Mes visions sont revenues.
Le calme dans mon esprit est revenu.
L'ordre des choses est revenu.
Comme une catharsis, les paroles qui m'ont été faites ont été écoutées, entendues, les voix se sont succédées dans mon esprits, j'ai passé trois jours entiers à tout remettre en ordre. A ranger chaque souvenir, chaque visions, à les placer, à les apprécier. Il n'y a pas eu que des moments agréables, il y en a même eu des horribles. Mais c'était comme... Une immense mise à jour.

J'ai vu Alice et tout le mal que je lui avais fais, j'ai vu Zola et nos instants en dents de scies, j'ai vu Atumane et ma colère, Akihiko et la sienne, et les bons moments ensembles. J'ai revu Tiago, ce type ne m'évoque rien, c'est un raté. J'ai revu Senri, lui me frustre à prendre toujours les mauvais chemins. Un peu comme moi au final. J'ai redécouvert Ariana, ce n'était pas rare que je la vois avant, mais maintenant j'ai plus de détails, plus de choses sur elle. Son passé et son futur sont mêlés, c'est... Agréable à voir. J'ai vu Mitsuki et Ys aussi. Des scènes auxquelles je n'aurai jamais voulu assister, tant pis. Je voudrais voir des moments où elle est heureuse, aussi. J'ai vu Athéna, peut-être que je passerai la voir. J'ai vu Adam. Une partie de son passé, encore pas grand chose. Je ne veux pas trop en savoir. J'ai vu mon père.

Chaque vision a inondé mon corps de bien être. Chaque vision a à la fois assouvis mon addiction à l'information et a allégé le poids de ma mémoire malmenée. Étrange paradoxe. Une chose que je n'ai pas cherché à voir, c'est mon propre futur. C'est quand mon regard est tombé sur Meta que je m'en suis rendu compte. Un portable. Une machine à la puissance de calcul insoupçonnée. Plus que jamais, maintenant, j'ai le choix.

Pas simplement le choix entre la vengeance et la liberté, un choix plus large que ça. Un choix plus dur. Ma colère ne s'est pas apaisée, elle est toujours là. Elle est juste... Différente. Elle ne veut plus juste une vengeance. Elle veut un changement. Un vrai changement, pas cette comédie que je joue. Elle veut comprendre et elle veut me pousser à faire mieux.

C'est pour ça que je suis là.
Devant la porte du bureau de Hideko, à une heure où je sais qu'elle y sera, épuisé par les longues nuits précédentes, vidé de mon pouvoir, mais à l'esprit vif, mon portable en main. Je ne suis pratiquement jamais entré dans ce bureau, j'ai tendance à fuir tous les lieux qui sont symboles d'autorité. (Dixit le mec qui taffe en salle des Masters vous me direz, mais justement.) Mais est ce que là n'est pas la question ? Celle de l'autorité ?

Je prends une grande inspiration avant de frapper.
Il est temps de savoir, de prendre une décision. De faire un choix.
Et ce n'est pas à moi de le faire. Depuis le début, ça n'a jamais été à moi.
Là a été mon erreur.

_ Excusez moi de vous déranger, je dis en franchissant la porte. J'aurai à vous parler, mais ça pourrait prendre un peu de temps, est ce que vous êtes disponible ?

...
Quoi ?
Je vous avais pas dit que des fois je savais être poli ?

La vie a repris son cours.

Après l'Eclipse Lunaire, tout est revenu à la normale. Bien évidemment, il restait encore pas mal de choses à réparer à l'Institut, mais les dégâts seraient moindres comparés à ce que nous avions supporté pendant ces sept derniers mois. La seule chose que j'avais peut-être appris, c'était qu'à l'avenir, je bloquerais un créneau chaque semaine pour m'entraîner à utiliser les pouvoirs issus des différents cristaux de mes collègues. Nous devions pallier à l'éventualité d'une autre Eclipse qui retournerait à nouveau l'Institut, et je ne pouvais plus avoir la situation qui m'échappe comme ça avait pu être le cas au début.

Je soupirai en réalisant que je n'avais rien retenu des dernières lignes que je venais de lire, et me reconcentrai pour me replonger correctement dans ma lecture. Aaron m'avait transmis le dernier rapport concernant l'enquête de l'Attentat la semaine dernière, et je n'avais toujours pas eu le temps d'y jeter un oeil. Malgré la fin de l'Eclipse, de nombreuses personnes ayant reçu leurs pouvoirs pendant cette période étaient encore partout dans le monde, et la Terre n'avait jamais été aussi dangereuse, bloquée entre les bras des anti-terraens, du Centre, et de ces enfants à pouvoirs incontrôlables si facilement influençables.

De plus, il avait fallu gérer le coup avec les Terraens. Nous leur avions imposé sept longs mois de confinement, où seules les missions pour le compte de Terrae étaient autorisées, et cela avait bloqué nombre d'entre eux qui avaient besoin de retrouver leurs familles, de suivre les cours en présentiel, et j'en passe. Alors en plus des missions des uns et des autres, il fallait reprendre la gestion complète de Terrae, donner aux élèves ce qu'ils voulaient, les aider à s'organiser, leur rendre leur liberté complète.

Je me pinçai l'arête du nez, visiblement incapable de lire ce rapport correctement, mes pensées divergeant bien trop. J'allais tenter une troisième lecture quand quelques coups frappés contre la porte attirèrent mon attention. Je n'avais même pas fait attention à cette énergie qui s'était rapprochée...

Houston, que j'avais reconnu à son aura avant qu'il n'entre, franchit le seuil de la porte et je l'accueillis avec un léger sourire, principalement de politesse.

-Si tu viens me voir, c'est que cette conversation doit être importante.

Je l'invitai du menton à venir s'installer en face de mon bureau où deux fauteuils n'attendaient qu'à être occupés. Je pris les documents qui étaient étalés en face de moi et les empilai pour les poser sur le côté, libérant l'espace en face de moi pour me concentrer sur le Voyant.

-Je t'écoute.

Si je viens la voir, c'est que c'est ça doit être important.
Ouais, ça l'est. Et je dirais même pas qu'elle est perspicace, parce que c'était plutôt évident. Je me glisse dans le bureau, inspecte rapidement la pièce d'un regard, pas à l'aise. Le bureau est grand, la pièce est pleine de dossiers mais elle est vide de vie. Je n'aime pas trop ce genre d'environnement, ça me rappelle trop les endroits où j'ai vécu, du coup c'est un peu comme entrer dans un endroit où je n'ai pas ma place.

Je m'avance, les mains dans les poches et les épaules voûtées, jouant nerveusement avec mon portable caché. Elle me fait signe de m'installer en face d'elle, et, toujours très peu à l'aise, je m'assois dans le siège le plus proche de la sortie. Réflexe, j'y peux rien.
Elle m'écoute. Je prends une inspiration, ferme les yeux, expire.
Je sors Meta de ma poche, fais glisser mes mains sur la surface lisse et, du bout des doigts, dépose le portable sur son bureau. Lorsque je parle, c'est en fixant l'objet.

_ C'est Meta. On dirait juste un portable, mais c'est beaucoup plus que ça. M'enfin je suis pas là pour vous faire un cours d'informatique.

