Svea avait tout juste posé le pied sur le sol de Terrae. Le dépaysement était complet et la jeune femme se sentait à la fois déboussolée et pleine de curiosité. Ses yeux se perdaient dans la beauté des paysages qui l'entouraient, capturant chaque détail, chaque nuance de ce nouveau monde. L'air ici avait une certaine douceur, un mélange d'odeurs naturelles de terre, de fleurs et d'une pointe d'humidité qui lui rappelait la fraîcheur des fjords norvégiens.

Cherchant à retenir le chemin vers les dortoirs des novices, elle marchait d'un pas rapide, presque précipité. Les rues sinueuses, les jardins luxuriants et les bâtiments pittoresques se mêlaient en un labyrinthe déroutant pour la novice qu'elle était. Chaque intersection, chaque arbre ou pierre remarquable, elle essayait de les graver dans sa mémoire, comme des repères dans cet océan d'inconnu.

Enfin, elle arriva devant le bâtiment qui allait devenir son foyer pour les prochains mois : le dortoir des novices.

Ce qui l'étonna immédiatement était la diversité des résidentes. Certaines filles semblaient être des adolescentes timides, tandis que d'autres étaient des femmes confiantes, approchant la trentaine. Des accents variés emplissaient la pièce, mélange d'intonations exotiques, des murmures en langues étrangères qui confirmaient la diversité culturelle du lieu. Les vêtements des filles racontaient aussi des histoires différentes, des vêtements traditionnels aux tenues à la mode, tout était un fascinant mélange de cultures.

Arrivée à son lit, Svea posa son regard sur les draps. Ils étaient d'un blanc immaculé, parfaitement tendus et lisses, à l'exception d'un seul pli rebel qui courait en travers. Elle tendit la main et l'aplatit d'une caresse douce, rétablissant momentanément l'ordre.

Svea s'assit ensuite sur le lit, ses jambes légèrement tremblantes de fatigue. Le matelas cédait sous son poids et son geste simple créa tout un réseau de nouveaux plis dans les draps. Ces plis n'étaient pas parfaits, ni ordonnés, ils étaient désordonnés et capricieux, un peu comme les pensées qui traversaient son esprit à ce moment précis.

Elle laissa ses doigts glisser le long des plis, marquant une frontière invisible entre le connu et l'inconnu, entre l'ordre et le chaos.

Observant autour d'elle, Svea notait plusieurs personnes absorbées dans leurs activités personnelles. Une fille, allongée sur son lit avec des écouteurs, semblait complètement perdue dans sa musique, le monde extérieur totalement ignoré. Ailleurs, une autre était plongée dans son téléphone, les doigts naviguant rapidement sur l'écran lumineux, son visage illuminé par la lueur bleutée. Chaque personne semblait vivre dans sa propre bulle, et Svea se sentait quelque peu déconnectée de ces scènes d'immersion individuelle.

Pourtant, non loin d'elle, deux personnes se distinguaient par leur interaction. Une femme et une petite fille, échangeant dans une conversation animée. Elles semblaient plus ouvertes à l'interaction, plus en phase avec leur environnement immédiat. Svea s'était dit que c'était peut-être là une occasion de s'intégrer, de tisser les premiers fils de connexion avec cet environnement nouveau et étranger.

Surtout, elle se rappela les paroles du psychologue qu’elle avait rencontré plus tôt. Lors de leur entretien, il avait insisté sur l'importance de la socialisation pour son bien-être mental. “Vous ne pouvez pas seulement vous perdre dans vos livres et vos études ici. Vous avez besoin de vous trouver des amis, de passer du temps avec les autres. C'est aussi important que vos études, sinon plus. Vous devez apprendre à vous détendre, à lâcher prise.”

Avec une légère hésitation, elle s'était dirigée vers elles. Elle était bien consciente de son manque d'aisance dans les interactions sociales, surtout avec des inconnus. Mais elle savait aussi que, si elle voulait se sentir chez elle à Terrae, elle devait faire l'effort. Elle devait sortir de sa zone de confort.

"Bonjour"

Sa voix qui, bien qu'elle l'espérait confiante, trahissait une légère incertitude. Elle avait offert un sourire timide, une invitation silencieuse à la conversation.

“Je suis Svea, je viens d’arriver.”

Petite Aéna, ça fait maintenant plusieurs jours que tu es ici. Ce n’est pas vraiment simple pour toi de t’y acclimater, surtout avec tous ces gens qui te font peur et que tu considères comme des monstres avec leurs pouvoirs bizarres et tout. Voir des gens voler dans les airs, se téléporter juste devant toi, faire pousser un arbre ou seulement jouer au foot avec une balle enflammée, ce n’est pas vraiment dans tes habitudes et clairement, ça risque d’être compliqué de l’être. Tu n’aimes pas voir ça. Tout enfant serait heureux de se dire qu’il peut avoir des pouvoirs magiques comme les super-héros qu’on voit dans les livres ou au cinéma, mais ce n’est pas vraiment ton monde ça. Toi, ce que tu veux, c’est être avec ton papa même si Camil t’a fais comprendre que ce n’était pas encore possible pour toi. Tu ne veux pas mettre ton papa en danger alors tu as promis d’être sage et de te faire toute petite. C’est compliqué quand tous les soirs, tu as les larmes aux yeux sans ton câlin, mais tu as décidé d’être comme les grands pour vite revoir ton papa. Et puis, tu as le droit de l’appeler quand tu veux alors tous les soirs, tu l’appelles pour lui raconter ta journée ce qui t’aide à aller vers le mieux même si c’est vraiment compliqué pour toi. Au moins, le plus dur est passé.

N’empêche, tu as encore du mal à te repérer dans ces bâtiments qui te sont immenses, pour toi, petite fille de dix ans tout juste. Tu as l’impression d’être dans un labyrinthe, mais tu t’y habitues un peu, tout doucement, très progressivement. Déjà, maintenant, tu sais le chemin pour aller à l’école. En plus, tu n’as pas vraiment de chance, tu es arrivée en fin d’année alors tu es un peu perdu avec les cours. Ce ne sont pas les mêmes que tu avais chez toi. En plus, dans certaines matières, tu as vraiment beaucoup beaucoup de mal. Les maths… Tu es si nul en maths, c’est horrible. Parfois, tu as l’impression de ne pas du tout comprendre l’exercice même s’il est écris dans ta langue maternelle. L’espagnol, tu connais, tu le parles et l’écris parfaitement ! Enfin, du niveau d’une enfant de dix ans, évidemment. Et puis, toi, tu n’as pas l’habitude de ces longues journées alors tu finis par décrocher après 13h, finissant par ne plus arriver à te concentrer correctement. Peut-être qu’à la, tu sauras être sur le bon rythme.

