Je laissai glisser mon doigt sur le rebord du verre, fixant inlassablement les cercles que je dessinais avec le bout de mon index. Venir ici était une très mauvaise idée. Je le savais pertinemment. Et pourtant, je n'avais absolument pas cherché à m'en empêcher un seul instant. A quoi bon de toute manière ? C'est pas comme si j'avais des raisons de m'empêcher de boire, au final.

Ouais, j'étais mieux, p't'être. Ouais, je reprenais goût à la vie. Ouais, j'avais ré-appris à sourire. Sauf qu'il ne m'a fallu que quelques minutes en tête à tête avec Apollon, quelques pensées néfastes et quelques mauvaises journées au travail pour que je réalise que, de toute façon, la vie c'est de la merde, et que j'aurais beau faire tous les efforts de la Terre, si la Terre a décidé que je devais avoir la poisse, alors j'aurais la poisse.

Je serrai le verre dans ma main et le levai jusqu'à mes lèvres, avalant quelques longues gorgées avant de le reposer sur le bois du bar dans un bruit sourd.

Les rumeurs avaient fusé ces deux dernières semaines à Terrae, ou bien les avais-je plus entendu parce que je n'avais plus le goût de penser à rien. Toujours en était-il qu'entre quatre couloirs, quelques discussions volées à la salle commune et à la cafétéria, j'avais découvert qu'une fille avait avorté à Terrae. Une petite Eau, rouquine, à l'humeur un peu...

Mes pensées se stoppèrent nettes et je terminai mon verre cul sec avant de faire un signe au barman pour qu'il m'en resserve un. Mon poing rencontra brutalement la surface lisse du bar et je sifflai pour évacuer ma rage en essayant de ne pas tout détruire autour de moi.

Entre tout ça, bien sûr, je n'avais pas pu m'empêcher de suivre la conversation d'un petit groupe de quatre nénettes qui vantaient la beauté d'un beau néo-zélandais au corps musclé que l'une d'entre elles avait eu la chance de pécho. Et "quand bien même il m'a un peu jetée comme une moins que rien, c'était quand même un sacré bon coup, et puis grâce à lui j'ai découvert les plaisirs des coups d'un soir"...

Mes doigts se crispèrent sur le verre et je fermai les yeux, inspirant lourdement l'air chargé d'alcool et de tabac froid qui emplissait le bar. Mon nouveau verre ne fit pas long feu, et ne tarda pas à venir rejoindre ses cinq autres copains au fond de mon estomac. C'est jour de paye aujourd'hui, rien à foutre des dépenses. On n'a qu'une vie, non ?

Le barman me servit mon septième verre, et je me levai avec difficulté de mon tabouret pour me rendre aux toilettes. Je revins quelques minutes plus tard, tanguant légèrement, et repris rapidement ma place à mon tabouret.

-Tu crois que plus tu rejettes une fille et plus elle va te courir après ? C'est ça la clé tu penses ?

Le barman leva le nez vers moi et un petit sourire compatissant étira le coin de ses lèvres. Il s'approcha, jeta son torchon par dessus son épaule, et s'installa sur une tabouret de l'autre côté du comptoir. Allez, va. J'veux bien faire le pilier de bar perdu dans sa vie pour ce soir. J'en ai besoin en fait, j'pense.

Dire qu'elle s'était prévu une soirée zen-papote-sexe aujourd'hui... Clairement, les choses n'évoluent pas comme elle l'aimerait, parfois, hein. Son entrevue avec Théo l'avait laissée en larmes dans sa chambre. Tenter de se calmer, de comprendre, de se remettre les idées en place ; le pire, c'est qu'elle ne l'aimait même pas vraiment. Mais elle s'était habituée à sa présence, et se faire jeter comme une malpropre, ça fait toujours un peu mal. Elle repense aux jours précédents et, encore une fois, elle se sent mal.

Comme elle avait prévu de sortir, elle était déjà habillée. Jolie robe, maquillage qui a un peu coulé et sur lequel elle a repassé et épongé avant de sortir. Elle a l'impression d'étouffer dans cette chambre, et voir des gens (et se taper un autre gars ? loul) lui ferait sûrement un peu de bien. Un peu d'alcool, de la musique, de la déprime, aller casser les pieds au barman ou un groupe d'amis dans le bar, et bim bam boom !

Aucune envie d'aller voir Hamilton, encore moins Nicolas ou Elwynn. Ils avaient plutôt été du genre à lui demander de se méfier de Théo, et elle se sent stupide de n'avoir pas voulu les écouter - ou, en tout cas, de ne pas en avoir été capable ; parce qu'au fond, elle se doutait bien de comment ça allait finir.

