Avant toute chose, il est bon de faire un petit retour sur ce qu’Atumane avait vécu depuis sa sanction. Bien que se déroulant sur plusieurs mois, cette période serait assez aisée à résumer, outre les missions auxquelles il avait participé, mais qui sont relativement secondaires. La privation d’une semaine de pouvoirs arrivait au moment où Atumane était encore Air, soit l’élément qui l’intéressait le moins, et qu’il n’utilisait en conséquence pas du tout. La différence dans son quotidien entre avant et après ne fut donc pas très palpable.
     Il en allait relativement de même pour les missions. Atumane n’avait vu en elles qu’un moyen de tromper son ennui parmi d’autres. Relativement, car il s’était avéré que c’était un peu plus que cela ; aussi une activité relativement plaisante en soi, déjà parce qu’elle lui permettait de sortir, et ensuite parce qu’elle avait une propension à causer de l’ennui bien plus faible que toute autre activité. N’ayant rien d’autre à faire, depuis que sa tante Rosalina l’avait retiré du milieu de la vente d’armes, afin d’être au mieux avec Terrae, Atumane s’était mis à apprendre le russe, et il le lisait et l’écrivait assez bien déjà. C’est dire s’il avait du temps à perdre, considérant la difficulté de cette langue.
     La formulation de l’ensemble de la sanction était assez amusante : « et un entretien avec la directrice ». Allait-il voir un dragon tel que soutenir son regard serait déjà une punition en soi ? Atumane en doutait.
     Dans l’ensemble, les vraies emmerdes viendraient de l’extérieur. Quand elle fut informée des développements de la situation, Rosalina répondit qu’elle « allait y réfléchir. » Rosalina ne met généralement pas plus de quelques minutes à réfléchir à quelque chose. Rien ne lui demande des semaines et des semaines de réflexion. De deux choses l’une : elle s’en moquait comme d’une guigne, ou sa réponse allait être incroyablement violente, mais c’était hautement improbable. Elle-même avait fait bien pire dans sa jeunesse, et dans des contextes bien plus graves… Des fois, lors des dîners de famille, papi Miguel racontait comment Rosalina, alors âgée d’environ ans, avait déclaré à Vladimir Poutine, qui, visitant la région où les Ngwenya avait leur datcha, avait fait un tour pour saluer un vieux collègue du temps de la Guerre Froide, s’était fait ouvrir la porte d’entrée par la petite Rosa, qui lui avait aussitôt claquée au nez en disant qu’« on n’était pas intéressé ici par des colporteurs ».
     Enfin bref. Atumane arriva à l’heure, comme à son habitude, devant le bureau. Si la « remontrance » s’avérait être similaire à celle de Huo, elle aurait plus un air de récréation qu’autre chose.

     C’était donc elle, la directrice. Atumane n’était absolument pas surpris, déjà parce qu’il avait déjà vu des photos de son visage, et ensuite parce qu’il s’attendait à une demi-déesse, et se retrouvait face à une Japonaise comme on pouvait en croiser tous les jours dans Tokyo. Certes, elle avait son aura, mais ce n’était qu’un artifice. Très puissant, mais qui était néanmoins perçu comme tel. Si on mettait cela à part, quelqu’un ayant à peine une année de plus qui lui ne pouvait en rien impressionner Atumane. On pourrait en rediscuter quand Hideko aurait prit deux décennies en plus – et autant de villes par la force des armes.
     Quand on a le pouvoir, on le montre. Cette femme l’avait, mais n’était apparemment pas assez expérimentée en la matière pour le montrer. Ceci dit, c’était cohérent : certes, avec douze masters ou étoiles, on pourrait conquérir toute l’Asie, mais entre les cas sociaux, les pacifistes, et tous ceux qui étaient les deux à la fois et avaient leurs pouvoirs à gérer, les transformant en bombes magiques à pattes, soit la quasi-totalité de la population de Terrae, qui s’il était un État reconnu par l’ONU, serait probablement deux cents quatrième du classement en terme de population, sur deux cents trois, il y avait peu d’occasions d’e faire étalage de son pouvoir.
     Donc en fait, non, il était normal qu’une directrice d’un lycée ne paraisse pas être plus que cela. Être surpuissant, c’est bien, mais la démographie et l’étendue territoriale ça joue plus que le reste, in fine.
     Et sur ces considérations, une fois qu’il fut assis, Hideko s’adressa à Atumane, en japonais.
     Et ça recommençait.
     « Je n’ai pas la puce de traduction. Tu peux parler anglais ? »
     Franchement, l’aurait-il voulu que ce n’aurait pas été mieux. Arriverait-il à contrôler le ton et le rythme de cette discussion – et donc, en premier lieu, la langue dans lequel il devait se tenir ? On verrait bien. Sûrement pas, mais on peut s’amuser.

