L'avantage des transformations multiples, une fois Etoile, c'est qu'on pouvait vraiment faire n'importe quoi avec. On pouvait choisir les tailles, modifier un petit peu l'apparence des animaux, sans que ce soit trop extravagant, et se retrouver avec des écailles de reptile sur le bout des pieds. Autant dire que des écailles aux pieds, ce n'était pas très très confortable ; elle avait un peu de mal à les mouvoir et SURTOUT ça glissait sur le sol. Pas pratique. Surtout quand le sol était humide.

Il faisait froid ; la St Valentin était dans deux semaines, et le printemps très très loin, semblait-il. Elle soupirait d'avance en s'emmitouflant dans son écharpe, lors de son jour de congés. Elle voulait un peu respirer dehors, de l'air. Elle aurait bien fait un tour sur le lac gelé, mais il ne l'était plus vraiment, et elle avait un peu peur de mourir d'hypothermie... Pas qu'elle n'ait pas déjà pensé au soulagement express que ressentirait la moitié de la population de Terrae, mais tout de même, il y avait Nicolas, et Hamilton, et un peu Allen, et ça lui aurait fait de la peine de leur faire de la peine. Même morte. Enfin, faut suivre.

Une fois dehors, Ariana s'entraîna un peu avec son eau, avant de laisser tomber, parce qu'elle en avait marre de ne pas réussir à construire son joli château de glace (elle avait vaguement réussi à geler une portion de trottoir qui lui avait valu de perdre l'équilibre et se retrouver fesses contre terre). Alors, elle se transforma en oiseau, et expérimenta le vol. Elle chuta plusieurs fois de son banc avant de réussir à réellement faire quelque chose qui ressemblait à voler. MAIS PUNAISE C'ETAIT DIFFICILE. Ils devaient battre vachement vite des ailes les oiseaux !! Comment on ralentissait ? Y avait pas une pédale de frein quelque part ? Et si elle remuait le popotin, comment elle contrôlait sa queue, ça servait bien à quelque chose chez les oiseaux, non, alors pourquoi- Pourquoi elle était si haut omg ? Où, quand, comment est-ce que c'était arrivé ?! Et pourquoi l'institut se rapprochait ?! Gauche, droite, GAUCHE, JE SAIS PAS, VIRE DE BORD-

Ariana se mangea une fenêtre. Ca. Faisait. Mal.

Elle glissa le long de la vitre, avant d'atterrir sur le rebord. Elle mit quelques secondes à retourner dans son corps conscient. A voir qu'il y avait une trace de sang pas très belle sur la vitre. Et à sentir son bras - son aile - qui avait dû se luxer, ou elle ne savait pas. Ca faisait mal. Ca. faisait. mal.

"Aled- g mal-"

Maintenant, fallait juste espérer qu'il y ait quelqu'un dans cette chambre, parce qu'elle mettait toutes ses forces à ne pas 1) s'évanouir et 2) se retransformer. Parce que franchement, une chute du haut du 4 ou 5e étage, ça promettait d'être encore moins marrant.

Une brise m’enveloppe le poignet, glisse sur mon avant-bras avant de venir s’enrouler autour de mon coude, remontant en caresse fraîche sur mon épaule avant de refaire le chemin en sens inverse vers la paume de ma main où je viens bloquer l’air et en faire une boule qui tourne, tourne, tourne de plus en plus vite et s’évapore soudain dans la pièce silencieuse.

Allongée sur le sol, j’abaisse mes paupières pour me couper de la lumière naturelle qui, depuis peu, a fait son retour dans ma chambre. Quelques jours maintenant qu’en me levant, j’ouvre les volets afin de retrouver l’air froid de l’hiver qui vient glacer ma chambre mais me permet de ne plus comater dans mon lit. Si je ne sors toujours pas plus, je dévore en revanche chaque jour un, voire plusieurs livres. Et puis j’écris. J’écris des pages entières. Je remplis des carnets que j’avais acheté il y a un moment maintenant mais dont je ne m’étais toujours pas servi. Et quand j’en ai assez, je dessine. A travers la plume, à travers le crayon, j’invente. J’invente des nouveaux mondes, des échappatoires, des lieux de rêves où je me sentirais mieux. Pas forcément bien, juste mieux, c’est tout ce que je demande.

Je frissonne. J’avais laissé ouvert plus longtemps que d’habitude pour jouer de l’air extérieur s’insinuant dans ma chambre avec mes pouvoirs, mais je commence à être sérieusement gelée. Du sol, je me lève et ferme la fenêtre après avoir jeté un œil dehors. Nous sommes en février et, à cause, ou grâce je ne sais pas trop, du froid, peu d’élèves s’aventurent dehors. Peut-être pourrais-je en profiter pour enfin mettre le nez dehors dans la journée. Mais je n’ai pas envie de parler, pas envie de prendre le risque de croiser des personnes connues. Je suis juste… las des autres.

Après un léger soupir, je retourne m’installer sur la chaise devant mon bureau et attrape le livre que j’ai attaqué quelques heures auparavant. Néanmoins, à peine l’aies-je ouvert qu’un « BAM » me fait sursauter et le lâcher. L’ouvrage vole et vient heurter le sol alors que je pose mes yeux arrondis sur la fenêtre que ce que je comprends être un oiseau vient de se prendre – assez violemment d’ailleurs, d’après la splendide trace de sang qui décore désormais ma vitre.

Du.

Sang.

…

Jvais vomir. Jvous promets. Jvais vomir. Du sang. Là comme ça devant moi. Si j’ouvre et que je le vois, je vomis. Clairement. C’est dégueulasse. Mais je vais pas laisser l’oiseau crever. Surtout que je suis guérisseuse. C’est pas un comble, ça, d’être guérisseuse et de vomir ou tomber dans les pommes dès qu’il y a du sang ? Non mais franchement, avouez que c’est dégueulasse !

