Je sens qu'Afya est terriblement inquiète pour son ami. Et par réverbération je suis inquiet aussi. Parce que j'ai du mal à me dire que des gens souffrent et que je ne peux rien y faire... Mais pour le moment, je me dois de remonter le moral de la personne en face de moi. La leçon de morale, c'est terminé. J'ai dit ce que j'avais à dire et Afya l'a entendu.

Je suis surpris quand l'ivoirienne se défend avec verve, comme si j'avais dit une énormité. Puis, quand elle continue, je comprends qu'elle n'a pas tout à fait compris ce que je voulais dire. J'entrevois par ses paroles que la vie n'a pas dû être tendre avec elle. Elle va bien si elle peut manger, s'habiller et envoyer de l'argent à sa famille ? Tous ces besoins n'étaient donc, pendant un temps inconnu, pas comblés. Et j'avoue que ça me percute comme un coup à l'estomac... Je n'avais pas prévu une telle réponse. Et en même temps, une part de mon cerveau analyse ce qu'elle dit : elle fait encore passer son bien-être par celui des personnes qui comptent pour elle. Je baisse les yeux pour éviter son regard, sous prétexte de reprendre ma tasse. Mon thé est froid maintenant... Qu'importe. Je me lève et vais vider l'eau dans l'évier, puis je mets le sachet dans un ancien pot de choucroute qui me sert de bac de compostage.

- Ça, c'est "aller bien" physiquement... Afya, moi ce que je veux savoir c'est si mentalement, enfin psychologiquement, ça va... C'est totalement autre chose. Tu peux être bien nourrie, reposée et avoir un toit sur ta tête, sans pour autant être heureuse, comblée, ou te sentir en sécurité.

J'en sais quelque chose. Des sentiments fantômes datant de la période de ma fin d'année à Dublin passent dans mon cœur. Je sens mon estomac se retourner, se tordre d'angoisse. J'en aurais presque la nausée. Je ne veux plus revivre cet enfer. Et je ne veux pas que quelque chose de similaire arrive à une jeune femme que je considère déjà comme une amie.

« Ah mais je sais. »

Juste elle ne se sent pas concernée par ce genre de préoccupation. Psychologiquement ? Elle n’est pas faible. Elle a toujours eu un mental d’acier. Elle n’a jamais perdu du temps à se plaindre de ce contre quoi elle ne pourrait aller. Si elle n’avait pas d’influence sur quelque-chose, elle l’acceptait sans s’en sentir coupable. Penser ainsi n’était pas un choix, mais une nécessité.

« Mais je vais vraiment bien. »

Peut-être parce que pour elle se sentir en sécurité c’est savoir de quoi demain sera fait. C’est ne pas avoir un homme qui débarque pour demander le loyer, à un tarif excessif pour la cabane au toit troué dans laquelle les trois femmes de sa famille ne peuvent pas dormir couchées simultanément. C’est de savoir qu’elle peut fermer une porte à clef et être protégée du monde extérieur.

Peut-être que le confort c’était de se coucher avec le ventre plein, et sachant que le lendemain il le serait également. C’est pas bien compliqué d’aller bien à Terrae, on ne manque de rien.

Elle ne faisait pas de cas de conscience de ses sentiments, elle n’avait pas appris à le faire d’une part, et d’autre part n’en voyait pas l’intérêt puisqu’elle allait bien. Elle ne se sentait que très rarement perturbée ou indécise comme elle l’avait été quelques instants plus tôt… Elle était faite de certitudes, souvent difficilement ébranlables, mais devenant toujours malléables quand il s’agissait de ses amis.

Aussi, envisager qu’elle allait mal ça l’agaçait. Elle avait l’impression de se chercher des problèmes, et c’était inutile. Elle en voyait tous les jours des gens qui avaient des problèmes. Elle, ça allait. Vraiment.

Je ne sais plus trop quoi dire. Afya me répond qu'elle sait, qu'elle va bien, vraiment. Mais j'ai du mal à comprendre comment elle peut aller bien alors qu'elle voit les soucis de ses amis et qu'elle s'est mise dans une telle situation... Je finis ma tasse, un peu perdu.

- Heu, d'accord... Je te crois.

Je me sens un peu mal à l'aise. J'ai l'impression d'avoir cherché à convaincre Afya qu'elle n'allait pas bien. Si elle me dit que tout va bien, je ne devrais pas insulter. Un autre sentiment s'insinue dans mon cœur, aussi sournois qu'un serpent. J'ai l'impression d'avoir mal réagi à son problème, qu'elle n'aurait pas voulu de conseil mais plutôt du réconfort. Mon esprit tourne en rond.
J'ai l'impression d'avoir mal fait.
Qu'Afya est en colère contre moi.
Mais je ne sais pas comment j'aurais dû réagir.
Lui dire "je suis désolé, c'est une situation merdique" et lui frotter le dos ?
Mais si ça aussi était une mauvaise réaction ?
Elle me déteste, c'est sûr.