     « Ah, vous les Japonais. »
     Il prit la puce, et la regarda un instant. Quel instrument barbare. Assez paradoxalement, pourrait-on croire, c’était en tant qu’esprit cosmopolite qu’Atumane refusait d’utiliser cet artifice. Si tout était traduit, pourquoi s’embêter à essayer d’apprendre les langues des autres ? Quelle question, parce qu’il est impossible de comprendre une culture sans passer par là. La langue et la civilisation ne font qu’un. Était-il vraiment étonnant qu’un appareil servant à gommer toute chance pour les Terraens d’apprendre à connaître en profondeur les autres cultures soit apparue sur le sol et par le fait des ressortissants d’un des peuples les plus racistes, refermés sur eux-même et intolérants au monde ?
     « Je me demande comment vous faites, quand vous devez échanger avec quelqu’un d’autre qu’un Terraen ou un Tokyoïte. Le japonais n’est pas vraiment une langue de travail de l’ONU. »
     Pousser le bouchon, ne pas pousser le bouchon ? Quelle question, l’enfoncer jusqu’au cul de la bouteille. Atumane sourit.
     « Si vous voulez, je peux vous apprendre l’anglais, et quelques autres langues. C’est plus facile qu’on ne le croit. Ça vous permettra de voyager, au moins. »
     Et il mit la puce.

     Ceci dit, c’était peut-être pour le mieux ; l’accent japonais de l’anglais étant franchement ridicule. Tenir une conversation en ayant envie de pouffer toutes les cinq secondes ferait vraiment désordre.
     Pourquoi venir ici. Il y avait une réponse un peu trop simple, mais pas fausse pour autant : pour saisir un nouveau marché. Étant le premier ressortissant de la grande bourgeoisie mondialisée versée dans le commerce occulte voire illégal à entrer à Terrae, il aurait eu naturellement un monopole de tout échange ayant trait à ses domaines de prédilection : armement, défense, sécuritaro-industriel – soit tout ce qui consistait en instruments de surveillance, régulation des flux migratoires et équipements des forces de police et de protection frontalière –, et ainsi de suite. Certes, la politique de Terrae n’était pas très compatible avec ce genre de choses, mais on ne pouvait s’en assurer avant d’être sur place, et de toutes façons, le capitalisme créerait une demande de toute pièce pour répondre par une offre, comme ça se faisait toujours.
     Toutefois, ces intérêts mercantiles étaient somme toutes secondaires. Bien sûr, il y avait le Vide. Mais la réponse était assez paradoxale : quelque chose manquait à Atumane, mais en le venant ici, il avait eu la sensation que cette absence avait été artificiellement comblée par ses pouvoirs magiques, qui n’avaient par ailleurs apporté qu’insomnies et stress mental, et qu’en échange de ce comblement artificiel, quelque chose d’autre lui avait été enlevé : sa carrière, son métier, tout ce qu’il aimait faire, la vie qu’il voulait vivre, sa famille, ses centres d’intérêt – pas même un seul petit pistolet dans tout cet institut, quelle tristesse.
     « Je l’ai su. Et petit à petit, la réponse à cette question s’est étiolée. Aujourd’hui, je ne le sais plus. »

