Aria n'allait pas bien en ce moment. Cela faisait un moment que je le sentais, mais je n'osais pas aborder véritablement le sujet. On parlait un peu, de tout et de rien, mais vu toutes les gaffes que j'ai déjà pu faire, j'avais toujours beaucoup trop peur de la blesser. Alors je laissais plus ou moins couler. J'étais là pour elle, et elle le savait. C'était tout ce que j'étais capable de faire pour le moment. Je m'en voulais, mais j'avais trop peur de la perdre pour oser plus.

Sauf qu'elle était partie dans Tokyo avec une amie à elle. Ipiu, j'crois, j'l'avais déjà vu plusieurs fois, mais j'avais pas le souvenir de lui avoir vraiment parlé. J'me souviens quand même qu'elle était passée Master, c'était pas mal. Et puis j'avoue que j'avais déjà lu pas mal d'articles écrits par elle, elle m'avait vachement aidé à me replonger dans le bain Terrae après ma cure, même si elle le saurait jamais.

Bref. Elles étaient parties faire une sortie shopping. Et la Aria d'après ce jour-là a été littéralement différente. Elle allait mal, et je le savais. Mais rien ne sortait. Entre nous, ça allait. Mais savoir qu'elle était si mal me tuait.

Dans l'après-midi, Aria m'avait rejoint pour regarder un film dans ma chambre. Nous avions ensuite été mangé le soir à la cafétéria, et je lui avais demandé de venir m'accompagner pour la soirée. Nous nous étions rendus dans la salle d'astronomie, et lui avais demandé de me rejoindre sur l'un des divans disposés de manière à voir parfaitement le ciel étoilé. Le silence s'était installé un instant alors que je fixais la lune. Ma voix avait finalement fini par franchir la barrière de mes lèvres.

-Je ne crois pas t'avoir déjà parlé de ma mère... Quand j'étais enfant, nous étions très proches, tous les deux. C'était une femme remarquable à mes yeux. Elle avait toujours été tellement gentille, tellement douce. très innocente. Même quand j'étais gamin, je sentais qu'elle était différente. Quand j'ai commencé à grandir, j'ai même eu peur qu'on se serve d'elle, mais bon, j'ai bien dû admettre que si elle avait su s'en sortir jusqu'à maintenant, c'est que derrière toute cette douceur, elle était tout de même clairvoyante et ne se laissait pas faire autant qu'on aurait pu le croire.

Je marquai un pause, me plongeant un instant dans mes pensées. Je m'étais souvent demandé si ce n'était pas anormal d'être aussi proche de sa mère, lorsque j'étais plus jeune. Mais j'ai vite compris qu'il n'y avait rien d'anormal. Ma mère était simplement une femme formidable, et il fallait être fou pour ne pas s'attacher à elle.

-Quand elle était adolescente, elle a perdu sa mère. Le vide a été assez dur pour elle... Je crois que c'est d'ailleurs là qu'un Master est venu la chercher pour lui proposer d'aller à Terrae. Enfin, l'ancienne Terrae. Elle m'avait raconté que pour faire son deuil, pour réussir à dépasser ça, elle s'était imaginée qu'à la mort de sa mère, celle-ci était partie dans le ciel et faisait désormais partie des étoiles. Je revois encore son visage souriant alors qu'elle me racontait ça. Elle savait que ce n'était pas vrai. Mais elle avait besoin de ça... Et elle y a tellement cru que c'est devenu une réalité pour elle.

Je souris doucement, passant une main sur mon visage, un peu gêné malgré moi de partager ça avec Aria. Si on m'avait dit quelques années plus tôt que j'allais raconter mon enfance niaise à ma petite amie, je crois que je n'y aurais jamais cru. Enfin, j'aurais déjà commencé par buguer sur le terme "petite amie", alors bon, on n'est plus à ça près...

-Durant toute mon enfance, à chaque fois que j'allais mal, ma mère m'emmenait voir les étoiles et on passait la nuit à les regarder dans le ciel, à guetter les étoiles filantes pour faire des voeux. Tous mes problèmes disparaissaient à la simple vue du ciel. Parce que, pour une raison que je ne parviens toujours pas à véritablement comprendre, quand je regardais les étoiles, je me disais qu'il y avait toujours des personnes qui souffraient plus que moi. D'autres personnes qui regardaient ce même-ciel et qui pensaient peut-être à l'un de leur proche décédé, ou qui rêvaient à une vie meilleure. Et pour ça, j'avais pas vraiment le droit de me plaindre de ma vie, tu comprends ? Ou plutôt, pour ces personnes, bah... Moi j'devais essayer d'aller bien. Pour eux et ce qu'ils représentaient, en fait.

Un ange passa. Un léger rire m'échappa.

-C'est marrant, quand on y pense. Parce que j'ai jamais vraiment réussi à parler aux gens, et j'arrive encore moins à les comprendre et à trouver les mots pour les réconforter. En fait, j'me suis toujours contenté de garder les problèmes à l'écart... C'est ironique. Maman s'était justement servi de ce pouvoir des étoiles pour aider les gens. Les écouter, leur parler, les réconforter, être là pour eux. Je crois que je lui envie sa compassion naturelle. D'une certaine façon, j'aurais aimé être un peu comme ça. Plus fort mentalement, pour pouvoir aider davantage les personnes de mon entourage.

Le temps s'envole. Depuis sa sortie avec Ipiu, elle a du mal à reprendre pied. Elle fait des efforts et continue à sourire, parfois, mais tout le monde sait que ce n'est pas très vrai. Elle ne cherche pas à attirer la pitié — au contraire, elle essaie de vivre, elle essaie de supporter cette douleur qui bouillonne dans tout son corps, mais elle ne peut pas ne pas inquiéter ses proches. Elle n'y arrive pas.

Parfois, elle s'en veut. Elle se dit que ce doit être difficile pour eux de la voir dans cet état-là, alors elle continue à faire de son mieux, en ralentissant juste suffisamment le rythme pour avancer. Elle n'ose pas non plus en parler, parce qu'elle a honte, même si elle ne devrait apparemment pas — mais comment ne pas avoir honte d'une chose pareille, honte de sa souffrance et de ses réactions ?