- Je suis désolé.

C'est sorti sans prévenir. Je me lève et vais poser ma tasse dans l'évier. Pour ne pas avoir à faire face à Afya, j'entreprends de la laver tout de suite. Ça m'occupe les mains, à défaut de m'occuper l'esprit.

- Je me rends compte que ce n'est peut-être pas ce que tu voulais entendre. J'ai peut-être mal réagi, excuse-moi... Est-ce que... Je peux faire quelque chose pour me rattraper ?

Nouvelle réalisation : je cherche toujours à dire ce que l'autre veut entendre, même si je dois pour ça réprimer mon opinion. Résultat, quand je la donne et qu'elle n'est pas accueillie très positivement, je me sens mal. Il faut que je trouve une façon de changer ça.

- Enfin pour me faire rattraper ou pour aider dans la situation dont tu me parles..?

L’ivoirienne n’a pas conscience qu’elle est en train de casser Camille. Afya a cette étrange faculté de considérer chez les autres normal ce qu’elle ne s’autoriserait pas à faire. Elle ne s’autoriserait pas à aller mal, ou pas assez longtemps pour que cela devienne un systémique. On lui avait appris très tôt à ne pas voir de problèmes là où il n’y en avait pas. La vie était assez compliqué pour ne pas en plus se créer des ennuis imaginaires.

Pourtant, elle comprenait très bien que dans la tête des amis il se passe des choses compliquées à gérer. Jamais elle n’aurait pensé à dire à Ariana qu’elle se prenait la tête pour rien en pensant à Allen et que n’importe qui serait mieux que ce guignol qui lui avait fait du mal. De même elle n’aurait pas dit à Minoru qu’il se prenait la tête sur de faux problèmes et que l’école n’était pas importante. Elle respectait leur douleur, mais ne trouvait pas de raison pour la faire sienne.

Elle comprend finalement que la tonnerre manque de confiance en elle au travers de ses phrases. Elle ne voulait pas la peiner. Elle se repasse la scène plusieurs fois grâce à ses pouvoirs, histoire de comprendre où elle a dérapé. Camille s’excuse encore, mais l’ivoirienne semble avoir compris d’où vient le problème.

« Tu m’as déjà aidé ! »

C’est une partie de la réponse.

« Merci de m’avoir donné ton opinion. Même si c’est pas celle que je voulais entendre, pense pas que je puisse t’en vouloir pour ce que tu m’as dit. Si je pose une question, c’est que je suis apte à en assumer les conséquences. »

Je l'ai aidée ? C'est ce qu'affirme Afya mais je n'ai pas l'impression de l'avoir aidée. J'ai l'impression de l'avoir encore plus enfoncée dans ses problème. Je lui conseille de s'excuser, puis non en fait, attends un peu, mais pas trop. Mais s'ils ont pas tilté, t'excuse pas, mais si elle a tilté excuse-toi, mais que quand ça ira mieux... C'est pas clair ! Rien ne va dans mes conseils. Je crois que je suis pas fait pour ça. J'ai manqué tous les moments où ce genre de chose s'apprend... J'étais tellement focalisé sur le fait de ne plus me retrouver enfermé à la maison que j'ai à peine sociabilisé. Et je sens bien parfois qu'il me manque certaines choses.

Mais je fais comme si de rien n'était. Je termine de laver ma tasse et la mets à égoutter avant de me composer un sourire rassuré et de me tourner vers Afya.

- Si j'ai pu t'aider un tant soit peu, alors tant mieux. J'aimerais pouvoir faire plus, mais je pense que c'est à toi et aux personnes impliquées d'arranger les choses.

Et voilà, encore un conseil vide, que je répète comme un perroquet parce que la situation me paraît convenir. "C'est bien, fils. Tu te défiles, encore. Et en beauté." Aurait dit mon père, de son ton sarcastique et agressif. Je fais comme je peux.

Je reviens sur le lit et m'y assois d'une manière que j'espère détendue. Je ne sais pas quoi dire de plus.

- Ça me touche que tu aies pensé à moi pour venir demander des conseils. Après tout on ne s'est pas vraiment tant côtoyés que ça. Merci de me faire confiance.

C'est mieux, ça. Plus naturel, et logique. Parfait.

Est-ce qu’elle a assez d’énergie pour réparer les conséquences de ses actes ? Certainement, encore faudrait-il que l’ivoirienne se rende compte qu’elle a mis à mal la britannique. Elle sentait qu’il y avait quelque-chose qui clochait, mais si elle poussait plus la conversation, ne risquait-elle pas d’envenimer les choses ? Elle n’arrivait pas à voir de futur où ce n’était pas le cas, sans doute car elle n’arrivait pas à imaginer de mots qui désamorceraient la situation.

