De : Rosalina Ngwenya, São Paulo
À : Alice Borges, Tokyo (Institut Terrae)

__–Madame Borges, bonjour.
__–Je ne pense pas que vous étiez au fait de mon existence avant aujourd’hui, mais il est loin d’être impossible que mon nom de famille vous soit familier. Comme je ne suis pas sûre d’à quel point vous ne connaissez, permettez que je me présente. Atumane – dont le nom devrait vous être plus familier, je l’espère – était mon neveu et avec mon père, Miguel Ngwenya, ma seule famille. Nous vécûmes ensemble plusieurs années, je l’ai envoyé là où j’ai fait mes propres études et il m’accompagnait partout, lors des déplacements liés à mon métier. Ce n’est pas exagéré de dire qu’Atumane était, avec mon propre père, la personne qui m’était la plus chère.
__–Comme vous avez pu le deviner, il n’est hélas plus de ce monde.
__–Pour ce qui est de la raison qui me pousse à vous en informer, alors que cela doit bien faire trois ans que vous n’avez pas dû entendre ce prénom, il se trouve que je ne la connais pas moi-même. Je n’ai, vous concernant, comme seule autre information que votre identité et de très succincts commentaires, qu’Atumane m’envoyait périodiquement pendant son séjour derrière vos murs. Cela dit, si j’envoie cette lettre à vous et non à d’autres personnes de votre institut, c’est parce qu’il semblerait bien que vous ayez eu un rôle particulier dans sa vie, bien que je n’ai jamais pu savoir lequel.
__–Lors de son départ de Tokyo, sa mémoire de son séjour sur place a, conformément à vos coutumes, été effacée. Seuls quelques fragments persistaient. Des impressions plus que des images. Vous étiez l’unique personne dont il se souvenait du nom. Je me souviens que cela avait fini par le hanter. Je le revois, retournant ses notes, analysant le moindre message qu’il avait pu m’envoyer, le moindre indice, à la recherche de quelqu’un dont il ne se rappelait même plus le visage.
__–Mon neveu n’était déjà pas en très bonne santé psychologique, quand il rejoignit votre institut. À son retour… Je ne le reconnus que pendant une ou deux semaines, avant que son masque ne se fissurât. Il perdit beaucoup de poids, passait un temps considérable isolé, dans le meilleur des cas à remuer ses souvenirs amputés, ses notes trop maigres, la moindre information qui pouvait fuiter sur Terrae, dans le pire il ne bougeait pas de la journée, était comme vidé de son énergie. Je tentai bien des choses pour lui redonner goût à la vie. Il rencontra les meilleurs psychologues du monde, nous nous lançâmes dans les voyages les plus beaux que je pouvais offrir, Miguel mon père et moi-même firent de notre mieux pour lui témoigner notre amour, en désespoir de cause j’essayai même de lui faire reprendre son travail à mes côtés ou de l’initier à des psychotropes, sans effet aucun.
__–Ou du moins, des effets étaient visibles en surface, mais Atumane a toujours été un redoutable menteur. Après une longue et difficile période, il parut reprendre goût aux choses, mais ce qui avait été éteint en lui ne pouvait déjà plus être rallumé. Je me dis que, dans un élan de générosité, il choisit une fin pour lui qui était celle qui me heurterait le moins. Et si j’ai pu assister à de nombreuses horreurs au cours de ma vie sans battre d’un cil, je suis certaine que je n’aurai pas supporté de voir son corps.
__–Je n’ai donc plus qu’un cercueil vide à mettre en terre, dans un ultime geste symbolique vide de sens, dont il se serait bien gaussé, j’en suis sûre. J’espère qu’il se rit bien de nous, quelque part.
__–Outre vous faire part de cette nouvelle qui m’accable, sans même que je puisse savoir l’effet qu’elle aura sur vous, je souhaiterais vous inviter à la cérémonie. Elle aura lieu le huit avril, à São Paulo, où je vis actuellement. Ne vous sentez obligée de rien. J’ignore qui vous êtes réellement, à part un fantôme dans le coin de la tête de mon neveu, aussi je ne vous tiendrai rigueur de rien. Peut-être aurais-je aimé vous rencontrer, savoir quelle était sa vie, durant cet étrange trou noir de onze mois où il vous a connu, puis vous a oublié, mais je ne ferai preuve d’aucune insistance. La situation de votre institut et mon implication dans la situation mondiale rend difficile tout dialogue ouvert entre nous. Si cela peut vous rassurer, il y a maintenant un certain temps que je n’exerce plus ma profession, ce dont, je pense, vous pourrez obtenir l’assurance vous-même, par quelque truchement magique dont vous avez le secret.

__–Il serait séant de conclure cette lettre par une formule telle que « amitiés », ou même « dans l’attente de votre réponse », mais je ne pense pas mériter de vous la première comme la seconde. Aussi, madame Borges, j’ose espérer que vous accepterez au moins mes excuses, si cette lettre vous a paru trop longue, hors de propos ou si elle est arrivée entre vos mains à un moment inopportun. Toutefois, dans l’espoir de vous rencontrer, je vous dirai au moins à bientôt et, si cela peut avoir quelque valeur pour vous, ce dont je doute, vous êtes la bienvenue chez moi en tout temps, pour toute raison.

__–Rosalina Ngwenya