Peut-être qu'Ariana est injuste avec elle-même, mais elle ne veut que préserver ses proches. Allen, Nicolas, Adélaïde, Elwynn, Afya.
Avec Afya, elles ont parlé, un peu. Elle n'a pas pu lui parler de Lola — trop difficile — mais elle en aurait eu envie. Alors elle lui a parlé de son avortement. Comment elle s'est sentie. À quel point elle s'en veut et se sent sale. Mais toutes les décisions auraient été affreuses à prendre. Toutes. Celle de garder ce bébé — comment aurait-elle pu s'en occuper ? Celle de l'abandonner — pas une deuxième fois, par pitié. Celle de le t-

Elle s'en veut, et elle sait que Dieu lui en veut. Afya lui a expliqué que Dieu avait des personnes bien pires qu'elle à juger, mais même si ces paroles l'ont un peu apaisée, elle n'y croit pas vraiment.

Et plus le temps passe, plus elle sait qu'elle doit en parler.

Allen est inquiet. Il ne l'interroge pas, il est discret et soutenant — il lui fait du bien, à être là pour elle. Tendre. Aimant. Présent. Il ne s'impose pas, il est précautionneux. Parfois, elle se sent comme un objet fragile qu'il protègerait entre ses paumes ; ça l'agace parfois, mais c'est aussi un peu le cas.

Elle n'aime pas mentir. Elle n'a jamais été douée pour ça, tous ses mensonges se lisent sur son visage. Parfois, elle était prête à tout lâcher ; mais elle a trop peur. Qu'il lui en veuille ? Qu'il soit dégoûté ? Qu'il la quitte ? Est-ce qu'il la quitterait pour ça ? Pas lui, pas Allen, pas comme ça... Mais ça lui fait peur, et si elle se retrouve à nouveau seule, elle ne sait pas ce qu'elle pourra faire.

Ce jour-là, Ariana est dans un jour gris. Il n'est ni trop bon, ni trop mauvais ; un peu vague, elle est fatiguée. Elle est contente de passer du temps avec Allen, pour regarder le film qu'il lui a proposé et pour manger ensemble. Elle arrive à sourire parfois, à rire à certains moments. Elle profite, sagement, comme elle en est seulement capable en ce moment.

La rouquine est surprise quand son petit-ami la guide jusqu'à l'observatoire de la salle d'astronomie. Elle s'y laisse entraîner avec une expression étonnée et s'installe à son tour, sans lâcher ses doigts. Au-dessus d'eux, le ciel est étonnant, magnifique ; les étoilles brillent et pulsent comme des milliers de coeurs qui battent. Elle est toujours étonnée d'avoir une si bonne visibilité, en plein milieu de Tokyo ; comme beaucoup d'autres choses à Terrae, cela doit sûrement être magique. En tout cas, ça l'est à regarder.

Elle s'apprête à lui demander pourquoi il a voulu l'emmener ici lorsqu'il prend la parole. L'entendre s'ouvrir est une chose rare, et elle l'accueille à chaque fois avec une sorte de joie étrange, proche du recueillement. Sans l'interrompre, mais questionnante.

Allen lui parle de sa mère. Elle a un coup au coeur, mais sourit malgré tout avec douceur devant la description qu'il lui en fait. Elle s'imagine une femme qui ressemble beaucoup au Sonore, physiquement, avec de jolis yeux comme les siens. Gentille, douce, aimante. Ca se voit qu'il tient à elle, beaucoup. Lentement, elle presse ses doigts entre les siens. Elle espère vraiment qu'il ne lui dira pas qu'elle est morte.

Même lorsqu'il se tait, Ariana n'ose pas trop parler. Elle a envie de poser des questions, mais elle sent que ce n'est pas encore le moment. Elle l'écoute, elle s'imprègne. Elle s'imprègne de cette douceur qu'il renvoie, sans doute aussi parfaitement qu'elle — c'est ce qu'elle s'imagine, tout du moins. Son nez se relève vers les étoiles. Elle assimile étrangement cette histoire de l'ancienne Terrae, même si ce n'est pas la première fois qu'elle en entend parler.

Elle comprend un peu mieux le but de ses paroles lorsqu'il évoque le ciel. Ses problèmes qui disparaissent. Des personnes qui souffrent plus que lui.  Se servir du pouvoir des étoiles pour… aider les gens. Est-ce qu'il essaie de l'apaiser, ou de lui faire comprendre qu'il ne va pas très bien, en ce moment ?

Lorsqu'elle sent ses yeux la piquer, elle ferme simplement les paupières. Elle respire lentement.
Et moi, est-ce que je peux utiliser le pouvoir des étoiles pour aider les gens ?

Elle rouvre les yeux, attend de s'être calmée. Que les larmes s'en aillent. Puis elle retourne chercher le regard d'Allen. Sourit. C'est doux, léger. Il ne se rend pas vraiment compte du bien qu'il fait.

—Je trouve que tu l'es déjà, souffle-t-elle. Beaucoup plus que tu ne le penses, en tout cas.

Elle joue avec ses doigts doucement, la gorge un peu serrée pour une raison qu'elle ignore.

—Ta maman a l'air d'être vraiment exceptionnelle. C'est difficile, ce qu'elle a vécu...

Ce n'est qu'un constat. Elle ne la connaît pas, mais elle en a envie. Les gens bons naturellement, c'est tellement rare... Elle se dit qu'elle doit être fière de lui, mais elle n'ose pas le prononcer à voix haute, de peur qu'il dise le contraire. Elle a un demi sourire.

—J'envie aussi les gens qui sont forts, comme ça. Mais tu ne devrais pas te rabaisser, je veux dire... Tu as le droit d'aller mal. Ce n'est pas parce que tu vas mal, parfois, que tu n'es pas fort. Ça te tracasse, en ce moment ?

Et puis, tu es déjà là pour moi, pour tes amis. C'est important, et tu es quelqu'un de bien, Allen.

Un léger silence s'installa après que j'aie pris la parole. Ce n'était pas un silence pesant et angoissant. C'était plutôt un silence doux et rassurant. Nous étions seuls dans la pièce. Il n'y avait que nous deux, et les étoiles. Et j'étais bien, là, seul avec elle. Je n'avais besoin que d'elle, de toute façon.

Mes yeux glissèrent quelques instants sur Aria. Je croisai son regard brillant et resserrai un peu l'emprise de ma main dans la sienne. Machinalement, je passai mon pouce sur le dos de sa main. Je reportai mon attention sur le ciel, laissant un sourire étirer le coin de mes lèvres avec amusement.

