Je frissonne devant la vue familière. Kowloon… J’ai l’impression que ça fait une éternité depuis la dernière fois que j’ai regardé la mer depuis le port. Mon arme me semble peser plus lourd cachée sous ma veste en cuir, comme irradiant un froid glacial à travers mes vêtements. Je ne suis pas à l’aise. La situation me semble étrangère en même temps qu’elle m’est familière.
A force de vivre à Terrae j’en avais oublié certaines choses ; le parfum des échoppes sur le port, les buildings aux vitres teintées, même l’accent si caractéristique du mandarin. Ca n’a pourtant pas été très difficile de sortir de Terrae, j’aurais pu le faire sur un coup de tête si je l’avais voulu en fait. Le plus difficile a été de faire passer mon arme à la douane mais j’ai pu me faufiler entre les contrôles avec l’aide de quelques mouvements maladroits d’un douanier qui a distrait l’attention au bon moment. C’est parfois bien pratique le marionnettisme. La téléportation aussi d’ailleurs, il a suffit que j’agite un petit secret gênant devant le nez d’une Etoile Tonnerre pour qu’il me transporte gentiment et discrètement à l’extérieur de Terrae.
Je sens que la directrice va probablement me tirer les oreilles en rentrant mais là je n’ai pas envie d’y penser. Je veux juste faire ce pour quoi je suis revenu et ensuite… Je ne sais pas, peut-être que j’arriverai à rentrer en un seul morceau mais j’en doute. Je vais me faire très sérieusement engueuler mais je dois le faire. Je ne pourrais pas dormir tranquillement tant que je ne l’aurais pas fait.
Je suis pas quelqu’un de particulièrement obsédé par la vengeance mais… J’ai laissé trainer tout ça depuis trop longtemps. Je voulais être un peu digne d’Aoi mais faut se rendre à l’évidence je suis pas encore capable de m’oublier assez pour ça.
Je glisse une main le long de mes côtes, effleurant mon arme à travers ma veste. Je respire lentement, ferme les yeux. Si je veux atteindre mon objectif je dois oublier tout le reste, ne plus penser à rien d’autre. Il faut que je redevienne celui que j’étais. Mon regard se perd vers la mer quelques minutes, cette mer si bleue que je vois rouge de sang pour tout celui que j’ai fait couler. Je louche sur une des mèches écarlates qui est retombée sur mon front. Le Démon Rouge, c’est comme ça qu’ils m’appelaient, je ne sais pas bien si c’était à cause de la couleur de mes cheveux ou parce que ça les faisaient triper. J’aimais bien ça à l’époque, ça me donnait un ego. Maintenant je vois avec le recul que je me suis juste fait manipuler de bout en bout.
Je sers le poing, une bulle de colère coincée dans la gorge. Je hais tellement ce système mafieux, ce qu’il a fait de moi et ce qu’il m’a fait aussi. J’étais un gamin un peu paumé, je voulais juste sortir du système et faire quelque chose de ma vie. Un truc qui ne serait pas ce que mes parents avaient choisi pour moi. Si je n’étais pas tombé sur eux je suppose que j’aurais fini par me ranger plus ou moins et je n’aurais pas eu à me construire comme je l’ai fait. Tordu et mal taillé, avec une morale bancale et un ego bien trop gros. J’ai mis du temps à me trouver, et ce temps je l’ai payé chèrement avec le sang de celle que j’aimais. Je m’en veux encore beaucoup pourtant je sais que le vrai responsable c’est lui, Tao…
C’est pour lui que je suis revenu, pour en finir avec tout ça. Mes regrets et mes remords ne me tortureront plus. Pas quand j’en aurai terminé avec lui. J’ai conscience que ce que je fais est totalement irresponsable mais je ne veux plus vivre en sachant que lui est en vie avec tout ce qu’il m’a fait. Alors certes, je ne suis pas un obsédé de la vengeance mais ce n’est pas pour autant que je ne le souhaite pas.