Alors elle est allée rejoindre le bar. Elle avise une place libre et commande deux shots, qu'elle boit directement. Alley, comme ça. Il faut six minutes pour que ça monte, alors autant les prendre dès le début, avec un peu de chance, elle sera suffisamment vite torchée pour oublier ce qu'il s'est passé. (Enfin ses yeux un peu rouges lui rappeleront sûrement quand elle ira pisser, vous m'direz.)

Un type se rassoit par loin à côté d'elle et elle se tourne vivement vers lui en entendant sa voi.

—Allen ? Qu'est-ce que tu fais là ?

Elle a un peu blêmi. Ses yeux se baissent vers les verres. Leur dernière rencontre était vaguement catastrophique, alors s'y confronter maintenant, comment dire... Et puis... C'est quoi ce qu'il boit ? C'est de l'alcool ?... Il s'est remis à boire ? Est-ce que ça ira ? Est-ce que- Pourquoi il fait ça...?

Les mots se bloquent dans sa gorge, sans qu'elle n'arrive à parler.

Vous avez déjà eu l'impression d'être traversé entièrement par un courant électrique ? Ca fait bizarre, hein ?

Mes muscles se tendirent soudainement, et mon cœur rata un battement. Le barman m'adressa quelques mots que je n'entendis même pas. Mon regard se tourna vers la magnifique rouquine qui se tenait assise à côté de moi. Je ne l'avais même pas vue en revenant des toilettes...

Un sourire étira le coin de mes lèvres, et je jetai un coup d’œil aux deux verres à shooter qui trônaient en face d'elle. Mes yeux se fixèrent sur les siens si pétillants et si... plein de vie ? Ils paraissaient beaucoup moins joyeux que d'habitude. Mais c'était sans doute parce que j'avais trop bu. Haha.

- Ah ! Aria ! Quand on parle du loup !

Mais oui Allen, vend la mèche.

- Je suis venu ici pour boire un coup, comme tu peux le voir ! Et toi alors, qu'est-ce que tu fais là ?

Je bus quelques gorgées de mon verre et le reposai sans trop de délicatesse sur le bar.

-Ca me fait plaisir de te voir, tiens ! Comment ça se passe avec ton copain ? Tu ne m'avais même pas dit que tu t'étais trouvé un mec, j'suis déçu, j'pensais qu'on était potes ! Mais bon, tu veux garder des trucs pour toi, j'peux comprendre. Tu ne travailles pas ce soir ?

C'est assez amusant, en fait, ce vide en moi à l'instant présent.

On avait bien dit six minutes ? Aria avait l'impression que l'alcool lui était monté bien plus vite au cerveau. Peut-être que c'est parce qu'elle a l'impression que tout tournoie autour d'elle. Comment ça, quand on parle du loup ? Pourquoi est-ce qu'il parlerait d'elle, et avec qui surtout ? Oh. Le barman. Pourquoi il- Non, c'est pas le plus important. Pourquoi il boit ? Il ne devrait pas, non ? Est-ce que c'est dangereux ? Aria ne sait pas bien, elle ne connait pas vraiment la marche à suivre dans ce cas... Mais elle est inquiète, parce qu'elle repense à Nicolas, et elle repense à l'inquiétude de Mitsuki et Aoi, puis elle repense machinalement à Théo et elle sent que tout tourne à nouveau.

Allen parle beaucoup. C'est bizarre quand c'est lui qui fait la conversation et pas elle. C'est marrant, mais elle ne l'a jamais vu comme ça... est-ce que c'est comme ça quand il boit, ou est-ce qu'il est comme ça avec les autres ? Aria, elle, blêmit quand il évoque M. Parfait, et continue à parler, parler, parler. Elle secoue un peu la tête et redemander deux shooters au barman. Sérieusement, c'est trop à encaisser d'un coup. Il le lui reproche vraiment en fait, là ?

—Ca se passe plus, on n'est plus ensemble. Je l'ai croisé avec une autre meuf tout à l'heure, dit-elle après avoir remercié le barman et bu son verre cul sec.

Elle laisse échapper une grimace, met quelques secondes à se remettre à parler.

—Et je me voyais pas vraiment comment te parler de… ça. (Elle fait un geste vague de la main.) Je pensais que ça t'intéressait pas.

Oui, tant qu'on est dans les reproches, autant y aller.

—Tu ne devrais pas boire, grommelle-t-elle finalement, mal à l'aise.