En attendant, après l’école, tu te fais aussi à la présence des femmes de ton dortoir. Ça te fait un peu bizarre car elles sont toutes plus vieilles que toi. Qu’est-ce que tu as hâte d’avoir ta chambre, comme celle de Aylan ! Et puis, il a dis qu’il pourrait t’aider avec les meubles donc tu as vraiment hâte de faire quelque chose de beau dans ton appartement, avec plein de couleur partout. Tu as même dessiné un peu ce que tu veux, mais c’est encore tout moche alors tu pourras redessiner encore et encore jusqu’à quelque chose de parfait. Et puis, Aylan a été très gentil alors tu pourras lui faire un dessin aussi, mais tu ne sais pas encore quoi. Il faut quelque chose qui lui plaise alors tu hésites avec plein de trucs. Puis, tu ne connais personne qui connaissent aussi ce jeune homme pour t’aider à trouver.

Bref, même s’il ne reste plus beaucoup de temps à l’école, il te faut faire correctement tes devoirs. Ton papa t’a demandé d’être sage alors tu l’es et tu fais sérieusement tes devoirs comme si lui et Heinas étaient là pour te surveiller. Pour te motiver, tu croques dans un morceau de chocolat, en ayant pris à la cafétéria parce que c’est motivant le chocolat. Tu mets un peu de miettes sur ton cahier d’exercices que tu ballais de la main, laissant des traces de chocolat sur les pages, preuve de ta gourmandise éternelle. Ça, rien ne pourra faire autrement, ça fait partie de toi et même les pires punitions ne pourront pas t’en priver.

Tu fais donc bien tes devoirs et tout ce qui est demandé à l’école. Par contre, tu es loin d’être la tête de la classe et ça se voit avec cet exercice qui te donne mal à la tête. En fait, il faut mesurer l’air d’un terrain de sport, mais tu as du mal à savoir comment faire même avec le cours à côté de toi. Il y a la formule, mais c’est assez compliqué et ça te fait râler dans la barbe que tu n’as pas, croquant un autre morceau de chocolat.

Oh, une madame te propose ton aide alors c’est très timidement que tu lui montres ton exercice et tu bégayes en lui lisant l’énoncé, te disant qu’elle n’est peut-être pas espagnol comme toi. Tu essaies de lui faire comprendre ce que toi, tu n’arrives pas à saisir dans cet exercice qui est pourtant très simple selon les autres. Peut-être que tu un peu de retard sur le programme de mathématique, mais en cours d’histoire, tu es bien meilleur qu’eux !

Et puis voilà qu’il y a une nouvelle qui rentre dans la chambre, te faisant sursauter et attraper ta peluche pour la ramener à toi. Les nouvelles, ça fait toujours un peu peur, mais là, elle s’installe sur un lit. Ça veut donc dire qu’elle est normale, pas comme les autres. C’est ce que tu as remarqué. Ici, il n’y a que des gens comme toi, des nouvelles qui sont perdues et qui sont comme les gens de dehors, sans magie ce qui te rassure beaucoup pour être honnête. Et voilà qu’elle vient vers vous deux. Oh non, ça fait peur. Et elle vous parle. Elle semble gentille alors tu prends sur toi. Ton papa a dis d’être gentille et que tu devais te faire des amis alors tu essaies de faire ce qu’il te demande.

- B-b-bonjour. J-je s-s-suis Aé-é-éna.

Bon, ta timidité te fait encore bégayer, mais tu as répondu la première ! Il y a du progrès, t’as vu ? Tu es trop contente de toi et lui fais un joli sourire timide.

Comme le savent ceux qui ont lu son premier RP, Agate avait, dès son arrivée, fait de son mieux pour éviter les dortoirs et leur confort qui seyait peu à une femme de son âge. Qu’on l’y retrouve en fin d’après-midi n’avait pourtant rien de contradictoire avec cette première affirmation. Déjà, parce que c’était là qu’il y avait son pieu, ses affaires et son ordinateur portable. Ensuite, parce qu’elle était toujours aussi désœuvrée, relativement à ses habitudes, et que rejoindre des clubs ne suffisait pas à combler les gigantesques trous sur son emploi du temps. Les enfants avaient l’école, mais Terrae ne proposait en effet rien de particulier pour les adultes qui avaient fini les études depuis longtemps, à l’exception de quelques petits boulots ici et là dans l’Institut et ses magasins — ce qui n’allait pas non plus puisqu’elle avait déjà postulé pour un boulot bien particulier.

Elle tuait donc le temps dans les dortoirs, entre apprentissage du japonais, lecture de l’actualité et escapades sur WoW, où elle avait recommencé à monter un personnage avec James. Elle avait de temps en temps quelques échanges avec les autres résidentes, mais rien de bien intéressant en définitive ; elles venaient d’autres mondes que le sien, et ce n’était pas si facile de trouver quelque chose à se dire.

Parmi ces étrangères, il y avait cette enfant, arrivée peu ou prou en même temps qu’elle. Si Agate était possiblement la plus vieille, celle-là était probablement la plus jeune, et ce n’était là que le début de leurs différences. Là où Agate n’aurait laissé personne entrevoir ne serait-ce qu’une trace du vide qui la traversait, cette fillette paraissait toujours sur le point d’éclater en sanglots, quand elle ne le faisait pas à la vue de tout le monde. Terrae était sans doute en partie à blâmer pour ça : aller chercher des gamines à l’autre bout du monde et les lâcher au milieu des dortoirs avec des inconnues qui avaient souvent le double de son âge était, de son point de vue, proche d'être qualifiable de négligence.

Pour autant, parce qu’elle voyait dans ce genre de petite créature fragile tout ce qu’on lui avait refusé d’être — et qu'elle avait ensuite elle-même refusé d'être, elle avait envie de la secouer un bon coup. Ce qu’elle ne pouvait certes pas faire directement, mais qui l’avait finalement tiraillée assez — avec le manque cruel de travail et, elle n’oserait l’avouer, son vide qui l’attirait vers les enfants dans l’espoir de retrouver les émotions dont elle avait été privée — pour qu’elle aille l’aborder, un jour où elle semblait s’empêtrer dans ce qui devait être ses devoirs. Devoirs qu'elle faisait d'ailleurs avec du chocolat partout, ce qui ne manqua pas de la faire tiquer.

— Tu veux de l’aide ?

Sitôt obtenu l’accord de la fillette, elle s’était assise à côté d’elle doucement et commencé à lire l’exercice, dont l’espagnole lui expliquait les grandes lignes bien qu’elle ait assez de bases dans sa langue et en mathématique pour comprendre qu’il s’agissait d’un exercice complètement trivial. Pour patiner autant dessus, cette petite devait avoir séché l’école un certain temps ou manquer cruellement de méthode.

