Le code rouge a été lancé. C’est le branle-bas de combat dans la salle des Masters ; tout le monde s’agite, personne ne pense une seule seconde à lui-même. Tous les esprits sont tournés vers les mots d’Hideko, vers ce Master que Mitsuki est allée chercher, vers tout ce que cette nouvelle attaque implique. Je ne comprends pas tout à ce qu’il s’est passé – je n’ai pas encore totalement intégré le cercle des Masters, parvenant à peine à contrôler ces pouvoirs, cette Greffe toute nouvelle, et surtout sans arriver à isoler ces voix dans ma tête.
Des volontaires ont été choisis pour s’occuper de missions en extérieur. Mal à l’aise à l’idée de m’imposer face à mes aînés, j’ai attendu, espérant tout de même pouvoir me rendre utile. Mais de quelle manière ? Je suis nouvelle dans le milieu et trop peu expérimentée pour espérer pouvoir gérer une équipe d’élèves. Malgré mes pouvoirs de guérisseuse, je pourrais toujours me charger de leurs soin – mais est-ce que je serais capable de les protéger si besoin est ? Je me pose la question.
Lorsque le moment est arrivé de se proposer pour des patrouilles autour des murs de Terrae… je me suis portée volontaire. Déterminée à ne pas rester les bras croisés, à attendre que mes collègues rentrent blessés de leurs missions. Quand je vois Mitsuki et son enthousiasme (si on peut appeler son débordement d’énergie de cette manière), mais aussi son efficacité, je me dis que je ne peux pas simplement attendre que le temps passe. Et, même si je ne me sais d’aucun secours en dehors de Terrae, j’aimerais pouvoir mettre mes pouvoirs à contribution autrement que pour aider les personnes véritablement utiles. Et puis, il y avait tant à protéger ici… Les enfants, les novices, tous ces initiés encore incapables de se défendre par eux-mêmes. Alors j’ai pris ma décision. De plus… je ne serai pas la seule Master. Chris, le gardien, m’accompagnera durant ma patrouille, avec un élève que j’aurai choisi. Tout naturellement, mon attention s’est portée sur Selvi, à qui j’ai proposé de m’accompagner. Elle aussi a l’air si déterminée à se rendre utile ! Et, avec une personne que je connais déjà, je ne doute pas que notre mission se déroulera en de meilleures conditions.
Guidée, épaulée par le Master titan, en patrouille une semaine sur deux, nous n’avons pas eu de problèmes. Pourtant, Ryu et Matheo, quelques jours après avoir entamé leurs rondes, ont eu affaire à une attaque. Un peu plus nerveuse durant les nuits qui ont suivi, nous avons attendu, attentifs…
Devant ma mine déconfite, en voyant mon amie enchaîner les missions, Mitsuki m’a souvent répété que, loin d’être inutile, notre petite équipée contribue au calme de Terrae. Je ne sais pas tellement si elle a raison, mais il n’empêche que ce qu’elle m’a dit m’a rassérénée. Ne serait-ce qu’un peu. Alors j’essaie de mettre du cœur à l’ouvrage en me disant que ce que nous faisons n’est pas inutile – ou, tout du moins, pas moins que ce qu’effectuent mes collègues Masters.
Heureusement – ou malheureusement ? – pour nous, les nuits sont chaudes. La fatigue se fait cependant de plus en plus ressentir, et j’étouffe malgré moi un bâillement. Voilà plusieurs semaines que la dernière attaque a eu lieu. Nous attendons avec Selvi en dehors de l’enceinte de l’institut, tapies dans la nuit, après avoir effectué un tour de l’enceinte en volant. J’essaie de rester attentive aux auras qui s’approchent de nous, mais, la plupart du temps, ce ne sont que des passants, ou des petits animaux qui fuient dès qu’ils nous aperçoivent.
Un homme s’approche. Je lève la tête, le cœur battant, et croise le regard de Chris. Derrière lui, à demi caché par sa grande carrure, Yann, un initié sensitif porté volontaire pour nous aider, soupire bruyamment.