Ah. Bah en même temps, vu le type, j'vois pas à quoi tu t'attendais d'autre ma p'tite chérie. Moi j'pensais que c'était ce genre de mec que tu kiffais du coup - tu dois bien être du genre "coup d'un soir" non ? Ou alors je capte pas tout, mais bon, faut pas m'en vouloir, askip chuis pas hyper doué pour comprendre les gens, donc bon. 'Parait que mon jugement est souvent influencé par les émotions qui m'habite.

J'arquai un sourcil, avant de laisser un rire jaune m'échapper.

-Et toi, tu crois que tu devrais boire avec ton diabète ? Sans compter les sucreries et pâtisseries...

Ouais, j'devrais p't'être pas boire, mais toi non plus, et là, clairement, j'ai pas envie de recevoir de leçon de morale, tu vois ?

Mon visage se radoucit pourtant, et je repris :

-Et j'vois pas pourquoi ça m'intéresserait pas. A partir du moment où on est sensé être potes, on partage ce genre de chose, nan ? Enfin bon, c'est pas grave, t'inquiète. Et pis c'était qu'un con t'façon.

Oups. C'est sorti tout seul. Tu lui as confectionné des vêtements aussi ? HAHA, non, ça, Allen, c'est la goutte de trop qui pourrait faire déborder le vase. Et tu sais ce que tu risques à le faire déborder. Mais en même temps, t'as pas envie de ça ? De craquer, un peu, de tout laisser sortir ? Pourquoi t'es venu boire, au fait ? Bye bye la retenue, stop les limites, livre-toi un peu.

Ou profite juste d'elle pour parler sans tabou.

-Vous êtes restés ensemble combien de temps, au final ? Ca a dû durer un peu quand même, vous aviez l'air sacrément proches quand je suis passé l'autre jour !

J'étais un peu déçu de constater qu'il n'avait jamais entendu parler de moi, mais bon, c'est une habitude ça, j'suis souvent juste de passage dans la vie des gens, et qui parle des personnes de passage ? Personne, c'est évident.

-Désolé de ne pas être resté pour manger avec vous d'ailleurs, mais j'avais un sacré paquet de trucs à faire, pas l'temps.

Comme découper lamentablement la chemise qu'elle t'a offert, jeter la boîte de chocolats de la St Valentin que tu n'avais toujours pas ouverte ; enfin, ce genre de choses quoi. C'était vraiment être très occupé, ça, et pas du tout soumis minablement à ses pulsions primaires.

Euh, ok. Aria tendait juste la main vers son verre. A la place, elle l'attrape, lui envoie un regard noir, se retient de lui jeter le contenu au visage - ça ne serait pas la première fois - et le termine d'un coup. Oh donc c'est à celui qui fait le plus de reproches, c'est ça ? Elle n'a pas besoin d'avoir son avis. Elle, si elle boit, ce n'est pas si grave, ça ne risque pas de la renvoyer en cure pendant six mois, hein. Mais ouais, ok, bois donc si tu veux ! T'auras qu'à finir minable.

—T'es vraiment con, elle siffle à voix basse, en reposant son verre d'un geste rageur sur la table. Tu vois pas que je m'inquiète ?

Elle ne sait même pas s'il l'a entendue, mais sachant qu'il est sonore, il y a sacrément moyen. C'est quoi son attitude, là ? Elle ne dit pas ça pour l'emmerder, mais une addiction, c'est quand même plus grave qu'un petit diabète, non ? Ok elle a multiplié les malaises ces derniers temps, mais c'était surtout à cause de son insuline, pas d'autre chose. Elle surveille son taux, elle n'est pas complètement stupide… Ou peut-être que si...

Elle se crispe davantage, demande un verre standard au barman. Ce dernier lui jette un regard en coin mais vu sa bouille renfermée, il ne lui dit rien. Il doit bien s'éclater à les écouter se chamailler. Mais là, elle a clairement besoin de BEAUCOUP plus d'alcool si elle veut survivre à cette discussion.

"En parler à partir du moment où on est censés être potes, oui, lol. Bien sûr."

—Oh, attends, tu veux dire, comme quand tu me parlais de Miss Bleu pendant des heures et des heures ?

OK ARRÊTE D'ÊTRE VENERE ARIA OMG CA SE VOIT QUE TU PUES LA JALOUSIE. C'était en février ça ma vieille. EN. FEVRIER.