Quoi qu’il en soit, cela devait changer ; elle prit donc les choses en main et commença à reprendre chaque partie de l’énoncé pour les réexpliquer et faire le lien avec la méthode qu’elle devait avoir vue. Agate n’était pas mauvaise enseignante en tant que tel, elle avait la patience pour et ses paroles étaient claires, mais elle était directe voire parfois dure, aussi dut-elle prendre toutes les pincettes dont elle était capable pour ne pas faire pleurer cette gamine.

Cela semblait plutôt bien parti, mais elle fut finalement interrompue avant d’en avoir la confirmation.
Agate inspecta rapidement celle qui venait de les saluer : probablement la vingtaine, caucasienne, petite, négligée, confiante et, surtout, inconnue au bataillon. Après avoir laissé la petite parler, elle suivit le mouvement.

— Bienvenue à Terrae. Je m’appelle Agate.

Eut-elle été dans son ancien environnement, elle aurait probablement enchaîné sur un "Vous ne voyez pas qu’on bosse ici ?" avant de la congédier tout aussi violemment, mais elle avait passé largement assez de temps à Terrae pour savoir que ça risquait de provoquer tout un scandale et que personne ne pourrait se remettre au travail après ça.

Il fallait donc être sympathique.

— On est arrivées depuis peu aussi. Vous avez déjà visité l’institut ?

Si elle disait non, elle pourrait lui suggérer assez d’endroits à visiter pour qu’elle leur fiche la paix un bon moment.

Svea observait les deux filles avec intérêt. Elles semblaient profondément absorbées dans des exercices, des feuilles de papier éparpillées autour d'elles et des stylos multicolores à portée de main. La plus jeune, une petite fille aux yeux vifs, griffonnait consciencieusement sur une feuille, tandis que la femme penchait la tête pour vérifier son travail, une expression de concentration sérieuse sur son visage.

La vue de cette scène de studieuse détermination lui rappela immédiatement ses propres années d'école en Norvège, lorsque ses propres livres de cours et ses cahiers de notes étaient ses compagnons les plus fidèles. Elle se souvint des heures passées assise à son bureau, la tête penchée sur ses devoirs, plongée dans un monde de chiffres et de lettres qui dansaient sur les pages blanches. Elle adorait cette solitude, cette tranquillité, cette immersion totale dans ses études.

Mais en se rappelant ces moments, une vague de nostalgie et une pointe de regret commencèrent à se mêler à ses souvenirs. Peut-être aurait-elle dû passer plus de temps à jouer avec les autres enfants pendant la récréation, à rire et à courir dans la cour de l'école au lieu de se replier dans son coin tranquille avec ses livres. Peut-être aurait-elle dû accepter plus souvent les invitations de ses camarades de classe à se joindre à leurs jeux.

Elle se souvint du sentiment d'éloignement qu'elle ressentait parfois, en observant les autres enfants rire et jouer ensemble, tandis qu'elle restait en retrait, une observatrice silencieuse. Elle avait trop souvent repoussé ces invitations, préférant la compagnie de ses livres à celle de ses camarades. À l'époque, cela lui semblait le bon choix, mais maintenant, en y repensant, elle ne pouvait s'empêcher de se demander si elle n'avait pas manqué quelque chose.

Cependant, elle secoua ces pensées nostalgiques. Elle ne pouvait pas changer son passé et, d'une certaine manière, elle savait qu'elle ne serait pas la personne qu'elle était aujourd'hui si elle n'avait pas fait ces choix. Ces moments de solitude studieuse avaient façonné son amour pour l'apprentissage, un amour qui avait guidé sa vie et l'avait menée à l'endroit où elle se trouvait maintenant. Devant elle, deux personnes la regardaient maintenant, leur attention arrachée aux exercices qu'elles étaient en train de résoudre. Il était temps de continuer sur cette voie.

Ces deux là n'étaient pas nécessairement les personnes les plus proches d'elle en âge ou en expérience, celles vers lesquelles elle "aurait" dû se diriger instinctivement. Une enfant et une adulte, un duo pour le moins atypique dans le contexte du dortoir. Mais il y avait ce petit quelque chose, cette petite étincelle invisible, qui l'avait poussée à aller à leur rencontre.

Peut-être était-ce la familiarité du tableau qui se déroulait devant elle, qui lui rappelait son propre passé d'élève sérieuse. Ou peut-être était-ce simplement le fait qu'elles semblaient accessibles, engagées dans une activité qu'elle pouvait comprendre et apprécier. Quoi qu'il en soit, elle se tenait maintenant devant elles, et avait engagé la conversation.

La plus jeune, prise par une soudaine timidité, avait bégayé une réponse dans laquelle Svea avait réussi à saisir un prénom : Aena. Un prénom original, beau. Svea ne savait pas d'où il venait, mais cela n'avait pas vraiment d'importance. Quant à l'adulte, elle se présentait comme Agate. Elle dégageait une assurance bien plus marquée que celle des autres filles présentes dans la pièce. Peut-être était-ce dû à son âge, ou peut-être à une expérience de vie plus riche, Svea ne pouvait pas le dire. Dans tous les cas, Agate avait l'air de quelqu'un qui savait ce qu'elle faisait et qui elle était.

Lorsqu'Agate lui souhaita la bienvenue, la réponse de Svea fut simple, mais sincère : un sourire. C'était un sourire timide, légèrement hésitant, mais indéniablement authentique
La première barrière sociale semblait avoir été franchie, et Svea se sentait déjà un peu plus intégrée. Juste un peu.

Elle fut soulagée d'apprendre qu'Agate et Aena étaient également de nouvelles arrivantes à Terrae. Cette découverte offrait une sorte de confort, la confirmation qu'elle n'était pas seule dans cette aventure d'adaptation à un environnement inconnu. Ce lien commun, bien qu'insignifiant à première vue, instaurait une sorte de camaraderie silencieuse entre elle - ça et le fait que Svea serait très heureuse de pouvoir aider quelqu’un dans ses devoirs-. C'était comme s'il y avait une compréhension mutuelle que, malgré leurs parcours différents, elles partageaient désormais une expérience commune.

Prise de court par le vouvoiement d'Agate, la jeune norvégienne senti une onde de surprise la parcourir. Ce n'était pas quelque chose auquel elle était habituée. En Norvège, la barrière de formalité marquée par le vouvoiement est peu courante. Bien sûr, elle avait rencontré ce concept en étudiant d'autres langues, mais le vivre dans une interaction réelle avait un goût différent. Ce simple choix de mots instaura, pour Svea, une distance invisible entre elle et Agate. Ce n'était pas un mur, loin de là, mais plutôt un fossé qu'elle ne savait pas tout à fait comment franchir. Pour beaucoup, cela aurait été une marque de respect, une preuve de politesse. Pour Svea, cela s'est senti étrange et déstabilisant.