- Rien à signaler par-là, lâche Chris d’une voix traînante, visiblement agacé de devoir supporter la pile électrique à ses côtés.

L’adolescent se contente de grogner, avant de lâcher d’un air las :

- À quoi ça sert qu’on fasse des rondes ? Il se passe rien.

J’étire un pâle sourire.

- Je préfère autant qu’il ne se passe rien…

Machinalement, je viens effleurer le manche de mon sabre, les yeux parcourant les environs. Puis, les posant sur mon amie, je l’interroge à mi-voix :

- Ca va Selvi ? Tu veux boire un peu ? Il fait chaud ce soir…

Cela dit, je me passe une main sur le visage, un peu en sueur, et emboîte le pas à Chris qui se dirige à nouveau vers l’entrée de Terrae. De là, il est facile de décoller afin d’englober Terrae dans son ensemble et apercevoir les éventuels intrus. De toute manière, une alerte devrait nous avertir si jamais il se passe quoi que ce soit… Donc ça devrait être bon. Machinalement, je tripote un peu mon oreillette.
Arrivés là-bas, nous attendons encore un peu après nous être désaltérés. Cette fois, la nuit est bien avancée et plus personne ne sillonne les rues, surtout de ce côté de Tokyo. Il n’y a que quelques voitures qui passent en nous éblouissant de leurs phares.

Un soupir de soulagement manque de m’échapper. J’ai cru que j’allais me retrouver toute seule face à ce type, et honnêtement, je n’aurais pas su quoi faire ni quoi dire si Selvi ne s’était pas jointe à moi. Vraiment, je ne sais pas ce que je ferais sans elle dans un moment pareil ; ce n’est pas rien, ce qui se joue maintenant. Si je me trompe, peut-être que je mettrai en danger la totalité de Terrae, et il est de mon devoir de faire tout ce que je peux pour éviter qu’il n’arrive quoi que ce soit. Alors certes, Chris est là pour m’épauler, et d’autres Masters sont encore à Terrae pour endiguer une possible attaque, si elle survient. Mais là, pour le moment, il est de notre responsabilité de ne laisser personne franchir ses murs, et encore moins si celle-ci n’a pas de bonnes intentions. Réellement, il est difficile de lire dans son regard ce qu’il compte faire. Il est fébrile, effrayé. Mais est-ce qu’il l’est à cause de nous, ou n’est-ce en réalité que de l’excitation devant ce qu’il vit ? Il peut aussi avoir peur parce qu’il serait un appât. Je ne sais pas quoi penser…
La voix de Selvi s’élève à son tour, et j’ai un léger sourire, contente d’être soutenue. Je ne lui jette pourtant pas un regard, mais, si je l’avais pu, je lui en aurais lancé un plein de gratitude. C’est vrai, elle comprendra surement qu’il vaut mieux que l’on soit prudent. D’autant plus avec des personnes de cet acabit. Je ne suis pas une froussarde, mais je n’ai pas envie que les résidents de Terrae soient contraints à vivre une bataille au saut du lit. Mine de rien.
Lentement, j’acquiesce. Esquisse un sourire plus doux, malgré la méfiance qui continue à m’étreindre. Les mots de cet homme m’atteignent, malgré tout. Et je me prends à penser que, définitivement, ce ne doit pas être nous qui le terrorisons à ce point. J’essaie de ne pas me laisser attendrir. Beaucoup de gens disent que je suis naïve, à commencer par Allen, et il met toujours un point d’honneur à essayer de m’empêcher de sombrer à cause de ça. Parce que je ne me rends pas toujours compte. Et je comprends trop tard les choses. Pourtant, je suis air, non ? Je devrais être vive d’esprit. Je n’ai l’impression que d’être une fillette absurde et inutile, projetée dans un monde de grands sans comprendre comment il fonctionne.

- Je comprends. C’est très honorable de votre part de chercher à nous aider.

Un silence. Je reprends, très calmement.

- Vous avez dû encourir des risques pour venir jusqu’ici, non ?

Cette fois, je me mordille la lèvre. C’est vrai. On ne trahit en général pas ces gens impunément. Au fond de moi, je m’interroge : pourquoi a-t-il si peur ? Je n’ai pas envie de croire que c’est à cause de nous.

