pense qu'il faut que tu laisses les choses se faire. Si tu as été réprimandée par la première personne, alors tu dois comprendre que si tu tentes quelque chose d'autre, elle saura que c'est toi non ? Donc maintenant c'est hors de ta portée. Tout ce que tu peux faire c'est observer et être là pour ces deux personnes, séparément cette fois. Et avant ça, avouer tes torts et t'excuser. C'est important pour ne pas détruire la confiance de cette personne.

J'observe Afya. La curiosité est trop forte : je ne lui demanderais pas de qui elle parle parce que ça ne me concerne pas et puis je ne les connais pas, mais à côté je peux me permettre une autre question :

- Et du coup... Comment s'est passé l'interaction que tu as créé entre les deux personnes ? Je demande, avant d'ajouter précipitamment : Enfin, seulement si tu veux bien en parler. Ne te sens pas obligée, je ne te force à rien.

S’excuser auprès d’Ipiu ? L’idée la fait grimacer. S’excuser auprès de Minoru ? C’était tout à fait envisageable, mais pas de suite. Pour l’instant cela lui pèserait trop de savoir qu’elle l’avait entrainé sur un autre chemin. Elle ne pourrait pas le faire.

« A vrai dire, elle a rien capté… Et il n’a jamais été question de confiance entre nous… »

L’ivoirienne avait encore sévi, et la bibliothécaire n’avait rien compris. C’était affligeant, de voir une master si manipulable. Si malléable. Elles n’étaient pas amies, et ne le seraient jamais. Afya n’aimait pas la lâcheté de l’handicapé. Peut-être aussi, que son handicap la rendait quelques peu faible dans le regard dur de l’ivoirienne. Seulement, ce n’était pas son fauteuil qu’elle jugeait, mais son alcoolisme.

« Je m’excuserais auprès de lui, mais il est fragile, et si je le faisais maintenant, il aurait du mal… »

Plus tard aussi sans doute, le timing serait important. C’était pas évident…

« Est-ce que c’est si important que ça ce qu’ils pensent de moi, si ça leur permet d’aller mieux ? » elle pensé tout haut.

On pourrait croire que ce sont de fausses excuses, mais ce n’est pas le cas. L’ivoirienne ne voit sincèrement pas en quoi ce que pense la bibliothécaire d’elle change quoi que ce soit. Qu’elle lui en veuille, ne l’inquiète pas, qu’elle ait eu tort de la manipuler était plus dérangeant…

« Elles s’est bien passée. Elle lui apporte de l’aide, et elle se rend pas compte qu’elle s’aide en l’aidant. »

La relation d'Afya avec ces personnes me semble beaucoup plus complexe qu'une simple amitié, ou même qu'une simple connaissance. Voire, ça m'a l'air d'être une espèce de mélange d'affection et d'antipathie. Je ne peux m'empêcher de me demander dans quoi la belle Eau s'est fourrée. Mais je n'en dis rien, bien sûr. Je n'ai ni envie de me la mettre à dos, ni envie de la peiner. Le but de cette conversation n'est pas là.

- Je dirais que tant que tu t'excuses un jour ça n'est pas très grave... Après si tu as l'impression qu'ils n'ont pas compris que c'était toi qui avait tout orchestré, alors les excuses ne feraient qu'envenimer la situation. Donc dans ce cas je pense qu'il vaut mieux attendre. Dis-je en réfléchissant à voix haute.

Si je m'étais retrouvé dans une situation pareille, je me serais clairement senti beaucoup plus angoissé qu'Afya semble l'être. C'est sa réflexion suivante qui me laisse un peu sans voix. Ça ne lui fait pas de mal de se dire que ces personnes qu'elle côtoie et dont visiblement elle se préoccupe risquent de ne plus l'apprécier autant ? Est-ce dû à son altruisme, dont j'ai aussi eu un aperçu lors de notre dernière rencontre en salle d'entraînement ? Je me rends alors compte de quelque chose : moi-même je serais terrifié à l'idée que quelqu'un puisse me détester. Même quand moi-même je n'apprécie pas beaucoup la personne en face, je m'adapte toujours pour que celle-ci me trouve un minimum sympathique. Je me demande d'où ça peut bien me venir ? Pourquoi je suis si attaché à ce que les gens m'aiment ?

Je me rends compte que je suis plongé dans mes pensées depuis un certain temps quand mes yeux se posent sur mon réveil dont les aiguilles continuent de tourner inlassablement.

- Oups, pardon je suis parti loin. Je dis avec un sourire d'excuse. Toi aussi tu dois te prendre en compte, comme une personne dotée de sentiments. C'est important. Tu n'en as vraiment rien à faire de comment de voient les gens tant qu'ils vont mieux, eux ? Pourtant toi aussi il faut que tu ailles bien dans cette histoire... Et je vois bien que ce n'est pas le cas. Même si la situation que tu me décris semble plutôt bien se passer.

J'ai l'impression qu'Afya n'a pas une conscience très aiguë de son propre fonctionnement, de ses propres sentiments. Ou alors elle les ignore. Mais ce n'est pas bon pour elle d'agir comme ça... Je l'observe, un peu inquiet pour la suite des événements.

« L’une à compris, l’autre n’est pas en état de faire ce genre de conjecture pour l’instant… Il ne va pas bien du tout… »

Elle est inquiète, l’avenir de Minoru est encore fragile. Certes avoir mis Ipiu sur sa route était un début, les deux allaient s’apporter… Mais elle savait qu’il faudrait qu’elle intervienne encore par petites touches, pour forcer deux caractères pas faciles à avancer. Le jeune homme aurait besoin du soutien de la bibliothécaire pour aller mieux, pour se trouver. La kabyle se retrouverait valorisée dans ses interactions avec le nippon, ce dont elle manquait cruellement. Il fallait qu’elle se prouve qu’elle était capable de bien faire les choses… Ce serait p’t’être un début, et elle l’aiderait pas plus que ça. Seulement pour l’instant, l’aider servait les intérêts de Minoru… Tout ça est très compliqué dans la tête de l’ivoirienne.

Elles réfléchissent à l’unisson, mais dans des directions bien différentes, et quand la blonde reprend la parole, Afya réfléchit.

« Mais je vais bien ! » elle se défend.

Elle n’a rien qui l’empêche d’aller bien, Ariana est rentrée vivante, entière, presque. L’avenir n’est plus voilé comme il l’a été ces derniers temps… Vraiment, tout va bien. Elle est bien dans ses bottes. Elle ne se préoccupe plus ni de l’amour, ni de faire des études, elle vit au présent.

« Je mange à ma faim, j’ai assez d’argent pour envoyer à ma mère et à ma sœur, j’ai assez de vêtements… Du coup, moi je vais bien. »