-…Quand François est mort, j’ai perdu d’un coup un pivot. Hélène était du genre à voir de la beauté dans tout. Elle s'émerveillait de la moindre fleur au moindre trésor étrange qu'elle pouvait trouver dans un caniveau. Elle découvrait le monde aussi, parce qu’elle a vécu longtemps choyée par sa famille… François m’apprenait bien plus en me montrant la réalité des choses, ça devait être à cause de son passé fermier. Il m’a montré beaucoup de petites astuces qui m’ont été utiles, au final, après son suicide. Nicolas soupire. Même si j'ai oublié pas mal de trucs le concernant, j'ai retenu ça...

-Mon père est un peu de ce genre-là aussi, dans le pragmatisme. Un… Un poil plus violent, dans sa manière d’apprendre les choses. Rire forcé. Il m’a sauvé la vie plus d’une fois.

-Il te battait si souvent que ça ?

-Il… C’est pas qu’il me battait… Il… Il m'apprenait les choses… pas les bonnes… à sa manière… Et puis il m'a sauvé la vie j'te dis. se répète-t-il en massant ses poignets.

Nicolas regarde Jérémy redevenir un gamin apeuré devant ses yeux. Ça lui tord les boyaux. Laurent est vraiment un salopard. Il savait qu’il était violent ; Nicolas pensait juste que Jérémy avait hérité de ça, mais en fait, il l’imprimait tout autant dans le crâne que sur la peau de son enfant. Je déglutis en gardant ma colère pour moi. Oui, même moi, ça me fout en l'air. J'en ai des choses à dire qui me traverse l'esprit mais tout ce qu'on arrive à articuler c'est... :

-Si j’avais su…

Jérémy sourit. :

-C’est le moment où je sors le village comme excuse et où tu m’engueules parce que tu ne veux plus qu’on le fasse. …Alors je vais simplement te dire que si on refaisait nos vies à grand coup de « si », aucun de nous deux aurait grandi autant.


Et ils n'auraient pas connu Terrae… Et si Nico se serait probablement sorti du village tout seul, Jérémy était tellement endoctriné de violences qu'il aurait souhaité devenir l'homme le plus "puissant" du village dans sa bêtise… parce qu'il ne méritait clairement pas mieux qu'être le plus grand des plus petits.

Nicolas souffle un rire bref. Merde, il est énervant quand il a raison. Mais est-ce qu'on peut lui en vouloir quand on voit ce qu'il est devenu ? Non, sûrement pas non. :

-Tu sais que pendant longtemps, je croyais que t’étais stupide ?... J’veux dire… Tu étais malin hein, mais comme t’étais une brute, je te voyais mal utiliser ton cerveau autrement que pour faire souffrir. Mais je comprends mieux pourquoi t’es devenu second du Jarl assez rapidement en fait.

-…Je vais prendre ça comme un compliment. Rires. En vrai, j’utilisais bien mal mes capacités de réflexion donc ça ne m’étonne pas. Je montais la plupart des plans des Vikings, parfois même sans l'approbation du Conseil. Je devais avoir un minimum de maîtrise sur les informations qui se baladaient dans le village, et savoir le vrai du faux pour, en retour, balader les autres. C'était le meilleur moyen que j'avais trouvé pour être tranquille… Mais avec toi... J’essayais toujours d’avoir de l’avance par rapport à toi, mais quelque chose m’échappait dans mon échiquier. T’es imprévisible parfois tu sais ?

-Je suis pas devenu Tonnerre pour rien. fait-il en levant une épaule, avant de boire un peu de bouillon. Mais tu as mis en déroute un gang tout entier donc, j’aurais dû me douter quelque part que tu pouvais aligner deux neurones… C’est pas les Vikings qui auraient pu organiser une vendetta pareille.

-Non c’est clair… Nicolas… Il y a beaucoup de choses qui m’échappaient et que je regrette profondément.

Il savait exactement de quoi et de qui il parlait. Nicolas a un sourire étrange. :

-C’est le moment où je sors le village comme excuse et où tu m’engueules parce que je ne veux plus qu’on le fasse.

Jérémy bat ses paupières, étonné. Il s’attendait à une autre réaction mais, oui, Nicolas est bel et bien imprévisible. Il lâche un rire bref avant que Nico enchaîne. :

-Tu faisais quoi en tant que Chasseur ?

-A part traquer les « proies » du gang tu veux dire ? Eh bien, je vérifiais l’état des réserves, j’aidais à organiser les attaques, à faire certains contrats qui demandaient une protection pour les Chiens et je relevais les pièges et la défense du Q.G. dès que je le pouvais.

-C’était pas le Trappeur qui faisait ça ?