Un silence s'est installé, prolongeant cette sensation d'inconfort. Les secondes semblaient s'étirer indéfiniment, chaque tic-tac de l'horloge mettant en évidence l'hésitation de Svea. Elle se perdait dans ses pensées, cherchant une réponse appropriée, une manière de combler ce fossé nouvellement créé sans donner l'impression d'être impolie ou trop formelle.Puis, elle pris une profonde inspiration, effaça de son visage toute trace d'hésitation, et releva la tête avec une assurance renouvelée.

“Je n’ai pas vraiment eu le temps de visiter, mais j’ai déjà eu un bel aperçu de cet endroit. C’est joli ici.”

Bien moins joli que son petit village Norvégien et, surtout, différent.

Observant le livre ouvert devant Aena, Svea se permit d'ajouter: "Je vois que vous êtes sur un exercice de mathématiques. Je dois avouer que je suis plutôt douée pour expliquer, si jamais vous avez besoin d'aide." Elle marqua une légère pause, offrant un sourire encourageant à la petite fille. A travers ses mots, elle essayait de combler l'espace que le vouvoiement avait créé, d'instaurer un lien basé sur l'aide et le partage du savoir.

La rousse t’explique étape par étape ton problème de mathématique. C’est qu’elle explique assez bien puisque ça te permet de beaucoup mieux comprendre ce qu’il faut que tu fasses. Hé, peut-être que tu pourras peut-être mieux comprendre cette matière horrible pour avoir de meilleures notes et rendre ton papa encore plus fière de toi. Pour cela, tu te fais très attentive, y mettant toute la bonne foi du monde pour être une bonne élève pour Agate. Ça se voit que tu veux faire des progrès, c’est certain. Peut-être que ça ne la découragera pas à t’aider et peut-être que les prochaines fois tu pourras lui demander son aider plus facilement ? En tout cas, c’est dans cette espoir que ça va.

Après toi, c’est Agate qui se présente à la nouvelle Svea et lui révèle que vous êtes nouvelles vous aussi, depuis pas si longtemps que ça pour toi en plus. C’est vrai que tu n’as pas beaucoup fait attention au début donc tu ne sais pas trop pour la rousse… Bref, tu t’attendais à ce qu’elles partent toutes les deux en discussion d’adultes puisqu’une enfant, ce n’est pas l’idéal pour avoir des conversations intéressantes, c’est ce que tu as cru comprendre. En tout cas, c’est ce que ta mère t’avait dis, que quand elle discutait avec d’autres personnes, elle ne voulait pas qu’un enfant vienne l’emmerder.

Mais non, Svea aussi propose de l’aide pour ton exercice de mathématique. Les deux veulent t’aider ? Tu ne sais pas ce que tu dois faire maintenant, un peu perdue avec les relations adultes. Agate t’a déjà beaucoup aider et tu as plutôt bien compris ses explications alors en soit, c’est suffisant, mais tu as dis que tu serais sage et gentille alors tu ne peux pas refuser l’aide de la brune. Tu attrapes donc un morceau de chocolat dans lequel tu croques pour t’apaiser un peu et te dire que ça te permettre de trouver une solution à cette situation.

Ton regard passe de l’une à l’autre et de l’autre à l’une, ne trouvant pas de réponse qui soit donnable selon toi. Que c’est horrible comme sensation, celle d’être entre deux adultes à ne pas comprendre entièrement la situation, mais d’avoir la clé pour faire une bêtise. Après, tu dois répondre alors tu le fais avec beaucoup d’hésitation, tes yeux cachés derrière ta barrière de cheveux et ta peluche bien serrée dans tes bras. Par contre, tu ne parles pas la bouche pleine, tu as fini ton morceau de chocolat avant !

- A-a-agate m-m’a tout expl-pl-pliqué. I-il est f-fini.

Tu fais un petit sourire en regardant Svea, espérant ne pas avoir dis de bêtises. Elle a l’air gentille et normale alors tu ne veux pas être méchante avec elle, même sans le vouloir. Et puis, c’est vrai que tu as tout compris et que maintenant tu peux le finir seul. Normalement. Quelque chose dans le genre, tu supposes. Mais tu n’as pas envie que la conversation se finisse ainsi non plus parce qu’elles sont gentilles et que parler avec des gens que tu considères normaux, ça fait du bien et ça te change puisque tu dois continuellement voir et parler à des monstres.

- O-on p-p-peut v-v-visit-ter ens-s-semble ?

Ta voix est toute timide, bégayant énormément de peur de te faire remettre à ta place d’enfant alors qu’elles veulent finalement être entre adulte.

— Autant de verdure en plein Tokyo, c’est vrai que cela a quelque chose de particulier.

Ce n’était que du bavardage, mais elle était plutôt sincère sur ce point : même avec son salaire et celui de James combinés, ils n’auraient pu ne serait-ce qu’aspirer aux conditions de vie des Terraens, et surtout des Masters, qui disposaient de leur propre maison, d’une proximité avec toutes les commodités et d’un accès rapide à l’une des plus grande ville du monde. Cela dit, puisqu’ils étaient très concrètement enfermés à l’Institut, qu’ils soient en plein milieu de Tokyo ou aux Antilles, cela ne faisait pas réellement de différence. Ils ne profitaient que marginalement de cette position de rêve.

Enfin, cela n’empêchait pas de visiter. Alors qu’Agate allait donner quelques conseils, elle fut prise de court par Svea qui proposait son aide. Sous entendu qu’elle avait besoin d’aide et avait besoin de quelqu’un qui soit « plutôt doué » pour expliquer. L’avait-elle écoutée avant de se manifester avec une intention derrière la tête ? Voilà pourquoi elle abhorrait ces dortoirs, on ne pouvait pas y tenir une discussion sans être espionné et dérangé.

— C’est gentil, mais je pense qu’on se débrouille bien pour l’instant. À moins que vous vouliez vérifier ?

Si cette réaction aurait pu être prise pour de la défensive, elle était pour Agate tout ce qu’il y avait de plus naturel ; si quelqu’un doutait de son travail, qu’il essaie donc d’y trouver une faille. C’était parce qu’elle était sereine sur la qualité de ce qu’elle produisait, et non parce qu’elle s’énervait ou craignait d’être mise à défaut, qu’elle mettait Svea au défi de l’améliorer encore. Là d’où elle venait, c’était une rhétorique plutôt efficace, puisque l’attitude seule suffisait à dissuader de poursuivre plus loin, surtout quand elle avait l’opportunité et les éléments pour enchaîner sur un « D’ailleurs, à propos de votre dernier dossier, j’ai remarqué que… ». Et puis dans le cas où son interlocuteur avait le niveau pour trouver quelque chose à redire, il pouvait gagner son respect.