J’expire l’air froid, créant un nuage de vapeur entre mes lèvres, et dirige mon regard vers la ville, tournant le dos au port. Par où est-ce que je devrais commencer ? Je pourrais foncer tête baissé, à vrai dire ça me ressemblerait bien, mais dans ce cas j’ai très peu de chance d’arriver jusqu’à lui. J’ai bien l’intention de ressortir de cette histoire vivant et pour ça faut que je prépare un minimum de stratégie. C’est pas spécialement mon point fort mais ça doit être possible.
D’abord trouver un point de chute, un endroit pour me préparer. Toutes mes anciennes adresses sont surement mortes depuis le temps et je ne peux pas retourner à l’ancien appart du gang non plus. Si les autres sont là bas ce n’est pas une bonne idée. Le journal est aussi exclu tout comme mon ancien appart. Quand au Sien… Bah je suppose que depuis le temps il a été revendu. je pourrais aller dans un appart abandonné mais je doute de trouver ça facilement et je n’aime pas l’idée de forcer la porte de quelqu’un.
Les docks me paraissent une solution acceptable pour le moment. Je risque d’avoir un peu froid mais j’ai pas de problème avec ça de toute manière vu que maintenant je peux contrôler ma chaleur corporelle. Là bas j’aurais un coin tranquille pour me préparer et c’est pas trop loin de la maison mère. Je fourre mes mains dans mes poches et recale mon sac sur mes épaules avant de me mettre à marcher. Je sifflote un petit air familier avec un sourire. Les paroles de la berceuse en mandarin défilent dans ma tête. Etrange que cette chanson soit pour moi toujours associée au sang et à la mort, à la vengeance. Je la sifflotais en répandant le sang des autres mais aujourd’hui c’est le sien que je veux. Et je sais que je l’aurais, c’est une promesse Tao.

J’observe les deux hommes en costume devant le bar à travers le zoom de mon appareil photo. Je me souviens de ce club, si Tao n’a pas changé ses habitudes depuis le temps c’est ici qu’il va le soir pour se « détendre ». Je ne compte rien faire ce soir, juste observer. Je sais que c’est idiot de ma part, que je vais juste me frustrer un peu inutilement mais j’en ai besoin. Je veux savoir ce qu’il est devenu depuis que je suis parti. Depuis que j’ai fui serait plus approprié d’ailleurs.
Je suis là depuis une petite heure, mais eux étaient déjà devant l’entrée avant que j’arrive. A vrai dire je ne suis même pas sur que ce soient bien les gardes de Tao mais bon il faut bien que je tente… Ils en sont déjà à une dizaine de clopes à eux deux depuis que je me suis installé. J’avoue que ça me tente aussi, les regarder faire me donne envie de tirer une taff, comme un vieux réflexe. Enfin je peux très bien m’en passer maintenant, l’envie s’en va et je la relègue dans un coin obscur de mon cerveau.
Je fourre mes mains dans mes poches en soupirant. Je me les pèle, l’inconvénient des villes portuaires c’est qu’il y fait souvent assez froid à cause de l’humidité et du vent. Il est encore à l’intérieur, ça doit bien faire trois heures que je suis là maintenant. J’ai perdu l’habitude des planques depuis le temps et je ne peux pas non plus me réchauffer avec mes pouvoirs en permanence, ça m’épuiserait. Je ne suis même pas sûr qu’il est là, c’est frustrant. Je souffle un nuage de bué en frissonnant, le jour doit se lever dans environ trois ou quatre heures je pense. J’aurais bien aimé voir l’aube sur Kowloon mais je crois que ce sera pour une autre fois.
Ma main se crispe sur le zoom et je serre les lèvres. C’est lui, il vient de sortir par la porte et salue ses gardes du corps. Je sens une bouffée de haine pure envahir mon cerveau et je dois faire tous les efforts du monde pour me calmer. Plus tard, son tour viendra. Je ne suis pas là pour ça ce soir. Mes doigts se détendent progressivement alors qu’il monte dans sa voiture et disparait de mon champ de vision. J’expire lentement, je n’avais même pas réalisé à quel point je serrais les dents : j’en ai mal à la mâchoire. Je range rapidement mon appareil et enfourche le petit scooter que j’ai loué et garé à côté pour suivre la voiture de loin. Il est rapide cet enfoiré, où est-ce qu’il va comme ça ? Au manoir ? C’est la direction générale mais je n’ai pas l’impression de reconnaître les rues pourtant. Tout a tellement changé en deux ans, la ville a évolué, changé sans moi. Je crois que je n’ai plus vraiment ma place ici, si je l’ai eue un jour.