Je ne pense pas être une personne si attentionnée envers les autres. Je le suis avec elle. Elle, et c'est tout. Peut-être Aoi aussi. Je n'ai pas la force de l'être pour les autres, et je n'en ai pas envie, parce que je sais comment ça se termine, je sais comment je finis, et je ne veux plus retomber dans ces travers. J'ai plus tendance à fuir ou à trancher les conversations pour ne pas partir dans des débats sentimentaux qui vont me faire perdre pied. Je ne cherche pas à m'intégrer ou à me faire des amis. C'est assez simple à prouver, étant donné que depuis que je suis rentré de cure je ne me suis pas fait un seul ami et, à l'inverse, j'en ai même plutôt perdu quelques uns.

Mon sourire s'étira pourtant davantage quand elle complimenta maman. Je hochai doucement la tête. J'étais persuadée que maman et Aria s'entendraient à merveille. Encore fallait-il que je parvienne un jour à franchir le cap et que j'annonce à mes parents que j'avais une petite amie. Une vraie petite amie, j'entends. Genre, une fille avec qui j'ai envie de rester vraiment. Pas comme les copines du lycée, quoi...

Les paroles d'Aria me ramenèrent à la réalité. Un léger rire m'échappa malgré moi, doux et en accord avec ses propos. Ca me rappelait ma cure, un peu. Parce qu'avant l'alcoolisme, il y a forcément eu la dépression. Et quand on est en dépression, on n'a pas l'impression d'avoir le droit d'aller mal. On n'a pas l'impression que c'est normal d'aller mal. Alors les psychologues nous aident à comprendre qu'on a le droit d'aller mal. Parce que c'est humain, en fait. C'est humain d'aller mal. Et c'est trop se prendre pour superman que croire qu'on peut tout encaisser et continuer à sourire.

Je tirai légèrement la main d'Aria pour l'approcher de mes lèvres et y déposer un baiser. J'ancrai mon regard dans le sien quelques instants avant de passer une main dans ses cheveux pour replacer quelques mèches rebelles.

-Bien sûr que je sais que j'ai le droit d'aller mal. Ne t'inquiète pas pour moi. Tout le monde a le droit d'aller mal, mais peu l'acceptent. Sauf que tant qu'on ne l'a pas accepté, c'est compliqué de surmonter la douleur...

Mon attention se reporta sur le ciel étoilé.

-Et détrompe-toi, je ne suis pas fort mentalement. Je fuis beaucoup et ne m'implique que très rarement dans les relations. Mais je suis comme ça, c'est pas grave. Ca ne me fait pas mal, je l'ai accepté. Peut-être qu'avec le temps je pourrais faire plus, mais en attendant je me contente de ma stabilité émotionnelle.

Mon pouce recommença à caresser la main d'Aria, par habitude.

-En revanche, toi, tu n'as rien à envier aux autres. Parce que tu es très certainement la fille la plus forte que j'ai rencontré. La preuve, t'as même accepté de te sacrifier pour sortir avec moi ! Y'a bien que toi pour faire ça !

Je lui adressai un petit sourire taquin avant de l'attirer vers moi pour l'embrasser sur la joue, lâchant sa main pour aller passer délicatement la mienne autour de sa taille.

Allen a un joli sourire. C'est agréable de le voir avec cette expression sereine et douce, qu'elle ne lui connaît que rarement. Elle a du mal à croire qu'il ne s'intéresse pas aux autres — certes, il reste en retrait, mais quand on a ce regard-là, on ne peut pas être indifférent à ses congénères. Mais Ariana a aussi conscience d'avoir un raisonnement parfois un peu binaire ; et souvent, elle occulte les défauts des gens qu'elle aime au point de presque les oublier. Ses amis et son petit-ami sont des gens bien ; personne ne lui fera jamais croire le contraire.

Peut-être est-ce pour cette raison qu'elle a eu tant de mal à accepter les paroles de Jérémy, cet automne. Elle ne lui a pas vraiment pardonné pour Nicolas — est-ce vraiment à elle de le faire ? — mais elle fait abstraction, tout comme elle fait abstraction du fait que Nicolas n'est peut-être pas la personne si parfaite qu'elle pense qu'il est.

Les joues de la rouquine s'empourprent lorsqu'il embrasse ses doigts, tout doucement. Elle effleure sa joue, pouffe de rire quand il replace une mèche de cheveux. Avec un sourire, Ariana dépose sa joue sur l'épaule d'Allen.

Ne pas s'inquiéter pour lui ? C'est un peu facile de dire ça, et un peu moins à suivre, comme conseil. Elle s'inquiéterait sûrement toujours pour lui, et ce genre de discours ne la rassure pas réellement.

Elle se mordille la lèvre. Hm. Accepter d'avoir le droit d'aller, mal, hein… Allen, lui, semble avoir accepté cet état de fait ; il se laisse sans doute mieux vivre, mieux ressentir. Elle ne l'a pas trop vu rechuter depuis cette fois-là, au bar. Trouver un équilibre est fastidieux, mais lorsqu'on l'a atteint, peut-être est-ce plus facile d'accuser les coups de la vie. Et c'est courageux, quoi qu'il en dise. Même s'il ne s'implique pas, elle se demande parfois si c'est vraiment nécessaire. Peut-être qu'elle devrait apprendre un peu plus de lui, pour se détacher des problèmes des autres. Elle se sentirait certainement moins engloutie par le malheur du monde...

—Je préfère autant que tu restes comme ça, si ça te fait du bien, sourit-elle. Et puis, mettre à distance les problèmes et s'en éloigner, ce n'est pas forcément fuir, non ?[/color]

Elle repense un peu à Mitsuki, et retient une moue. Ah, oui... C'est vrai qu'il s'est plutôt éloigné d'elle, aussi. Et de Ys. Est-ce qu'il avait d'autres amis ? Elle n'en entend pas trop parler, Allen est au final assez solitaire. Elle a du mal à comprendre comment c'est possible, alors qu'il a cette aisance pour parler devant les gens qu'elle lui envie parfois ; lorsqu'elle n'est pas en train de rire fort et courir partout, elle a l'impression de ne pas savoir y faire...

—Attends, quoi ? rit-elle, avant de baisser à nouveau le ton. Tu crois que je me sacrifie ? Hmmm, à la réflexion, c'est bien possible... C'est vrai que je dois te supporter au quotidien, s'amuse-t-elle en lui collant un gros bisou sur la joue. Et puis bon, ce serait terrible pour les autres filles, imagine si elles t'avaient dans les pattes ? Pauvres d'elle... Je les sauve, en fait.

Elle serait surtout jalouse comme un pou, mais tout va bien. Elle reprend plus lentement, sur un ton faussement pensif, un sourire mutin aux lèvres.

—Après, je suppose qu'il y a bien quelques avantages...