A contrecœur et le nez plissé de dégoût, j’ouvre enfin cette foutue fenêtre pour tomber sur un oiseau pas bien grand à l’aile salement pliée.

- Je vais te vomir dessus sale piaf, marmonné-je dans ma barbe.

Et pourtant, doucement, je tends mes mains vers l’oiseau blessé. Avec une délicatesse dont je n’avais pas fait preuve depuis longtemp, je viens glisser mes doigts sous son petit corps et le tiens enfin contre ma paume.

Et merde, il est mignon le sale piaf. Je peux décemment pas le laisser mourir dans son coin, pas vrai ? Même si clairement, avec tout ce sang, je risque de le soigner puis de courir vers les toilettes.

Je rentre avec l’animal blessé et me dirige vers la salle de bain. L’oiseau toujours au creux de ma main, simplement posé pour être certaine de ne pas lui faire plus de mal, j’attrape une serviette que je laisse tomber sur mon lit avant d’y déposer le volatile.

- Allez, laisse-toi faire maintenant, murmuré-je.

J’effleure son aile blessée de mon index et mon majeur en fermant les yeux. Je ne sais pas réellement soigner pour le moment, mais je peux au moins aider un peu. Il doit avoir mal, en plus. Pauvre petite bête.

Je rouvre les yeux et constate que l’animal ne saigne plus – c’est déjà ça. Par contre, de là à savoir si son aile est soignée… J’en ai aucune fichtre idée.

Coup d’œil à la fenêtre. Sang. Putain. Jvais être malade.

Aria en avait marre de faire de la merde. Habituellement, ça allait, elle se faisait du mal psychologiquement ; autant dire qu'elle y était habituée, à force ! Mais là, non, évidemment ; il fallait qu'elle se ramasse dans une fenêtre et qu'elle se déboîte l'épaule - L'AILE. Elle priait vraiment pour que le proprio de la chambre lui ouvre, et compta les secondes. Ca faisait mal, d'être un oiseau. Urg.

Soudain, la fenêtre s'ouvrit et elle lança un petit piou-piou de joie-dépit-espoir. Enfin, surtout d'indignation, après coup, hein. Comment ça lui vomir dessus ? Omg mais si elle lui vomissait dessus alors qu'elle était ouverte ça allait s'infecteeeer et puis C'EST DEGUEULASSE MAIS CONTIENS-TOI MADAME CHEVEUX BLEUS, STP, CONTIENS-TOI.

Elle agonisait tranquillement dans les mains d'une madame aux cheveux bleus, complètement sonnée et des petits papillons imaginaire flottant au dessus de sa tête. Eh ben, si c'était ça de crever, que ça aille plus vite svp, elle se sentait pas suuuper bien non plus.

"J'me laisse faire omg FAIS UN TRUC—ahhhh mais c'est trop bizarrrre qu'est-ce que tu faiiiiisss"
Elle s'agita un peu, comme elle le pouvait en tout cas, en tachant de ne pas se blesser davantage, mais comprit qu'elle était tombée sur une guérisseuse.
"MA SAUVEUSE"

Elle tâcha de ne pas trop bouger, mais ça picotait bien, là. Elle sentait qu'elle avait moins mal, même si elle se doutait que son aile était étrange. Ou dans un sens étrange. Boarf. Valait mieux pas qu'elle y pense, hein ?

Quand madame Bleu finit, elle agita un peu l'aile et constata que c'était moins douloureux. Aie quand même. Si elle pouvait le bouger - bien, ce n'était pas luxé, ou alors ça s'est remis en place, merci - ça lui faisait encore un mal de chien.

Elle se redressa donc, sauta sur le sol après avoir piaillé, et, morte de fatigue, se retransforma sur le sol, dos contre la surface.

—Ahhhh merde, j'ai cru que j'allais crever…! Heureusement que tu m'as pas vomi dessus ! Et, euh, merci, hein ?souffla-t-elle, toute essoufflée.

Performance à risque, elle retenterait pas de sitôt, hein. Elle regarda son bras, qui commençait un peu à violacer - mais au moins, ce n'était pas dans un angle chelou.

—Heureusement que je suis tombée sur une guérisseuse, ohohoh ! J'aime bien tes cheveux, au fait. C'est naturel ?

Pourquoi la madame la regarde bizarrement, au fait ?

…

- COMMENT CA EST-CE QUE C’EST NATUREL ? QU’EST-CE QUE CA PEUT FAIRE QUE CE SOIT NATUREL OU NON ? T’ETAIS UN OISEAU ET MAINTENANT T’ES UNE FILLE ! C’EST MOI QUI DEVRAIS POSER DES QUESTIONS LA !

Eh oh, Oksa ? Tu te souviens d’où tu es ? Terrae. Tu sais, l’endroit où y a des gens avec des pouvoirs, et certains sont Morphes. Ça y est ? Ça te revient ?

Aha. Hum. Oui. Certes. C’est vrai. J’ai peut-être un peu abusé en hurlant comme ça. Mais en même temps c’est sa faute ! Elle a vraiment cru que j’allais rester calme en la voyant d’un coup se jeter par terre – oui parce que mon cœur avait déjà manqué de lâcher en la voyant tomber comme ça – puis se transformer ? Ah mais attendez…

- J’te connais non ? demandé-je en plissant les yeux.

C’est bien ma veine ça. Moi qui voulais voir personne, je me retrouve à soigner une nana que je connais qui plus est. ‘fin la connaitre… Disons que son visage me dit quelque chose, quoi. Attendez, je réfléchis. Mais oui !

- T’as pas organisé ton anniversaire dans le parc ? C’est toi qui avais invité tout le monde, nan ? ‘faut pas être bien dans sa tête pour faire ça dis-moi.