Cependant, elle était à Terrae. Et juste à côté d’une enfant. Même s’il était tentant de lui faire la petite démonstration d’assertivité dont elle aurait bien besoin, la fillette semblait trop effrayée pour y être réceptive. Et qui plus est, elle était de son côté. Par contre, elle n’aurait pas été jusqu’à dire qu’elle en avait fini ; pour l’exercice, c’était certes bon, mais il y avait assez de choses à rattraper pour s’occuper toute la soirée… Pendant plusieurs mois. (Ai-je besoin de préciser que les standards d’Agate s’élevaient bien au-delà de ce qui était suffisant pour suivre les cours à Terrae ?)

Mais soit. Peut-être parce qu’elle voulait profiter de l’opportunité de lui enlever ce chocolat des mains, ou parce qu’elle avait malgré elle une certaine tendresse pour la petite Aéna, elle ne fut pas en désaccord complet avec sa proposition.

— Eh bien, pourquoi pas ?

Faire visiter les lieux était plutôt le travail des plus anciens, mais Agate s’estimait bien assez compétente pour le faire à leur place — l’Institut était loin d’être assez grand ou assez ancien pour qu’elle ait pu en manquer un aspect important.

Comme les deux femmes devant elle ne manquèrent pas de lui faire remarquer, l'exercice était déjà terminé. Ce constat, en dépit de sa simplicité, souleva en Svea une vague de déception mitigée. L'apprentissage, après tout, avait toujours été sa voie préférée pour briller, sa passerelle pour se distinguer des autres. Elle, qui ne se percevait ni comme particulièrement jolie, ni particulièrement divertissante, qui n'identifiait en elle-même aucun trait de caractère saillant ou un talent distinctif pour un quelconque art... C'était là l'image qu'elle portait d'elle-même, un reflet teinté par une pointe d'insatisfaction et d'insécurité.

Cependant, alors qu'elle se tenait là, face à la réalité incontestable que la petite n’avait pas besoin d’elle, elle commença à saisir la possibilité que ce n'était peut-être pas un échec, mais une occasion de grandir. Elle avait toujours trouvé du confort et de l'assurance dans l'univers structuré des chiffres et des lettres, dans la cadence régulière et prévisible des leçons et des devoirs. Mais à présent, elle se retrouvait propulsée hors de cette zone de confort, contrainte à naviguer le courant incertain des interactions sociales, à embrasser des expériences qui dépassaient le cadre familier de l'apprentissage académique.

Et peut-être, se dit-elle, c'était une bonne chose. Oui, c'était inconfortable, étranger, voire un peu effrayant. Mais c'était aussi une chance d'apprendre, d'explorer, de découvrir d'autres facettes d'elle-même qu'elle n'aurait jamais connues si elle s'était cantonnée à ses livres et ses exercices. Peut-être que cette situation, aussi inhabituelle soit-elle, était justement ce dont elle avait besoin pour se découvrir, pour se réinventer. Peut-être qu'en fin de compte, cette rencontre avec Agate et Aena n'était pas une déviation de son chemin, mais un nouvel itinéraire vers une version plus complète et plus équilibrée d'elle-même.

La proposition d'Agate de vérifier prit Svea par surprise, lui causant une vague de gêne. Elle avait l'impression d'avoir outrepassé certaines limites, de s'être imposée dans une situation qui n'avait pas besoin d'elle, qui ne la voulait peut-être pas. Ce sentiment d'insécurité, tel un serpent furtif, commençait à s'insinuer en elle, mais Svea était résolue à ne pas le laisser transparaître.

"Oh non, ce ne sera pas nécessaire ! "

Ses mots étaient escortés par un sourire sincère et bienveillant. Le dernier bastion contre ses insécurités naissantes. Elle ne voulait pas être envahissante, ne voulait pas être une présence de trop. Son sourire était sa bouée de sauvetage, son masque contre le monde extérieur, pour cacher ce sentiment d'insécurité grandissant en elle. C'était une déclaration silencieuse qu'elle était là pour aider, pas pour s'imposer.


L'invitation de ses deux interlocutrices à explorer les lieux ensemble tomba comme une proposition agréable. Une proposition qui pouvait à la fois apaiser son anxiété de se perdre et offrir une occasion d'apprendre à connaître Agate et Aena dans un environnement moins formel, plus propice à la conversation. Sa connaissance de Terrae était encore fragmentaire, limitée à un simple plan qu'elle avait consulté et le trajet qu'elle avait emprunté pour arriver ici.

L'anticipation d'une exploration suscitait en elle une certaine excitation. Svea savait qu'elle avait beaucoup à apprendre de ce lieu, de son fonctionnement et de ses gens. Et qui de mieux pour l'introduire à tout cela que deux compagnes dans une situation similaire à la sienne ? Ce serait une expérience d'apprentissage collective, partageant et naviguant à travers l'inconnu ensemble.

"Oui, j'aimerais beaucoup ça"

Elle sentait déjà que les choses prenaient une tournure plus positive, que les obstacles initiaux rencontrés lors de sa première interaction sociale à Terrae s'estompaient lentement.

“Vous avez une idée de ce par quoi on pourrait commencer ? Cet endroit à l'air si grand.”

Tu n’oses pas vraiment bouger. C’est que tu as l’impression de déranger ou quelque chose comme ça. Tu ne sais pas vraiment ce que c’est comme sensation, mais c’est désagréable. C’est dommage car tu veux vraiment être amie avec elles deux, elles sont gentilles. Enfin, tu crois, tu n’es pas sûre. Ici, tu as appris que les apparences étaient très trompeuses alors tu te méfies un peu, mais comment rester ainsi quand l’une t’aider et l’autre proposait son aide ? C’est vrai que toi, tu as plutôt l’impression que c’est bien d’être ici, avec elles deux. Pas à Terrae, ça, ça t’agace parce que tu veux être avec ton papa.

Et puis, peut-être que tu pourrais aller jusqu’à demander de l’aide pour les prochains exercices. Agate t’a vraiment bien expliqué alors tu te dis que tu devrais pouvoir continuer ainsi. Elle pourrait peut-être même te faire rattraper ton retard en mathématiques et ça serait génial ! Oh non, tu ne souhaites pas être la première de la classe, ça serait inutile, surtout que tu ne veux pas être remarquée par les autres. C’est juste que tu aimerais beaucoup être plus forte car ton papa serait trop fier de toi et ça te ferait si plaisir que ça soit le cas. Tu sais qu’il est toujours fier des efforts que tu fais pour t’intégrer ici, mais ça serait encore mieux avec ça. Alors pour cette raison, tu serais capable d’être la meilleure des élèves et d’y mettre énormément du tien.