     Et pourtant, oui. Hideko soulevait là le point central, bien plus que la question du Vide, qu’Atumane apparentait plus à de la philosophie de comptoir. Tragédies ou pertes de proches lui semblaient bien suffisants comme ça. Et puis, on n’était pas dans un institut de guérison, aux dernières nouvelles. Quel était son intérêt à guérir ce qui était comblé par l’apparition de pouvoirs ? Atumane avait déjà réfléchi à la question, et avait fini par juger comme vraisemblable l’hypothèse suivante : beaucoup de gens vivait des tragédies, ou se sentait aux prises avec la vacuité de l’existence, surtout dans cette ère de post-modernité – les Terraens étaient par ailleurs dans l’ensemble des Occidentaux, soit des gens peu touchés par la religiosité, une idéologie forte, ou une nécessité de survivre extrêmement pressante qui les auraient détourné du Vide –, mais cela en soi, tragédies et sentiment vacuité, ne menaient pas à quoi que ce soit de vraiment grave. Un mal-être, oui, mais qui passait. En revanche, par dessus, se greffait ce qu’on appelait le Vide, qui, comme le suggérait Hideko – certainement pas innocemment –, était plus profond. Plus profond, ou de nature différente ? De nature magique ? Quoi de mieux pour agrandir ses rangs de sorciers surpuissants que de provoquer un atroce mal-être chez certaines personnes, tellement puissant qu’il les faisait tout quitter instantanément pour aller au bout du monde dans ce qui était concrètement une prison à ciel ouvert, et d’où ils ne pouvaient pas s’échapper, vu que la possession de pouvoirs agissait sur eux comme une drogue – retirez-les, le Vide revient, et la torture mentale allant avec ?
     « À ce propos… »
     Cela frisait certes le complot, mais Hideko ne faisait rien pour laisser penser l’inverse. Restait à voir comment elle réagirait. Si Atumane avait été sur un pied d’égalité, il lui aurait demandé : « Quel est votre intérêt dans cette affaire ? Que je reste ou que je parte ? » Et à partir de là, il aurait agi en bon homo economicus : estimé les avantages et inconvénients qu’il y aurait à partir ou à rester, et choisi l’option la plus intéressante.
     Or, si Hideko était vraiment à l’origine d’un complot de cette sorte, la dernière chose qu’elle voudrait serait qu’on en parle librement avec quelqu’un qui pouvait décider de partir à tout moment, et donc qui laisserait filer des informations compromettantes.
     « Non, rien. »
     Toutefois, on n’était que sur des théories. Ledit complot était possible, peut-être même probable, mais pas prouvé. Il fallait donc d’abord vérifier ce qu’il en était. Et, s’il y avait vraiment complot, qu’Hideko découvrait la pensée d’Atumane, ce qu’il pensait de cette pensée, et ce qu’il pensait de ce qu’elle pensait de cette pensée, certes, elle pourrait décider de le supprimer. Mais c’était un risque à prendre. De toutes manière, s’il y avait vraiment complot, Atumane avait scellé son sort en entrant à Terrae, et il n’y avait déjà plus aucune échappatoire possible, donc pas la peine de se soucier de ce qu’on ne pouvait pas changer de quelque manière que ce soit.
     « Et pourtant, oui. Verriez-vous une objection à ce que je parte ? »

     Hideko disait une chose, puis son contraire. Droit de sortie inconditionnel, mais contrôlé, et d’un contrôle taillé contre des États, des organisations terroristes, mafieuses, des agences de renseignement publiques et privées, des grands groupes économiques, et tout ce que le monde connaissait de puissants, soit le contrôle le plus exigeant qui était, renforcé par de la magie. Atumane n’était pas ignorant de l’histoire de Terrae ; de telles mesures se justifiaient – elles finissent toujours par se justifier, qu’il soit agressif ou pas, celui qui ne se défend pas finit par être attaqué tôt ou tard. Ce qu’il trouvait étrange, c’était qu’elle sente le besoin de le préciser.
     En fait, la question était : pouvait-on seulement sortir de Terrae, et ce de manière définitive ? On pouvait bien ne plus être dans ses locaux, mais Terrae pouvait toujours être avec nous, par le biais d’espions, mais aussi, par exemple, de la création ou l’accentuation d’une sensation de dépendance produite par le manque ; ou en l’occurrence le Vide. Quoi de mieux pour parer aux déserteurs que de les rentre physiquement incapables de faire sortir Terrae de leur pensée. Atumane, avait assez testé les pouvoirs magiques pour comprendre que ce que la magie faisait à l’esprit, seule la magie pouvait défaire. Aucune technique, aucune technologie ne pouvait parer la télépathie, la voyance, la sensitivité.
     Ça méritait d’être testé. Et puis, toujours agir de manière imprévisible, surtout quand ses moyens sont inférieurs. Un adversaire prévisible est un adversaire déjà vaincu.
     « Hé bien… »
     Atumane se leva.
     « C’est tout ce que je voulais savoir. »
     Il posa sa puce de traduction, et se dirigea vers la porte.
     « Au revoir. »

     Elle savait donc parler anglais. Avec son – comique – accent japonais, mais tout de même. Cela avait l’avantage de rendre plus clair ce qu’elle disait, et donc de permettre à Atumane de mieux saisir toute une série de choses que la puce n’arrivait pas bien à transmettre : le ton, l’expression, les mots choisis, la grammaire, ce genre de choses, qui sont autant d’outils pour analyser un discours.
     Et ce n’était pas de trop, Hideko passant son temps à dire quelque chose puis l’inverse. Soit elle mentait et se prenait les pinceaux dans son mensonge, soit elle était d’un naturel confus et brouillon, soit elle essayait de lui faire comprendre quelque chose subtilement. Mais quand à force d’entendre noir, puis blanc, on n’a plus envie de prendre des gants.
     « Je n’ai pas le choix, mais en fait je l’ai… Je peux partir, mais je dois rester… C’est fatiguant. Et cela renforce mon idée que je n’ai plus rien à faire ici. À quoi bon vous entendre déballer des propos sans cesse contradictoires ? Je veux bien respecter des règles, mais vous ne respectez même pas celles qui sont les plus élémentaires à la conversation. Enfin, si vous voulez tant que ça me parler, vous pourrez toujours le faire sur le chemin, à condition de m’aider à porter mes valises. »