Je replace une mèche de cheveux et pousse un soupir. Le choc passé, mon état éteint commence à revenir et je sens mon regard se faire vitreux. Pourquoi elle est encore là ? Elle pourrait pas partir ? Qu’elle aille à l’hôpital, je sais pas moi. Parce que même s’il est pas cassé, son bras a quand même pas l’air en sacrément bon état quoi. Puis je suis fatiguée. J’ai envie qu’on me lâche la grappe.

- Et oui mes cheveux sont naturels. Et ouais t’as eu de la chance. Mais la Guérisseuse est fatiguée. Tu veux bien me laisser tranquille, s’il-te-plait ? Je suis sûre qu’à l’infirmerie ou l’hôpital ils sauront mieux t’arranger ça.

Tout en terminant ma phrase, je me laisser tomber assise sur mon lit, mes yeux cernés posés sur la jeune fille étalée au sol.

Nan mais pourquoi elle se met à crier, lààà ??? Aria se recroqueville un peu sur elle-même en fermant les yeux, comme frappée par l'irritabilité soudaine de la jeune fille aux cheveux bleus. Elle rouvre les yeux et fait la moue, garde sa main appuyée sur son bras douloureux.

—Bah je sais pas, ils sont bleus et c'est chouette… balbutie-t-elle sans comprendre pourquoi elle s'énerve. Puis, je suis morphe, c'est pour ç-

Ah, elle ne l'écoute déjà plus. Aria lui offre un petit sourire pour tenter de s'excuser de l'intrusion et compagnie, un peu gênée de s'être explosée de cette manière sur la vitre… Elle sait pas comment elle a fait pour se faire aussi mal, mais clairement, c'était violent. Quand la petite bleue se met à lui parler de la fête, elle la coupe presque pour lui répondre :

—Ouiiii, c'est moi ! Bon, les gens disent que je suis un peu fofolle mais je suis très bien dans ma tête, hein, c'est juste que j'aime bien rencontrer des gens et comme on vit tous dans le même endroit, autant apprendre à se connaître, genre tu vois, on s'est pas encore parlées maiiiiis tu m'as reconnue ! C'est déjà bien, même très bien ! Tu vois ! Du coup, moi c'est Ariana, et... Ouch ça fait quand même un mal de chien, cette histoire, grimace-t-elle en appuyant sur son bras pour voir l'étendue des dégâts.

Puis elle lève les yeux vers la propriétaire de la chambre, toujours affalée sur le dos.

—T'as pas l'air contente ? MAIS TU VIENS DE ME SAUVER LA VIE. IMAGINE, C'EST TROP COOL. C'est quoi ton nom ??? Que je connaisse le nom de ma super-sauveuse, quand même. C'est très important. Quand je serai une super-héroïne, je m'en souviendrai, ne t'inquiète pas.

Bah oui, Aria pense toujours aux autres, c'est évident. Mais pfiouuuh, c'qu'elle est fatiguée, là, quand même, elle ferait bien un bon petit somme par-terre.

Oksa n’écoute plus. Elle crie, elle s’emporte, elle s’oublie dans ses émotions, en oublie qu’elle s’adresse à quelqu’un. Alors elle n’entend pas quand la rousse tente une réponse et elle continue de parler. Si son ton se calme, sa fatigue et sa haine lasse sont toujours présentes. Elle ignore le sourire, elle ignore la gêne de la jeune fille. Heureusement, cette dernière parvient enfin à en placer une et oblige la Guérisseuse à se taire.

L’Air pose ses yeux aux reflets violets sur ce visage parsemé de quelques taches de rousseur. Elle écoute sans vraiment écouter. Désireuse d’être seule, d’avoir un peu de calme, elle ne pense plus qu’à se reposer. Elle entend à peine le prénom, le retient encore moins.

Elle penche un peu la tête sur le côté, le regard éteint, lorsqu’elle entend qu’elle n’a pas l’air contente. Un haussement d’épaules, elle n’a pas l’énergie pour faire plus. Même lorsqu’Ariana s’enthousiasme, Oksa n’esquisse pas même le plus mince des sourires. Un léger soupir affaisse son corps un instant puis sa voix rauque reprend :

- Quelle importance ça aurait que tu connaisses mon prénom ? Je t’ai pas sauvé la vie, à toi. Je croyais sauver un oiseau. Toi tu es… Humaine.

Oksa n’ajoutera pas que si elle l’avait su, elle ne l’aurait peut-être pas aidé. Elle est triste et seule Oksa, elle n’est pas inhumaine, pas foncièrement méchante. Elle aurait besoin qu’on la secoue un peu, Oksa, qu’on lui rappelle que l’humain n’est pas que misérable, pas que méprisable. Mais encore faudrait-il qu’elle écoute, Oksa. Parce que pour le moment, même lorsqu’on lui dit qu’on sera une super-héroïne, elle ne réagit pas, Oksa. Ce qui, reconnaissez-le, est assez malheureux.

L’Air détourne le regard sur la fenêtre toujours pleine de sang et, après un nouveau soupir, se lève lentement pour aller chercher une éponge dans la salle de bain, enjambant le corps d’Ariana encore allongée par terre. Elle revient avec et commence à passer un coup sur la vitre en grimaçant.

- C’est vraiment crade, marmonne-t-elle avant d’ajouter, plus fort, à l’attention de la rousse, est-ce que tu comptes rester longtemps sur mon sol ?

Au fond, peut-être que ça lui ferait du bien, Oksa, qu’Ariana reste un peu plus. Mais au fond, elle s’en fout, que ça lui fasse du bien ou non.

La fille en face d'elle ne réagit pas beaucoup. Ariana lui lance un regard inquiet, et si elle avait été en face d'elle, elle aurait certainement penché la tête sur le côté pour l'imiter. Pourquoi a-t-elle ce regard si vide ...? Est-ce que c'est seulement possible ? Elle se redresse sur son coude intact et fait la moue, légèrement. Ce qu'elle dit, c'est un peu blessant pour Aria. Elle aurait pu mourir là, mais comme elle n'était pas un oiseau, ça n'avait pas d'importance ...? Elle baisse les yeux vers le sol.