Cette fois, c'est sur les lèvres qu'elle l'embrasse. Elle n'est peut-être pas aussi enjouée que d'ordinaire, mais ça lui fait toujours du bien, d'être avec lui. Ses doigts effleurent sa joue pensivement.

—Tu sais, je ne suis pas forte non plus, Allen.

Ca lui trotte encore dans la tête.

Toutes les attentions qu'Aria pouvaient me porter continuaient encore à me transporter. Même si nous étions ensemble depuis quelques mois maintenant, je ne pouvais pas m'empêcher d'être surpris par certains de ces gestes. Après tout, comment un boulet comme moi avait pu finir avec une fille parfaite comme elle ?

Le rouge sur ses jours me fit sourire et je ris légèrement à sa remarque.

-Je ne pense pas non plus que ce soit forcément une fuite. C'est plus une protection... Mais tout le monde ne le voit pas toujours de la même manière. Et je ne suis personne pour oser prétendre avoir la bonne vision des choses.

Je déposai un baiser sur le sommet de son crâne et l'écoutai déblatérer qu'elle était effectivement bien gentille d'avoir accepté de sortir avec moi car grâce à elle, un tas de filles étaient maintenant hors de danger. Un rictus m'échappa. En même temps, j'aurais jamais vraiment voulu avoir d'autre fille que toi...

-Bon, maintenant que j'en ai bien pris pour mon grade, on pourrait peut-être remettre les choses en ordre et songer aux garçons que moi je sauve ? Parce que je ne pense pas non plus que tout le monde serait capable de supporter une boule d'énergie comme toi !

Je lui offris un léger sourire taquin, et lui rendis son baiser avec douceur. C'était bien ce que je préférais chez elle : son énergie. Cette force qu'elle avait d'aller vers les autres, d'engager la conversation avec des inconnus (même si bon, ok, parfois y'a certains inconnus, quand je vois leur physique, j'préférerais qu'elle aille pas les voir, mais bon, on peut pas toujours tout avoir dans la vie). Elle était toujours souriante, toujours si belle, si naturelle. Et il y avait aussi ces moments, comme celui que nous étions en train de vivre, où tout était si calme, où on pouvait parler calmement, de tout et de rien, souvent de rien, mais parfois il y avait besoin de parler de tout.

De tout ce qui n'allait pas par exemple, hein Aria ? ...

-Et qu'est-ce qui te fait dire que tu n'es pas forte ? Parce que je suis persuadé que tout le monde pense le contraire. Surtout moi.

Parfois, Aria se demande ce qu'Allen fait avec quelqu'un comme elle. C'est vrai, il est intelligent et réfléchi ; il lui prouve une fois de plus qu'il a un recul sur lui-même qu'elle n'aura probablement jamais. Et, en même temps, il n'impose pas sa vision des choses aux autres... C'est plus... Il donne son avis, mais sans dire que celui-ci est absolu. C'est quelque chose de difficile à admettre, parfois, que l'on a tort. Lui ne s'en fait pas trop avec ça, visiblement. Elle en oublierait parfois qu'il est mature, derrière ses airs taquins.

Elle rit encore et se met à le chatouiller brièvement pour se venger de ses paroles. Elle n'arrive de toute manière pas à réellement se sentir fâchée contre lui ; elle sait qu'il n'a pas tort, mais aussi qu'il est jaloux comme un pou.

—Moi, une boule d'énergie ?! Non, c'est faux, c'est trop mal me connaître ! rit-elle. Mais j'admets qu'il doit bien y en avoir quelques-uns qui doivent être heureux, hmmm.

C'est sûr que c'est toujours un peu flippant d'avoir l'impression d'avoir une Aria dingue de vous collée aux basques. Son nez effleure le sien dans leur baiser, avant qu'elle ne s'appuie contre lui une nouvelle fois, les yeux fermés à demi. Elle esquisse une moue au renvoi de question. Elle ne... S'y attendait pas vraiment. C'est toujours dur de mettre des mots sur ses faiblesses, de toute manière. Encore plus de les avouer devant quelqu'un que l'on aime aussi fort.

—Oui mais toi tu es amoureux, tu es un peu biaisé, sourit faiblement Ariana, non sans être touchée par ses mots. C'est juste que...

Une nouvelle moue. Regard plus triste. Elle soupire un peu en chassant les pensées négatives.

—Tout le monde a vécu des choses tragiques ici, à les entendre, à les voir. Je... n'ai pas vraiment le droit de me plaindre ? Je veux dire, ça va.

C'est sorti tout seul, elle ne s'y attendait pas.

—Alors je ne suis pas vraiment forte. Je ne sais pas trop en quoi je le serai, c'est un peu bizarre, non ?

Elle fait des raccourcis. Il y a des choses qu'elle ne peut pas dire. Que sourire ne la rend pas forte, mais plutôt stupide. Qu'être là pour les autres, ce n'est pas être fort, c'est juste normal. Que se laisser autant aller, aller aussi mal alors qu'on ne devrait pas se plaindre, c'est juste de la faiblesse. Se plaindre aussi est une faiblesse, pour elle, mais pas quand les autres le font, parce que les autres en ont le droit. Parce qu'elle doit tenir, et si elle ne tient pas, elle n'est pas vraiment forte. Mais tenir ne fait pas d'elle quelqu'un de fort non plus, quelque part. Cela fait juste d'elle quelqu'un de normal.

Ce n'est pas si extraordinaire, d'être quelqu'un de bien. Alors en quoi serait-elle quelqu'un de fort ?

C'est. Mal. La. Connaître.

Si elle n'est pas une boule d'énergie, j'suis pas un connard. Sauf que pas de chance, je suis un connard et elle est une boule d'énergie.

Bien sûr qu'elle va pas bien en ce moment et qu'elle est moins énergique qu'habituellement. Bien sûr. Et c'est normal. Qui serait assez con pour le faire remarquer et pour lui en vouloir ? Y'a pas de honte à aller mal. C'est pas grave, ça arrive. Tout le monde va mal un jour ou l'autre. Celui qui va toujours bien nie. Celui qui va toujours bien va en fait encore plus mal que les autres. Parce que si rien ne nous échappe, si rien ne sort, si on n'extériorise rien... Rien ne va parfaitement.

Mon coeur rata un bond quand le mot "amoureux" sortit de la bouche d'Aria. C'était vrai. Mais c'était toujours aussi bizarre pour moi de la savoir informée de ces sentiments. Et, en contre partie, de savoir qu'elle éprouvait la même chose.