Tu croques un petit bout de ton chocolat avant de le remballer correctement pour le ranger avec le reste dans ta valise. Et oui, elle est toujours bien rangée. Les affaires lavées sont toujours rangées dedans comme ça, quand tu partiras d’ici, tu seras déjà prête à rejoindre ton papa. Accepter l’idée que ça ne sera pas possible avant des années n’est pas encore possible pour toi même si tu as compris que ça ne serait pas pour tout de suite quand même. Sauf que t’installer convenablement te donne la sensation de perdre espoir et ça te fait encore plus mal. Il n’y a que deux choses qui restent toujours hors de la valise. Ta peluche loup et la photo de famille que tu as avec ton papa, ta sœur et ta mère. Tout le monde sourit, même ta mère, alors la regarder te fait te dire que tu n’es pas toute seule.

Tu fais un sourire toujours timide, mais un peu plus franc que tout à l’heure quand elles acceptent ta proposition de balade. C’est trop bien ! Au moins, elles n’ont pas l’air vouloir se débarrasser de toi et peut-être même qu’elles seront amies avec toi. En tout cas, toi, tu le souhaites vraiment beaucoup. Ce ne sera qu’une question de temps pour voir ce qu’il en devient. Pas trop quand même, parce que tu veux savoir. Enfin bref, le chocolat rangé, tu te lèves pour montrer que toi tu es prête avec ta petite robe rouge. La blanche à coquelicot est au lavage donc aujourd’hui, tu es toute rouge et noir. Le noir vient de tes longs cheveux qui sont complètement lâchés. Ils te vont jusqu’aux fesses, mais tu refuses catégoriquement de les attacher ou de les couper. Jamais !

Par contre, voilà la question qui va poser problème. Où faire cette dite balade ? Tu prends le temps de réfléchir un peu à ce que tu connais. Bon, l’école, c’est certain, le bâtiment principal avec la cafétéria, la tour d’astronomie de quand tu t’es perdue et le couloir des airs, là où habite Aylan. Sinon, tu ne connais pas grand-chose. Vu que ce sont des filles, est-ce qu’elles aiment les magasins ? Ta sœur adorait en faire avec toi pour t’habiller alors peut-être qu’elles aiment en faire pour s’habiller, mais tu n’es pas sûre de ça.

- Les m-m-mag-g-gasin ? Le j-j-jard-d-din ?

Tu as vraiment du mal à ne pas bégayer quand tu es face à des inconnues ou des presque inconnues… Mais tu vas faire des efforts, comme promis à ton papa ! Et puis, le psy aussi veut que t’en face...

C’était donc décidé : elles allaient faire visiter à la nouvelle. Pas exactement ce qu’elle avait prévu de faire de sa journée, mais pas un contretemps non plus.

Où aller, donc ? Contrairement à ce que disait Svea, l’institut était objectivement relativement petit et sa structure rendait assez facile son parcours. Elle itéra sur la proposition d’Aéna  :
« Oui, par exemple. »
Elle sortit son ordiphone de sa poche. Il y avait des plans de l’institut qui étaient affichés ici et là ; elle en avait évidemment pris une photo, qu’elle retrouva rapidement et tendit à la suédoise, tout en tenant l’appareil assez bas pour que la fillette puisse suivre.
« Dans l’ensemble, Terrae est une grande artère, qui dessert l’institut dans lequel nous sommes au nord, la forêt et son lac au sud, les maisons des Masters à l’ouest et le Village à l’Est. L’Institut en lui-même n’est pas très intéressant à visiter, alors ce que je vous propose, c’est de sortir directement, de descendre la rue, de faire le tour du village — vous voyez ici qu’il forme une boucle, donc on peut tout voir en allant comme ça (elle pointa du doigt le tracé), puis revenir sur l’artère principale et, si il nous reste du temps, aller dans la partie forêt. Au vu de l’heure, même si on prend notre temps, il fera encore jour au bout du chemin. Qu’en pensez-vous ? »

Elle marqua une légère pause. Il y avait un autre élément à prendre en compte dans son plan.

« Au fait, tu dois rentrer pour une heure particulière ? » demanda-t-elle à la jeune fille.
Si les mineurs avaient une sorte de couvre-feu ou devaient manger sur une plage bien définie, il serait bon d’en tenir compte. Quant à la nouvelle, à moins que les psychologues fassent des heures supplémentaires et reçoivent des patients en soirée, Agate supposait qu’elle n’avait de toute façon rien de mieux à faire que de s’approprier les lieux. Il lui apparaîtrait même urgent de s’acheter quelques affaires — un peigne, par exemple — et de repérer les différents points de restauration, car il était en effet bon de savoir que Terrae avait autre chose à proposer qu’une cantine scolaire.

La première journée de Svea à Terrae semblait prendre un excellent départ. À peine arrivée, elle se retrouvait déjà en compagnie de deux nouvelles - potentiellement futures - amies, prêtes à explorer cet environnement étranger ensemble. Peut-être que le conseil du psychologue avait porté ses fruits plus vite qu'elle ne l'avait imaginé. Maintenant, le véritable défi serait de gérer cette nouvelle dynamique sociale, de ne pas se laisser submerger par ses propres incertitudes. Et surtout, de ne pas perdre cette voie précieusement ouverte.

Ainsi, Aéna avait proposé deux lieux. Les magasins, d'abord - une suggestion qui n'avait jamais été au goût de Svea, mais qu'elle considérait comme une partie nécessaire de l'acclimatation à ce nouvel environnement. Le jardin, ensuite, qui l'intriguait beaucoup plus. Elle pourrait y prendre ses repères, et peut-être y trouver un coin paisible où travailler ultérieurement.

La proposition d'Agate, cependant, semblait offrir le meilleur des deux mondes : un tour complet des lieux. Enthousiasmée par cette idée, Svea écoutait attentivement ses explications, s'efforçant de mémoriser le plan de l'institut ainsi que l'itinéraire qu'elles allaient emprunter. Peu habituée à l'usage de la technologie, il ne lui était même pas venu à l'esprit d'enregistrer cette information sur son téléphone.

En se promenant ainsi, elle espérait non seulement découvrir Terrae, mais aussi en comprendre l'essence même, cette ambiance qui avait été si chaleureusement décrite lors de son admission. En somme, c'était une occasion parfaite de commencer à forger son propre lien avec cet endroit - et avec ses deux nouvelles compagnes de route.