Je me détends et prends vraiment place dans le fond du fauteuil.

_ J'ai passé les derniers mois à fabriquer un logiciel de traque mondial, dans le but de détruire la famille et les affaires de Atumane Ngwenya. Vous avez pas besoin de moi pour comprendre que c'est complètement illégal, évidemment, seulement voilà une chose ; hier j'étais prêt à le lancer. J'étais vraiment à deux doigts de le faire. J'étais persuadé que le problème venait de moi, que c'était juste que j'étais incapable de pardonner à ce fils de chien- bref. Sauf que c'est faux.

Je lâche un rire nerveux. C'est là qu'on va rentrer dans le vif du sujet.

_ Si j'ai fabriqué ce logiciel, c'est parce que j'estimais que la punition reçue par Atumane était dérisoire par rapport à ses actes. Et que, de ce fait, j'avais le droit de me faire justice tout seul. Et je suis pas le seul à le penser. Il paye deux autres débiles pour me casser la gueule et quoi ? On lui enlève ses pouvoirs deux semaines et il fait un peu de travaux forcés ? C'est pas dissuasif, y'a des pays où on peut finir en prison pour tellement moins que ça. Mais même moi, j'ai fabriqué ce truc sous votre nez, franchement j'ai à peine cherché à le cacher, c'est n'importe quoi.

Je me rends compte que j'ai un peu haussé le ton, alors je me gratte la gorge et redescends.

_ Je suis pas le seul à être en colère avec votre gestion des sanctions. Pas seulement vous hein, je sais que la décision est collégiale. On peut parler de Ys deux secondes ? Il manque de buter une gamine et la pousse au suicide, cherche à tuer un de ses potes et quoi, vous lui retirez juste ses pouvoirs ? Vous savez qu'il continue à agresser des élèves dans le plus grand des calme et qu'il prévoit de génocider tous ceux qui veulent se mettre en travers de son chemin, aidé par d'autres élèves ? Evidemment que vous le savez, mais est ce que vous comprenez à quel point c'est un problème ? Parce que je crois pas que Terrae a pour but de former ou de protéger des meurtriers en puissance.

Je me masse l'arrête du nez pour me concentrer.

_ Par exemple. Là, je vous apporte la preuve que j'étais sur le point de commettre un crime d'état, qu'est ce que vous allez faire concrètement ? Quelle est la sanction que je risque ?

J'ai besoin de savoir si ça sera toujours comme ça, ou si ça peut changer.
Parce qu'il est temps de se réveiller.

Face à l'attitude de Houston, je fronçai les sourcils. Il avait l'air d'être tout sauf à l'aise. Si il était là pour me dire que quelque chose n'allait pas avec la sécurité, ce n'était décidément pas le moment.

Je restais un peu sur mes gardes, m'attendant un peu au pire, quand il sortit un téléphone portable de sa poche qu'il posa sur le bureau. Je posai mon regard sur lui, qui ne quittait pas l'appareil répondant au nom de "Meta". Il le décrivit comme étant plus qu'un téléphone portable, mais vu ma faible maîtrise (inexistante à vrai dire) dans ce domaine, je ne fis pas vraiment les liens tout de suite.

Ses paroles suivantes m'éclairèrent un peu plus. L'air inquiet qui s'était peint sur mon visage ne s'arrangea alors pas vraiment. Traquer et détruire la famille d'Atumane Ngwenya. Je fus surprise d'apprendre qu'il n'avait pas encore lancé l'application. En fait, je fus surprise de toute la tournure que prit toute la suite de son discours.

Son cas de conscience, l'ayant poussé à ne pas aller au bout de ce qu'il avait entrepris, était accompagné du plus gros reproche fait continuellement à Terrae. La sécurité. Quelques mauvais souvenirs m'assaillirent et je les chassais assez rapidement, reposant mon regard sur lui.

La punition pour Atumane n'était pas suffisante. Celle pour Ys non plus. Parce qu'ils continuaient à représenter une menace. Atumane était parti, mais Ys était encore là, présent dans notre enceinte. L'était-il ? Bien sûr que non. Nous ne nous attendions pas à ce qu'il retrouve également ses pouvoirs. L'Eclipse nous avait pris de court, et à peine ses pouvoirs retrouvés, il était parti, emmenant un élève avec lui. Et qu'est-ce que je pouvais lui répondre ? Est-ce que la réponse "Trouve-moi le temps de tout gérer" était acceptable ? Non, bien sûr que non. Et elle ne l'était pas non plus pour les autres Masters.

Parce que la réponse qu'il attendait, c'était "Oui, tu as raison. Nous allons l'enfermer. Et nous aurions dû enfermer Atumane, je suis désolée.".

Sauf que ce n'était pas une réponse que j'étais capable de lui fournir.

-Et si tu étais à ma place, qu'est-ce que tu ferais ?

Je poussai un petit soupir en m'enfonçant un peu plus dans mon siège, me reposant sur le dossier pour poser mon regard sur lui. Un soupir m'échappa.

-On aurait pu les enfermer. On aurait aussi pu les faire partir en supprimant leurs souvenirs d'ici. On aurait même pu simplement supprimer leurs souvenirs en leur permettant de rester ici. Ce sont des choses assez faciles à faire quand on a des Télépathes et des Sensitifs sous la main. Et c'est sûr que ça aurait été beaucoup plus simple. Maintenant, si nous agissions aussi sévèrement à chaque pas de travers, dis-moi ce que tu penserais de Terrae ?

Il n'y avait pas de réponse parfaite. Il n'y avait pas d'organisation parfaite ; il n'y avait jamais de sanction adéquate. Personne n'était jamais pleinement satisfait d'une situation, quelle qu'elle soit, quel que soit le problème. Je croisai mes bras sur ma poitrine, contrariée.

-La facilité est rarement une solution. Parce que si nous agissions ainsi, nous serions finalement comme eux, et nous serions alors tout aussi coupables. Et je n'accepterais jamais que Terrae se transforme en quelque chose comme ça. Parce qu'alors elle n'aurait simplement plus aucune raison d'exister.

Je m'humectai les lèvres avant de reprendre.

-Je ne te demanderai jamais d'être d'accord avec moi, ou avec n'importe laquelle des décisions que nous prenons. Ce que je te demande, c'est de comprendre. Tu choisiras qui tu veux ici, chacun est arrivé à Terrae avec un bagage et des démons. Et leur laver le cerveau pour se débarrasser de la menace pourrait être si tentant et si simple ! Nous n'aurions d'ailleurs plus aucun problème avec l'ensemble du monde si nous agissions comme ça, puisqu'il suffirait alors d'aller remanier un peu tout le monde pour que nous soyons acceptés. Bien sûr que je vais trop loin, et bien sûr que nous n'irions jamais jusque là, mais alors quoi ? Comment veux-tu qu'on agisse ?

Je marquai une légère pause, mais pas suffisamment longue pour lui donner le temps de répondre.

