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L'aiguille traverse le tissu, suivi du fil ; long, long fil. La fabrique entre ses doigts se fronce ; elle prend son temps, en tailleur sur son lit. Une mèche lui tombe devant les yeux ; elle ne la chasse pas, concentrée sur son ouvrage.

La lettre, qu'il a du passer des heures à écrire en espagnol, est posée sur son bureau, pliée, dans son enveloppe. Comme ça, elle n'est pas trop tentée de la relire pour essayer d'y lire entre les lignes, d'essayer de lire autre chose que ce qui s'affiche sous ses yeux. À chaque fois qu'elle y pense, son coeur se pince et ses yeux la piquent, comme si des mois ne s'étaient pas déjà écoulés. Peut-être qu'avoir tout fait pour ne pas y penser durant les dernières semaines n'aide pas à supporter davantage les émotions qui la brisent. Elle ne s'attendait pas à un message de sa part, plus depuis après l'attentat. Il ne lui avait jamais répondu, elle comprenait désormais qu'il n'en avait probablement pas eu le courage.

La tête baissée, dos rond, ses lèvres se pincent. Il lui faut une pause. Tremblants, ses doigts reposent le tissu sur son lit, alors qu'elle prend de longues et profondes inspirations.

La lettre a été comme un ouragan. Elle pensait réussir à passer à autre chose, ou, au moins, faire comme si de rien n'était. Elle arrivait à avancer, un pas après l'autre, la tête haute, le menton haut, les épaules droites. Bien sûr, elle s'était rendue compte qu'elle n'était pas prête pour une autre relation. Qu'elle n'était même pas prête à profiter de la présence de qui que ce soit d'autre auprès d'elle ; même lorsqu'elle le pouvait encore, lorsqu'elle était invisible et pas titan, aller draguer dans un bar se révélait être un échec cuisant. Le malaise, le désintérêt, la peur, la peine.

La peine.

Ca la chavire. Elle se fait engloutir à chaque fois comme si c'était la première, comme si elle n'y pensait pas déjà plusieurs fois par jour. Mais chaque fois semble comme une réalisation. Chaque fois semble lui crier qu'il n'est plus là, et qu'il ne reviendra pas, parce qu'elle lui a fait du mal.

C'est si douloureux. Si douloureux qu'elle se rend seulement compte qu'elle n'imaginait plus sa vie sans lui. Qu'elle n'imaginait plus un avenir sans sa présence, qu'elle n'imaginait plus rien sans lui. Il était sa maison, sa famille. Et demain aurait dû être un sourire, pas un rictus couvrant des larmes.

Elle se sent comme asséchée de l'intérieur.


Mais la lettre, elle, balaie tout, plus fort encore. D'une vague, d'une main, un simple bout de papier soufflé sous sa porte. C'est encore pire. Parce qu'elle se rend vraiment compte de la cassure. Elle s'en souvient. Celle qu'elle enterre, celle dont elle arrive à parler, mais qu'elle ne vit pas. Parce que penser à autre chose est plus simple que de se focaliser sur ce qu'il se passe.

Il l'aime. Il l'aime, vraiment, très fort, mais il ne peut pas la voir.
Il l'aime encore, mais sa présence le fait souffrir.
Ce n'est pas de sa faute, pourtant.

Elle ne comprend pas comment ça ne peut pas être de sa faute. Elle ne comprend pas. Non ; elle ne comprend pas…
Elle lui manque. Mais c'est trop dur.
Elle ne comprend pas.

Elle aimerait simplement pouvoir le voir, aller se jeter dans ses bras et lui dire qu'il est bête et qu'elle l'aime aussi, que s'ils s'aiment, ils peuvent s'en sortir ensemble. Qu'elle lui laissera la distance qu'il faut. Qu'elle fera ce qu'il veut, s'il lui assure que tout va bien se passer. Elle aimerait pouvoir lui montrer tout ce qu'elle prépare. Elle aimerait qu'il la félicite d'être partie de son boulot, qu'il l'encourage à aller de l'avant, encore. Elle aimerait pouvoir faire la même chose avec lui. Savoir ce qu'il fait. Sur quoi il travaille. Comment se sont passés ses examens.

Elle ne saura pas.

Pourquoi elle ne peut pas être avec lui, s'ils s'aiment ?
Pourquoi il ne veut plus la voir ? Parce que s'occuper d'elle est une corvée, au fond. Parce qu'elle est si faible, si stupide, si mal tout le temps, qu'elle doit donner aux autres l'impression qu'elle ne peut pas surmonter les obstacles. Pas toute seule.
Parce qu'elle ne prend pas assez soin des autres. Parce qu'elle n'est pas assez là pour eux. Parce qu'elle ne les aime peut-être pas assez, parce que ce n'est jamais, jamais, jamais assez.

Il faut qu'elle soit forte.
Il faut qu'elle devienne forte.

Mais peut-être que, parfois, pour montrer à quel point on aime quelqu'un, il faut le laisser partir. Une part d'elle sait que ce n'est pas de sa faute, mais elle ne peut pas s'en empêcher. Elle aurait dû faire plus. Elle aurait dû faire mieux.


Je t'aime, alors guéris.
Guéris. C'est le plus important.

Elle ne sait pas quelle place elle peut avoir là-dedans. Elle ne sait pas comment ils pourront s'en relever, tous les deux.
Aucune chance. S'il commence à aller mieux grâce à son départ, c'est qu'il n'a pas besoin qu'elle soit là. Plus elle est loin, et mieux il se porte. Et elle l'aime trop pour le faire encore souffrir.

Au final, tout va bien, à présent. Tant qu'elle lui manque autant qu'il lui manque. Tant qu'il l'aime...
Elle s'y raccroche, même si ça ne change rien au vide qu'elle ressent en elle.

Tout va bien.

Guéris, Allen.
Je t'aime.
Je resterai loin, c'est promis.
Et moi aussi, j'irai bien.

Sans doute.

Peut-être qu'ils se reverront un jour.
En attendant, elle apprendra à vivre avec.