“C’est un excellent plan. Très bonne idée !"

Se tournant vers Aéna, Svea lui offrit un sourire chaleureux.

"Peut-être qu’on pourra te trouver du bon chocolat"

Le penchant de la petite pour le chocolat n'avait pas échappé à son observation aiguisée. Elle se souvint de l'image d'Aéna mordant à pleines dents dans sa sucrerie à son arrivée, une image qui lui avait valu un sourire amusé. Elle n'avait pu s'empêcher de trouver cela adorable. Elle savait que cette suggestion plairait probablement à la jeune novice et, elle l'espérait, renforcerait le lien naissant entre elles.

Comme le fit remarquer Agate, en raison de son jeune âge, Aéna pourrait avoir des contraintes plus strictes. Toutefois, cela ne l'empêchait pas d'imaginer un retour ultérieur à la forêt après avoir escorté la petite à ses obligations, si nécessaire. Et pourquoi pas même en compagnie d'Agate, si elle se sentait suffisamment audacieuse pour l'inviter.

Agate semblait sûre d'elle et déjà très à l'aise dans cet environnement, ce qui intimidait grandement Svea. Cette assurance, cette confiance semblaient à la fois attirantes et effrayantes pour la jeune Norvégienne. Elle se demandait si elle pourrait un jour atteindre un tel niveau de confort à Terrae.

Toi aussi tu regardes ce que te montre Agate. Ça semble un gros gros trajet à faire en plus d’être super fatiguant. Tu crois que ça va le faire ? Vu que tu veux faire la grande, bien sûr que tu vas suivre sans te plaindre du tout, parce que tu es une enfant sage et que tu veux vraiment qu’elles soient tes amies toutes les deux. Si tu les ralentis, peut-être qu’elles ne voudront plus de toi et ça te fait peur comme idée. Tu veux vraiment qu’elles t’aiment !

Oh, ton couvre-feu… Oui, il faut que tu le respectes pour être sage comme tu as dis que tu le serais ! Si tu le loupes, tu vas te faire gronder et ton papa sera pas content, mais en même temps, tu veux profiter de tes deux amis… Est-ce que tu crois que si tu le loupes, ça va vraiment être mal ? Tu as une petite idée de la réponse alors tu baisses les yeux vers le sol, te mettant à triturer un peu ta robe rouge de tes doigts potelets.

- V-v-voui. Di-dix-huit heur-res.

Tu as une mine toute triste, craignant vraiment être mise de côté à cause de ça. Est-ce qu’elles peuvent être méchantes et faire ça ? Parce que ce serait quand même très méchant pour toi. Mais voilà qu’on te dit qu’on pourrait te trouver du chocolat. Il ne t’en faut pas plus pour te rendre un petit sourire timide alors que tu t’imagines prendre un peu de chocolat. Bon, tu es trop petite pour avoir de l’argent de poche, mais tu te dis que si tu demandes gentiment, tu pourras avoir du chocolat gratuitement. Ah oui, pour le chocolat, ta timidité peut partir. Et puis, si tu demandes à Tomoe, peut-être que tu auras de quoi aller le payer.

- J-je p-peux v-v-venir ?

Tu as hâte d’avoir du chocolat, encore ! La gourmandise, après la timidité, est ton pire défaut, vraiment. Tu ferais beaucoup pour ça !

Dix-huit heures ?

« On va couper en deux, dans ce cas. Le village aujourd’hui, le lac demain. »

Quand Svea mentionna le chocolat, Agate leva un sourcil et la fusilla un regard. Pardon ? Elle voulait donner du chocolat à une petite à moins de deux heures du repas, alors qu’elle en avait déjà mangé ? Douée pour expliquer, la suédoise l’était peut-être, mais elle montrait déjà des signes qu’il ne fallait pas lui confier des missions de baby-sitting ; c’était à coup sûr ce genre de nourrice qui gavait les petits de cochonneries et sympathisait avec eux, sans jamais être capable de leur dire non.

Enfin. Elle devaient avoir une petite conversation à ce sujet, mais pour l’instant, il ne fallait pas traîner. Agate reporta donc son attention sur Aéna, dont l’espèce de mine triste qu’elle n’avait pas su comprendre semblait partie. Pour laisser place à une question qu’elle trouvait étrange, mais dont la réponse n’était pas compliquée.

« C’est le principe, non ? Tes affaires sont déjà rangées, alors on peut y aller maintenant. »

Elles étaient trop bien rangées, d’ailleurs, pour une gamine qui n’avait pas appris à séparer goûter et travail scolaire. On se serait davantage attendu à ce qu’elle en mette partout. Soit. Elle n’allait certainement pas condamner une bonne discipline.

Joignant le geste à la parole, Agate se dirigea vers la porte des dortoirs. Il faisait toujours aussi bon d’en sortir, même si c’était pour se retrouver dans une école. Au moins la sortie n’était-elle qu’à quelques mètres ; elle les y attendit d’ailleurs, en s’étirant discrètement.

Il n’y avait pas à leur présenter la vue, et il n’y aurait d’ailleurs rien à en dire avant d’avoir passé le champ de fleurs étrangement grand qui les séparait du village. Marcher silencieusement était une possibilité, mais elle l’avait déjà bien assez fait pour ne pas avoir envie de meubler un peu.

Et parce que meubler signifiait souvent, en langage Agate, parler boulot…

« Tu vas suivre les cours à Terrae, étudier ou chercher un emploi ? » demanda-t-elle à Svea.

Au vu de la tranche d’âge à laquelle la jeune femme semblait appartenir, elle aurait pu être dans ces trois situations. Accessoirement, la question était un moyen détourné d’en apprendre un peu plus sur ce qu’elle faisait avant d’arriver là, sans aborder assez frontalement la question pour risquer de briser un tabou.

L'idée d'Agate de diviser la visite en deux était appréciable. Cela les empêcherait de se précipiter et leur donnerait l'opportunité de se retrouver le lendemain. C'était une excellente perspective pour Svea, désireuse d'améliorer sa sociabilité. Ainsi, elle répondit à la proposition d'Agate par un hochement de tête affirmatif. L'aînée semblait prendre les devants, un rôle qui convenait parfaitement à Svea. Elle se sentait à l'aise dans l'écoute et le suivi.

Un sourire aux lèvres, elle adressa un dernier regard à Aéna avant de suivre silencieusement Agate dans le couloir. Cependant, le regard noir que lui avait lancé Agate l'avait mise mal à l'aise. Elle n'avait aucune intention malveillante en proposant du chocolat à la petite fille. Elle se sentait maintenant coupable d'avoir proposé cela. Une autre gaffe, elle avait l'impression de les enchaîner sans arrêt.