Par contre, s'il pouvait arrêter de lui remettre dans la gueule le fait qu'il les ait surpris de cette manière, elle apprécierait. Elle n'a pas envie de penser à Théo ce soir, et elle n'aurait vraiment pas eu envie de tomber sur Allen dans cet état-là. Elle l'a rarement connu aussi désagréable.

—On est vraiment obligés de parler de ça ? finit-elle par lâcher, tentant vainement de retenir un tremblement de colère, les yeux humides. Tu crois que je me sens pas déjà suffisamment mal ? Si tu veux me le reprocher, fais-le directement plutôt que de me faire passer pour une imbécile !

T'es vraiment une idiote - tu vois pas que je suis amoureux de toi ?

Mon coeur se serra un instant, et l'alcool reprit son emprise bienveillante sur mes pensées.

- Par exemple.

T'as rien de mieux à dire Allen ? Visiblement, tu perds tes mots face à sa colère. C'est dommage, parce que si t'étais en colère au début, tu as très bien remarqué qu'une fois un peu d'alcool dans le sang, tu t'es largement décontracté... T'as pas vraiment envie de te disputer avec elle - une partie de toi a envie de lui remonter le moral, mais tu sais très bien que l'autre partie voudrait continuer à lui en vouloir, un peu, même si tu sais pertinemment que tu n'as pas à lui reprocher quoi que ce soit.

C'est vrai, quoi, y'avait un truc entre nous ? J'crois pas, nan. Alors pourquoi j'devrais lui en vouloir, hein ? Jalousie.

- J'vois pas pourquoi tu aurais pas pu m'en parler...

Le barman apporta un nouveau verre à Aria et je jetai un coup d'oeil au mien. Hey, pas encore fini, c'est beau ça ! Plus tu bois lentement Allen, plus tu économiseras de l'argent parce que tu n'auras pas à reprendre un verre toutes les dix minutes...

J'écarquillai les yeux et la fixai quelques instants, sans comprendre. Des reproches ? A quel moment j'ai fait des reproches ? J'ai plutôt essayé de gérer la situation comme je le pouvais. Et jusqu'à maintenant, j'ai plutôt trouvé que je m'en sortais bien dans l'idée "prend ça à la légère".

- J'te reproche rien du tout, tu fais ce que tu veux !

A quel moment aurais-je pu me permettre de juger sa vie ? Tu l'as fait quelques minutes plus tôt, crétin.

- En tout cas t'es sacrément belle ce soir ! Cette robe te va super bien, je l'avais jamais vue. C'est toi qui l'a faite ?

C'est que c'est incroyablement bon, finalement, de pouvoir reboire de l'alcool. C'est dingue de constater le manque que j'ai accumulé. Regardez-moi ce naturel, regardez-moi cette éloquence ! Je n'ai jamais autant parlé depuis que je suis rentré de cure. Et c'que ça fait du bien, putain.
No limit. Balance tout ce que tu as envie de dire, Allen. De toute façon, dans le pire des cas, tu pourras dire "C'est pas moi, c'est l'alcool.".

C'est bon, le malaise est gros comme une maison là. La rouquine triture son verre sans le boire, les yeux perdus dans le vague. Elle préfère ne pas le regarder ; elle sait qu'elle doit être écarlate à cause de la gêne et la colère, mais elle tente de se calmer comme elle peut face à sa répartie en déclin. Comme quoi, même quand il boit il arrive à lui faire des phrases limite monosyllabiques ahah. Ah. NON.

Elle se passe une main fatiguée sur le visage. Pourquoi elle pouvait pas lui en parler ? Oh bah peut-être parce qu'elle était amoureuse de lui et que c'était un peu gênant de lui dire "Oh bah en fait comme j'en avais marre d'attendre que tu bouges ton cul et que je suis tombée sur un mec relativement canon qui s'intéressait aussi à moi, ben j'ai décidé de m'amuser ! Puis bon, vu le temps que ça t'a mis à ne serait-ce que réaliser que je me le tapais, peut-être que c'était pas une si mauvaise idée que ça de faire passer le temps avec lui, hein ?"… Non, bon, ça c'est ce qu'elle aimerait lui dire maintenant. Très probablement. ... Sûrement.

—Si tu réfléchissais deux minutes, tu saurais, grommelle-t-elle encore.

Sérieusement, pourquoi il la fait toujours sortir de ses gonds ? Elle ne pouvait pas ne pas tomber sur lui ce soir-là, hein ? Juste le temps de se remettre un peu des événements du jour ...? Mais non, nonnnnnnn. Elle fait ce qu'elle veut, c'est vrai ! NON MAIS C'EST QUOI CETTE HYPOCRISIE ?? Elle lui envoie un regard agacé par dessus son verre avant de reprendre une gorgée... Et de manquer de s'étouffer avec. Elle sent le rouge lui monter aux joues — elle a surtout l'impression qu'elle va décéder sur place.