Je ralentis légèrement pour rester à distance de la voiture qui réduit son allure jusqu’à s’arrêter devant un grand portail qui donne sur un jardin et une grande maison à l’occidental. Je m’arrête assez loin pour ne pas être vu par les gardes de la porte. Je me sens soulagé, il est toujours au manoir. J’avais peur qu’il ait changé d’endroit ce qui m’aurait passablement compliqué la tache. Au moins je connais à peu près les plans de l’endroit. Je pourrais entrer plus facilement comme ça.

Je sens que m’infiltrer dans le manoir ne va pas être une partie de plaisir. J’ai réussi à en faire le tour discrètement et toutes les entrées sont surveillées. En tout cas les entrées classiques donc toutes celles de la façade principale et des jardins. Je pensais pouvoir rentrer discrètement par une porte pas ou peu gardée mais ça me semble compromis à ce stade. Il me reste l’entrée des domestiques qui est moins surveillée en général mais ça risque d’être compliqué. Si je passe par cette porte il me faudra un uniforme et je vais devoir me teindre les cheveux. Le rêve total quoi, pourquoi je suis pas né brun ? Sincèrement je suis sûr que ça m’aurais aidé dans la vie.
La teinture que j’ai acheté me fait bizarre, je sais que c’est temporaire mais me voir avec les cheveux bruns/noirs… J’ai l’impression de voir quelqu’un d’autre. En même temps c’est l’effet recherché donc c’est plutôt positif. Au moins je ne risque pas trop de me faire reconnaître. Je glisse une main dans ma tignasse et revérifie que je n’ai rien oublié. Le flingue sous ma veste, mon appareil et mes affaires dans mon sac et… Le mouchoir avec le chloroforme dans ma poche. A vrai dire je n’aime pas du tout cette idée mais si je veux entrer je vais devoir prendre l’uniforme d’un des gars du manoir. Donc bon il fera une bonne nuit, ça le changera.
Je reprends mon petit scooter jusqu’aux abords du manoir et me gare pas trop loin. Il faut que je me concentre, ne pas laisser la nervosité prendre le dessus. J’expire longuement et commence à contourner la bâtisse avec précaution. Je me cache derrière les containers poubelle qui donnent sur la sortie des domestiques pour observer les allées et venues. Il y en a un qui n’arrête pas de rentrer et sortir pour fumer, il a fait quatre pauses en deux heures. Alors qu’il sort je l’attrape par le bras en sortant de derrière les containers et plaque le mouchoir sur sa bouche. Il se débat un moment avant de tomber inconscient. Je le relâche et l’entraine à couvert pour lui enlever ses fringues avant de les enfiler à la place des miennes. Je remets le pistolet sous la chemise blanche que j’ai piqué. Bon ce n’est pas très discret mais si je fais attention ça devrait passer le temps dont j’ai besoin. Je soupire doucement et cache le mec encore endormi derrière les containers avant de rentrer par la porte de service. Ca va faire mal !

Il faut que je fasse vite, bien que mon déguisement soit relativement réussi je ne ferais pas illusion si je dois parler à quelqu’un. Je sais où je dois aller, ce n’est pas le problème. Le truc c’est qu’il faut que j’arrive à créer une diversion suffisante pour que Tao sorte de sa chambre en escorte réduite. C’est compliqué mais ça doit pouvoir se faire. Avec un bon incendie ou une fuite de gaz… Va pour l’incendie, rien de plus facile pour moi.
Je me cache au détour d’un couloir et vérifie qu’il y a personne dans les parages. Parfait ! Une balle de flammes, de la taille d’un ballon de basket, se forme dans ma main. Un sourire amusé fleurit sur mes lèvres et je la lance sur le mur opposé, faisant prendre feu à la tapisserie et aux rideaux. Je jette un coup d’œil au plafond, pas de système anti incendie : le bâtiment est trop vieux pour ça.
