Ariana a raison. Mais Oksa ne peut l’admettre. Au lieu de cela, elle laisse son regard s’échapper par la fenêtre, comme chaque fois que la situation n’est plus sous son contrôle. Comme souvent ces derniers temps. Si enfoncée dans ses torts qu’elle ne sait plus en sortir. Elle pourrait attraper les mains tendues, mais elle est trop fière. Telle est la petite Air, lucide mais parfois stupide.

- Même les gens qui devraient se faire confiance ne se disent pas tout, tente-t-elle de se défendre, même si elle sait qu’elle n’a encore une fois pas totalement raison.

Parce que la confiance est fragile et lente. Parce qu’après des années de réelle amitié, il reste encore des non-dits, des choses à découvrir, à apprendre, des confessions et des petits secrets. Ses paupières s’abaissent, un instant de faiblesse qui trahit sa fatigue psychologique, au cas où celle physique laisserait le doute.

L’Eau pousse Oksa dans ses retranchements en lui retournant la question, même si c’est d’une manière rhétorique. Et puis finalement, elle lui donne un peu de sa vie. La fille aux cheveux bleus sert les dents. Elle ne s’y attendait pas. Elle ne s’attendait à rien. Ses doigts se raccrochent à la tasse comme elle se raccrocherait au rebord d’une falaise dont elle aurait glissé.

- J’étais seule. J’étais tout le temps seule. Non…

Elle ne regarde pas Ariana. Elle pourrait parler à elle-même, ce serait la même chose. Oksa fronce les sourcils, ses yeux vides s’emplissent de haine, de colère, de fureur.

- J’aurais préféré l’être. Les insultes, les moqueries… Je les supportais plus. Les gens parlent, les gens s’en prennent aux autres. Mais jamais en face. Non, voyons. Jamais en face. Ce serait si simple. Si facile. Plutôt que d’affronter les grands durs, ils s’en prennent à la pauvre gamine pas foutue de dire un mot. A la gamine un peu idiote qui se met à pleurer devant tout le monde. Et même quand tu te dis que ça va passer, ça empire. Parce qu’Oksa, elle est bien gentille, mais elle est surtout un peu débile. DEBILE.

La tasse éclate par terre alors que les doigts lâchent prise. Le souffle de l’Air est épuisé. Sa poitrine s’abaisse et se soulève trop rapidement. Elle parait juste revenir sur terre, juste se souvenir de la présence de l’Eau. Ses yeux glacés la retrouvent enfin.

- Va-t’en. S’il te plait.

Pas de merci. Pas d’au revoir. Le « S’il te plait » n’est là que parce qu’elle se souvient qu’elle est censée le dire. Il faut qu’elle soit seule. Les autres la font parler, crier, pleurer, se vider. Et sans sa rage, que lui reste-t-il vraiment ?

Pourquoi la confiance est-elle si importante aux yeux de la petite Air ? Ou, plutôt, pourquoi ne pas tout dire, par souci de se préserver ou de préserver l'autre, est considéré comme un mal ? Comme un manquement à cette confiance ? Ariana ne le prend pas comme ça. Elle sait que tout le monde a ses secrets et que tout le monde n'a pas envie de les déballer. Parce qu'elle ne considère pas qu'être ami avec elle signifie tout partager - elle a conscience que des choses ne sont pas dites, conscience que les gens ne vont pas forcément chercher à le lui imposer. Elle-même ne dit pas tout ; elle ne se dévoile pas si on ne lui pose pas la question, et, si elle le fait parfois, c'est parce qu'elle-même se sent en confiance. En confiance pour parler, évoquer ; en confiance pour partager. Parce qu'elle sait que l'autre veut savoir, ou parce qu'elle sait que l'autre pourra l'aider. Mais quelle utilité de le dire aux gens ? Le fait qu'elle ait été enceinte, est-ce qu'elle devrait le dire à n'importe qui ? À tous ses amis ? Ceux qui savent le savent ; et il n'y a que Nicolas, dans le fond. Ceux qui ne le savent pas, ça ne peut pas leur faire de mal. Pourquoi le cacher ? Parce que nous existons, nous devons tout savoir des autres ? C'est stupide.

Et puis Ariana lui relance la question, et puis Oksa lui répond ; d'abord triste, puis en colère. Une colère qui balaie tout le reste, qui la brise. La Morphe aurait pu s'entendre parler elle-même. Elle a un sourire très triste, de ce qui savent mais qui ne diront rien. Elle ne peut pas savoir la souffrance qu'elle a dû endurer, mais elle peut l'imaginer, et ça suffit à lui faire comprendre.

Ariana se souvient. "Aria, elle est… gentille."
C'est ce que les gens disaient souvent. Avec un sourire en coin, un regard entendu. Oui, elle est gentille. Autant dire qu'elle est un peu conne, ça revient au même, dit de cette manière.

Et puis la tasse éclate au sol. Le thé se déverse, trempe le sol ; et Aria regarde les débris d'un oeil fixe, un peu choquée, la poitrine douloureuse.

—J'aimais bien cette tasse… murmure-t-elle pour elle-même.

Elle a les yeux un peu humides. Elle ne sait pas bien pourquoi ; peut-être parce que la guérisseuse vient de crier, peut-être parce qu'elle se retrouve un peu en elle, peut-être parce qu'elle aimerait pouvoir faire quelque chose mais qu'elle sait qu'elle ne peut pas. Et elle a brisé sa tasse.

Elle ferme les yeux, se relève.

—Je ne pense pas que tu es stupide. Et je vois bien que tu souffres... Mais à réagir de cette manière, ça ne s'arrangera jamais avec les autres. Et là, tu ne pourras vraiment plus faire confiance à personne, parce que plus personne ne te fera confiance non plus.

Sur ce, elle ramasse ses affaires. Regarde d'un air vague le désordre au sol. Relève les yeux vers Oksa. Un peu vide. Un petit mouvement de poignet, et le thé au sol rejoint le thermos qu'elle vient de rouvrir.

—Merci pour mon bras.

Puis elle fait demi-tour, et repart.
Elle a tenté. Mais elle ne va certainement pas s'accrocher à une personne qui n'a pas envie d'être aidée, même si elle y pensera sûrement encore pendant des jours.