Tout est normal, Allen est une vraie pipelette, il lui fait des compliments, il commente sa robe, bientôt il va l'inviter à danser c'est ça ? Non mais lol, arrête la boisson gars, sérieux. Elle pousse un demi soupir et se décide à tenter (elle a dit tenter) de prendre ça pour un vrai compliment et pas un truc chelou sorti de nulle part en plein milieu d'une conversation déjà hyper malaisante.

—Hum… Oui, dit-elle finalement en détournant les yeux, toute gênée. Je l'ai finie récemment, ça doit être la deuxième fois que je la mets ? M'enfin, merci ?

MAIS QU'EST-CE QU'ON S'EN FOUT DE LA ROBE, EN FAIT ? Omg.

—Tu as déjà mis la chemise que je t'ai faite, toi ? Je sais plus si tu me l'as déjà dit... demande-t-elle en continuant à tripoter son verre, pas très éloquente, mais sans trop savoir quoi dire pour relancer la conversation autrement.

Sa voix me parvenait parfois un peu plus difficilement que d'habitude - je crus d'abord que ma puce était défaillante et que je ne parvenais donc pas à traduire chacun de ses mots, et puis je me rappelai, après avoir manqué de renverser mon verre en le portant à mes lèvres, qu'en fait, bah, j'avais bu, et que du coup c'était peut-être juste à cause de ça que j'entendais pas tout ce qu'elle marmonnait dans sa barbe.

Aria avala sa gorgée de travers, et j'eus un mouvement dans sa direction avant d'arrêter ma main à quelques centimètres de son dos. Nan mais nan Allen, on a dit que tu lui faisais encore la gueule ! Pis t'façon, tu vas faire quoi ? C'est bon, elle est pas en train de cracher ses poumons là, elle va s'en sortir, elle a pas besoin de toi.

Je savourai quelques instants la vue de son visage rouge avant de me renfrogner et de terminer mon verre d'une traite. Ce serait cool qu'il me fasse une réduction sur les whisky, en vrai, vu l'allure à laquelle je les enquille...

- J'l'avais l'autre jour...

T'sais, quand j'suis passé et qu'y avait Apollon. Tu veux pas revenir dessus, alors j'rajouterai rien. Mais j'la portais, ce jour-là, haha.

Maintenant j'vais avoir du mal à la porter.

-Ca te prend beaucoup de temps, en général, de faire une robe comme ça ?

Bon. Voilà qui est bien embêtant. Parce que t'as pas envie de déprimer Allen, t'es pas là pour déprimer, t'es là pour boire. Et si tu déprimes, tu parleras plus ; et t'as pas envie de pas parler non plus. Sauf que là, pour le coup, tu sais plus trop quoi dire, et faut relancer la conversation parce que si on finit par rentrer dans les détails de conception d'une robe, c'est que t'auras vraiment touché le fond - ou alors tu seras en train de dormir sur ton tabouret, la tête sur le bar.

- Ah ! J'espère que t'as pas testé la transformation en moustique, parce que franchement, c'était la pire idée du siècle. T'sais que si t'as eu le bras blessé en te cassant l'aile en étant un oiseau, c'est un peu un signe, ça veut dire que si on t'écrase sous la forme d'un insecte, tu vas vraiment être écrasée, et tu seras morte du coup... Ce serait dommage, tu penses pas ? Sinon, t'as commencé à repeindre les murs de ta chambre ? Franchement, j'sais pas d'où t'es venue cette idée mais bon, c'est toi, t'es tout le temps comme ça après tout, à avoir plein d'idées farfelues, c'est pour ça que tu es... toi, quoi. C'est ça qui est bien au final, c'est qu'avec toi on sait vaguement d'où on part, mais on sait jamais comment ça va se terminer quand on te voit, c'est vraiment impressionnant !

Je désignai son verre du menton et fis signe au barman de venir pour recommander.

-Tu veux boire quoi ? J'paye ma tournée !

L'autre jour ? Elle se demande un instant pourquoi il lui dit ça d'un air aussi sombre, mais son visage se retransforme bien vite en fruit bien bien mûr. Oh. Quand il est venu pour lui rendre… son stylo. C'est vrai qu'il avait une chemise - elle n'y a pas vraiment fait attention, elle était trop paniquée et trop concentrée sur son visage fermé et choqué, nerveux. Non, attendez, il y a quelque chose qu'elle a loupé... Il est venu pour lui rendre un stylo ? En chemise ? Non, il allait peut-être à un rendez-vous... Ou... Alors il était juste là pour lui proposer de sortir aussi ..?