—Cet oiseau, c'est moi, alors ça ne change rien, non ? Et toi aussi tu es humaine, souffle-t-elle timidement. Puis, je voulais le connaître pour te remercier ! Parce que j'ai vraiment eu peur. Je suis contente d'être tombée sur toi...

Pendant ce temps, Ariana l'observe se lever pour nettoyer la fenêtre. Elle sent une boule se former dans sa gorge sans vraiment savoir pourquoi. Malgré tout, malgré son bras douloureux et tout le reste, elle se remet debout elle aussi et va s'approcher de la fille.

—Viens, laisse-moi le nettoyer ! Je suis vraiment désolée… Je voulais pas te déranger. Mais c'était peut-être un signe, qui sait ! Tu ne crois pas aux signes ?

(Tu sais que tu vas te prendre un "non" cash dans la gueule ? Ah, non, tu sais pas, au temps pour moi)

—Pourquoi tu ne veux pas me dire ton nom ? Tu ne l'aimes pas ? J'ai une amie qui n'aime pas son prénom, c'est pour ça que je demande. Mais c'est plus pratique que "hé !" ou "toi", quand même.

Elle lance un petit sourire à Oksa, sans rien ajouter, dans l'attente.

Le regard de la rouquine est inquiet. Rapidement, il retrouve le sol. Les paroles d’Oksa n’étaient pas douces et ont touché Ariana en plein cœur, l’oiseau blessé par une vitre l’est désormais par les mots. Mais sa peine effleure l’Air sans la toucher. Ses paroles l’ancrent un peu plus dans la réalité, mais elle n’y pose qu’un pied.

- Oui, je sais que j’suis humaine aussi. C’est bien là le problème. Et puis t’as pas eu de la chance. Tu serais tombée sur n’importe quelle autre fenêtre t’aurais aussi été aidée.

Oksa hausse des épaules. On lui a connu cœur plus sensible, à la jeune Air. Mais elle l’a refermé, son cœur, quand il s’est pris un mur en pleine face. Alors elle se contente de passer l’éponge sur la vitre sans ajouter un mot. Perdue dans ses pensées, elle sursaute en entendant la voix de la jeune fille si proche. Et puis celle-ci lui parle de signe et Oksa éclate de rire. Un rire franc. Franchement triste.

- Laisse-moi nettoyer, se contente-t-elle de répondre finalement d’un ton plat, sans même un mot pour la véritable question.

Et puis Ariana insiste pour connaitre son prénom, dérivant sur l’une de ses amies qui apparemment n’aimerait pas le sien. Oksa s’en fiche de son prénom. C’est futile, un prénom. C’est juste que cela ne lui semble pas bien utile de le donner à quelqu’un qu’elle ne reverra probablement jamais. Mais elle n’a pas envie que la rouquine continue. Et puis la rouquine sourit, et Oksa n’a plus vraiment le cœur à briser les sourires. Elle veut juste un peu de tranquillité, pas continuer de blesser. Même si son indifférence peut faire du mal, elle ne le fait plus vraiment exprès :

- Je m’en fiche, que tu le connaisses. Je m’appelle Oksa.

L’Air se tait un moment, achève de nettoyer la fenêtre puis va rincer et reposer l’éponge. Elle revient dans la pièce et pose ses yeux violets sur Ariana. Un petit soupir lui échappe et elle secoue la tête, la mine perplexe :

- Pourquoi t’es encore là ? Soyons franches, j’suis pas d’une compagnie agréable. On dirait un oiseau en cage auquel on offrirait la liberté mais qui préfèrerait rester derrière ses grilles. Je t’ai soignée, tu m’as remerciée. Profites-en et barre-toi. C’est pas que je t’aime pas particulièrement. C’est juste que j’aime pas beaucoup les gens. Alors j’vois pas l’intérêt pour toi de rester plantée là.

Elle est franche, notre Oksa. Elle ne saisit vraiment pas les motivations de la jeune fille. Elle ne voit pas pourquoi elle ne s’échappe pas, quant à sa place elle fuirait dès qu’elle le pourrait. Elle ne se trouve pas très sympa, Oksa. Elle a le mérite d’être réaliste.

La rouquine ne comprend pas. La fille aux cheveux bleus en face d'elle a un visage tellement fermé, tellement inexpressif qu'elle se demande si ce n'est pas une forme d'expression, en soi. Parfois, elle aimerait être sensitif comme son ami pour comprendre comment les gens fonctionnent, ce qu'ils pensent vraiment ; ce qu'elle ne sait pas, c'est que si elle l'était, elle ne verrait sûrement plus que l'hypocrisie dans laquelle les gens évoluent bien souvent. Le négatif est ce qui nous saute le plus aux yeux ; et elle, il lui faudrait bien une preuve, quelque chose de tangible, qu'elle pourrait toucher, ressentir elle-même, pour comprendre ce que les gens ressentent vraiment lorsqu'ils lui parlent.

Mais heureusement, elle ne sait pas. Elle a tout le loisir d'imaginer et d'espérer, parce qu'Aria a beau avoir vécu beaucoup de déconfiture, elle continue à croire en la bonne volonté des gens. Elle sait, d'autant plus depuis son étoilisation, combien les gens qui vivent à Terrae ont pu souffrir. Alors elle l'observe, elle, cette fille qui ne veut pas avoir de contact avec des gens de l'extérieur, qui annonce préférer sauver un oiseau plutôt qu'un être humain, et qui visiblement le pense de tout son être.