-J'ai bien conscience que nous n'agissons pas toujours comme certains les souhaiteraient. Seulement voilà. Le fait est que la violence, l'enfermement, le rejet... Et bien d'autres que j'oublie, ce sont en grande partie les raisons des Vides des personnes qui se trouvent ici. Et nous ne pouvons pas les aider si nous finissons par leur donner les traitements qu'ils ont toujours reçu, et qui les ont finalement menés ici. Tu n'es pas stupide, tu sais très bien que quand tu es arrivé ici, tu étais au moins aussi dangereux que toutes ces personnes que tu viens de me citer. Et tu l'es toujours autant d'ailleurs. Mais nous t'avons donné le temps, l'espace dont tu avais besoin pour essayer de te reconstruire, et maintenant pour avancer.  Nous avons décidé de te faire confiance, parce que sinon, quel serait l'intérêt de venir à Terrae pour "recommencer à zéro" ? Chacun avance à son rythme, et je ne pourrais jamais agir sur ça. Alors oui, bien sûr que les choses nous échappent parfois, et plus violemment qu'il le faudrait, parce que c'est ce qu'il se passe quand tu regroupes beaucoup de personnes qui ne vont pas bien ; que tu regroupes des personnes qui ne vont pas bien, et que tu leur donnes des pouvoirs.

Je me pinçai la lèvre inférieure, consciente que je n'arrivais pas à expliquer les choses comme je l'aurais voulu.

-Ce qui me semble important, c'est d'accorder notre confiance à ces personnes-là. Leur faire comprendre qu'ils peuvent avancer, et qu'ils ne sont pas bloqués dans ces schémas du passé.

Sauf que ça ne marche pas toujours. Et c'est alors là que ça coince. Parce que chaque organisation a ses limites.

-Nous aurions dû être plus sévère concernant Atumane, tu as sans doute raison, et je m'en excuse, bien que ces excuses ne vaudront rien si tu es consumé par le besoin de te venger. Sauf je continue à croire que brimer quelqu'un, le détruire pour lui faire comprendre par la force qu'il a tort n'est pas la bonne solution.

Je poussai un soupir.

-En ce qui concerne Ys, tu as aussi raison, peut-être que nous aurions dû l'enfermer. Peut-être que nous aurions dû y aller plus fort. Après tout, tu as raison, puisqu'il a réussi à partir et à échapper à notre contrôle, profitant de la fin de l'Eclipse, du manque de Voyant pour nous donner des pistes sur ce que nous réservait son futur. Mais que veux-tu que je te dise ? Nous faisons des erreurs. Alors oui, je reconnais que nous n'avons pas vu que ça irait si loin. Nous n'avons pas senti qu'il faudrait agir. Peux-tu nous blâmer ? Parce qu'on a voulu croire en lui ? Comme nous avons cru en toi et t'avons fait confiance à tes débuts. On pourrait dire que nous avons eu de la chance de pouvoir assister à une évolution positive. On pourrait aussi dire que nous avons eu de la malchance, dans d'autres cas, d'être face à une évolution négative. Chaque cas est différent. Et crois-le ou non, accorder sa confiance, et essayer d'aider, plutôt que punir, est souvent bien plus efficace. Même si ça ne fonctionne malheureusement pas toujours. Et la nature humaine veut que nous ne voyons souvent que le négatif. Nous aidons un nombre incommensurable de personnes partout dans le monde avec nos pouvoirs, les machines que nous leur offrons ; est-ce que c'est si superficiel de dire que nous sommes peut-être même en mesure de retarder bien plus que de raison le réchauffement climatique ? Et pourtant, ce qui restera, c'est que Terrae a accueilli des fous. Ce qui restera, c'est que nous avons été à l'origine d'horribles choses. Que nous représentons une menace. Et j'ai envie de dire, nous pourrons lutter contre cette image pendant toute notre vie, personne n'arrivera jamais vraiment à la changer. Alors quoi ? Est-ce qu'il faut simplement tout arrêter ? Est-ce qu'il faut arrêter de se battre pour les valeurs que nous défendons ? Est-ce qu'il faut que nous changions à ce point, puisque de toute façon, le résultat sera toujours vain ? Dis-moi, Houston. Comment te serais-tu senti si tu avais appuyé sur ce bouton ? Est-ce que tu te serais vraiment senti mieux ? Est-ce que tu crois que ça t'aurait aidé ? Ca aurait fait partir la rancoeur ? L'amertume ? Ou est-ce que ça n'aurait jamais été assez ?

Je décroisai mes bras pour m'avancer vers mon bureau, déposant mes coudes dessus et croisant mes mains devant moi, à hauteur de mon visage, entremêlant mes doigts.

-Les gens agissent mal quand ils sont blessés et qu'ils souffrent. Mais les punir et les sanctionner ne les aidera pas à ne plus souffrir. Ca repoussera simplement l'échéance. Alors d'accord, si tu veux être sanctionné, il n'y a aucun souci. Vu l'ampleur des dégâts que tu allais causer, et si j'en suis ton raisonnement, la punition devrait être à la hauteur de ton erreur. Une suspension des pouvoirs, des travaux forcés, ce n'est pas suffisant, donc... L'expulsion pure et simple ? Comme ça, tu auras compris la leçon, c'est sûr. A l'avenir, tu agiras différemment. Hors de Terrae, avec la capacité d'échapper à tous les radars, je suis certaine que tu iras mieux. Tu n'auras plus personne pour t'empêcher de faire ce que tu as envie de faire ; tu pourras te venger, faire payer à toutes ces personnes qui le méritent. Et tu te sentiras complet, c'est sûr. Tu te sentiras à nouveau vivant.

Elle commence à parler.
Je la laisse faire, parce qu'elle m'a écouté, c'est normal pour moi de faire pareil. Je retiens chaque argument, chaque phrase, dont certaines me font froid dans le dos. Elle s'échauffe un peu sur la fin, mais ce qui me fout un frisson, c'est la façon dont elle le dit. On ne parle pas d'une plaisanterie là... Je respire doucement, essayant de tout remettre en place pour répondre correctement, et dans l'ordre.

_ Vous avez commencé par me demander ce que je ferais à votre place... Mais de là vient une partie du problème, j'y reviendrai. Je ne suis pas censé pouvoir me mettre à votre place : si c'est moi qui choisis ma sanction et que je suis mal intentionné, je n'ai qu'à demander à partir et je ne serais jamais inquiété pour mes actes- oh attendez, comme Atumane en fait.

Bon ok, elle était salée celle là, mais eh, j'ai la haine je vous rappelle, même si j'ai passé pas mal de temps à le cacher. Je prends à nouveau une respiration pour reprendre plus sereinement.

_ Sans compter que vous mélangez tout. Supprimer les souvenirs des personnes qui arrivent ? Rien que la proposition fait froid dans le dos, et c'est pas du tout ce dont je parlais. Moi ce dont je parle, c'est ceux qui viennent sans avoir l'intention d'évoluer, de changer, ou de sortir des schémas de violence avec lesquels ils ont vécus. Que vous ayez confiance en eux ou pas ne change rien, parce qu'ils n'ont pas la volonté d'évoluer dans votre sens. Je parle de ceux qui continuent à dealer, à gérer leur mafia depuis Terrae, qui espionnent pour le compte de vos ennemis, ou encore à frapper gratuitement, pour le pur plaisir. Vous accordez votre confiance de la même façon à tout le monde, c'est louable mais c'est être débile. Comment vous justifiez que tout ça soit légal et validé par Terrae alors que c'est interdit dans une bonne partie du reste du monde, le Japon compris ?

