Evidemment que casser sa porte était raisonnable, vu la manière dont il lui a parlé. Elle aurait pu accepter l'humiliation de se faire larguer en public ; mais pas celle du "ah bon on sortait ensemble ? oh bah c'est con ptdr du coup je vais me taper cette meuf, bisous". Ca lui a rappelé à quel point elle pouvait se montrer bête, et surtout à quel point les autres la croyaient stupide. Ma foi, se défouler sur cette pauvre porte lui aura valu un remontage de bretelles en règle, mais elle n'allait clairement pas s'excuser auprès de Théo. Ce serait plutôt à lui de s'excuser auprès d'elle.

Elle continue à déballer, un peu sans le vouloir ; c'est amer plus que ça n'est joyeux, elle pense que ça ne s'entend pas trop, mais quiconque la connaît percevrait le cynisme étrange qui lui échappe. Etrange entre ses lèvres, citron acidulé et amer, pas assez mûr pour être consommé ; rire haut perché, sans joie, plutôt las, en fait. Elle parle d'Allen et de Nicolas et elle a envie de mourir — parce que prononcer les mots auxquels on essaie d'échapper toute la journée durant leur redonne de la vie, une forme, une texture. Ils existent, et la réalité, elle, devient d'un coup beaucoup plus tangible.

La tête d'Adélaïde ne lui tire pas vraiment d'émotion. Elle ne culpabilise pas d'en avoir parlé, mais elle est plutôt en colère, sans trop savoir expliquer pourquoi. Elle ne saurait pas expliquer qu'elle est en colère parce qu'elle arrive habituellement si bien à se taire, qu'elle est en colère parce que le visage de son ami est d'un coup plus inquiet, qu'elle est en colère parce qu'elle ne sait pas comment se sortir de cette impasse. Elle aimerait pouvoir trouver une échappatoire, fuir en faisant quelques bêtises, encore, mais elle ne voit pas quoi ; à part donner une pichenette à la clope de son amie (ça aussi, ça l'énerve) pour détourner son attention, et dire : "oh viens on fait la course !". Parce qu'elle sait qu'Adélaïde ne jouera pas, qu'elle ne courra pas, qu'elle ne laissera pas tomber sans avoir parlé.

En fait, Ariana ne culpabilise pas, mais elle est tout de même en colère contre elle-même.

Elle sourit. Elle ne répond pas. Elle a envie de dire merci, mais ce serait un peu forcé. Elle n'a pas besoin que quelqu'un l'écoute, finalement. (Ou peut-être que si. Pas maintenant. Elle n'est pas prête. Ca l'énerve encore plus.)

—Oh, non, ça va ! s'enjoue-t-elle. Promis, promis ! Non, en vrai c'était une soirée un peu nulle, mais tranquille, tout baigne, je vais tip top comme sur des roulettes russes.

Elle raconte n'importe quoi, s'étire, plante ses mains dans ses poches pour arrêter de faire des mouvements des mains. Elle a tiqué sur la question à propos d'Allen.

—Sinon, oui, je, non ? Enfin un peu, on se croise, je lui envoie des messages en le harcelant un peu, enfin tu vois, c'est rien de ouf, comme d'habitude. C'est juste encore plus bizarre qu'avant. C'est pas très intéressant, honnêtement, souffle-t-elle.

Elle reperd un peu de sa superbe ; elle se rend compte qu'elle est à nouveau en train de se tripoter les doigts. Ah, bon sang… Calme, c'est pas si dur de parler d'Allen... nan ?

Ariana sourit. Ariana me dit que ça va. Ariana ne fait pas si bien semblant.

Elle joue avec ses doigts. Elle gigote. Elle parle vite, avec moins de naturel.

Mais l’Eau ne veut pas en parler. Qui suis-je pour la forcer ?

Alors au lieu de répondre je réfléchis. J’aimerais, faute de lui tirer les vers du nez, au moins lui changer les idées. Mais que faire ? Je ne suis pas très douée pour improviser, organiser quelque chose au dernier moment. Je planifie. Je m’arrange pour que cela fonctionne. Là, je suis prise de court.

- Peut-être pourrions-nous faire autre chose que marcher ? Euh. Je ne sais pas vraiment quoi, à vrai dire, mais si tu as un peu de temps nous pouvons trouver une activité sympathique.

Qu’est-ce que je fais ? N’importe quoi. Ce n’est pas moi. Et puis, pourquoi je lui demande ? Elle n’est pas en forme, si je n’ai rien de concret à lui proposer, autant me taire, sérieusement. Qu’est-ce que je suis nulle comme amie.

Je me racle la gorge.

- …Tu sais, je n’ai jamais fait de montagnes russes. Ou de train fantôme. En fait, je n’ai jamais vraiment fait de fêtes foraines. Enfin si, la nuit de notre rencontre avec Nicolas, nous étions allés faire la grande roue. Je ne sais même plus comment nous y avions atterris. Mais je n’ai rien fait d’autres. Est-ce que tu aimes bien ? Si tu veux, peut-être pourrions-nous y aller ?

Je suis nerveuse et moi-même, j’ai du mal à comprendre pourquoi je fais cela. Alors je parle un peu plus vite, un peu plus d’une manière générale. J’essaie de me suivre sans trop y arriver.