Aria veut lui prendre le chiffon des mains pour nettoyer, mais elle n'ose pas, et comprend que la fille le fera quand même seule. Alors elle s'écarte un peu, gardant sa main appuyée sur son bras, et l'observe faire en insistant pour avoir son prénom. Oksa, alors. Elle ne peut s'empêcher de sourire, tandis qu'un peu de chaleur se diffuse à nouveau dans son corps. Elle se doute que ce n'est pas par confiance, mais elle est contente d'avoir au moins pu lui faire dire ça.

Mais sa joie est de courte durée ; la guérisseuse l'envoie bouler avec toute la grâce dont elle est capable. Aria garde le silence un instant, l'observe, lèvres closes.

—Honnêtement... Je ne sais pas pourquoi je suis encore là ? Enfin, c'est clair que tu n'as pas été très sympa depuis que je me suis retransformée, mais c'est pas grave. Je considère pas que je sois enfermée où que ce soit, je parle simplement avec toi. Si je voulais partir, je le ferais, tu sais. Les barreaux existent que là où on a envie de les voir, je pense ?...

Puis elle incline la tête et lui sourit franchement.

—Moi, j'aime bien les gens. Et tu ne peux pas être une mauvaise personne si tu prends soin d'un oiseau, même si tu n'aimes pas les humains.

Petit instant de réflexion. Elle fixe l'au-dehors, qui ne lui semble pas vraiment plus attrayant que cette fille dans sa chambre. Elle n'aime vraiment pas voir les gens seuls et renfermés... Ca lui rappelle Allen, parfois, lorsqu'il se mettait en colère contre elle. Parce qu'il avait peur pour lui, qu'il se protégeait. Elle a l'impression de ressentir la même chose derrière son comportement. Moins de colère. Plus de lassitude, d'indifférence, enrobée dans une dragée de mépris.

—Est-ce que tu aimes le thé ? lui demande-t-elle soudainement, sans se départir de son sourire.

Oksa a calmé la rouquine, un peu du moins. Un instant de silence flotte durant lequel la Morphe ne lâche la Guérisseuse du regard, et enfin elle laisse échapper son doux filet de voix. Et ses remarques tirent un rictus amer et moqueur à la fille aux cheveux bleus. Des barreaux seulement où l’on a envie de les voir, hein ? Si gentille. Si naïve. Mais la rouquine continue de sourire, et la tête penchée sur le côté, elle déclare à Oksa qu’elle aime les gens, et que l’Air ne peut-être une mauvaise personne puisqu’elle a aidé un oiseau, et tant pis si elle n’aime pas les humains. Oksa, au fond, voudrait bien laisser échapper une larme. Les paroles sont douces à ses oreilles, elle qui n’a plus de confiance en elle. Et pourtant, son visage ne fait que se durcir. Mais avant qu’elle ne puisse dire un mot, Ariana la devance. Oksa hausse un sourcil face à la question :

- Arrête de dire des conneries, lâche-t-elle d’une voix basse, presque un murmure. Murmure qui se mue par la suite en une cascade glacée. Pourquoi tu me parles de thé ? J’te connais même pas, pourquoi on irait boire un thé ? Quel intérêt ? J’vois déjà que t’idéalises tout. Absolument tout. On n’aurait rien commun. Rien à se dire. Rien à partager. Toi, t’es bien du genre à croire que les gens sont gentils, foncièrement gentils, hein ? Parce que toi, t’es du genre à être persuadée que toi-même, tu fais le bien autour de toi. Qu’au fond de chacun d’entre nous, y a une part de bon et ce genre de conneries, pas vrai ? Mais ça marche pas comme ça, ma grande. Toi aussi, tu fais du mal. Je suis pas la seule, à faire du mal. Ils sont pas les seuls. On le fait tous, blesser, frapper, maltraiter avec des mots, des paroles un peu trop dures. On se fait du mal, on se poignarde dans le dos. Y a pas de vrais beaux sentiments, Ariana. C’est comme le prince charmant, c’est un mythe. Alors princesse, va falloir que t’arrête de croire que tout est beau sinon tu risques de tomber de haut. D’ailleurs, si t’es là tu devrais encore plus le savoir, bordel. Rah ! Tu m’énerves. Tu m’énerves avec ton foutu sourire. Je te connais même pas, mais je veux pas te connaitre parce que t’as l’air chiante. T’as l’air trop heureuse. Tu m’énerves. Des barreaux, y en a partout. PARTOUT.

Oksa s’arrête d’un coup, le souffle court, surprise de s’être laissée emporter. Elle plante ses prunelles violettes glacées dans le regard d’Ariana, emplie pourtant de la crainte des émotions qu’elle y verra. Pardon. Pardon de tout détruire. Pardon d’être incapable de ne pas briser ce qui va bien. Angie. Selvie. Maintenant Ariana, une inconnue. Pardon. Pardon d’être si nulle. Si inutile.

- Oui, j’aime le thé, reprend l’Air en un marmonnement rauque. Mais je suis pas certaine de vouloir aller en boire un, là maintenant.

Et la Guérisseuse fatiguée se laisse retomber sur le lit, ses bras tremblants de colère, de haine et de tristesse. Ses yeux se rivent sur le sol. Elle attend. Elle attend que l’Eau s’en aille. Que l’Eau fuit enfin. Parce qu’après tout, si elle s’en va, cela confirmera ce qu’elle pense : elle est un monstre, comme tout le monde, et personne ne se mérite.

Ou bien elle attend qu’Ariana reste. Qu’Ariana et son foutu sourire soit assez forte pour deux, et assez tarée pour continuer de lui tendre la main aussi.

Ariana se rend bien compte qu'elle n'est pas désirée ici. Habituellement, elle a un peu de mal à comprendre ce que veulent les autres, parce qu'ils ont trop de tact, ou trop de cynisme pour le lui en faire part directement. Rares sont les gens qui se sont vraiment comportés de cette manière face à elle : une cascade de paroles acérées comme des couteaux qui lui lacèrent bien aimablement la poitrine, droit dans les yeux, droit dans le coeur. Elle flanche un peu, parce que même si elle s'attendait à se recevoir cette avalache de mépris, elle ne pensait pas manquer d'être emportée par elle. Elle perd de sa composition, garde ses grands yeux verts plantés sur elle jusqu'à ce qu'elle termine. Elle la laisse vider son sac.