C’était l’une des limites de son pouvoir, quand elle pouvait influer sur le futur pour le changer, il fallait qu’elle sut dans quel sens le bousculer. Ce n’était pas le cas, et auprès quelques essais infructueux elle se décida à se laisser porter par le fil du présent.

« Tu as raison, il faudra que je parle avec eux… »

Et ça lui arrachait un rein que de le reconnaître. Elle devrait s’excuser, et c’était encore pire de s’imaginer s’excuser auprès de la bibliothécaire. C’était impensable. Il allait falloir qu’elle y réfléchisse longtemps avant de passer en action. Cela viendrait en temps et en heure, et elle ferait sans doute trainer… Pour diverses raisons.

La jeune femme revient s’asseoir sur son lit, qui comme chez beaucoup de terraen prend aussi régulièrement la fonction de canapé. Les chambres étaient spacieuses, mais ressemblaient souvent plus à des studettes qu’à de véritables appartements… Ce qui pour l’ivoirienne était déjà un immense domicile, et un encore plus immense espace alloué à sa personne et ses besoins.

« J’avais trouvé qu’on discuté bien, et je me disais que ton avis serait intéressant. » dit-elle comme pour s’excuser.

Il faudra qu'elle parle avec eux, c'est indéniable. La situation actuelle ne peut pas durer indéfiniment. Ça ne serait pas sain que ça traîne trop en longueur. J'acquiesce.

- Il faut aussi que toi tu t'y sentes prête. C'est dur de trouver le bon équilibre entre ta propre protection, qu'elle soit mentale ou émotionnelle, et la protection des autres. Prends le temps de penser à ce que tu veux leur dire. Je l'encourage.

Ça ne sonne pas si bien à l'oral. J'ai envie de grincer des dents en m'entendant. Pour qui je me prends, un psy ? J'ai zéro diplômes, zéro expérience et surtout, je n'ai pas vraiment eu d'éducation dessus. En tout cas pas à la maison. Se protéger émotionnellement, si j'avais eu le malheur de dire quelque chose comme ça, je n'aurais gagné qu'une bonne correction. Et ma mère m'aurait dit d'arrêter ces âneries qui mettent mon père en colère. Mouais...

- Ça me fait plaisir que tu te sentes à l'aide avec moi. J'espère que mon avis t'a aidé. Je dis avec un sourire.

Puis je fronce le nez dans une grimace d'auto-dérision.

- Heh. Il t'a aidé. Tu me l'as déjà dit... J'ai trente secondes de temps d'attention, désolé.

L'après-midi a bien avancé maintenant. Je regarde l'horloge.

- Tu veux grignoter quelque chose ? J'ai des petits écoliers, des cookies, des Twix et des Snickers. Je propose en me levant. Si tu préfères du salé, j'ai des chips ou des crackers de maïs salés.

Au moins, proposer de la nourriture réconfortante, ça je sais que ça aide. Et je sais faire.

Se sentir prête ? Cela n’était que rarement le cas de l’ivoirienne, même après avoir répété cinquante fois un discours dans sa tête, elle ne savait si elle était prête à le prononcer qu’après l’avoir fait. Souvent, d’ailleurs elle ne le faisait pas. A quoi bon se farcir une conversation inutile ? Si les gens n’étaient pas prêts à écouter, alors pourquoi prendrait-elle sur elle pour parler ? Elle hoche pourtant la tête, pour elle se protéger émotionnellement c’était souvent ne rien dire. Elle n’était pas un exemple à suivre.

Son avis l’avait aidé, même s’il l’avait également mise à mal. Elle n’aimait décidément pas avoir tort, et pourtant un avis externe sur la situation, d’une personne qu’elle appréciait et qui l’appréciait lui semblait-il, lui donnait tort. Elle ne pouvait ainsi prétendre avoir raison, ou bien-même être dans son bon droit… Certes c’était agaçant, mais pour têtue qu’elle soit, elle n’était pas obtuse. Quand elle demandait conseil, elle écoutait les conseils. A minima.

« C’est commun chez les tonnerres ! » dit-elle avec un sourire mi-figue mi raisin quand Camille évoque ses troubles de l’attention.

Elle n’évoque nullement son ex-mari, chez qui ses troubles de l’attention étaient constants… Elle ne parle jamais de lui. Elle l’oublie la plupart du temps… Sauf dans les instants comme celui-ci où il se rappelle à elle subrepticement.

« Je ne vais pas te voler tes sucreries à chaque fois que je te voie ! Merci pour le thé Camille, la prochaine fois c’est moi qui t’inviterait ! » dit-elle en se levant pour partir.