Un soupir lui échappa et je baissai le regard sur elle. C'était dur, hein, d'aller mal et d'avoir le sentiment de ne pas avoir le droit d'aller mal ? De se sentir moins légitime que les autres ?

-Tout le monde a vécu des choses tragiques, oui. Après tout, c'est le critère de sélection pour entrer à Terrae.

Je resserrai mon emprise autour de sa taille pour l'attirer un peu plus contre moi.

-Mais le vide ne dépend pas du drame qui est survenu. Il dépend de la personne qui l'a ressenti. De sa capacité d'adaptation et d'encaissement. Tu penses que la vie a été plus difficile pour certaines personnes que tu connais, mais ce n'est que ton ressenti à toi. Peut-être que pour certaines personnes, ce que tu as vécu est mille fois pire que ce qu'ils ont vécu lorsqu'ils y réfléchissent ! Et alors ils se disent la même chose que toi : "En fait, j'devrais pas me plaindre, elle a vécu pire...".

Je ne savais rien des raisons qui avaient amené Ariana ici. Ou plutôt, je ne pensais pas connaître la véritable raison. Elle avait eu un accident de voiture ; c'était tout ce qu'elle avait bien voulu me confier.

-Certaines personnes se retrouvent ici parce que leur meilleur ami les a trahis. D'autres parce qu'ils ont vécu un décès. Est-ce que ceux qui ont vécu une simple trahison n'ont pas le droit d'en être malheureux à partir de l'instant où leur interlocuteur leur apprend qu'il a perdu sa mère ?

Je posai mon regard sur les étoiles.

-On a tous le droit d'être malheureux. Il n'y a pas de règles qui nous permettent de comparer une situation à une autre pour nous indiquer si oui ou non on a le droit d'être triste.

Un mince sourire étira mes lèvres.

-Comme il n'existe pas de règle, après tout, pour nous dire quand être heureux. Tu es heureuse lorsque tu couds. D'autres personnes sont heureuses quand elles jouent d'un instrument de musique. Est-ce qu'on peut les juger pour autant ? Est-ce qu'on peut se permettre de dire qu'untel n'a pas le droit d'être heureux parce qu'il joue d'un instrument et que jouer d'un instrument, ben ça procure pas forcément de sentiments heureux ?

Evidemment que c'est mal la connaître. Ariana n'est pas du tout une boule d'énergie qui menace d'imploser, c'est faux. (L'ironie est présente.) Cela étant, elle s'épuise parfois tellement à être cette boule d'énergie qu'elle n'est même plus certaine de l'être réellement. Souvent, elle en vient à se demander qui elle est, où elle se situe ; est-ce qu'elle n'a pas inventé cette facette d'elle un peu exubérante pour que les gens autour d'elle l'apprécient, pour qu'elle puisse se dynamiser et dynamiser les autres ? Une illusion de tempête quand la mer est calme… C'est compliqué, parfois, d'accepter que l'on peut être ambivalent, que l'on peut avoir des facettes aussi diverses et opposées. Des parties de soi qui appellent au calme et à la paix, et d'autres qui appellent à la fête et à l'excitation. Elle prend conscience qu'il faut qu'elle s'accepte elle toute entière, mais elle n'en est pas encore arrivée à ce stade. Déjà, accepter qu'elle a un problème et qu'elle a le droit d'en parler, ce serait pas trop mal.

Ariana pose sa joue sur l'épaule d'Allen et fait la moue, joue avec ses doigts. Le critère de sélection, hein... Evidemment. Elle aussi a vécu des choses difficiles, mais elle n'a pas été maltraitée. Elle a toujours mangé à sa faim, elle a toujours eu des amis (non), elle a toujours été aimée par sa famille (non), elle a toujours eu un toit sous lequel dormir (non). Et... Allen met très justement le doigt sur ce qui la dérange : elle a l'impression que ce qu'elle a vécu ne vaut pas la peine de s'attarder dessus. Est-ce que c'est pour ça qu'elle a l'impression constante de ne pas avoir le droit de se plaindre ? Sans doute... Ca fait sens. Même si elle n'arrive pas vraiment à comprendre comment qui que ce soit pourrait penser cela d'elle. Il faudrait qu'ils soient au courant, déjà, et ça, ce n'est pas vraiment la mer à boire. Ensuite qu'ils s'y intéressent suffisamment, et ensuite que ce soit objectivement le cas. Ce qui ne serait jamais objectivement le cas pour elle, bien entendu. (Une petite voix me souffle que son objectivité est particulièrement subjective, mais Ariana n'est pas d'accord avec moi.)

Ses lèvres s'étirent en un fin sourire, un peu léger, triste, sincère. Elle ferme les yeux en écoutant le Sonore la bercer de sa voix.

—Non, c'est vrai.

Ne pas comparer les situations, qu'elles soient positives ou négatives... C'est vrai qu'elle n'irait pas le faire avec d'autres personnes. La bienveillance envers soi-même, c'est un long chemin semé d'embûches.

—C'est juste plus facile à faire quand il s'agit d'autres personnes, rit-elle. Tu es un vrai sage, en fait.

Elle redresse lentement sa tête et observe longuement le visage d'Allen. Elle prend son temps ; inutile de se presser. Il est beau, comme ça, avec les étoiles qui se reflètent un peu dans ses yeux. Sans rien ajouter tout d'abord, elle se repose contre lui et relève les yeux vers le ciel pour l'observer. Elle voit la constellation de Cassiopée, toujours facile à reconnaître par sa forme en 'W'.

—Toi, qu'est-ce qui te rend heureux ? chuchote-t-elle.

"Toi."

Toujours plus facile à penser qu'à dire. Il y a toujours tellement de choses qui se passent dans notre tête et qu'on n'ose pas sortir. De peur d'être honteux. De peur qu'on se moque de soi. De peur de faire fuir l'autre. C'est fou, lorsqu'on y pense, tous ces sentiments qui contrôlent notre vie. La honte, la peur, le doute, l'impression de tout simplement ne pas être en droit de dire certaines choses... Tous ces sentiments qui nous bloquent et nous empêchent d'être nous-mêmes.

Mais alors, qu'est-ce que ce fameux "soi-même" ? Est-ce qu'on est forcément ce soi-même sans toutes ces peurs ? Ou est-ce que ces peurs et ces contradictions qui nous habitent, ces petits temps que l'on prend parfois pour réfléchir avant d'agir, ne font pas partie de nous, eux aussi ? Est-ce que nous ne sommes pas un ensemble de tout ça, un ensemble de ces censures que l'on s'impose et de ces autres choses que l'on parvient à faire ou à dire sans se bloquer ?