Ariana n'a pas confiance en elle. Elle aimerait pouvoir faire le bien autour d'elle, clairement, mais elle sait qu'elle fait du mal aussi. Pourquoi cette fille doit-elle le lui rappeler ?... Elle fait des efforts, elle essaie de faire comme elle peut... Mais ce n'est pas assez ? Qui fait des efforts pour les autres, ici, au juste ? Qui fait des efforts pour essayer de faire sourire des gens qu'il ne connait même pas ? Elle ne pense pas être une sainte, mais lui dire qu'elle est méchante, qu'elle ne vaut pas mieux que ceux qui poignardent les autres, même leurs amis, dans le dos, ça lui fait mal.

Elle la regarde s'affaler sur le lit, un peu figée pendant qu'elle tripote ses doigts. Sourire nerveux, un peu forcé.

—Parfois, on s'entend bien avec des gens qui ne partagent pas notre point de vue… lâche-t-elle simplement.

Elle a un temps d'arrêt, avant de reprendre, timidement parce qu'elle n'est pas capable de beaucoup de choses en cet instant :

—Je pense pas faire le bien, mais je sais que j'ai pas envie de faire le mal. J'aimerais bien dire que personne en a envie, mais c'est pas vrai... Tu sais, on fait tous du mal, c'est vrai, mais c'est pas toujours conscient, c'est pas toujours volontaire. Et même, on s'en fiche ? On peut en parler, on peut mettre les choses de côté, parce que c'est ça ce qu'on fait quand on est adultes. Les vrais beaux sentiments existent, qu'ils soient pour une raison ou pour une autre, on s'en fiche. Est-ce qu'on peut pas se concentrer sur ce qui fait que les gens sont des gens bons ? Tout n'est pas beau. On le sait tous, ici. Mais ce n'est pas parce que toi tu penses que tout est mauvais que tu dois me convaincre que c'est le cas aussi, continue-t-elle, avec plus de conviction. C'est pas parce qu'on sourit qu'on est heureux. Mais j'ai envie de sourire parce que sourire me rend heureuse. Je veux profiter. La vie est assez nulle pour pas avoir besoin de se morfondre encore et encore : alors autant l'illuminer un peu avec du soleil ! C'est soleil c'est beau, c'est chaud ! Tu peux penser ce que tu veux de moi, c'est pas pire que tous ces gens qui me traitent de salope ou de fille facile. Je m'en fiche, tu sais.

Ariana sourit, même si son sourire est plus triste, et s'installe en tailleur sur le sol. Elle sait qu'elle devrait partir, mais elle se rend compte que cette fille a affreusement besoin de parler, même si elle pense le contraire. Sinon, elle ne lui répondrait même pas et l'aurait jetée dehors.

—Parfois on fait du mal parce que c'est le seul moyen qu'on a encore de communiquer, lance-t-elle à tout hasard, toujours sur un ton lent qui dénote beaucoup avec son débit habituel. Mais ces barreaux, s'ils existent, on peut passer au travers de beaucoup de manières. Pas seulement en s'isolant et en pensant que le monde est moche. À le croire, ça finit par devenir vrai. Moins on croit, et plus c'est moche. Plus on croit, et plus c'est lumineux. Je ne parle même pas de religion, hein ? Juste... les autres, soi. Même si parfois c'est aussi dur de faire confiance aux autres que de se faire confiance à soi-même.

La petite morphe se masse distraitement le bras pendant qu'elle parle, les yeux soit posés sur son interlocutrice, soit posés sur le motif de sa couette.

—Si tu ne veux pas sortir, tu préfères le boire ici, ce thé, alors ?

Oksa a un rictus devant la petite phrase pleine d’espoir d’Ariana. Elle est optimiste, la petite Ariana. Optimiste et tenace, il faut croire. Parce que la petite Ariana, elle ne s’arrête pas de parler. Timidement, elle déballe sa pensée sans plus s’arrêter. L’Air regarde ailleurs pour ne pas être saisie par sa sincérité. Elle laisse ses yeux se perdre au travers de la fenêtre pour faire comme si cela ne pouvait l’atteindre.

Les paroles de l’Eau sont si proches de celles d’Aoi qu’Oksa en a un frisson. Cette idée qu’elle fait du mal aux autres à force de s’en faire à elle, de vouloir convaincre, persuader quiconque s’approcherait d’elle que vivre ne vaut pas le coup. Ne le vaut plus.

Alors au fond d’elle-même, Oksa explose un peu. Doucement. Le fil conduisant à la dynamite commence à s’allumer et, lentement, le feu ronge, ronge toujours plus. Mais l’Eau continue de parler, et c’est une douche froide sur son presqu’enflammage. « Tous ces gens qui me traitent de salope ou de fille facile. ». Elle a dit « Tous ces gens qui me traitent de salope ou de fille facile ». Oksa voudrait les frapper, tous ces gens. Parce que pour elle, ils ne valent pas mieux que tous ceux qui l’ont mise dans cet état. Parce que pour elle, ils méritent juste qu’on leur roule dessus, de préférence avec un tank. Parce que pour elle, elle n’est qu’une cruche, qu’une adolescente de pourtant vingt-et-un ans et en pleine crise. Elle se sent ridicule, ridiculement petite à côté d’Ariana, Oksa.