Parce que c'est ça la question, la validation et la justice.

_ Exemple type : vous avez dit "si nous agissions ainsi, nous serions finalement comme eux, et nous serions alors tout aussi coupables." C'est qui Eux ? En oubliant un instant que c'est le discours principal de Ys, vous parlez de qui en disant eux ? Les humains normaux ? La Justice ? Le Centre ? Je crois qu'on est pas sur la même longueur d'onde : je parle pas de torture ou de... Modifications liées aux pouvoirs, je parle de faire régner une Justice, liée aux droit de l'homme, tout simplement, parce que sinon les victimes vont se transformer en bourreaux. Vous savez que même Zola Jarvis a eu vraiment envie de frapper Atumane et Ys pour ce qui m'est arrivé à moi et à Akihiko ? Il n'est pas arrivé ici violent. C'est là le problème.

Elle m'a dit qu'elle n'a pas besoin que je sois d'accord, mais que je comprenne, sauf que je ne comprends pas, en fait. Je ne comprends pas qu'elle ne voit pas où est le problème.

_ Je suis... D'accord qu'on a besoin de la confiance et du temps pour évoluer. Mais ça n'est pas la solution absolue. Les dérapages qu'il y a eu ne sont pas juste des accidents, il faut que vous appreniez de vos erreurs, que vous fassiez en sorte de faire évoluer les choses, et pas de... Trouver des excuses. C'est exactement ça en fait, en faisant vos excuses aux victimes, vous empêchez aux bourreaux de prendre leurs responsabilités : il faut que ces cas isolés -ça je l'entends- comprennent que ce qu'ils font est mal, et que si elles n'ont pas l'intention de changer elles n'auront pas le droit à la confiance de Terrae. C'est tout. Et les sanctions- Bref, parlons de Ys avant.

Nouvelle pause, parce que là, il y a de quoi dire. Elle s'est étendue sur la question, à mon tour.

_ Pour Ys, que faut-il de plus pour que vous preniez la chose au sérieux, qu'il tue vraiment quelqu'un ? Parce que c'est ce qu'il va se passer, à l'extérieur des murs, vous comprenez l'urgence ? Le monde ne fera jamais confiance à Terrae si vous cautionnez les actions d'un tueur en puissance. Faites au moins semblant de le virer officiellement ! De dire publiquement que vous n'approuvez pas ses actions, qu'il est un danger pour tous, y compris pour nous. Parce que si vous ne vous détachez pas de ses actions, personne ne pourra vous- nous faire confiance.

Je me recale sur mon siège. Putain je parle trop, ça me fatigue, je deviens trop bavard tout court en fait.

_ Oui, appuyer sur ce bouton m'aurait procuré un bien-être fou. Parce que je suis addict, ça aurait marché. Vous avez dit ça sur un ton narquois, mais oui, la solution la plus juste serait de me virer. J'ai tenté d'évoluer, j'ai récidivé, maintenant il faudrait dans l'idéal que je me débrouille tout seul pour remonter la pente. Une deuxième chance oui, mais pas quinze à la suite. Mais je comprends bien que ça ne soit pas votre politique, donc vous n'avez qu'à être plus imaginatif sur vos sanctions. Première chose, virez moi. Grâce à mon job, j'ai accès à tout un tas d'informations confidentielles très sensibles, je viens de prouver que je suis irresponsable et dangereux avec ces informations, alors peu importe mes qualités d'informaticien, virez moi. Empêchez moi d'y accéder, même d'avoir un portable, faites en sorte que j'ai des évaluations psychologiques plus souvent, des comptes à rendre sur les visions que j'ai, je sais pas, soyez inventifs ! Adaptez les sanctions en fonction des personnes ok, mais faites quelque chose qui compte, qui emmerde vraiment les agresseurs. Et si des crimes sont commis qui dépassent vos compétences -un meurtre ou presque ça quasiment- alors déléguez à la Justice japonaise, ou autre, celle que vous voulez, mais laissez ça aux personnes qui savent mieux que vous.

Il n'y a pas de honte à dire qu'on ne sait pas. Par contre il y en a à ne pas se renseigner après l'avoir admis.

J'arquai un sourcil à la mention d'Atumane, provocation volontaire de sa part. Mais je n'intervins pas, le laissant poursuivre. J'avais déjà suffisamment parlé, et le débat n'aurait pas été constructif si je l'interrompais déjà. Mais j'avais beau être patiente et capable de me montrer à l'écoute, je gardais malheureusement aussi mon caractère, et ma fierté pouvait parfois en prendre un coup. Notamment quand on remet en question la confiance que je décide d'accorder avec autant de valeur à chacune des personnes qui rejoignent Terrae.

Il m'évoqua Zola et je fronçai les sourcils. Oui, alors je veux bien qu'on me parle de choses concrètes, mais j'aimerais aussi en être informée avant d'être pied au mur. Je décidais de prendre sur moi, écoutant ce qu'il lui restait à dire. Quand il évoqua son propre cas, et ce qu'il pensait être le plus juste comme sanction, je me dis qu'il était temps de reprendre la parole, et fort heureusement, il eut l'air de vouloir terminer sur cette note.

-J'ai fait plusieurs erreurs avant de construire Terrae, et après l'avoir mise au monde. Avant que tu arrives, l'Avatar a été enfermée ici, parce qu'elle représentait une menace, et que ses actes étaient dangereux. Ca a probablement été l'une des plus grosses erreurs de ma vie, car la haine n'engendre que la haine. La justice est ce qu'elle est, et tu as raison, certaines sanctions ne sont peut-être pas adaptées ici, mais nous ne sommes justement pas là pour ça. Ce que j'ai appris de cette erreur, c'est que peut-être essayer de comprendre, essayer d'aider, de faire confiance, porte souvent plus ses fruits qu'autre chose.

Je me replaçai dans mon siège, cherchant les formulations adéquates aux idées que je souhaitais développer.

-Tu penses que certaines personnes ne sont pas capables d'évoluer et viennent sans avoir l'intention de le faire ; je suis intimement convaincue du contraire. Simplement, certains arrivent avec déjà cette volonté, les autres l'auront plus tard. Si nous jugeons les personnes à l'instant-même où elles arrivent, nous aurons échoué dans notre mission, qui n'est ni plus ni moins celle d'offrir une deuxième chance. Alors oui, peut-être que la deuxième chance tourne davantage autour de quatre ou cinq, ou plus encore pour certains cas. Mais chaque personne a un passé différent ; tu ne peux décemment pas demander à quelqu'un qui a toujours vécu dans le monde de la drogue et de ses travers de se comporter comme quelqu'un qui n'a pas supporté une trahison. Comme je l'ai dit, des personnes ont besoin de plus de temps.

Mais alors peut-être que oui, oui il faudrait agir autrement ; mais l'idée de sanctionner les mauvais comportements de manière plus sévère me révulse depuis ce qu'il s'est passé avec l'avatar.

