Pour beaucoup, l'entrée est là où tout commence dans Terrae.
Elle est le lieu où on ne revient que très rarement pendant sa scolarité ici, car les sorties sont limitées par des autorisations, et les moyens de ne pas passer par l'entrée sont nombreux (vol et téléportation principalement). Elle est inconsciemment rattachée au choix : le choix que l'on fait d'entrer (le master nous le laisse encore), le choix que l'on fait de partir si l'on ne se sent pas à sa place ici. Le choix de mener des études à l'extérieur aussi, l'université.

Mais pour moi, elle revet un autre aspect. L'entrée, c'est le lieu de mon progrès. Chris étant le premier gardien, la personne à passer pour sortir, il est cantonné à cet endroit et c'est là que je me suis construite. C'est là que j'ai pris beaucoup de décisions aussi, là que j'ai fait pousser des plantes, que je les ai entretenues, que je les ai parfois arrachées (Chris s'en souvient). J'y ai détruit et réparé. Et je pense que cette proximité avec l'entrée m'a changé, je ressens plus cette barrière tout comme elle m'effraie moins.

Ce matin, j'ai reçu une lettre de mes parents.
Je ne l'ai pas encore ouverte, car c'est la réponse à ma précédente lettre, où je leur annonçais ma décision de ne pas rentrer. De rester à Terrae le temps qu'il me sera permis d'y rester, de la défendre aux yeux du monde, de participer à ses missions quelque soit le danger, de me mettre en danger. De ne pas rentrer, de ne pas suivre la voie que je pensais toute tracée depuis l'enfance, de ne pas prendre la suite de leur magasin, de ne pas être présente auprès d'eux.

Je ne pense pas qu'ils soient en colère contre moi, ce que j'ai peur de lire entre leurs mots, c'est la déception, peut-être un peu d'incompréhension, peut-être de la tristesse. Je leur ai dit que je ferai faire des autorisations pour rentrer les voir, mais ce n'est pas pareil. Et ce n'est pas aussi facile, dans mon état. Je leur ai envoyé des photos, de mon opération, de mes nouvelles prothèses, je voudrai faire tellement plus, mais avant il faut que je trouve la force d'ouvrir cette lettre.

Chris m'a laissé la surveillance des grilles pendant une petite heure, il avait quelque chose à régler à l'administration (ça avait l'air de le ravir d'ailleurs). Alors je me tiens calme, j'écoute la terre, elle est particulièrement maléable ici après tous les combats que nous y avons fait. Je redonne un peu de force à une fleur, malaxe un peu la terre et m'amuse à sculpter une pile de cailloux.

J'aime entretenir cet endroit. C'est le maintenir en dehors du temps, quelque part. Un temple de la terre, comme c'est poétique. Je décide de bouger mon cul de mon fauteuil pour faire quelques pas avec mes dernières prothèses. Sur celles là, je n'ai gardé que la structure métallique au final, le reste est composé d'éléments que mon pouvoir peut contrôler.

Je fais quelques pas. Teste mes appuies.
J'ai besoin de me changer l'esprit.
Je frappe de toute ma puissance de titan dans les airs.
Un appel d'air me répond. Ça fait du bien, de temps en temps.

Ok, c'est vraiment pas évident.
Non seulement parce qu'il fait froid et donc se chauffer nécessite un peu plus de temps, ensuite parce que remplacer des muscles par de la terre ça demande un exercice constant que notre cerveau fait habituellement inconsciemment. Il faut que je m'habitue à demander en arrière plan de mes pouvoirs l'activation de chaque faux muscle, de chaque poids pour pouvoir marcher et courir d'une manière à peu près naturelle. Alors il est vrai que je triche un peu surtout avec le poids, mais quand je me gourre je manque à chaque fois de me casser la gueule.

Après quelques échauffements, je me rends compte que je suis plus vraiment toute seule. Enfin, j'avais saisi les pas sur le sol, mais je n'ai pas vraiment analysé la chose, trop concentrée ailleurs. Chris serait ravi de voir que je prends mon rôle de gardienne à coeur.