-Non, lui, il posait surtout les pièges. Et il se chargeait aussi des prisonniers quand il y en avait. …Et toi ? Après la descente surtout parce que… j’ai pas eu l’occasion de… te traquer aussi bien qu'avant ça.

-J’ai hérité de la position d’Oldie en quelque sorte. Comme tu le sais probablement, Vipère s’occupait de la prostitution, Rat des armes et moi de la drogue. On a dû abandonner les autres marchandises parce qu’elles rapportaient moins, mais c’était quand même chaotique au début donc on était un peu partout, tous les trois. On a perdu beaucoup de monde dans et après l’attaque, à cause de la panique que ça a engendré. Alors... on devait aussi s'occupait du retour de bâton, punir ceux ayant trahi le gang et s'assurer que personne n'abandonne le navire...

-…Vous avez utilisé la torture vous aussi.

-…Oui. …Je pense que c’est la chose qui t’a échappé à l’époque.

Ça expliquait effectivement beaucoup de choses. Il n’avait jamais envisagé la possibilité que le gang d’Amadéus en vienne à ça, puisqu’ils étaient moins violents que les autres… mais dans la terreur, tout le monde en vient à oublier son humanité il faut croire. Jérémy comprend aussi ce que ça implique pour Nicolas et ce pourquoi il a toujours insinué, plus ou moins, qu’il n’était pas meilleur que lui.

Maintenant, il savait pourquoi le Chasseur faisait peur… mais, qu'importe ce qu'il faisait, le Loup était bien plus terrifiant.


Soudain, Jérémy n'ose plus rien dire.

Le silence se prolonge et Nicolas sait exactement les pensées qui traversent Jérémy. Il finit son bol et lui lance un sourire, pas foncièrement mauvais mais pas super agréable à voir non plus. Arrête... C'est pas le moment. On discute là. Roooh t'es pas drôle ! Bon ok, détendons l'atmosphère... On le mérite un peu non ? :

-Alors comme ça tu as un échiquier mental ?... demande-t-il pour le relancer. J’étais une pièce noire à tout hasard ?

-...Le Roi.

-Woah. Boooooriiiiiiiiiing.

Jérémy rit. C’est vrai que niveau symbolisme, on ne pouvait pas faire plus évident. Mais c’était bel et bien la seule pièce qu’il voulait mettre en échec, à cette époque de sa vie. Aujourd'hui… c'est différent… et son échiquier est abandonné dans un coin de son esprit… attendant patiemment un retour. Qui n'arrivera pas, enfin, je le souhaite. En attendant, Jérémy se prête au jeu de la détente après les révélations lourdes. :

-Si tu avais été une pièce de Monopoly, tu aurais été le chien.

-…T’es sérieux là ?

Ahah ! La tête de son frérot vaut bien les souffrances qu'il se trimballe depuis quelques jours !

Jérémy a ce sourire fier qu’il a lorsqu’il réussit à vanner quelqu’un. Nicolas fait la moue. :

-Ben tu aurais été le chat.

-Hein ?

-Tu feules quand t’as pas de contre-argument et que t’es énervé.

-…

-Tu te retiens hein ?

-Saloperie va.

On retiendra l'ironie qu'un échange de gamineries entres frangins se fasse entre un chien et un chat. Hein. J'dis ça. Bon.

Le rire de Nicolas éclate brièvement dans la chambre avant qu’il se rappelle qu’il doit éviter de faire trop de bruits la nuit, faisant sourire Jérémy. Il aimait bien leur échange là, même s’ils parlaient de ce qu’il y a eu de pire en eux, de toutes ces choses qu’aucun n’assumait, avec ou sans regret… Ils avaient pris deux chemins différents mais aujourd’hui, ils prenaient la même route. :

-Nico. Il y a pleins de choses que je préférais dire plutôt que tu ne les vois. Je suis juste pas prêt, j’ai déjà beaucoup de mal à en parler à la femme que j’aime alors à quelqu’un que je respecte…

LOL c'est le même plan d'importance pour toi ! Chut. Juste. Chut.

Nicolas ouvre grand les yeux avant de se dire qu’il doit parler de Ronron -quand il parle du respect, pas de la femme qu’il aime s’il-vous-plaît, omg… Enfin… Oui il parle de lui c’est évident. Tu crois ? Oui. Oui je suis sûr. Silence que Jérémy brise. :

-J’parle de toi abruti.

-Ahah.

Ok bon, j'me suis planté. ...Allô assistance malaise ? Ouiiii je viens signaler un AVC du côté de Nicolas. …Bon ok, je tente de sauver la situation. :

-Et. Il y a des choses que j’aurais préféré avouer plutôt que tu ne les ressentes…