Je tournai la tête vers Aria qui relevait le regard vers les étoiles. Son regard brillait, reflétant le ciel. Je souris doucement et déposai un baiser sur sa tempe, serrant ma main autour de sa taille pour l'attirer un peu plus fort vers moi. Je relâchai la pression quelques secondes plus tard, me décidant enfin à répondre à sa question.

-Passer du temps avec toi, principalement.

Même si pour ça je dois aller au club de couture... Même si c'est parfois un peu fatigant pour mon caractère un peu trop mou - moins fatigant maintenant certes, compte tenu de ton manque d'énergie malgré tout flagrant.

-Lire, partager avec d'autres personnes sur mes lectures. Découvrir et apprendre de nouvelles choses concernant d'autres cultures, d'autres pays. Parfois je prends du plaisir à cuisiner aussi. Dormir dans un lit confortable, ça ça me fait plaisir aussi... D'ailleurs, je tiens à souligner que ton lit est nettement plus confortable que le mien. C'est un peu injuste de voir une telle différence de confort entre deux affinités... D'autant que je suis là depuis plus longtemps ! C'est quand mêem pas très honnête.

Je lui offris un petit sourire amusé avant de lui renvoyer la question.

-Et toi, qu'est-ce que tu aimes faire ?

Pour la première fois depuis longtemps, elle se sent apaisée. Bercée par la lumière de la lune et des étoiles, bercée par la douceur de l'étreinte d'Allen qui la tient contre lui. Pourquoi ne lui parle-t-elle pas plus souvent, quand ça ne va pas ? Est-ce qu'elle n'a pas tout simplement trop l'habitude de retenir les choses à l'intérieur d'elle sans oser les exprimer, et encore moins les prononcer ? Même quand on lui en donne l'autorisation, c'est sa propre autorisation qu'elle semble attendre… Alors qu'avec Allen, avec lui, tout est simple. Pas de questions brusques, pas d'acharnement lorsqu'elle ne souhaite pas parler. C'est simplement lui, tout doux, tout simple.

Un rire léger lui échappe alors qu'il l'embrasse sur la tempe et elle se laisse enlacer plus fort, en profite même pour lui rendre son étreinte. Ses yeux sont un peu humides, alors elle est contente d'avoir son visage appuyé contre son épaule. Même si elle a des amis qui l'aiment, même si elle sait qu'ils tiennent à elle mais qu'ils ne savent pas toujours quoi faire, surtout ces derniers temps, elle ne peut s'empêcher de penser qu'elle ne s'est jamais sentie autant soutenue et aimée que là, maintenant, avec Allen.

Elle le laisse parler sans l'interrompre, sourit parfois, rit à d'autres. Le lit confortable, c'est un must have. Surtout quand on peut y regarder des films. Elle redresse la tête doucement et embrasse sa joue.

—C'est peut-être justement parce que tu dors sur ton matelas depuis si longtemps, tu ne crois pas ? Il serait peut-être temps de demander à l'administration de le changer. Il faudrait qu'on cuisine ensemble, une fois. Je suis certaine qu'on se ferait un festin de rois !

Avec un peu de chance, il ne remarquera pas la poussière qu'elle a dans les yeux. Elle prend son temps pour se réinstaller sur son épaule et réfléchir, jouant de ses doigts sur la paume de son aimé. Peut-être qu'un jour, ils pourront voyager ensemble. Ce sera moins dramatique que la dernière fois, c'est promis.

—J'aime aussi passer du temps avec toi, souffle-t-elle finalement, si bas qu'elle est certaine que si Allen n'avait pas été Sonore, il ne l'aurait jamais entendu.

Parce que c'est apaisant. Parce qu'elle est elle-même. Parce qu'il n'attend rien d'autre de sa part, mis à part de pouvoir être à ses côtés. Et c'est quelque chose que peu de gens lui ont un jour fait ressentir. Allen, Nicolas, Afya. Pour les autres, elle devait toujours être plus ceci, ou moins cela. Un peu moins bruyante, un peu plus souriante, un peu moins conne, un peu plus douée. Parfois, elle ressent une sorte de colère intextinguible qui brûle au fond d'elle-même et qui la consume, mais dont elle ne parvient ni à trouver l'origine ni les limites. Pourquoi serait-elle en colère ? Et contre qui ? Tous ses amis sont des gens bien... Ils l'aiment... Ils croient en elle... Pas vrai...?

Elle déglutit et chasse de son mieux les pensées parasites qui se sont invitées sans son accord. Elle ferme les yeux et se concentre sur sa réponse, qu'elle prononce lentement, sur un ton très bas.

—J'aime... Coudre. Ca me détend, je n'ai pas besoin de penser. Les gestes sont automatiques, un peu comme quand on utilise ses pouvoirs, quand on a bien appris à les utiliser... Ou comme quand on fait du vélo ou de la course. Oh... J'aime bien la course à pieds, aussi. Ca aussi, ça me vide la tête. Mais je préfère créer les vêtements, ça rend tout le monde très content, sourit-elle, mais beaucoup plus faiblement lorsqu'une petite voix dans sa tête ajoute "et pour une fois, ça les rend fiers". Cuisiner aussi. Mais toute seule, ou pour soi-même, c'est un peu triste...

Elle sourit, cette fois. Reste silencieuse quelques instants. Puis prends une inspiration. Elle s'humecte les lèvres, comme pour se donner du courage.

—Et chanter. Quand j'étais petite, je faisais partie des choeurs de mon Eglise. Disons que ce n'est pas ce que j'aime le plus dans le chant, mais ça c'était... plutôt une chouette expérience, je suppose.

Même si au début, elle était trop timide et ne voulait pas. Sa mère l'avait obligée, comme bon nombre d'autres choses. Au final, elle ne se souvient plus si ça lui plaisait réellement ou si le simple fait d'avoir appris à maîtriser sa voix lui convenait. C'est certainement la deuxième option qui l'emporte, dans ce cas-ci.

Je souris à Aria et hochai doucement la tête suite à sa réflexion. Peut-être que c'était la raison, oui... Je n'étais pas un expert en literie, à vrai dire.

-On pourra essayer, oui. Après, même si j'aime cuisiner, je ne suis pas très bon. Et je suis très lent.

Je plongeai quelques instants mon regard dans le sien avant qu'elle ne se décide à se reposer sur mon épaule. Pourquoi est-ce que c'était si dur pour toi, qui avait toujours tant de choses à raconter, de te livrer ?