Le jarune homme a l'air de prendre des photos. C'est... Particulier. Je veux dire, pas que la structure métallique ne mérite pas d'attention, mais il a l'air particulièrement enjoué dans sa tâche. Je m'approche doucement, me met à côté de lui, essayant de comprendre ce qui capte autant son intérêt. Visiblement imperméable à tout ça, je penche la tête.

_ Passionné par l'harmonie de la métallurgie ou tu fais des repérages pour une escapade ? demandais-je d'un ton amusé.

Est ce que je l'embête ?
On dirait que je l'embête. Est ce que je vais arrêter ? Non, pas mon genre. En ce moment j'aime bien être un peu reloue au premier contact, demandez à Elfie, au final ça s'est bien fini ! Il me répond quelque chose qui lui semble logique, mais je ne peux m'empêcher d'objecter en haussant les épaules avant qu'il ne se lève.

_ Tu sais, au bout d'un moment il se peut que les gens changent d'avis.

Je le sais, Astel en fait parti. Terrae l'a aidé à combler un vide, mais il n'a pas senti le besoin de rester jusqu'au bout, pas ce besoin de protéger cette terre, de s'y attacher vraiment, et c'est un choix que je respecte.
Par contre lorsqu'il se met à me parler du regard et de l'art... Houla. On a tendance à dire que les artistes sont des originaux, et même si je n'ai jamais voulu y croire j'ai tout de même eu beaucoup d'exemples allant dans ce sens. Il se relève et me prend en photo, dans ce qui doit être ma réflexion sur l'art. En vérité, ça ne va pas très loin, je n'ai qu'un regard d'artisan tout au plus sur ce que je vois, peut-être designer maintenant que j'ai cette pensée logique d'utilisation des objets. Alors lorsqu'il me demande ce que je vois du portails, je hausse un sourcil.
Quand il passe derrière moi pour me taper sur les épaules, je me dit qu'il est vachement tactile pour une première rencontre.
Bon, il veut mon avis ? Il va être déçu je pense.

_ Ce que j'en vois ? Une très belle fabrication : artisanale au vue de la façon dont sont arrangées les arrondis, problement un grand four pour réussir à avoir des tiges aussi grandes... C'est vraiment un bel ouvrage, sûrement pas de notre époque, on a perdu le savoir faire de ces boucles aujourd'hui.

Voilà voilààà, ce que je sais sur l'art.

Il trouve mon avis intéressant, d'accord.
Je le trouve bien franc de le dire à voix haute. Je ne peux pas dire que la franchise me déplaît, elle est juste surprenante venant de la part de quelqu'un que je ne connais pas. Je veux dire, là il va dans mon sens, mais imaginez qu'il statue que mon avis n'est pas intéressant ? Je pense que ça me vexerait un peu. Quoique... C'est vrai qu'il n'est pas forcément pertinent. Mais il y a quelque chose... Dans sa façon de parler qui me dérange. Bon en tous cas ça a l'air de le rendre joyeux.

C'est quand il me dit que je vois bien les choses que je fronce les sourcils. Soit c'est une personne simple sans filtre, soit il cherche à me flatter, soit... Je n'arrive pas à mettre de mots sur cette impression. Mais quand il se lance dans une analyse de mes propos, je crois que je commence à comprendre. Il me dit la façon dont je vois les choses, la façon dont je les appréhende. Oh c'est un bon descriptif même si la conclusion est de son propre avis et non du mien. Je ne sais pas trop ce qu'il cherche à me prouver.... Que j'ai tort de penser que nous avons perdu le savoir faire, mais plutôt que la société l'a laissé de côté pour le profit et l'efficacité. Et là dessus nous pourrions débattre, mais avant ça...

_ Et bien, tu as une étrange façon de parler, d'où te vient-elle ?

Parler et voir les choses sont deux choses étrangement similaires. Chaque langage a ses nuances, et même si la puce traductrice nous donne l'impression de nous comprendre parfaitement, je sais pour en connaître un certain nombre que certaines nuances sont perdues. Et la façon dont nous construisons notre langage forme aussi notre analyse, notre façon de voir les choses, de les comprendre. Exemple basique : dans les pays où la langue place le sujet après le verbe, l'égoïsme est généralement moins bien toléré. Bon il y a tout un tas d'études sociologiques avec beaucoup d'autres exemples, mais j'apprécie particulièrement celui là.