L’Air ose enfin retrouver le regard de l’Eau. Yeux violets vides plongés dans les verts si vifs de la rouquine. Elle déglutit difficilement. Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas vrai. Elle n’a pas de difficulté à communiquer. Elle ne le veut juste plus. Elle ne veut plus croire en quoi que ce soit. Ne plus avoir confiance en qui que ce soit. Elle ne veut plus. Cela fait trop peur. C’est comme ces tarés de funambules qui traversent le ciel sans filet. Pour Oksa, ils ont une case en moins. A la limite du suicidaire en fait. Bah avoir confiance, c’est la même chose. Et tant pis si le monde en devient moche. Faute de beauté, au moins elle a la paix. Pas vrai ?

Non. Parce qu’encore une fois, l’Air remarque qu’Ariana est tenace. Elle pousse un petit soupir et hausse des épaules :

- Fais ce que tu veux. Moi, je ne sors pas, grommelle-t-elle.

Elle n’a pas la force de se battre. Ou plutôt, pas l’envie de refuser mais elle est de trop mauvaise foi pour l’avouer. Et puis ses yeux se posent sur les trois petites étoiles qui ornent le haut d’Ariana. Trois petites étoiles similaires aux siennes. Toujours sourire, hein ? Parce que pour Oksa, une Etoilisation ne peut être joyeuse. Alors elle est persuadée que la petite rouquine si optimiste a bien dû le perdre un jour, ce sourire si lumineux. Elle en tirerait presque une joie égoïste en fait. Je ne suis pas la seule à souffrir. Mais de toutes façons, tout le monde à Terrae a souffert un jour, elle le sait :

- Si tu t’en fiches, si tu souris tout le temps, si tu as si confiance en la vie… alors pourquoi t’as atterri à Terrae ? lâche-t-elle amèrement.

Elle sait que ce n’est pas gentil. Elle sait qu’elle ne devrait pas. Mais elle ne peut s’en empêcher. Elle a tant de rancœur, tant de haine envers ceux qui savent rester debout quand un immeuble s’effondre sur leur caboche, qui savent sourire même devant leurs échecs. Ceux qui tirent le meilleur d’eux-mêmes, à en faire oublier qu’ils peuvent aussi être mauvais.

Elle aurait bien aimé pouvoir faire comprendre son point de vue à Oksa, mais celle-ci semble tellement fermée que les mots qu'elle lui prononce ne paraissent pas l'atteindre. Pourtant, Ariana n'abandonne pas et elle continue. Elle se dit que, même si ses mots ne feront pas immédiatement leur chemin, elle les aura entendus, au moins. Et c'est ça qui lui importe. Pas de lui prouver qu'elle a tort, mais de lui montrer qu'il existe encore des personnes qui réussissent à garder la foi, malgré tout. Et Ariana aurait pu perdre la foi. Elle aurait pu se renfermer bien des fois, elle aurait pu se dire que ça ne servait à rien de faire confiance à qui que ce soit... Pour autant, elle ne s'y est jamais résolue. Prendre de la distance avec les autres était nécessaire parfois... Mais pas à ce point. Pas de cette manière. Aria, pense-t-elle, ne sera jamais capable de haïr les gens à ce point.

Alors elle parle, elle continue à lui exposer ce qu'elle pense de manière ouverte, timidement mais convaincue par elle-même. Elle y croit, ce ne sont pas des paroles en l'air. C'est peut-être pour ça qu'elle est Eau et non pas Tonnerre. Parce qu'elle croit si profondément en les autres, elle est toujours si gentille... si bête, peut-être ? Quand on est trop sympa, on se fait prendre pour un pigeon, de toute manière. Et le pigeons, ça s'explose contre les vitres.

Finalement, Oksa relève les yeux vers Ariana et leurs yeux se rencontrent. Elle aimerait pouvoir savoir ce qu'elle pense à ce moment-là, juste savoir ce qu'elle pense... Est-ce que quelque chose qu'elle a dit a provoqué une réaction chez elle ? On ne dirait pas - Oksa est tellement peu expressive ! Comme si son visage s'était figé dans la cire…

Le visage d'Ariana, lui, est comme un livre ouvert. Chaque émotion s'y glisse pour disparaître et se succéder, immanquablement. C'est pourquoi celui-ci s'illumine à ce point lorsque la petite Air lui dit de faire ce qu'elle veut. Ariana prend toujours les gens au mot - parce qu'elle n'aime pas les sous-entendus, que ceux-ci sont souvent trop hypocrites. Alors elle se remet sur ses jambes, tangue un peu et se reprend, puis lance un sourire joyeux à la guérisseuse. Elle veut lui dire qu'elle va revenir, juste le temps de chercher deux tasses et sa théière, mais elle s'interrompt. Ouvre grands les yeux. Un temps d'arrêt.

Aria se demande pourquoi elle est à Terrae. Parfois, elle oublie. Parce qu'elle est tellement occupée à faire semblant que tout va bien et que tout est toujours bien allé, de toute manière, qu'elle a fini par y croire elle-même. Alors elle sourit. Pourquoi est-elle là, déjà ?

"Je suis ici parce que je suis une mauvaise personne."

—Ça ne te regarde pas ! lâche-t-elle sur un ton joyeux, après son temps d'arrêt. Bon, je reviens, je vais faire du thé !

Elle se demande si Oksa va lui ouvrir, lorsqu'elle reviendra. Elle descend les étages comme dans du coton, et va faire chauffer l'eau puis la mettre dans sa thermos géante avec le sachet de thé. Elle attrape deux tasses. Hésite. Est-ce qu'elle a vraiment envie de remonter là-bas pour se faire du mal ? Pour l'entendre lui poser des questions bêtes ? Personne n'a envie de parler de ce qui l'a amené ici. Aria, elle, pense que ce doit être à cause d'elle. Mais même ça, elle ne s'en souvient plus. Elle sait juste qu'elle est une fille facile, et une fille stupide et naïve.

Elle finit par reprendre l'ascenseur pour remonter. Retourne à la porte de la guérisseuse, et hésite une nouvelle fois. Elle coince le thermos entre son bras et son corps le temps de toquer à la porte. Elle espère qu'elle ne lui dira pas de s'en aller à nouveau, et essaie d'actionner la poignée, sans savoir si la porte sera refermée à clé.