-Ipiu, que tu connais probablement, est arrivée ici avec l'intention de voler tous les secrets de Terrae pour le Centre. C'était une espionne infiltrée, qui était née dans ce monde-là, qui n'avait toujours vécu qu'ainsi. Et pourtant avec le temps, elle a changé. Parce qu'on lui a fait confiance. Parce qu'on lui a offert quelque chose que le Centre ne lui avait jamais accordé : le droit à l'erreur, le droit d'être aimée, le droit d'être acceptée comme elle est. Elle est arrivée sans même avoir l'idée de s'améliorer, ses ordres étaient clairs. Mais elle a fini par changer, et je suis persuadée que ces personnes qui n'agissent actuellement pas bien finiront par comprendre leurs erreurs eux aussi. Les changements sont infimes, ils sont lents, mais ils sont là. Sanctionner les gens pour leurs erreurs a toujours été moins efficace que leur faire réaliser par eux-mêmes quelles sont ces erreurs.

Et si j'avais moi-même été sanctionnée pour ce que j'avais fait, Terrae n'aurait simplement jamais existé.

-Ne te méprends pas, je ne dis pas non plus qu'il ne faut jamais rien faire. Parce qu'il y a aussi des personnes qui ont besoin de ce système pour se situer, pour comprendre leurs erreurs. Et il y a des sanctions à Terrae, que tu le crois ou non. Nous ne validons pas les agissements de chacun, contrairement à ce que tu penses.

Un soupir m'échappa.

-Je n'étais pas vraiment au courant pour Zola Jarvis. Ce qui m'est parvenu indiquait que la situation n'était pas si grave et avait été gérée.

Je posai mes mains sur l'accoudoir de ma chaise de bureau.

-En ce qui concerne Ys, dès l'instant où il y a eu cet incident, il a été décrété qu'il ne faisait plus partie de nos rangs. Ses pouvoirs lui ont été retirés pour l'empêcher de continuer à agir, et des rendez-vous avec un psychologue habilité ont été mis en place pour l'aider. Et ça n'a pas fonctionné, d'accord. Mais je trouve que dans cette situation, c'est plus facile de critiquer lorsqu'on n'est pas dedans. Tout ça est arrivé pendant une période qui était déjà compliquée : il y avait eu un Attentat, l'Eclipse agissait toujours. Nous venions de récupérer la fille d'un terroriste qui, bien que sous protection, représentait encore une menace, elle-aussi. Dans le monde, il faut qu'on agisse aussi pour récupérer ou au moins retirer les pouvoirs de toutes ces personnes qui les ont reçu trop vite, trop violemment. Tu parles de notre image, et bien elle joue ici aussi. On devait agir sur tous les fronts, contre la montre, contre le Centre qui pouvait venir récupérer ces enfants pour les retourner contre nous. Ys a été géré dans un premier temps pour nuire le moins possible ; et la situation ne nous permettait simplement pas de pouvoir le laisser partir, parce qu'il aurait simplement été livré aux lions sans aucun moyen de se défendre. Il a mal agi, certes, mais je ne crois pas que la peine de mort soit une sanction qui porte véritablement ses fruits. Ses agissements n'ont jamais été contre Terrae, où il vit depuis de nombreuses années maintenant. Ou plutôt où il vivait... Alors quand quelque chose d'aussi soudain arrive, je suis désolée d'avoir privilégié l'aide humaine, la psychologie, pour d'abord chercher à comprendre ce qui n'allait pas, pendant que nous devions continuer à nous battre partout dans le monde.

Je reposai mes coudes sur le bureau.

-Ni toi ni moi ne pouvions savoir quelle serait l'issue de l'Eclipse. On ne pouvait pas savoir qu'il récupérerait ses pouvoirs, et qu'il en profiterait ainsi pour s'enfuir. Mais maintenant, il est évident qu'il est devenu notre priorité.

Je soufflai.

-Tu parles de la Justice, mais aucun acte, aussi monstrueux soit-il, est réglé aussi rapidement. Il faut parfois plusieurs années pour enfermer un meurtrier en prison. Les jugements sont longs, et en plus soumis à un jury qui n'est pas plus qualifié que nous, ce qui permet même parfois à certaines personnes dangereuses d'être remis en liberté sans payer pour leurs crimes. Et rien ne pourra jamais changer ça. Les victimes, comme tu le dis, ne seront jamais capables de surmonter ni l'attente, ni le silence. Et le schéma des victimes qui se transforment en bourreau n'est pas propre à Terrae.

Une main passa dans mes cheveux.

-Alors après, oui, oui nous ne sommes pas infaillibles. Oui, nous pourrons passer à présent par la Justice légale et propre au pays dans lequel nous sommes implantés. Mais je pense que ta propre histoire prouve que la justice n'est jamais suffisante.

Je me ravançai sur ma chaise.

-Je peux te virer. Te déconnecter de tes appareils. Les comptes-rendus, tu m'en fais déjà pour chacune de tes heures de travail, si tu penses qu'en faire pour les visions aidera, ok. Ce n'est pas comme si c'était facile de mentir. Concernant les apparents électroniques, tu as déjà une restriction, et une personne pour te superviser. Peu importe ce que je choisirais de faire, tu trouveras le moyen d'avoir accès à ça, si tu en éprouves véritablement le besoin. Je peux aussi te recommander d'aller voir davantage ta psychologue, tu pourras choisir de ne pas le faire. Je pense que ce que tu me demandes, une fois encore, n'est simplement pas réalisable, parce qu'il me paraît évident qu'on ne peut pas lutter contre la volonté des autres. Alors honnêtement, face à ça, dis-moi simplement ce que je pourrais faire qui t'"emmerderait" vraiment, en reprenant tes mots. Tu cherches absolument une sanction, mais moi je n'en vois même pas l'utilité. Je suis peut-être stupide, mais je sais aussi que tu travailles avec des Masters, qui sont Télépathes, qui sont Voyants, qui sauront lorsque les choses dégénéreront vraiment. Te virer serait peut-être même plus dangereux que te garder à portée. Ce que je vois ici, ce n'est pas quelqu'un qui a besoin d'être sanctionné et puni pour ce qu'il a voulu faire, c'est quelqu'un qui a pris conscience de ses actes, et qui évolue grâce à sa thérapie. Quelqu'un qui remet en question ses anciens schémas, qui aurait pu si facilement retomber dedans, mais qui a su s'arrêter lorsque c'était nécessaire. Et je pense que cette remise en question est nettement plus parlante que ce qui se serait passé si tu avais simplement été écarté, mis à part, isolé, sanctionné.

Elle parle de l'Avatar. De l'erreur qu'elle a fait en construisant Terrae, de ses erreurs. Voilà donc vraiment la raison des chances infinies qu'elle donne à tout le monde. Elle cherche à se dédouaner, à se déculpabiliser d'avoir enfermé une pauvre meuf en cage, une meuf qui n'était qu'un danger, qui ne lui avait encore rien fait. Tu m'étonnes que son radar à conneries soit complètement déréglé.