Je sentis un courant d'air chaud caresser mon estomac quand Aria m'avoua qu'elle aussi aimait passer du temps avec moi. Même si elle avait tout fait pour ne pas être entendue... Un mince sourire étira le coin de mes lèvres. Je baissai les yeux sur ses doigts qui jouaient sur la paume de ma main.

Coudre pour se vider l'esprit. Courir pour se sentir libre. Coudre pour faire plaisir aux autres... Cuisiner pour les autres. Pour soi c'est triste. Mais est-ce que tout le monde mérite véritablement toute cette générosité dont tu fais preuve, Aria...?

Chanter dans le choeur de ton église, c'était une "chouette expérience, tu supposes" ? Je fis remonter ma main dans son dos et commençai machinalement à masser sa nuque en effectuant des petits cercles avec mes doigts.

-Je me souviens du jour de notre rencontre, au karaoké. C'était il y a longtemps maintenant ! Mais c'est vrai que tu avais très bien chanté, lui assurai-je en la gratifiant d'un joli sourire.

Je déposai un nouveau baiser sur le haut de son front.

-Tu n'as jamais pensé un jour à faire un travail qui te permette de regrouper certains de tes centres d'intérêt ?

Je fis glisser ma main de sa nuque à ses cheveux, continuant à masser son crâne.

-Ys est parti de l'équipe en plus... Tu t'entends bien avec tes nouveaux collègues ? Ys a été remplacé, d'ailleurs ?

Pas très bon cuisinier... C'est surtout parce qu'il n'en a plus tellement l'habitude, elle en est certaine ! Vivre avec la cafétéria en dessous de soi pendant des années, c'est un coup à ne pas réussir à cuisiner soi-même, ça ! C'est pour ça qu'Ariana aime bien squatter le petit coin des cuisines de la cafétéria que les cuisiniers n'utilisent pas pour pouvoir faire sa propre nourriture, une fois de temps en temps, pour pouvoir le partager avec ses amis. Elle ne le fait hélas pas suffisamment régulièrement, c'est quelque chose qu'il faut qu'elle change ! Surtout depuis ce qu'il s'est passé cet hiver... Hm...

La discussion est plus libre. Elle ne se rend pas vraiment compte de ce qu'elle dit, ce qu'elle avoue ; ce n'est pas comme s'il y avait des implications réellement importantes. Coudre, courir, cuisiner, sourire, chanter. C'est elle aussi… malgré tout, malgré son propre oubli, malgré ce sentiment de vide qu'elle tente à tout prix de combler, sans succès.

Le petit massage de sa nuque la fait sourire avec un semblant de tendresse, le corps parcouru de frissons. Elle garde les yeux fermés, acquiesce lentement et finit même par rire.

—Ohh, t'es mignon ! C'est gentil. Je chante pas si bien, mais au moins ce n'est pas faux, enfin je crois, rit-elle, avant de lui rendre son sourire.

Petit rire gazouillé au baiser sur le front. La petite rousse incline la tête et tapote son index contre ses lèvres en réfléchissant, yeux levés vers le ciel.

—Hmm. Oui, ça va avec mes collègues. C'est triste sans lui, mais voilà. On a des remplaçants qui changent de temps en temps, alors c'est un peu difficile de me lier d'amitié avec eux comme avec Yssou ! Mais ça va, on s'en sort bien ! Après, pour ce qui est d'un autre job... Je suppose que ça viendra plus tard ? J'aime bien le fait de rencontrer plein de monde. Et puis ça m'oblige à voir des gens !

... C'est sorti tout seul. Elle esquisse un sourire gêné et change immédiatement de sujet, pour ne pas avoir à expliciter. Pas qu'elle n'ait pas envie d'en voir, mais ce n'est pas dans son caractère de base d'aller vers les gens. Elle est trop réservée, et, maintenant qu'elle est adulte, elle a beaucoup moins de difficulté à aller vers les autres qu'avant. Tout ça grâce à un grand travail sur elle-même, eh oui messieurs-dames !

—J'aime bien le fait que ce soit un peu speed.

Ca l'empêche de penser.

—Si je devais rester toute seule dans ma chambre à designer des vêtements toute la journée, je m'ennuierais tellement ! Tu essaies de me convaincre de venir travailler avec toi à la boutique ou quoi ? s'amuse-t-elle en taquinant sa joue.

C'est agréable de parler avec Aria comme ça. Même si on se voit quasiment tous les jours et qu'on passe beaucoup de temps ensemble, j'ai l'impression qu'on ne prend finalement pas suffisamment le temps de parler. Même si c'est pour "rien" dire, même si c'est des discussions anodines. Finalement, lorsqu'on finit par beaucoup se voir, on s'ancre dans une espèce de routine et on s'habitue tant à la présence de l'autre que les conversations semblent moins... utiles ? Je ne sais pas vraiment comment dire. Avant qu'on soit ensemble, lorsqu'on se voyait, chacun des mots qu'elle avait pu me dire faisait écho dans ma tête pendant au moins une semaine. Maintenant, c'est moins le cas. On se parle, mais ça coule plus facilement. Les mots restent moins ancrés. Les comportements, plus... Quand on se voit davantage, on peut s'inquiéter, mais finalement on ose moins le dire. On n'attaque pas frontalement. On laisse plus couler, on essaie d'aider sans rien dire, d'être présent sans le montrer. Alors que lorsqu'on se voit moins, on aborde plus facilement les conversations... Enfin, j'imagine. J'sais pas vraiment si mon comportement a vraiment changé.

Je tournai les yeux vers elle qui fixait le ciel étoilé. Voir des gens... Son visage de renfrogna un peu et elle changea de sujet. Tu as le droit de parler, Aria, tu sais ? C'est bien aussi, d'extérioriser, parfois. Un mince sourire étira mes lèvres. T'inquiète pas. On ne parlera que de ce que tu veux.

-J'avoue que je ne te vois pas non plus dans un travail derrière un bureau à attendre que le temps passe. Tu ferais des bêtises à coup sûr pour que la journée passe plus vite, la taquinai-je en continuant à glisser mes doigts dans ses cheveux.

Sa réflexion suivante me tira un sourire amusé et je haussai les épaules.

-Chais pas. En vrai, l'occasion de passer plus de temps avec toi me branche bien, mais parallèlement je sais pas si ce serait une bonne idée de travailler ensemble. C'est bien aussi, qu'on fasse des choses différentes de nos journées. Ca nous permet d'avoir des choses à se raconter, d'une certaine façon.