Svea resserra son emprise sur son sac à dos, son sourire s'estompant légèrement. Elle tentait de ne pas laisser son malaise transparaître, s'efforçant de rester positive et optimiste. Après tout, cette journée était encore pleine de promesses, et elle était bien décidée à ne pas se laisser abattre par quelques maladresses.

La question d'Agate concernant ses études sortit Svea de ses rêveries et elle ne put retenir le sourire éclatant qui se dessina sur son visage. Ce sujet, en particulier, était l'une des rares choses dans lesquelles Svea se sentait complètement à l'aise. Elle ne tarda donc pas à répondre.

"Je fais des études en sciences de la Terre à l’université d’Oslo," expliqua-t-elle avec enthousiasme, "spécifiquement axées sur l'environnement et la biodiversité.”

Elle se mordit la lèvre inférieure, réalisant qu'elle pourrait facilement tomber dans un monologue enthousiaste sur l'importance de la conservation de la biodiversité ou la complexité des écosystèmes. Mais en jetant un œil sur Aéna, elle réalisa que la petite ne serait probablement pas intéressée par ce sujet. Quant aux adultes - en dehors du cadre universitaire - avec qui elle avait pu en parler, ils se contentaient en général de hausser les sourcils ou de se renfermer, peu satisfaits qu'une "jeune fille" puisse leur faire la leçon sur l'environnement et leur mode de vie. C'était un sujet souvent sensible qui entraînait de nombreux débats houleux.

Elle se contenta donc de refermer le sujet.

“C'est un domaine que je trouve vraiment passionnant. Je vais continuer par correspondance. Et toi, que vas-tu faire ici ? "

Elle était réellement curieuse d'en savoir plus sur les deux femmes avec qui elle passerait sans doute beaucoup de temps dans les jours à venir. C'était aussi une excellente occasion d'établir des liens et de trouver des sujets de conversation communs.

Et oui, tu n’as que dix ans, tu ne peux pas sortir très tard encore. Et puis, 18h, pour toi, c’est déjà tard et bien fatiguant en vrai, même si tu as décidé de faire la grande et de ne pas le dire. Tu vas suivre les deux grandes et faire comme elle parce que tu veux vraiment être amis avec elles. Elles sont normales ! Et gentilles. En gros, ce ne sont pas des monstres.

Oh, du coup, il faut faire en deux fois la visite à cause de toi ? Tu te sens un peu coupable de déranger à ce point alors tu baisses la tête, laissant ta longue crinière noire te cacher le visage, par habitude, quand tu te sens mal. C’est idiot, ce n’est pas de ta faute, enfin pas directement. C’est juste qu’après, il y a le repas et le dodo et que Tomoe, bah, c’est une personne bien trop surveillante. Et comme tu as dis que tu serais sage, tu es sage. Sauf avec le chocolat que tu gardes en réserve, mais faut pas le dire.

Tu peux venir alors tu les suis toutes les deux, avec un sourire des plus joyeux. Tu es vraiment très contente qu’elles veuillent bien de toi alors tu vas être très sage et les écouter parler. Et puis, tu es sûre que tu peux en apprendre beaucoup des deux adultes. Elles doivent avoir beaucoup vu dans leur vie alors tu vas pouvoir savoir des trucs que tu ne sais pas encore.

Comme tu viens de te le dire, tu les écoutes, mais il faut être honnête, tu ne sais absolument pas ce qu’est la biodiversité ni même là où se trouve l’université d’Oslo. Ce sont bien des choses que tu ne connais pas alors, tu viens tirer vraiment très doucement, sans trop oser, le haut de Svea pour avoir son attention. Tu ne veux pas lui couper la parole ou la monopoliser, tu veux juste comprendre un peu la discussion. Elles ont accepté que tu viennes alors tu dois pouvoir avoir le droit de demander.

- C-c-c’est quoi l-la biodiv-versité ?

Ça a l’air intéressant dis comme elle a dis. L’environnement, ce sont les forêts ou tout ce qui est végétal, ça, tu sais, tu l’as vu à l’école, mais pas ce qu’est la biodiversité alors c’est le moment d’en apprendre un peu plus tout en essayant de faire des efforts sur ta manière de parler. Bon, ta voix n’est pas très forte par contre et toujours aussi hésitante...

L’université d’Oslo ? De mémoire, une bonne université. Pas aussi bonne que celle qu’elle avait fréquenté, évidemment, mais assez pour exister dans les classements et pour qu’elle ait vu le nom passer quelques fois. Elle n’en aurait cependant pas su plus, puisque si l’université avait quelque prestige, il n’était pas dans ses disciplines.

D’ailleurs, elle n’avait qu’une idée très vague de ce à quoi pouvait bien servir un diplôme en environnement et en biodiversité, aussi demanda-t-elle :
« C’est pour travailler dans la recherche ? Ou il y a une application concrète ? »

Non pas que la recherche ne pouvait pas avoir une application concrète, bien sûr — c’était parfois même son boulot de lui en donner une. Cependant, elle ne pouvait s’empêcher de voir ceux qui choisissaient une telle spécialité comme des hippies qui faisaient de leur mode de vie un champ d’étude sérieux, à l’image de ces dégénérés qui se proclamaient sociologues du genre et réclamaient ensuite que l’Etat finance leur lubie, aussi valait-il mieux vérifier si Svea était l’un d’eux ou si elle avait un projet plus “sérieux” derrière.

Puisqu’elle lui retournait la question, Agate y répondit dans la foulée :

« J’ai proposé mes services à Terrae, pour du conseil en géopolitique. Rien d’acté cependant, ils veulent attendre mon initiation pour en reparler. Si ça ne se fait pas, je pensais proposer de donner des cours. »

Ou même si ça se faisait, d’ailleurs. Elle n’avait qu’une idée assez floue du travail que Terrae serait réellement prête à lui donner. Le Japon n’était pas connu pour ses semaines de 20 heures, mais il ne lui paraîtrait pas étonnant que le personnel de l’Institut, malgré sa directrice asiatique, ne partage pas la même vision du temps plein qu’elle.

Enfin, comme Aéna avait déjà eu l’air perdue sur la question de la biodiversité (sur laquelle elle avait laissé Svea répondre), elle précisa :

« La géopolitique, c’est l’étude des rapports de pouvoirs et des conflits entre différents… ça peut être des pays, mais aussi des organisations terroristes ou des villes. On étudie des cartes et des rapports pour essayer de comprendre ce qui se passe à un endroit donné, ce qui sert ensuite à savoir quel est le coup le plus intéressant à jouer dans cette situation. »

Sans que cela ne surprenne personne, elle n’avait pas l’habitude d’expliquer son métier à des enfants.