Mais ce sont d'autres mots qui arrêtent ma pensée. Je sens qu'elle s'échauffe, et ça ne m'intimide pas, c'est ce que je cherche. Pas qu'elle pète un câble ou qu'elle se mette en colère juste qu'elle réagisse ?! Qu'elle se bouge ? Mais ce sont quelques mots sur Ys qui me figent. Mes mains se rejoignent, se serrent l'une contre l'autre, j'attends, j'essaye de faire passer la colère, elle ne passe pas. Plus elle parle, plus elle boue. C'est n'importe quoi.

J'essaye encore de la retenir quand elle s'arrête de parler. Quand c'est à moi de répondre. Ça sort tout seul. C'est froid, glacial. C'est agressif.

_ "Il a mal agi. "Il a mal agis, certes [...] Ses agissements n'ont jamais été contre Terrae". Il a MAL AGI ?!? C'est ça que vous avez dit à Akihiko ? C'est ça que vous avez dit à la gosse ?! Il la pousse au suicide et il a juste "mal agi" ?!? Ah non il a jamais agi contre Terrae, il a juste cherché à tuer un pote qui cherchait à protéger une enfant-

Je prends une grande inspiration. Mes mains tremblent. Mon corps tremble. Je serre encore les mains, parce que je tremble de rage.

_ Vous avez fait ce que vous avez pu, je peux l'entendre, je continue, plus calme, mais toujours sous tension. Mais n'excusez JAMAIS ce qu'il a fait. Il a agit contre l'intérêt de Terrae, dans tous les sens possibles. Arrêtez de lui trouver des excuses, il agit comme un psychopathe.

Ça me rend malade, je sens les nausées monter et je sais que ce n'était pas ouvert au débat, mais il n'y a pas de débat à avoir sur ça, je sais même pas pourquoi on en discute. C'est pas juste un con, c'est un malade. Les mains toujours serrées, je fais un effort pour reprendre plus calmement.

_ Je vais... Je vais reprendre. Vous dites... Vous dites que certaines personnes ont besoin de plus de temps. C'est vrai. Mais toutes ne deviennent pas violentes, toutes ne sont pas les bourreaux des autres. Leur liberté s'arrêtent où commence celle des autres, c'est une règle de base. Comment vous voulez aider une victime qui se faisait battre par ses parents si elle risque de devenir une victime d'un autre type ici ? Votre calcul est fucké. Une fois qu'une ancienne victime ne se sentira plus en sécurité ici, elle n'aura aucune raison de vouloir rester, et encore moins d'évoluer dans un environnement où on pardonne à ses bourreaux.

Et je parle pas de moi, mais ça n'est pas rare de voir des personnes avec des antécédents de violences familiales. Allez leur expliquer que les mêmes schémas sont valables ici aussi, pour assurer le fait que les bourreaux évoluent jusqu'à demander pardon.

_ Et si on va par là... Rien ne vous assure qu'une personne qui a vécu dans un milieu malsain est ici pour cette même raison. Par exemple : si vous prenez un tueur, et qu'il est ici parce que son Vide c'est qu'il s'est fait larguer par la femme de sa vie ? Ça n'en reste pas moins un tueur à gage, et il pourra passer toute sa vie ici sans remettre en question le bien fondé de son job. Mais, si vous voulez, parlons de Ipiu. Vous pensez que c'est le meilleur exemple de rédemption, pour ma part je la vois comme une exception. Je ne suis pas assez renseigné pour savoir si elle a déjà fait volontairement du mal à quelqu'un ici au point de l'emmener aux portes de la mort, donc pour moi elle n'entre pas dans mes exemples.

J'essaye de faire des phrases cohérentes mais ça n'est pas facile... J'ai laissé l'émotion passer au dessus, et elle ne fait pas avancer le débat, je le sais pourtant.

_ La Justice n'est pas parfaite, mais au moins, on sait à quoi s'en tenir. Tenez, qu'est ce qui est illégal à Terrae ? J'veux dire, il y a un règlement intérieur pour l'Institut mais... Est ce  que la dealer est illégal ? Tuer ? Rien n'encadre vraiment ces particularités parce que comme vous dites, vous ne voulez pas sanctionner. Ce qui fait de Terrae une zone de non-droit. Est ce qu'on a le droit de gérer à distance son trafic illégal ? Tant de failles administratives qui permettent à des petits malins de faire ce qu'ils veulent, au final. Bref. La solution serait de faire mieux. Si vous êtes consciente des problèmes inhérents à la Justice, ça ne devrait pas être trop difficile.

Je sais pas prenez au moins pour juge une personne qui ne vit pas par les sentiments, qui ne va pas laisser entrer le copinage dans son jugement. Je sens ma gorge se serrer à nouveau quand son dernier point me revient en mémoire. Pas besoin de sanction, puisque venir ici est la preuve que je m'améliore. Pas besoin, puisque je suis déjà entouré de télépathes et de voyants. Pas besoin, parce que je suis déjà surveillé. Efficace n'est ce pas. Elle me demande quelle serait ma sanction, comment elle pourrait me faire plus chier que ça. Je lui ai déjà dit que ça ne servait à rien que je lui donne la solution.

Elle a raison, je n'ai qu'à voir ça avec ma conscience ahah. Je suppose que ça suffira. Spoiler : non. J'ai brusquement envie d'encastrer le visage de Tiago dans un mur. Brusquement envie d'être violent, me demandant si ça serait pas plus facile, si mon esprit ne serait pas apaisé si je vois une giclée de sang sur sa belle gueule. Moi qui ai pas d'imagination d'habitude, là je n'ai aucun problème à voir l'image clairement. Je me demande comment elle réagirait. Est ce qu'elle comprendrait ? Est ce qu'elle comprendrait que plus elle me refuse ce jugement, pire est l'envie de craquer ? L'envie de me faire justice tout seul.

Je sens la température autour de moi qui baisse. Mes yeux tombent sur Meta.

_ Je démissionne.

Ma voix est froide, mais d'un coup c'est comme si c'était évident. Je la regarde.

_ Je démissionne. Je veux pas bosser pour vous en fait. Je veux pas approuver vos méthodes. Parce qu'un jour ça va mal tourner, il va vraiment y avoir un autre meurtre, vous allez excuser le meurtrier et ne pas rendre justice à la victime, et je veux pas participer à ça. Ce qui me ferait vraiment chier c'est que vous m'en empêchiez, mais pour le coup vous êtes bloquée, ça serait reproduire mon trauma, pas de bol hein.

Les mots sortent clairs, comme de l'eau de roche. C'est sale, c'est de la manipulation, je m'en fous, je veux me barrer. J'ai presque envie de juste, partir. Fuir loin.

_ Faites ce que vous voulez, mais je veux plus rien avoir à faire avec votre organisation. Je ne vous fais plus confiance.

Je baisse les bras.
Je viens de me rendre compte qu'elle comprendra pas.

Houston perdit le contrôle. Les sourcils froncés, je l'écoutais parler, s'énerver, reprendre mes propos pour les déconstruire, les remettre en cause.