Quant à ses volontés d'habiter dans une époque où l'art faisait lois, je ne peux m'empêcher de sourire gentillement.

_ Je doute que tu puisses comprendre mon schéma de pensée en une seule discussion mais soit. Par contre je pense que ton analyse de l'art à la Renaissance est un peu trop glorifiée : seuls les mécènes choisissaient ce qu'ils voulaient voir de l'art, et les artistes eux mêmes étaient bien moins considérés et libres qu'on ne le pense aujourd'hui. Ce qu'ils ont accompli pour l'Art a été caché par leur génie dans leurs tableaux et n'est reconnaissable que par la perception que nous en avons aujourd'hui... Enfin, je pense que les artistes se portent mieux aujourd'hui qu'à l'époque, d'une certaine manière. Pas de manière économique par exemple, mais artistiquement j'en suis certaine.

Pas que je m'y connaisse d'un seul coup, je suis toujours aussi nulle pour déterminer ce qui a attrait ou non à de l'art. Par contre, l'histoire ça me connaît déjà un peu plus. Et au Cirque, la principale leçon que l'on nous a apprise est qu'il est inutile de penser que certaines choses étaient mieux avant, mais de comprendre pourquoi elles ont changé pour les faire devenir meilleures. L'art tel qu'il était à la Renaissance n'aurait pû perdurer à notre époque, et c'est parce que certains l'ont compris qu'il reste de l'art aujourd'hui.

J'écoute attentivement ses remarques.
D'abord l'Egypte. Mais il est certain que ce jeune garçon "utilise son propre langage" comme il dit. Et que ses voyages l'ont beaucoup renseignés, comme il dit. Et bien, j'ai aussi pas mal voyagé dans ma jeunesse, mais ça ne devait pas être le même genre de voyages car il a l'air d'en avoir tiré des souvenirs plus... Eduqués, si je peux dire. J'ai simplement fait mes études un peu partout, mais au final mes professeurs restaient des membres du Cirque.

J'écoute donc attentivement son argumentaire. Il est passionné dites moi ! Un sourire grandit sur mes lèvres au fur et à mesure de son monologue, même si je dois dire que je suis d'accord avec... Assez peu de choses au final. Quand il finit sa tirade, j'essaye de me contenir, mais... Je me mets à rigoler franchement. Un rire franc.

_ Eh bien ! A mon tour !

Je créé un talut assez haut pour m'y asseoir et tape dans mes mains, joignant les gestes à la parole.

_ Tout d'abord ne soit pas trop présomptueux, ce n'est pas parce que tu ne comprends pas la façon dont les autres -ici les jeunes- parlent qu'ils parlent forcément "moins biens" que toi. Après tout le langage évolue plus par l'appropriation de la jeunesse que par le dictat des élites. Toi même ne parle pas la langue de tes ancêtres, et ce n'est pas forcément un mal. Chaque langue répond aux besoins de son temps, je dirai. Enfin, passons ce point.

Je l'efface d'un geste de la main.
Oui, nous étions sur l'art, à la base.

_ Je vois que tu es un passionné par Léonard de Vinci, je ne vais donc pas... Détruire cette passion, j'ai moi même beaucoup étudié ces schémas étant petite. En supposant qu'il est à l'origine de toutes ses idées et bien je dois avouer qu'il y en a des vraiment extraordinaires, visionnaires ! Il est impossible de nier qu'il s'agissait d'un génie.

Accordons lui au moins ce crédit, je n'ai pas la moitié des capacités de cet homme si la légende est vraie.

_ Par contre, supposé que le seul art valable est celui de la Grèce Antique, avec une représentation normée à l'extrême par des écoles. La Renaissance a certes apporté la perspective, mais elle a été extrêmement rétrograde en matière de représentation de l'humain, de ce côté là les deux Moyens-Âges étaient beaucoup plus intéressants. Et puis c'est oublier les cathédrales ! Ces chefs d'oeuvres architecturaux, alliance parfaite entre l'art et l'artisanat ! Et les vitraux, sans compter, si on remonte plus loin, les fresques peintes ou de mosaïque ! Un égyptien devrait comprendre cela mieux que personne, ton pays est entouré de représentations loins de celles de la Grèce et pourtant tout aussi admirables. Qu'en est il aussi de tous ces mouvements plus récents, dont les noms sont assez évocateurs... Le romantisme ? L'impressionisme ? Le cubisme ? L'art abstrait, le pop art, et je ne sais quoi encore ! Et encore, je ne parle que de l'art Occidental parce que c'est celui que je connais le mieux. Sans compter que la photographie a rendu indispensable la représentation alternative des corps et du monde.