Elle a envie de se cacher derrière ses mains. Ok. Ok, elle est très calme. Non mais c'est bon, c'est pas comme si elle avait réduit à néant toute chance de- De quoi en fait ? Elle s'attendait à quoi, encore, depuis le temps ? C'était peut-être juste une sortie entre amis ? Pourquoi il boit... Pourquoi il est comme ça ? Pouquoi il parlait d'elle ? Pourquoi… pourquoi elle ne comprend plus rien ?

L'alcool lui fait un peu tourner la tête. Elle est obligée de se pencher un peu vers lui entendre ce qu'il lui dit. Elle hausse une épaule, et s'entend répondre que tout dépend du modèle, mais qu'elle y a passé quelques heures quand même... Elle n'a pas compté. De toute manière, c'est le col et l'ouverture dans le dos qui ont pris le plus de temps. Mais sincèrement, est-ce que c'est important ?

Allen non plus n'a pas l'air vraiment satisfait des réponses peu développées d'Aria. Et il parle, et parle, et parle. Elle boit un peu, termine finalement son verre. Elle ferme les yeux en sentant un frisson remonter dans tout son corps ; puis les rouvre sur Allen qui lui propose un nouveau verre. Elle fixe le sien, vide, puis reporte son regard sur le sonore avant de hausser les épaules.

—Ce que tu veux.

La rouquine a à peine eu le temps de comprendre la moitié de ce qu'il dit. Le bruit commence à l'empêcher de se concentrer convenablement, et elle comprend en voyant le barman s'en aller pour leur resservir un verre que c'était une très mauvaise idée d'en reprendre un.
Elle ne sait pas quoi dire. On sait jamais comment ça va se terminer, hein…

—J'ai pas commencé à repeindre sur mes murs, c'est-… Sérieux Allen, pourquoi tu dis tous ces trucs ? C'est quoi ton problème ce soir ?

Sérieux, elle se sent mal.

—J'ai besoin de prendre l'air, souffle-t-elle en descendant de son tabouret, pas très assurée sur ses jambes.

Le barman apporta nos verres et j'en bus quelques gorgées instantanément avant de lever le regard vers Aria. Mes sourcils se froncèrent, et je sentis quelque chose se bloquer en moi. J'm'attendais à tout, sauf à cette question. Pourquoi j'aurais un problème ? J'ai pas de problème. Justement, j'en ai plus depuis que j'ai pris un verre tout à l'heure, et franchement, quand on a plus de problème, la vie est tellement plus belle !

- J'ai pas de...

Elle se leva, annonça qu'elle avait besoin de prendre l'air. Mon estomac se noua et je l'observai faire sans rien dire. Pourquoi elle s'en va ? Pourquoi elle reste pas ? Pourquoi elle me répond pas vraiment ? D'habitude c'est elle qui parle tout le temps, et elle se plaint toujours de mon mutisme, elle devrait être contente de me voir parler, non ? J'comprends plus là, j'suis perdu. C'est le monde à l'envers.

Finalement, mon corps réagit et ma main attrapa le poignet d'Aria avant qu'elle ne s'éloigne trop loin de moi. Mes yeux se plantèrent dans les siens, si doux, si pétillants, si... fragiles ? Est-ce que des yeux peuvent être fragiles ?

- Pourquoi tu veux pas rester avec moi ? Je te dérange, c'est ça ?

Pourquoi t'es dans cet état-là, Aria ? C'est l'autre con qui t'a mise mal ? C'est moi qui te gêne ? Dis-moi comment agir avec toi, parce que moi j'vois plus là. Un coup faut que je parle, un coup faut que j'arrête de parler ; faut que je change de sujet, mais quand j'le fais ça va toujours pas. J'sais plus quoi faire là, j'suis paumé, alors fais-moi au moins un signe au lieu de t'en aller sans rien dire...

Franchement, pourquoi ça peut pas être simple ? Ariana tente de reprendre son souffle un instant. Elle aurait bien voulu lui répondre, mais elle ressent toujours le malaise, elle n'arrive pas à s'effacer tout à de la tête. Elle n'a pas l'habitude de trop penser, Aria ; et elle pensait justement qu'en buvant, elle n'en serait plus capable. Erreur numéro 1 : quand on a envie d'oublier un truc et qu'on boit, on ne l'oubliera pas, mais on sera juste bourré en y pensant, donc on dira et fera de la merde. Erreur numéro 2 : avoir interpellé Allen alors qu'elle aurait juste du payer discrètement ses conso et repartir. Erreur numéro 3 : être sortie, tout simplement.