Je me dirige lentement vers la chambre principale en lançant deux ou trois autres boules de feu pour bien aider le feu à partir. Je tire mon arme de sous la chemise quand un bruit de course se fait entendre. Je me cache précipitamment derrière un angle pour laisser passer un des chiens de garde de Tao qui ne me voit pas. Je le laisse prendre de l’avance avant de le suivre discrètement jusqu’à la chambre vers laquelle je me cache. Tapi derrière la porte entrebâillée d’une pièce voisine je peux presque tout entendre.
Des éclats de voix me parviennent, puis des bruissements de tissus et des bruits de pas. Ma main se crispe sur la crosse de mon flingue, je ne vais pas avoir beaucoup de temps. Vu la température ambiante, le feu a dû se propager plus vite que prévu. Le temps qu’ils sortent, ma fenêtre de tire va être très réduite. J’entrouvre un peu plus la porte et regarde dans le couloir. Deux gardes, Tao doit être à l’intérieur avec son homme de confiance. Je respire lentement, laisse cette sensation familière qui précède le tir m’envahir. Malgré la chaleur j’ai froid. Un froid calme, méthodique, celui qui vient avant le meurtre.
La suite se passe très vite : Tao sort de la chambre et je bondis dans le couloir. J’ai à peine le temps d’ajuster mon tir. Le coup part, mortel. Son regard est surpris, figé dans la mort alors que son front se teinte de sang. Il ne m’a pas reconnu. Je m’en fous. Il est mort. Enfin. Tout me semble tourner au ralenti. Les hommes se tournent vers moi en brandissant leurs armes alors que le corps de leur chef tombe, sans vie.
Je n’ai pas le temps d’éviter complètement leurs balles, m’en prend une à l’épaule alors qu’une autre me traverse le bras. Douleur. Je trébuche vers l’arrière, ai à peine le temps d’attraper la poignée pour verrouiller la porte. Mon bras saigne, imbibant la chemise blanche et mon épaule ne vaut pas mieux. Je m’écarte de ma porte, pour ne pas prendre d’autre balle au travers, en pressant mes blessures comme je peux pour contenir le flot de sang. Ils essayent d’enfoncer la porte. Il faut que je sorte d’ici. La fenêtre… Je tente de l’ouvrir de ma main valide mais elle est bloquée par un système de barre métallique qui me demande mes deux mains. Le feu commence à se propager par ici et les trois hommes sont forcés de fuir. Je serre les dents et dégage la fenêtre en grognant de douleur. Cette fois c’est sûr, Aoi va me tuer si je m’en sors vivant.
J’ouvre enfin la fenêtre alors que les flammes commencent à lécher le bas de la porte. Je tousse un peu, la fumée envahi la pièce progressivement et je regarde en bas. Même pas un petit buisson pour amortir ma chute. Je monte sur le bord de la fenêtre. Un étage. Quinze mètres. Je soupire et pose mes pieds à plat sur le mur pour ne pas risquer de m’y frotter en tombant. Puis je saute.
La douleur fuse de ma cheville et me tire un cri étranglé. Je tombe à terre en serrant les dents pour ne pas hurler de douleur quand mon épaule blessée heurte le sol. Je me redresse difficilement, vacille avant de m’éloigner de quelques mètres pour m’effondrer à nouveau. Je sens des points noirs danser devant mes yeux, au bord de l’inconscience. Un bruit de pas feutré me fait tourner la tête lourdement. Je ne reconnais le visage, il fait trop sombre et je vois flou. Je ne l’ai pas entendu arriver.

-Je crois qu’il va falloir qu’on reprécise le fait que personne ne sort de Terrae seul. C’est pourtant pas si compliqué comme concept.

Je soupire faiblement, soulagé, et attrape la main du téléporteur. J’espère qu’il va m’emmener directement à l’hosto parce que là je suis en train de tomber dans les po-