Je hausse les épaules en soupirant.

_ Enfin, je ne pense pas que l'art soit moins bon maintenant. La composante indispensable pour déterminer les qualités des génies, quelle que soit leur spécialité, c'est le temps. Si on a retenu que le nom de Léonard de Vinci parmi taaaaant d'autres, c'est essentiellement parce que ses travaux ont été retrouvés longtemps après et qu'ils ont acquis une notoriété aujourd'hui. Laisse cette distance faire la part des choses qu'il y a à garder de notre temps.

Heuuu je crois que je parle trop. Peut-être qu'il est temps de conclure non ?

_ Et tu disais ne pas être fait pour être un artiste, dans ce cas pour quoi penses-tu être fait ?

Je pourrais encore faire toute une réflexion sur la destinée mais... On dirait bien que j'aime cette conversation.

Je crois qu'il n'a pas bien pris mon rire. Ce n'était pas pour me moquer, c'était une façon de montrer que le débat m'emballait. J'aime discuter de tout et de rien, j'aime débattre, et certains arrivent même à me faire changer d'avis ! Enfin, revenir dessus le blesserait probablement plus qu'autre chose. Et puis lui aussi semble rire de certaines parties de mon discours, alors nous sommes quittes ! Ayant fini mon argumentaire, je sais que c'est maintenant à moi d'écouter.

Un autre petit rire amusé m'échappe lorsqu'il m'accuse de vouloir fermer la discussion. Ce n'est pas de ma faute, quand je vois une perche, il faut que je la saisisse ! Sa façon d'insinuer que j'ai décidé volontairement de couper court à la discussion pour me donner raison me fait aussi ricaner. Allons allons jeune homme, ne t'emporte pas autant sur les accusations hasardeuses. Je ne coupe pas court aux discussions, dans le pire des cas, j'abandonne et c'est tout.

Il prend pour exemple les jardins suspendus de Babylone, et je ne peux m'empêcher de penser qu'ils ne sont beaux que parce qu'on ne peut plus les observer. La légende est agréable à penser mais justement, c'est une légende qui a mis du temps avant d'arriver jusqu'à nous, qui s'est modifiée, probablement embellie. S'il nous est dur d'apercevoir les beautés d'aujourd'hui, c'est comme je le disais parce que nous n'avons pas de recul dessus. Enfin, pour une personne tournée vers le passé comme il semble l'être, je suppose que cet argument n'a pas beaucoup de valeur...

Par contre quand il se met à parler de sa conception de l'art... Il faudra que je revienne là dessus. Pas en mal loin de l), au contraire pour dire que je ne peux pas revenir vraiment. Quand il finit sa longue tirade, je me rends compte que je ne lui ai même pas proposé de s'asseoir, et je lui lève aussi un talut sur lequel se reposer s'il l'entend. La politesse Isis, c'est pas parce que tu es handicapée que tu ne dois pas penser que les autres veulent s'assoir aussi ! Enfin... Au moins il approuve le facteur du temps, et ce qu'il dit est plutôt intéressant.

Je pense pour le coup que mes réponses vont être beaucoup plus courtes par contre.

_ Et bien évolué oui, on peut dire que l'art a beaucoup évolé, mais comme notre société en générale, nous avons fait plus d'avancées dans ces deux derniers siècles que pendant quasiment la moitié de notre existence sur cette terre -et encore les pouvoirs n'entrent même pas en compte- il est logique que l'art suive ce même chemin.

Toujours le lien avec l'histoire, hein. D'ailleurs...