Elle veut partir, mais Allen la rattrape ; elle sent sa main qui entoure subitement son poignet. Elle retient un mouvement instinctif vers l'arrière et lève deux yeux perdus vers lui. Elle veut ouvrir la bouche pour parler, mais rien ne sort. Elle sent quelques regards posés sur eux, et ça la met vraiment mal à l'aise. Elle a l'impression d'être encore une fois une attraction aux yeux des autres… Comme lorsqu'Adélaïde lui a dit pour Nicolas, et qu'elles ont pleuré au beau milieu de la rue. Elle s'était aussi sentie en colère, ce jour-là…

—Mais non, tu me déranges pas, balbutie-t-elle.

Et c'est vrai. Si elle avait été dans une autre situation, un autre soir, et s'il n'avait pas autant bu, si elle n'avait pas autant bu non plus, elle aurait sans doute été heureuse de discuter un peu avec lui. De voir qu'il parlait. De voir qu'il s'intéressait à elle et qu'il la trouvait jolie. De voir qu'il était jaloux, peut-être…

—C'est juste...

Ses yeux s'humidifient un peu. Elle n'arrive pas à s'enlever ses mots de la tête, encore une fois. Est-ce que ce type se rend compte de ce qu'il dit quand il parle, parfois ? Ou bien c'est dans un menu à part avec un supplément de 50€ ?

—Je te comprends pas, d'accord ? T'es toujours en train de ronchonner, et là finalement tu ris, et tu me poses des questions stupides... Bien sûr que j'ai pas envie de parler de Théo, et bien sûr que je suis en colère ! Tu fais comme si tu t'en foutais, et après tu me dis que je suis jolie et que je suis bizarre, mais est-ce que c'est censé être des compliments, en fait ? Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? Que je suis désolée que tu sois tombé sur Théo quand tu es venu me voir ? Je ne suis PAS désolée !

Sa voix a un peu enflé sur la fin. Elle reprend son souffle et tente de ne pas pleurer encore une fois.

Mes doigts se crispèrent autour de son poignet, mes yeux se perdirent sur ses lèvres qui bougeaient si vite ; mes oreilles oublièrent de faire attention à chacune de ses paroles.

Je me laissai glisser pour descendre du tabouret, me tenant droit devant elle. Je tirai sur son poignet pour l'attirer contre moi, plaçai une main derrière sa nuque et déposai mes lèvres contre les siennes. Je savourai cet instant, oubliant mon verre, oubliant le bruit omniprésent dans le bar, oubliant sa tristesse, sa colère, oubliant ma jalousie et ma détresse. J'accordai ces quelques secondes de bonheur à mon coeur, baume apaisant pour ce corps déchéant.

L'espace d'un instant, je niais qu'elle puisse me repousser, niais qu'elle puisse s'en aller, niais que j'avais pris le risque de la perdre pour de bon. Une fois, ça passe. Deux fois, ça ne passe plus Allen. Tu dois arrêter de faire ça. Même si tu en crèves d'envie et que l'alcool qui coule dans tes veines ne t'aide pas à garder la tête froide.

Tu dois apprendre à te contrôler. Alors contrôle-toi. Ne dis rien. Ne parle pas. Ne laisse pas ces quelques mots t'échapper. Parce que le baiser, tu pourras le mettre sur le compte de l'alcool. Les confessions, tu ne pourras pas leur trouver de cause circonstancielle.

Je m'éloignai d'elle, gardant les yeux fermés. Mes doigts glissèrent dans son dos avant de rompre le contact avec son corps. J'inspirai douloureusement, redoutant sa réaction, redoutant la moindre conséquence qu'avait engendré ce geste impulsif. Mes yeux restèrent clos ; je préférais ne rien voir. C'était plus facile à accepter lorsqu'on ne le voyait pas, non ? Si je n'avais pas vu Mitsuki exploser avec ce missile, si je l'avais juste appris, ça aurait été beaucoup plus facile à encaisser.

Quelques mots finirent par m'échapper. J'avais mal au coeur. J'avais une boule dans l'estomac. J'avais mes jambes qui ne voulaient visiblement plus trop me porter... Et j'avais un peu mal à la tête. Déjà.

-Excuse-moi.