- Nous aussi, nous aimerions arrêter cette guerre. Si vous pouvez nous aider… nous essaierons de faire notre possible pour qu’ils ne sachent pas que vous êtes venus ici. Vous êtes seul ?

Derrière moi, Chris semble vouloir protester, mais finit par rallier notre cause et nous laisse nous en charger.

- Mais dans ce cas, ce n’est pas ici qu’il faudra en parler, lâche-t-il d’un ton bourru, et je hoche lentement la tête en signe d'assentiment.

J’espère que nous ne nous trompons pas.

Je tente de ne pas laisser transparaître ma nervosité. Tout va bien se passer Aoi, tout va bien se passer. Tu peux te faire confiance, du moins, je suppose. Pour une fois, fais toi confiance. Ça te fera du bien. C’est bon pour le moral, il paraît ! Mais là, comme ça, alors que tant de gens ont souffert à cause de ces scientifiques, je ne sais pas si je peux lui faire confiance. Même si j’en ai envie, même s’il a l’air terriblement sincère, il a aussi l’air… je ne sais pas. Trop nerveux. Lui ne fait pas l’effort de se retenir, et ça se voit à dix kilomètres. Pauvre gars, il transpire à grosses gouttes. Peut-être qu’il a simplement peur de nous ? Mais dans ce cas, pourquoi il viendrait ? Ca me paraît trop beau pour être vrai. D’autant qu’un scientifique, normalement, ne débarque pas comme ça pour nous dire qu’il trahit les siens. En général, c’est plutôt une stratégie pour emmener de nouveaux élèves… j’imagine.
Instinctivement, à cette pensée, je me rapproche de Selvi. Pas réellement devant elle, mais suffisamment proche pour empêcher quiconque d’approcher en cas de besoin. Si quelqu’un essaie de la toucher, de toute manière, je crois qu’il se retrouvera débité en petites rondelles. Ou en cubes. Cubes ou rondelles ? J’hésite, là… Quoique, les rondelles, c’est quand même vachement plus rapide non ? Ahah. Joke…
Selvi se penche à mon oreille et j’acquiesce doucement. Sur le même ton qu’elle, je lâche :

- Ce sera fait, ne t’en fais pas.

J’ai à peine le temps de terminer ma phrase que l’homme réagit, plus nerveux que jamais. Le voyant jeter un objet derrière lui et retourner toutes ses poches, je tente de l’apaiser d’un geste de la main.

- Calmez-vous, monsieur… Comment vous appelez-vous ? je demande d’un ton conciliant. Nous vous croyons. Et nous acceptons votre aide. Mais calmez-vous.
- Et qu'est-ce qu'il a jeté derrière lui ? gronde Chris.
- Faut p'tetre le croire quand même, non ? tente Yann.

J'espère qu'on peut faire confiance à son pouvoir de sensitif. Peut-être qu'il ne pourrait pas déceler du mensonge avec son agitation... Derrière moi, j’entends Chris soupirer et s’approcher de moi. Je me mordille la lèvre, espérant qu’il n’effraiera pas plus notre homme.

- Venez, nous allons rentrer et nous installer. Nous allons voir tout ça avec vous.
- Je pense qu’on peut rester dans ma loge, lâche le colosse Titan. C’est petit, mais il y a assez de place pour nous tous.

Le message est clair : il ne veut pas le laisser aller plus loin qu’à la frontière entre Terrae et le monde extérieur (oui, bon, les grilles, quoi). De toute manière, s’ils essayaient d’entrer ou que la barrière était touchée, nous le remarquerions de là-bas. Le souci risque d’être l’exiguïté... Et pas question de laisser l’un des initiés seuls. Tant pis, nous verrons bien où nous en sommes. Nous devons prendre nos précautions, mais je pense que nous pouvons le laisser entrer. Même si ça sonne un peu naïf dit comme ça...
J’interroge les deux plus jeunes du regard. (Enfin jeunes… Nous avons quasiment le même âge, mais ce n’est pas le souci.)