La blonde était concentrée sur les tic-tac réguliers de sa montre, mais son esprit était bien loin de l’endroit et du moment présent. Elle se voyait rangeant les arrivages de livres sur les étagères, suivant toujours le classement méticuleux que le propriétaire de l’enseigne avait mis en place. Derrière elle, la grosse horloge de bois lourd marquait le temps inlassablement. La jeune femme n’avait nul besoin de la voir, elle en connaissait chaque détail par cœur, chaque éraflure dans le bois. Elle reconnaissait le grincement métallique du mécanisme avant que l’oiseau au bec brisé sorte timidement en brandissant ses ailes figées dans une figure d’envol. Mais, tout comme elle, il restait immobile en rêvant d’ailleurs, prisonnier d’un rôle qu’on lui avait attribué sans lui demander son avis.

Amy fixait les grandes grilles de fer forgé, les écouteurs enfoncés dans ses oreilles diffusaient la voix mélancolique d’une chanteuse dont elle ne parvenait pas à se souvenir le nom. La blonde offrit un sourire à un homme qui passait en la fixant curieusement. Elle avait pourtant choisi une tenue plus que classique aujourd’hui. Le short en jean outremer était surmonté d’un chemisier bleu ciel aux manches bouffantes serré à la taille par un ceinturon de cuir beige aux motifs circulaires qui s’entre croisaient. La demoiselle avait enfilé à la va-vite des converses blanches aux lacets arc-en-ciel qu’elle portait par-dessus de longues chaussettes noires et était, bien évidemment, accompagnée de sa besace. Elle tripota une mèche de ses cheveux pour la énième fois, se reprochant d’avoir trop d’avance, et repoussa sa chevelure en arrière en soupirant.

Sa nuit au dortoir avait été plutôt agitée, elle avait passé son temps à se tourner et se retourner sans parvenir à trouver le sommeil. Le café qu’elle avait ingurgité avant de sortir lui permettait à peine de tenir debout et elle avait davantage envie de partir explorer les lieux seule que de continuer à attendre. La blonde savait cependant que ce n’était pas la meilleure option. Non seulement, elle avait accepté la proposition de l’homme qui lui avait vendu une visite guidée en un tour de main et ne pouvait donc lui faire défaut, mais en plus, il était fort probable qu’elle en apprenne bien plus en le suivant qu’en se promenant seule au hasard. Amy toucha l’oreillette qu’on lui avait confiée à son arrivée du bout du doigt. Elle l’avait fourré au fond de sa poche avant de partir, pas certaine d’en avoir réellement besoin, mais ne voulant pas se faire remarquer dès ses premiers jours.

Elle finit par sortir l’un des romans de poches qu’elle avait commencé la veille et plongea tête la première dans le récit, continuant tout de même de guetter les alentours en quête de la silhouette à la longue cape noire. Ah, comme elle enviait les héroïnes de romans, pour ces femmes-là, il y avait toujours une fin. Qu’elles soient auréolées de gloire ou enterrées dans le chagrin de leurs proches, leur calvaire finissait par s’arrêter à la dernière page. À chaque fois qu’elle refermait définitivement un ouvrage, la demoiselle se promettait de ne jamais le rouvrir, poussée par la crainte stupide de faire revivre à ces femmes les drames de leur vie. Amy appuya sur le bouton central de son smartphone pour regarder l’heure, deux heures moins cinq, il serait bientôt là. Elle rangea le livre dans son sac et se mit à taper le sol du bout de sa basket sur le rythme de la musique qui s’était accélérée, chantonnant à voix basse en observant une coccinelle progresser par saccade le long du mur d’enceinte. S’approchant, elle tendit le doigt pour la faire grimper sur ce dernier et joua un instant à la faire courir sur sa main, de la paume au dos, de l’auriculaire au majeur, et ainsi de suite. L’insecte s’envola finalement, probablement lassé d’être traité comme un vulgaire jouet et la blonde soupira, plongée dans le souvenir d’un été au bord d’un lac aux eaux claires avec Gabriel :

- Fais un vœu.

Elle songea amèrement qu’il avait toujours était cet homme recto verso, un jour doux et prévenant et le lendemain absolument insupportable, égoïste et violent. Mais avant l’accident, jamais il n’avait levé la main sur elle. Cette main posée sur son genou au bord de ce lac. Nouveau soupir, le soleil ne semble pas vouloir les gratifier de leur présence ce jour, l’humeur d’Amy est aussi sombre que le ciel, mais il ne le verra pas. Elle ne laissera rien paraître cette fois. Une goutte glacée s'écrasa sur sa main.