_ Par contre, je t'avoue que l'art n'est pas un de mes domaines de prélidection. Je connais son histoire et ses avancées, mais je suis bien loin des discours philosophiques, à déterminer ce qu'est l'art et ce qui n'en est pas. C'est l'affaire d'autres que moi, qui suis surtout bonne à construire plus qu'à y réfléchir, je rigole encore doucement. Par contre historiquement, j'apporte à ton propos que l'art et l'artisanat n'ont été séparés que dans notre époque moderne justement, pendant longtemps ils ont été considérés comme une seule et même chose. Certaines matières ont d'ailleurs encore du mal à être considérées comme un art à part entière et non pas comme un art appliqué, comme l'illustration par exemple. Enfin, ce n'est que l'actualité.

Quant au reste...

_ Par contre tu soulèves un point intéressant : tu as du mal à t'attacher à l'art d'aujourd'hui parce que tu as plus de respect envers celui de tes ancêtres, celui qui a construit ton histoire, mais l'histoire de demain se construit aussi aujourd'hui. Sauf si tu penses que l'humanité va disparaître dans les deux prochains siècles, et je t'avoue qu'il m'est arrivé d'y penser aussi !

Bien plus souvent qu'il ne le faudrait d'ailleurs. Quoi ? Avec tous les problèmes que l'on s'applique à se préparer pour le futur, il n'est pas bête de penser que nous construisons notre propre déchéance. Je suis juste satisfaite de ne plus être là pour voir ça, je suppose.
Et enfin...

_ Et ne pense pas que tu puisses cependant éluder la question que je t'ai posé ! Je n'oublie pas que tu devras me répondre sur ce que tu penses être ta destiné !

Est ce que j'arbore un sourire fier ? Oui. Parce qu'en y répondant pas, il retourne ses propres arguments contre lui, et c'est quelque chose d'assez plaisant à faire remarquer quand on débat. Haaaa, ce petit air de nostalgie... J'ai presque l'impression d'être revenue au Cirque.

Aussi surprenant que ça puisse paraître, le sujet sur l'art semble être fermé.
Enfin, fermé n'est peut-être pas le bon mot. Je suis certaine que le débat reste ouvert, ce qui est toujours le cas dans un débat, d'ailleurs. Je crois que c'est pour ça que je les aime autant. Mais on dirait qu'avoir remis la précédente question sur le tapis semble l'inquiéter, ou du moins... L'embarasser.

Je penche la tête sur le côté et quitte mon sourire de défis. L'ambiance n'est plus à la controverse, l'ambiance est à l'écoute. On le sait immédiatement, généralement la voix devient plus grave, hésitante, vraiment incertaine. Il me le dit d'ailleurs, qu'il était incertain de son avenir. De son destin -j'aurai tant de choses à dire sur ce mot, destin. Enfin, c'est un autre sujet.

Il me lance ensuite dans une simulation. Imaginer que j'ai envie d'occuper une place qui ne m'appartient pas, qui appartient à quelqu'un qui serait malheureux s'il la perd. Je me demande si la métaphore s'applique ici, et si oui je suis curieuse de savoir quelle place il veut. Mais il semble que ce soit une femme, au vu de son discours. Une femme importante... Je me demande. Oh ? Oh. Et bien, ses ambitions l'honorent.

Il me dit avoir perdu ses objectif, qu'il est bloqué. Ne plus savoir dans quelle direction évoluer. Le futur, sa vision, le fait de ne servir à rien... Ce sont des sentiments connus. Des sentiments qui sont communs à beaucoup de personnes ici, moi comprise. De la même façon, lorsqu'il essaye de balayer son problème, de ne pas m'impliquer ou de ne pas vouloir de l'aide. Une chance pour lui, je ne dispense pas de solutions.

Mon sourire devient maternel (il faut vraiment que j'arrête de faire ça, je vais finir par faire flipper les gens). Je souffle gentiment et m'installe plus confortablement.

_ Ooooh non. Tu n'éviteras pas la question. C'est le moment pour une anecdote pleine de sens !

Je prends une inspiration. Bien. Plongeons dans des souvenirs pas très agréables.

_ Après deux ans passés ici, j'avais décidé d'une sorte... D'objectif à atteindre. Disons plutôt que j'avais une idée de ce que j'allais faire, de mon parcours sur Terrae. Et puis... A cause d'un accident débile, j'ai perdu mes jambes. Du jour au lendemain, je ne pouvais plus ni marcher, ni me tenir debout, ni même effectuer tout un tas de tâches quotidiennes. Donc autant te dire que mes objectifs de vie, pouf ! Effondrés comme un paquet de cartes. Même ce qui me semblait le plus évident, le plus élémentaire venait de partir en fumée.