- Je peux même t’offrir une barbe à papa, si tu as envie. Il parait que c’est très sucré, mais bon. Je ne sais pas, je n’en ai jamais mangé. Enfin, il me semble que tu adores le sucre, sauf erreur de ma part ?

Ah si. C’est pourtant évident. Gros comme un éléphant. Ariana ne sourit pas comme d’habitude. Elle ne rit pas avec cette spontanéité qui a toujours su m’atteindre. Elle n’est pas vraie. J’ai toujours eu du mal à comprendre pourquoi je m’entendais bien avec cette boule d’énergie bruyante et envahissante. Soudain, c’est si clair. Ariana ne ment pas. Ariana ne fait pas semblant. Ariana, elle adore tout le monde, elle a peut-être un cœur d’artichaut mais elle l’a aussi sur la main. Alors la voir se voiler ainsi, aujourd’hui, me fait mal au ventre. Peut-être un endroit comme la fête foraine la ramènera-t-elle à cette joie candide et enfantine qu’elle a si souvent. Je l’espère en tout cas.

Sa gorge se serre et elle sourit plus fort. Elle a eu l'hésitation, le temps d'absence où son regard s'est fait vide. Mais elle acquiesce. Faire autre chose, d'accord, pourquoi pas ? Se changer les idées, faire comme si elles n'avaient pas parlé, faire comme si parler n'était pas important, faire comme si tout allait bien, finalement, comme toujours, comme d'habitude. Elle ne sait pas pourquoi elle a tenté, peut-être par provocation, peut-être parce qu'elle avait besoin que ça sorte. Au final, elle n'assume pas, elle ne s'assume pas. Elle n'assume pas la négativité, peut-être même qu'elle ne supporte même plus celle des autres ?

Alors rire un peu, elle a le droit, non ? Continuer comme elle l'est toujours, dans l'excessif, dans le trop-plein douloureux dans lequel elle vit, dans lequel elle s'abîme, dans lequel elle sombre. Elle sombre, et tout s'obscurcit autour d'elle ; pourtant elle fait en sorte, elle continue de briller ; il ne faut juste pas parler des problèmes. Quand elle ne parle pas des problèmes, elle les oublie et elle va mieux. Elle survivra à tout ça. C'est promis.

Elle aimerait dire à Adélaïde de ne pas s'inquiéter pour elle, mais hé, elle ne le fera pas. Parce que ça impliquerait qu'il y a un problème, et Ariana n'a pas de problème.

—Oh, sérieusement ? Tu n'as jamais fait de fêtes foraines ? Il faudra t'emmener dans un vrai parc d'attractions alors, parce que celui de Terrae, il est vraiment tout petit !

Elle sourit. C'est plus sincère. Elle comprend l'effort, même si elle ne sait pas vraiment s'il lui fait du bien ou du mal.

—La barbe à papa, c'est trop bon ! Il faut que tu goûtes ! Viens, on va aller y faire un tour, juste pour ça ! C'est parfait ! Et, euh, oui, oui j'aime bien ça !

Techniquement, elle ne devrait pas avoir le droit de manger si sucré, mais qu'importe, sérieusement, qu'importe ...? Son diabète, elle s'en fout. Elle se fout de tout.

—Allez, c'est parti, direction la fête foraine !! On va bien s'amuser, tu vas voir ! Les attractions sont toutes petites, mais c'est chouette ! Je vais te faire goûter ça, tu vas voir, c'est su-per-bon !

Elle reprend son air enjoué, sans trop y croire. Elle sait que le moment de vide passera. C'est juste une question de temps.

Est-ce que tu peux arrêter de faire semblant, s’il-te-plaît ? Tu sais, je n’ai pas pour but de te blesser. J’aimerais que tu réussisses à parler, Ariana, à arrêter de te refermer. J’ai bien vu ce temps où tu as été absente. J’ai bien vu ton regard d’ordinaire si vivant s’éteindre tout à coup. Ça m’effraie, Ariana. Je voudrais te tendre la main, mais tu n’as pas l’air prompt à l’accepter, pas vrai ?

Mais tu souris en t’étonnant que je n’ai jamais fait de fête foraine. Tu souris en me disant qu’il faudra que je fasse un vrai parc d’attraction. Tu m’agaces à sourire tout le temps, Ariana, tu m’agaces et en même temps c’est si réconfortant.

- Je te fais confiance pour m’y amener un jour.

Je suis calme à côté de toi, comme toujours. Mais pour une fois, Ariana, j’ai l’air plus vrai.

Pourtant nous y allons.
Comme si de rien n’était.
Nous discutons et rions sur le chemin.
Comme si de rien n’était.
Je me souviens de la dernière fois où j’ai accepté de faire cela.
Comme si de rien n’était.
La dernière fois, c’était Nicolas.

Ce ne sera pas pareil. Je ne lâcherai pas Ariana. J’irai la voir. Je lui ferai du thé. Nous regarderons des dessins-animés. Ça ira. Pas vrai ?

La barbe à papa est bonne. Les attractions sont drôles, même si l’Eau dans un train fantôme, c’est toute une aventure. Tout pour une journée sympathique, pleine de bons souvenirs.

Pourtant, lorsqu’elle se termine, quand la Morphe et moi nous séparons, ce n’est pas le goût des rires qui reste dans ma gorge, mais l’amertume et la crainte de laisser une amie dans le besoin.