Mais mon coco, tu le sais bien, non ? Ces deux mots, ça ne sera jamais suffisant. Cela dit, sois quand même fier de toi. C'était bien plus intelligent de sortir ces deux mots-là, plutôt que les trois autres qui te brûlaient les lèvres...

Elle ne sait pas bien à quoi elle s'était attendue, à expulser de cette manière ce qu'elle retenait. Peut-être parce qu'elle s'attendait à ce qu'il se vexe suffisamment pour la lâcher, ou peut-être au contraire pour qu'il lui dise qu'il ne voulait pas le faire. Qu'est-ce qu'elle attend, sérieux ? Elle continue à parler, et finalement, quand elle pense qu'elle n'aura plus de souffle pour continuer encore, c'est Allen qui l'attire à lui pour l'embrasser.

Si la petite morphe est sous le choc durant un instant, elle ne peut pas faire comme si elle n'attendait pas le contact avec ses lèvres brûlantes depuis des mois. L'espace de quelques secondes, elle ne réfléchit plus ; elle ne pense plus à Théo et son humiliation de ce soir, elle ne pense plus à sa peine. Elle ne pense plus qu'à Allen qui l'embrasse, et elle se demande presque pourquoi elle était en colère contre lui.

Sa main se lève finalement pour se poser sur son bras, mais elle ne s'éloigne pas, ne rompt pas non plus le contact. Elle cherche presque son souffle contre ses lèvres, veut l'embrasser à son tour... Mais lorsqu'il s'éloigne, elle met plusieurs secondes à reprendre conscience de ce qu'il se passe. Elle a très chaud, le coeur qui bat fort, et sa main ne retombe pas. Lui garde les yeux fermés…

Elle tressaille toute entière lorsqu'elle sent ses doigts dans son dos pour finalement la lâcher. Son corps est encore tout près, mais elle reste pantoise quelques secondes à l'observer. Sans comprendre. Une boule de colère et de bonheur tourne dans son estomac, et elle ne sait pas vraiment à quoi elle doit se fier. À la place, elle souffle simplement :

—Pourquoi est-ce que tu es toujours obligé de t'excuser ?

Elle s'avance doucement, se relève sur la pointe des pieds. Les doigts de la rouquine viennent effleurer ses joues et le coin de sa mâchoire, avant qu'elle ne revienne chercher ses lèvres des siennes. Ce n'est pas d'excuses dont elle a envie, même pas des explications.

"Embrasse-moi."

Ma bulle se forma autour de moi. Je sentais le souffle d'Aria si proche de moi, ces lèvres que j'avais encore tellement envie de goûter. Mais ça n'allait pas se passer comme ça ; ça ne se passe jamais comme ça pour toi Allen.

Je sais plus trop ce que j'ai attendu. Des menaces, une plainte, des insultes, une gifle. Un peu tout ça mélangé, probablement. J'avais envie de perdre la mémoire à l'instant où j'ai perdu le contrôle, à l'instant où je l'ai serré contre moi ; j'avais tellement l'espoir que l'alcool prendrait vraiment effet, qu'il me ferait oublier. Je ne voulais pas qu'elle s'énerve, je ne voulais pas qu'elle me repousse, je ne voulais pas qu'elle s'en aille, alors comme c'était ce qu'elle allait obligatoirement faire, j'avais le droit d'oublier, non ? Quand on ne se souvient plus de ce qui nous blesse, c'est tout de même plus facile de reprendre le cours de sa vie sans trop se poser de question.

Sa voix s'éleva. Je ne compris pas les mots qu'elle prononçait, trop concentré que j'étais sur son aura. Mes yeux se rouvrirent pourtant lentement alors que je réalisais que ce n'était pas de la colère qui teintait sa voix.

Ses doigts sur ma joue me firent l'effet d'un électrochoc. Je la fixai sans rien dire - sans rien comprendre surtout. Allen, est-ce que c'est bien la réalité ?

Bah. Tant pis si tout ça, c'est dans ta tête. Profite un peu. C'est la première fois que l'un de tes rêves te paraît aussi réaliste. Et pourtant, t'as déjà rêvé d'elle plein de fois...

Ses lèvres se reposèrent contre les miennes et je glissai ma main dans son dos pour l'attirer à nouveau contre moi, serrant son petit corps fragile entre mes doigts.

Cherchant à reprendre mon souffle, je m'éloignai légèrement d'elle, ouvrant les yeux pour plonger mon regard dans le sien.

-T'as... pas fini ton verre je crois.

Brillant, Allen.