La blonde n'avait absolument pas remarqué la jeune femme qui vint se poster pile dans son champ de vision. Elle la regarda d'abord avec curiosité puis haussa un sourcil circonspect quand elle avança que l'homme qui devait la guider ne sera finalement pas là et qu'elle prenait le relais. Son agacement non dissimulé mis Amy mal à l'aise. Cette demoiselle n'avait visiblement aucune envie d'être là, elle faillit lui dire que ça n'était pas la peine, qu'elle pouvait aussi bien se débrouiller seule, mais s'abstint. L'orage gronda, non loin, et elle soupira :

- Oui, c'est bien moi. Je vois. Je te suis.

Pourquoi faire des efforts pour entretenir une quelconque conversation ? Sa guide n'avait vraisemblablement aucune envie de discuter avec elle. Amy n’était pas du genre à forcer le dialogue, elle croisa les bras sur sa poitrine et lui emboîta le pas. La blonde n'avait prévu ni parapluie, ni anorak, mais quelques gouttes ne l'effrayaient pas plus que cela. Sa moue légèrement boudeuse traduisait bien son mécontentement, mais elle ne fit aucun commentaire. Le rythme était, comme la jeune femme aux mèches bleutées l'avait prévenu, rapide, mais là encore, rien qui puisse déranger la demoiselle qui courrait régulièrement. Elle tenta une question, n'ayant rien à perdre de toute façon, mais ne fit aucun effort pour paraître plus chaleureuse que sa guide, tout juste pour paraître ouverte au dialogue :

- Tu vis ici depuis longtemps ?

Un éclait zébra le ciel et Amy soupira. Décidément, cette journée avait tout pour plaire. Avec l'homme, que sa guide avait nommé Master, elle aurait pu poser toutes les questions qui lui passaient par la tête. Mais, là, avec elle... Amy sentait comme une barrière, un mur dressé entre elles. Elle ne se sentait pas d'insister alors elle lâcha simplement :

- On devrait peut-être se mettre à couvert, le temps que le gros de l'orage passe, non ?

La blonde ne connaissait pas les lieux, pas plus que l'abri le plus proche, mais le tonnerre qui se répétait de plus en plus proche ne la rassurait pas et elle ne souhaitait pas être électrocutée dès son premier jour à Terrae.

Tout en suivant sa guide de remplacement, Amy écouta ses explications, observant les bâtiments qui se dévoilaient à elle. Elle nota l'emplacement de la bibliothèque dans un coin de son esprit, celui du bar aussi. Elle fut étonnée lorsque la brune sous-entendit que la plupart des habitants de Terrae étaient alcooliques. C'était sous-doute un peu exagérés, non ? Mais elle-même n'avait rien contre un verre, alors... Elle n'eut pas à y réfléchir d'avantage, car la jeune femme répondit à sa question, lui apprenant qu'elle était là depuis plusieurs mois. Elle pouvait donc l'aider si elle avait des questions. Elle lui demanda ensuite d'où elle venait et Amy grimaça. La blonde ne voulait plus considérait que l'appartement où elle avait vécu avec Gabriel eut été un jour "chez elle", et se refusa donc à l'évoquer, préférant l'endroit où elle avait vécu la majeure partie de son enfance.

- J'ai grandi dans le Comté d'Orange, en Californie, entre Los Angeles et San Diego. Mes parents y avaient acheté une villa qui devait servir uniquement de destination de vacance, mais mon père était si souvent absent que ma mère à décidé d'y emménager avec moi. Elle n'arrêtait pas de dire que Washington était trop gris et pluvieux à son goût, que c'était un repaire de requins et qu'elle y avait suivi mon père uniquement pour lui faire plaisir...

Elle haussa les épaules, se souvenant des disputes, des valises, de la porte qui claque. Un éclair frappa non loin et la blonde frissonna tandis que sa guide acceptait qu'elles se mettent à couvert un moment. Sa remarque sur le fait qu'elle n'y faisait plus attention titilla la curiosité d'Amy, mais elle n'osa pas en demander la raison. Elle sentait encore une certaine distance entre elles. Trop occupée à détailler l'arène imposante dans laquelle elles s'étaient mises à l'abri, elle sursauta quand un torrent d'eau s’abattit sur le lieu. Il s'en était fallu de peu, oui...