—Désolée, je n'aurais pas dû dire que ça ne te regarde pas. Mais c'est compliqué comme histoire, et tu ne veux pas entendre ça de toute manière, je sais que tu t'en fiches, dit-elle à travers la porte, d'une voix plus calme. Tu aimes le thé vert ?

Enfin, ça l'arrangerait bien, surtout.

Le visage illuminé de l’Eau lui fait un pincement au cœur. Elle aussi. Elle aussi fût un temps en était capable. Elle aussi croyait fermement, timidement en la bonté des autres et, si elle n’osait leur parler, ce n’était pas par haine ou rejet, mais simplement par discrétion et par manque de confiance en elle. Nous aurions peut-être pu être amies. Un peu de tristesse. Non, elle aussi m’aurait fait du mal. La tristesse est chassée, enfouie sous l’amertume volontaire.

Mais comme pour toutes les personnes qui l’ont côtoyée jusqu’alors, une simple phrase suffit pour faire disparaitre cette joie pure de son visage. L’humain est si instable, si fragile, si dépendant du moindre mot, du moindre regard, du moindre geste. C’est fou. Et puis les lèvres s’étirent à nouveau et Ariana répond joyeusement à l’Air que ça ne la regarde pas. C’est vrai. C’est vrai mais Oksa aurait aimé l’entendre. Une autre histoire que la sienne, quelqu’un qui raconte enfin. Pour elle, Terrae est une usine à secrets. Chacun a les siens, bien gardés au creux de soi-même, mais qui les partage ? Même elle se tait. Se tait toujours. Sur les choses importantes du moins. Sur les rejets qu’elle a vécus et qu’elle fait aujourd’hui payer aux autres, sur un bras brisé et un œil au beurre noir, sur un garçon qu’elle a aimé et qui se révèle être un meurtrier. Manque de confiance. Repli.

L’Eau est sortie sans même qu’Oksa ne s’en rende compte. Elle revient et l’Air pose sur elle son regard vide et perdu, un instant redevenu humain, la fraction de seconde à nouveau éteint.

- Je m’en fiche pas, répond-elle abruptement. Tout le monde cache tout. Toi aussi, tu vois ? Comment tu peux avoir confiance en des gens qui cachent tout ? Tout le temps ?

Elle déglutit. Ses yeux ne sont pas humides, mais sa gorge est serrée. Elle en a marre. Juste marre. Ce n’est plus de la haine. C’est de la fatigue. C’est de la lassitude. Elle est las d’un peu tout en fait. Mais surtout de s’énerver, toujours.

- Oui, j’aime le thé vert, elle laisse filer entre ses lèvres en hochant lentement de la tête.

Fatiguée. Je suis juste… fatiguée. C’est fatiguant de crier. De s’énerver. De tout le temps être agacée et amère. Je n’aime pas ça. Je n’aime pas qui je suis. Je n’aime pas les autres. Je n’aime plus l’endroit. Je veux changer. Je veux tout changer.

Peut-être qu'elle n'aurait pas dû fuir sur cette note peu joyeuse. C'est vrai, ça ne lui coûtait rien de le dire. Mais elle a encore du mal à en parler, et ce n'est pas par nécessité de le cacher aux autres. Elle ne peut pas s'empêcher de plisser le nez, un peu agacée par son attitude. Pourtant, c'est sur un ton patient qu'elle lui répond, comme si elle parlait à une enfant. Ariana pose le thermos sur le bureau, le remplit et fait bouillir l'eau rapidement. Puis elle met l'infuseur. :

—On ne cache pas tout, et je ne fais pas confiance aveuglément à tout le monde. On ne peut juste pas tout dire à tout le monde. On ne se connait pas. Si un ami me le demandait, je le lui dirais, parce que j'ai confiance en lui. Si tu veux savoir, il faut que tu apprennes à me connaître et que j'apprenne à te connaître. Mais sinon, ça n'a pas d'intérêt. Les gens sont méchants, parfois. Toi aussi tu l'es. Et je ne veux pas que tu te serves de ce que je te dirai contre moi, parce que je ne sais pas encore si je peux te faire confiance.

Elle retient une phrase un peu plus amère, parce qu'elle voit bien qu'elle n'est pas bien. "Ce n'est pas parce que tu existes que tout le monde te doit des explications dès que tu en demandes."

Elle constate que le thé, rapidement, est infusé. Elle sert deux tasses bien remplies, puis en tend une à Oksa en la fixant quelques secondes. C'est une fille compliquée, mais elle a l'air de vraiment souffrir. Et Ariana est gentille… Un peu bête, mais elle sera toujours gentille. Même si parfois on la pousse à bout, comme maintenant, elle se contient. Elle dit les choses, même si elle sait qu'elles peuvent blesser ; pour autant, elle ne sait pas comment le lui expliquer. Parfois, la douceur ne fonctionne plus vraiment, et tourner autour du pot ne sert qu'à aggraver les choses...

—Si je te demandais pourquoi tu es à Terrae, et je ne le fais pas actuellement, tu me le dirais ? lui dit-elle pour lui faire comprendre à quel point son raisonnement est stupide. Moi, j'ai fait un malaise et j'ai fait avoir un accident à un papa et son petit garçon. Ils vont bien, mais j'ai eu peur. C'est dur d'en parler.

Elle en a honte, mais elle sait que ce n'est pas quelque chose qu'elle cacherait. C'était un accident, elle-même le sait ; pour autant, elle se sent toujours aussi mal. Parce que ce n'était qu'un déclencheur de quelque chose de beaucoup plus ancien.

Ariana souffle doucement sur son thé pour le refroidir. Elle ne pense jamais à utiliser ses pouvoirs, sauf tout à l'heure, pour ne pas déranger davantage la petite Air.