Je l'embrassai sur la tempe et collai ma joue contre le côté de son front.

-Et puis de toute façon, un jour ou l'autre je finirais bien par quitter la boutique pour me lancer dans mon métier d'avenir ! Enfin, quand j'aurais trouvé ce que je veux faire de ma vie. L'énigme persiste. J'pense que je cherche pas vraiment non plus et que pour l'instant je me complais dans la routine de ma vie. Tu me verrais bien dans quoi, toi d'ailleurs ?

Pourquoi remarque-t-il si facilement lorsqu'elle est troublée ? Parfois, la rouquine oublie qu'ils se côtoient chaque jour, qu'ils connaissent bien vite le moindre de leurs expressions. Avec lui, elle ne se sent pas vraiment observée ni décryptée, comme elle peut l'être avec ses amis — ils ne le font pas exprès, c'est une habitude qu'ils ont prise pour leur propre survie, alors elle ne va pas leur en vouloir pour ça, malgré le côté envahissant que cela a parfois. Souvent. Régulièrement, en ce moment. Ce silence qui s'étend, ces regards en biais, parfois, ces attentions pas forcées, mais étranges par instants ; toutes ces interactions qui semblent comme déconnectées, déviées, déformées.

Parfois, elle se demande si elle est réellement elle-même ; avec qui l'est-elle réellement ? Avec ses amis, avec Allen, lorsqu'elle est seule avec elle-même ? Lorsqu'on se ment, lorsqu'on ment aux autres sur son état, est-ce qu'on n'est pas seulement une version plus sombre, ou plus lumineuse de soi-même ?

Lui le remarque. Mais il ne réagit pas étrangement, il continue à lui parler comme si elle était réellement "elle", et pas une face lisse comme un miroir. C'est reposant. Elle se sent moins obligée de réfléchir pour modeler l'image qu'elle renvoie. Peut-être qu'elle est un peu plus "elle" ?

—Des bêtises ? répond-elle doucement, dans une tentative de paraître outrée un peu ratée. Parce que tu crois que je fais des bêtises pour que la journée passe plus vite ? C'est tellement mal me connaître !

Petit souvenir de ses années d'école. Bon..

—... Bon, en fait, j'aurais plus tendance à dessiner sur un bout de papier toute la journée ou papoter avec les collègues, mais en même temps, qui voudrait être assis à un bureau sans parler à personne toute la journée ?!

Parfois, c'est appréciable de ne voir personne, quand même. Mais elle finirait déprimée, si elle n'était pas un minimum stimulée.

Elle sourit et ferme les yeux à son geste doux, acquiesce à demi, sans trop bouger la tête pour ne pas le déloger.

—Oh, ne t'en fais pas, je crois qu'on aurait toujours des choses à se raconter même dans ces cas-là. "OH, tu te souviens cette fille ce matin ? J'ai A DO RE sa robe", se moque-t-elle gentiment, dans un rire léger. Non, c'est vrai, tu as raison. Je te taquinais, hein ?

Nouveau sourire. Elle n'a pas à réfléchir longtemps.

—Je te verrais bien psy. Tu sais bien écouter les gens, et les faire parler.

C'est parfois un peu rageant, d'ailleurs !

Les réactions et mimiques d'Ariana me tirèrent un petit sourire amusé. Même si elle n'était pas au top de sa forme, elle ne faisait pas semblant, et d'une certaine façon, ça me touchait. Elle était elle. Un peu moins pétillante, un peu moins enjouée, un peu moins vivante, mais elle restait elle. Et finalement, c'était pas si grave que ça. Parce qu'on a toujours le droit d'avoir des moments de mou. On a toujours le droit de ne pas aller mal, à un moment ou à un autre. Le plus important, c'est de trouver la bonne personne à qui en parler. Je l'ai compris à mes dépends, et même s'il m'arrive parfois de le regretter, je me dis aussi que c'était peut-être pas si mal que ça - c'était une expérience de vie, et ça m'a aidé à grandir un peu. A redevenir véritablement moi.

Et qu'elle soit elle-même, même là, en ce moment, ça me touchait. Ca aurait été plus difficile à accuser si elle avait persisté à mentir comme elle peut le faire avec ses amis...

Je lui souris et haussai les épaules.

-J'sais pas, moi j'pourrais ! T'es assis à ton bureau, t'es tranquille, personne ne vient t'embêter pour te parler d'un problème X ou Y -bon, bien sûr, il faut bien choisir son poste quand même, on peut quand même être emmerdé dans les bureaux ! Tu fais ton travail dans ton coin, et t'as personne pour te surveiller, juste des rapports à rendre de temps à autre. C'est plutôt pépère comme travail au final ! J'suis sûr que moi ça m'irait très bien !

Une belle planque comme on les aime. A force de n'être inspiré que par peu de choses, je commence à me demander si, en fait, à l'origine, je ne serais pas juste un bon gros fainéant ? Bon, après j'en sais rien, p't'être qu'avoir vécu avec Mitsuki toute ma vie m'a volé toute mon énergie. Sans compter sur Aria qui a fini par prendre le relais après. Ce genre de fille ne se rend pas compte de toute l'énergie qu'il faut dépenser pour les suivre en permanence !

Je baissai les yeux sur Aria alors qu'elle commentait ma réflexion sur le fait de travailler ensemble. Mouais. Ca ça marche si tu parles pas d'un mec ! Parce que si tu commences à commenter les styles vestimentaires magnifiques des mecs qui passent, et que tu tapes des fixettes sur leurs boules quand ils traversent la pièce, ça va pas le faire, j'crois ! Du coup, ça limite quand même pas mal la conversation.

-Mouais. Avoue que dans l'idée, c'est beau, mais si c'est moi qui te dit que j'ai adoré la robe de la fille de ce matin, je pense que ça se passera autrement, la provoquai-je volontairement, un tantinet amusé par sa réflexion.

Je souris quand elle répondit à ma question. Psy ? Hmmm mouais, nan, très peu pour moi. J'écoute pas les gens justement, je déteste ça, écouter leurs problèmes et me farcir leurs histoires à la noix, très peu pour moi. Il n'y a que ta vie à toi qui m'intéresse autant, et il n'y a que toi que je veux faire parler... Mais ça, si tu le savais, peut-être que tu serais un peu déçue, non ? Je ne suis peut-être pas tout ce que tu penses, malheureusement...

-Je n'arrive pas à te faire parler, toi, pourtant.

Je croisai son regard, un sourire passant en coup de vent sur mes lèvres avant que mon attention ne se reporte sur le ciel étoilé.