Au soupir de la brune, la demoiselle compris qu'elle n'était pas ravie d'être bloquée là avec elle. Forcément, cela rallongeait le temps qu'elle devait accorder à sa visite... Mais qu'y pouvait la novice ? Elle ne contrôlait pas le temps. Cachant son désarroi derrière un sourire de façade, neutre et poli, elle écouta les explications sur le lieu, hochant la tête pour signifier qu'elle avait enregistré les infos. La blonde se frictionna les bras, la pluie avait rafraîchi l'atmosphère, ce qui n'était pas pour lui faire plaisir. Lorsque sa guide lui demanda si elle avait des questions, Amy répondit du tac au tac, sans insistance ni accusation, mais étonnement sans aucune hésitation :

- Tu connais mon nom, et l'endroit d'où je viens. Moi, je ne connais rien de toi. Peut-être que tu pourrais commencer par là si l'on doit rester ici un moment.

Elle planta son regard dans le sien et tenta un sourire encourageant. Après tout, qui ne tente rien n'a rien. Elle était la première habitante de Terrae qu'elle rencontrait, en dehors du master qui l'avait mené ici. Amy se refusait à rester en froid avec ce qui pourrait devenir une amie si elle parvenait à briser sa carapace.

Sa guide ne lui refusa pas quelques informations à son sujet. Elle semblait un peu moins fermée qu'auparavant, et le sourire d'Amy s'accentua naturellement. Ainsi, la brune était un peu plus jeune qu'elle, de pas-grand-chose, certes, mais cela faisait d'elle l'aînée. La question de la moyenne d'âge à Terrae lui trottait dans l'esprit, mais Elisha saurait-elle répondre ? Elle repoussa une mèche de cheveux derrière son oreille et observa le ciel en grimaçant. Les nuages orageux ne semblaient pas pressés de déguerpir. Six mois dans cet endroit, était ce long, ou plutôt court ? Combien de temps restait-on à l'institut ? Éternellement ? Temporairement ? La demoiselle ne s'était pas vraiment posé la question jusque-là.

Quand sa guide parla de l'Irlande, Amy tenta de visualiser les paysages et villes qui s'y situaient. C'était un des rares pays qu'elle n'avait pas eu l'occasion de visiter, et elle se promit d'y remédier un de ces quatre. La blonde songeait à son futur voyage quand Elisha lui demanda ses impressions. Se tapotant les lèvres de l'index, la novice répondit sincèrement, hésitant sur certains termes :

- Impressionnée... Je ne sais pas. Un peu angoissée, à cause de cette histoire de pouvoirs. Je n'ai aucune idée du genre de vie que l'on peut mener ici et ça m'inquiète un peu. Le fait de ne pas savoir si je pourrais m'y adapter, si je vais rencontrer des personnes avec qui je peux m'entendre... Je ne fais pas partie de ces solitaires à qui un ami et une sortie mensuelle suffisent, du coup... Je me dis que si je me retrouve seule, je risque de mal vivre mon séjour ici dans tous les cas.

L'idée de ne s'entendre avec aucun des résidents mettait ses nerfs à rude épreuve. Elle n'avait pas encore cherché à se faire des amis, ni même à discuter avec de nouvelles têtes depuis son arrivée. Il faut dire que tout était allé très vite. Le Master lui avait expliqué où elle dormirait, où elle pouvait manger, se renseigner, lui avait donné deux trois trucs, puis l'avait laissé aux dortoirs avec ses bagages et un plan de Terrae. Autant dire que depuis, elle n'avait pas eu beaucoup d'occasion de discuter avec d'autres personnes. Elisha était l'une des premières habitantes qu'elle rencontrait et le début de la discussion avait été plutôt tendu. Mais cela semblait aller mieux à présent alors elle tenta une nouvelle question, se remémorant le peu qu'elle savait sur les pouvoirs :

- Tu es initiée, si j'ai bien compris, donc, tu as déjà reçu tes pouvoirs, non ? À quel élément tu as était affiliée ? Oh, attends !

Amy s'était frappé la paume de la main de son poing dans un geste de compréhension et reprit avec le sourire béat de celle qui est fière de sa déduction :

- Tonnerre, c'est ça ? Cela expliquerait ta remarque sur le fait que tu ne crains pas la foudre !

Une moue de réflexion intense crispa les traits de la blonde et elle ajouta à mi-voix, plus pour elle-même :

- Quoi que, la terre ne craint pas la foudre... Logiquement, l'air non plus... Et le feu... Ha !

La blonde mit ses mains sur sa tête et bredouilla en guise d'excuse :

- Je m'embrouille toute seule... Je ferais mieux d'attendre ta réponse au lieu d'établir des théories farfelues à partir de rien...