Je n'ai pas excusé Ys. Je ne le pardonne pas. Il a mal agi, et j'en ai conscience. Et il a été puni. Il a été mis à part. Il n'a probablement pas conscience de ce que ça aurait donné si nous n'avions pas agi. Il nous reproche de ne rien faire, mais là encore, je ne suis pas d'accord. Parce que nous avons fait quelque chose. Et si rien n'avait été fait, tout serait déjà différent aujourd'hui. J'ai conscience que ça ne paraît jamais être assez, mais le fait est qu'il y a eu des choses de mises en place, et que de toute façon, je n'aurais rien pu faire de plus, car c'était une décision commune, une décision d'équipe. Et si nous travaillons en équipe, c'est aussi pour ne pas faire d'autres erreurs comme j'ai pu en faire par le passé.

Ce que je disais, c'est qu'avant ça, Ys n'avait jamais rien fait contre Terrae. Et il a passé beaucoup de temps ici. Il a évolué ici, grandi ici ; et un événement a tout chamboulé. Un événement que nous n'avions pas pu prévenir, parce que l'Eclipse avait privé les Voyants de leurs pouvoirs. Et qu'agir dans ces circonstances, sans appui, sans antécédent, n'est donné à personne. Et au fond de lui, je suis persuadée qu'il le sait, il est juste trop en colère maintenant pour le réaliser. Parce que comme toujours, ce n'est pas assez.

Alors non. Non, ce n'est pas ce que nous avons dit à Akihiko, ce n'est pas ce que nous avons dit à Pricie. Pricie a été prise en charge par Akihiko, mais aussi par Haley, qui était extérieure à la situation, plus à même de la gérer. Depuis le début de l'Eclipse, les rendez-vous psychologiques sont recommandés, et proposés régulièrement aux élèves ; et je sais que plusieurs suivis ont été mis en place pour certains qui n'y allaient pas encore régulièrement. Ce qu'il me demande de faire, c'est d'être compétente dans tous les domaines ; d'être celle qui gère la psychologie, les sanctions, les bourreaux, les victimes, et une fois encore, c'est la colère qui parle, parce qu'il sait que ce n'est pas possible. Et que justement, nous essayons, de plus en plus, de déléguer, de répartir les tâches, d'affecter chacun au domaine où il sera le plus efficace. Et je ne peux, moi, pas forcer les gens à suivre les recommandations, à écouter les solutions mises en place, à agir pour leur bien. Nous leur faisons les propositions, nous les invitons à essayer d'aller mieux, nous ne pouvons pas le faire pour eux.

Je soufflai. Non, toutes ne deviennent pas violentes. Et c'est précisément mon point. Certains ont besoin d'un suivi plus particulier. Et je vois individuellement ces personnes-là. Je les suis, moi, individuellement ; comme si j'avais que ça à faire, à vrai dire. Je sentis l'agacement monter en moi face à cette montagne de reproches. Je sanctionne. Et je sais que je fais au mieux. J'ai conscience des problèmes de la justice, mais en avoir conscience ne veut pas dire que je suis capable de faire mieux, parce que je ne suis pas formée, parce que nous faisons toujours de notre mieux, ici comme n'importe où ailleurs en réalité. Alors oui, mes sanctions ne lui paraissent pas satisfaisantes, parce qu'en effet, elles ne le seront jamais assez. Parce que les "victimes" ne seront jamais satisfaites. Jamais. Peu importe ce qu'on mettra en place, plus on regroupe du monde, plus les idées divergent, plus il restera de personnes insatisfaites avec un mode de fonctionnement.

Il évoqua les victimes qui ne se sentiraient plus en sécurité, et qui ne pourraient que songer à partir, et je sentis mon sang commencer à bouillir. Une fois encore, je ne peux pas tout faire. Une fois encore, je ne peux pas tout savoir. Une fois encore, je ne peux pas agir si je ne suis pas au courant. Chaque infraction dont j'ai été informée a été gérée. Et face à son discours, face à sa rage, c'est comme si ça n'avait jamais existé. Comme si nous n'avions jamais rien mis en place pour arrêter la circulation de la drogue, comme si je n'avais jamais demandé à Tiago, à plusieurs reprises, de venir dans mon bureau ; comme s'il n'avait jamais été sanctionné. Comme si je n'avais pas vu Mira lorsqu'elle avait quitté Terrae, comme si je n'avais jamais eu plusieurs entretiens avec Senri, avec Atumane. Comme si je n'avais rien fait. Parce que non, ça ne sera jamais assez. Ca ne le sera jamais.

Et la goutte d'eau déborda du vase quand il suggéra que selon lui, tuer n'était pas vraiment illégal ici. Je sentis un éclat de feu passer dans mon regard et j'inspirai lentement pour garder le contrôle. J'étais ouverte à la discussion. Je n'étais pas ouverte à la critique bête et méchante sans aucune suggestion pour améliorer les choses. Ce qu'il refusait de faire. Il était venu ici pour me demander d'améliorer les choses. Sans proposer quoi que ce soit. Parce que s'il proposait quoi que ce soit, alors tout serait faussé. Tout serait remis en question.

Et c'est après un silence qu'il mit un terme à la conversation, annonçant sa démission. Je continuais à le fixer quelques longues secondes, avant de finalement reprendre la parole, prenant sur moi pour contrôler le ton de ma voix.

-Et je suis enfin d'accord avec toi.

Je tendis une main vers lui, paume face au plafond.

-Je ne pense pas que tu puisses continuer à travailler à la sécurité de Terrae. Je vais donc devoir te demander de me remettre ton... "Meta" ?

L'atmosphère froide qui s'était installée à cause de sa colère grandissante se réchauffa en écho à mes propres pouvoirs.

-Dealer n'est pas autorisé. Tuer non plus. Tu le sais parfaitement, alors ne joue pas à ça avec moi s'il te plaît. Je n'ai absolument pas validé le comportement d'Ys. Concernant Ipiu, passons, ne nous servons d'elle que comme exemple d'exception, même s'il y a bien plus d'exceptions que tu ne le penses. Et oublions tous les élèves qui ont déjà été sanctionnés par le passé pour leur comportement. Oublions aussi ceux qui ne font pas remonter les informations préoccupantes lorsqu'il le faudrait, et qu'on nous ressort par la suite pour dire que nous n'avons rien fait. Tu sais quoi, admettons que nous ne faisons rien. Que rien n'a été mis en place pour stopper Tiago, pour l'"emmerder" comme tu dirais, que rien n'a jamais été mis en place pour sanctionner les élèves, que d'autres n'ont jamais été gentiment mis à la porte parce que leur comportement ne convenait pas, comme ça a été finalement le cas d'Atumane. La punition ne te suffit pas, ne te plaît pas, parce que comme toujours, ça ne convient jamais. Il n'empêche qu'il ne pourra au moins plus rien faire contre Terrae, ni aucun habitant ici. Je n'excuse pas les coupables, et je ne pense pas l'avoir déjà fait. On n'efface pas le passé Houston, si ce que tu me demandes c'est simplement de revenir dans le temps et d'empêcher les choses d'arriver, je suis désolée, mais je ne suis pas capable de le faire. Si ce que tu demandes c'est de faire subir aux "bourreaux" ce qu'ils ont pu faire subir aux "victimes", la réponse est et restera non. Parce qu'ils ne tireront aucune leçon de ça, et ça ne deviendra plus qu'un schéma bête et méchant de vengeance, de redonner la main à l'autre pour voir qui ira le plus loin.