Je fais une pause. Parce qu'on pourrait croire qu'il y a une fin à cette anecdote mais...

_ Et je ne te dirais pas comment je m'en suis sorti, mais tu vois le résultat. J'ai changé d'objectif, je me suis séparée de mes jambes pour les remplacer par des prothèses de manière temporaires et j'utilise mon pouvoir pour marcher. Mais il n'y a pas de solution miracle. Ce lieu ne te donne pas ce que tu veux, mais il t'apprend ce dont tu as besoin. Si tu es venu avec une idée en tête, alors tu peux être sûr que ce n'est pas ce dont tu as besoin.

J'hésite. En dire plus ? Ou le laisser trouver les pistes ? Il vient d'arriver, après tout... Bon, quelques indices.

_ Tu ne peux pas prendre la place de quelqu'un. Justement parce qu'elle convient probablement à cette personne. Mais tu peux créer ta propre place. Enfin... il faut la trouver. Ça peut prendre du temps.

Parfois... Beaucoup de temps. Mais c'est un temps nécessaire.

Je sens qu'il n'est pas convaincu parce que je lui dis.
Quelque chose fait réticence et ce n'est pas très étonnant. Je ne m'attends pas à ce qu'il approuve, les parcours sont tous différents et les manières d'y parvenir le sont aussi... De plus, ce genre de discours moral que je tiens ne convient pas avec tout le monde, parfois on assiste même à une situation de rejet complet. Surtout pour ceux qui ont du mal avec l'autorité. Enfin, il ne me semble pas que j'ai été particulièrement moralisatrice ou agressive, ce qui explique qu'il ne m'envoie aas complètement bouler.

Il me sourit gentillement lorsque j'ai fini de lui parler. Il me remercie de l'écouter, ce à quoi je réponds un "pas de soucis" sincère. Mais il me dit aussi qu'il lui est impossible d'abandonner son projet. Je souris à mon tour, bien consciente de ce que ça voudrait dire pour lui un tel changement. Moi je n'ai pas eu le choix, mais je n'ai pas cessé de m'accrocher pour autant. J'ai gardé mes jambes le plus longtemps possible en espérant trouver une solution, me donnant l'illusion qu'elles pourraient supporter mon poids à nouveau. Il a fallu du temps, beaucoup de temps avant que j'accepte que ça ne servait à rien, que j'avais perdu mes jambes ce jour là, et encore un peu plus de temps pour me décider à faire quelque chose d'aussi drastique que de les couper.

Enfin, je ne suis pas celle qui doit lui faire découvrir ça. Par contre, quant à son projet... Roi de Terrae, carrément ? Je ne me moque pas mais mon sourire s'allonge. Ça c'est une idée peu commune. Voir du jamais vu je crois bien ! Je sais que certains rêvent secrètement de détrôner Hideko (sans même se l'avouer eux même parfois) mais je ne pensais pas que ce serait aussi... Enfin, aussi amusant de voir quelqu'un arriver avec cet objectif en tête. Roi de Terrae... Il a bien du courage dans un sens. J'aimerai pas avoir à gérer une bande d'adolescents en mal être avec des pouvoirs dont une bonne partie sont soit impulsifs soit trop imbus d'eux mêmes. Enfin, chacun son destin comme on dit !

J'évacue certaines questions de la main.

_ Oh je ne chercherai pas à te dissuader ou à me moquer, je sais à quel point les feux sont bornés lorsqu'ils ont une idée en tête, je le taquine. Par contre c'est plutôt amusant que tu veuilles être roi... On parlait d'histoire tout à l'heure, justement le titre de roi est souvent acquis de droit divin, donc par héritage ou détermination de l'église, hors nous n'avons ni famille royale ni religion ici... De plus je pense que tu aurais eu du mal à convaincre les personnes d'ici de passer sous une monarchie, déjà que nous sommes plus ou moins dans une oligarchie méritocrate...

Quoi ?! Oh c'est bon, je détruits pas ses rêves si je le bouscule un peu, c'est un feu après tout il l'a dit lui même ! Croyez bien que c'est pas moi qui vais arriver à le faire changer d'avis.