J'ancrai mon regard dans le sien.

-J'ai dit que je ne voulais pas sanctionner, parce que je ne trouvais pas toujours ça très productif, mais je n'ai pas dit que je ne le faisais pas. Oh, et j'ai oublié, mais oublions aussi tous les rendez-vous psychologues obligatoires que nous mettons en place régulièrement, l'embauche de personnels compétents, et bref, en clair, en fait, oublions tout ce que nous faisons. Puisque visiblement, nous ne faisons rien.

Un ange passa.

-Je suis consciente que des choses ne vont pas, et nous continuons à travailler en équipe pour pallier au mieux à ces manquements, dès que nous en prenons conscience. En revanche venir pour simplement le souligner sans proposer la moindre amélioration est tout simplement inutile. Tu es venu en espérant peut-être une solution miracle. Sauf qu'il n'y en a pas, et tu le sais. Ce n'est qu'en travaillant ensemble et en réfléchissant ensemble qu'on améliore les choses, pas en se contentant de les pointer du doigt.

Je sens que je l'ai mise en colère.
Elle fulmine en m'écoutant, en me répondant, en faisant chauffer l'air de la pièce alors que je me rends compte de ce que ça a fait. Ses paroles me font trembler, me font peur, ce qu'elle raconte est...

J'ai enfin la sensation de recevoir une punition, mais pas pour la bonne raison. Elle me condamne pour mon insolence en approuvant ma démission, pas pour ce que j'ai vraiment fait. Elle tend la main pour que je lui donne Meta, qui se trouve pourtant sur son bureau. Si ça s'était arrêté là, je n'aurai rien eu à dire. J'aurais accepté, amèrement, mais je l'aurais fait. Mais non. Elle continue.

Elle me dit que dealer est interdit. Que je le sais. Elle blâme ceux qui ne disent rien -comme moi sûrement. Elle blâme qu'on ne voit pas assez leur travail pour mieux pouvoir les accuser ensuite, elle dit qu'elle a déjà gentiment renvoyé des gens. Comme Atumane. Comme. Atumane. Alors je n'écoute plus vraiment, je suis assourdi, mes oreilles sifflent. Elle n'a pas renvoyé Atumane. Elle lui a permis de partir, ce qui est totalement différent. La volonté de s'en aller vient de lui. Il a juste dit "je ne peux pas faire ce que je veux ? Bon alors je peux partir ?" et elle a dit "bah oui". Je sais, je l'ai vu. A quel putain de moment elle appelle ça un renvoie ?!? Elle dit que comme ça il ne pourra plus rien contre Terrae, elle est folle. Elle est complètement inconsciente.

"La punition ne te suffit pas, ne te plaît pas, parce que comme toujours, ça ne convient jamais." Ma tête me fait mal, elle se met à tourner. Alors c'est moi qui suis en tort ? C'est moi qui suis en tort de demander que les coupables soient sanctionnés à la hauteur de leurs actes ?! Je suis censé faire quoi, garder mon profond sentiment d'injustice et l'excuser moi aussi ?! Je- je porte une main à mon visage, pris d'un vertige immense. Je- qu'est ce qu'il se passe ici ?

Elle continue mais je suis sonné, et je ne raccroche qu'à la fin. Mes mains tremblent. Je suis coupable pour avoir dénoncer une chose qui ne va pas, pour lui avoir proposé d'être plus inventive sur les sanctions, pour ne pas tolérer la violence dans son établissement, enfin, mieux ne pas le tolérer. Je-

Je me lève un peu gauchement, le sol danse sous mes pieds.
Ma vision se voile, une vision arrive, mais je la coupe. Pas maintenant, pas maintenant. Je saisis Meta et le pose dans sa main. Même si j'ai envie de le lancer, de l'éclater contre une vitre, de le faire exploser en le gelant. Je le pose juste dans sa main.

_ Je suis- j'étais venu parce que je pensais que vous comprendriez- Ou au moins compatiriez.

Ma voix n'a plus autant d'assurance, elle est bloquée.
C'est le bordel dans ma tête. Le décor se mélange à des visages, et je sais exactement ce qu'il va se passer. Il faut que je sorte avant. Boitant, je me dirige vers la sortie, mais avant de la franchir, un éclair me revient, celui de la vision que j'ai failli avoir.

_ Je maintiens- que vous sanctions ne sont pas- efficaces. Tiago vend toujours ses bonbons pas pour enfants. Il- il les fabrique- dans sa chambre. Mira veut s'associer- avec lui. Vous ne pourrez pas dire- que vous n'étiez pas au courant.

Je suis toujours immobile face à la porte.
J'hésite. Je vois bien une solution à ce problème. Parce qu'il est semblable au mien. Mais là, tout de suite, je suis sur le point de me taper la crise d'angoisse de l'année, alors ça n'est pas le moment. Et puis ça n'est plus mon travail. Je franchis la porte et espère avoir la force de tituber jusqu'à ma chambre avant de m'effondrer.

L'attitude de Houston changea. Le froid qu'il répandit dans la pièce s'effaça pour ne laisser place qu'à la chaleur de ma colère. Son regard m'indiqua qu'il partit plusieurs fois, mais il finit tout de même par reprendre la parole, la voix saccadée, le ton douloureux. Je fronçai les sourcils face à ses aveux, avant de détourner le regard au moment où il me tourna le dos.

Je pris une inspiration pour me contenir, agacée par cette conversation, blessée dans mon orgueil par sa révélation, acceptant difficilement cette remise en question.

Quand il franchit la porte, je sentis bien que ça n'allait pas. Je savais que n'importe qui aurait réagi autrement, l'aurait suivi et se serait assuré qu'il pourrait retourner chez lui sans problème. Ou mieux, l'aurait guidé jusqu'à l'infirmerie. Mais évidemment, la fierté l'emporta, et je laissai la porte se claquer derrière lui dans un bruit assourdissant, baissant enfin les yeux vers les dossiers que j'étais en train de traiter avant qu'il n'arrive.

Un râlement de rage m'échappa et je me levai brusquement de ma chaise pour aller chercher les cristaux que je gardais dans un panier sur la dernière étagère de la bibliothèque de mon bureau. Leur éclat me provoqua un pincement au coeur alors que je saisissais le plus doré d'entre eux. Je n'arriverais plus à travailler de toute façon, et j'avais besoin d'expulser toute cette colère. Il allait falloir que je discute avec Mira. Et Tiago. Et je commençais juste à en avoir assez d'avoir toujours l'impression de ne jamais en faire assez.

Mon corps disparut et je me retrouvai au milieu du champ de fleurs. Soupir. C'était pas vraiment là que je voulais me rendre, mais on se dira que la téléportation aura fonctionné en guise de réconfort. Je glissai le cristal dans la poche de mon jean, et fis apparaître mon fameux phénix en face de moi.

-Je t'aurais bien demandé de tout brûler, mais ça ne sera pas constructif. Alors pour le moment, contente-toi de me divertir. J'ai oublié de prendre un autre cristal pour m'entraîner.