J'avais bien cru ne jamais voir l'heure où je serais à nouveau ravie de revoir quelqu'un, pourtant, à l'instant, personne ne m'avait jamais autant manquée qu'Hideko. J'avais presque compté les secondes entre l'appel et son arrivée, et ça avait été long. Est-ce qu'on pouvait appeler ça de la peur ? Moi, je considérerais plutôt ça comme de l'anticipation. Quelque part au fond de moi, j'avais hâte qu'il soit jugé pour ce que lui appellerait certainement "punir le chaos". Quelle vaste blague ... elle ne sera drôle que lorsque le verdict de la directrice tombera.

Lorsqu'elle arriva, évidemment, elle s'enquit sur pourquoi on avait dû la réveiller vers 4h30 du mat'. Bon, j'allais devoir la jouer finement, puisque j'imagine que l'autre malade n'allait pas déclarer haut et fier qu'il avait tenté de me tuer ... Dieu, je n'ai jamais eu aussi tort. Je suis médusée, aussi impressionnée que confuse. Mais qu'est-ce qu'il faisait ? Ce n'est pas parce que l'on admet un crime avec une honnêteté sans pareil que l'on en devient blanc pour autant. Au moins, je n'avais pas besoin de persuader la directrice de la vérité, il venait de la dire de lui-même. Pire encore ! Il insistait, et en rajoutait une couche, disant que maintenant, là, tout de suite, il avait encore envie de m'envoyer dans l'au-delà. Je me relève et m'écarte, me mettant derrière l'épaule d'Hideko.

- Mais quel psychopathe ...

Je devais halluciner, certainement, ou alors j'avais mal entendu. Je suis habitué aux enfoirés qui agissent ainsi pour certaines raisons, je suis bien moins habituée à ceux qui ne se rendent pas compte du bordel dans leur tête. Ils entendent tellement de voix dans leur esprit qu'ils oublient laquelle est la leur ! Et une petite fille ? Vraiment ? Il était cinglé, complètement givré, rien à en tirer, ce gars-là était juste malade. Mon regard dériva sur Hideko, pour essayer de voir si elle le prenait autant pour un fou que moi.

- Je ne jouais pas, Mister Hyde, je m'entraînais, seule à quatre heures du matin au bord d'un lac. Dis-moi quel environnement est plus sécurisé que celui-là ?! Et la voix de la forêt, sérieusement ? Ceux qui entendent des voix dans leur tête ne sont pas des gens que l'on mélange à d'autres. Et merde ! Si tu m'avais laissé le temps je l'aurais éteins aussi facilement que toi cet arbre !

Maintenant que j'ai l'air bien plus sensée que lui, puisque moi je n'ai pas avoué vouloir tuer qui que ce soit, je peux faire bien plus de manoeuvres.

- Tu ignores pourquoi on enseigne à des meurtriers ici ? Demande toi plutôt pourquoi on tolère la présence d'un type qui avoue haut et fort avoir envie de tuer l'une de ses homologues !

Ma voix s'était rendue progressivement plus rauque, comme si quelque chose s'exfiltrait hors de mes poumons, rampant sous les parois de ma peau et s'échappant alors en une toux sèche. Je n'eus pas besoin de regarder dans ma paume pour saisir que j'avais une nouvelle fois craché du sang ... qu'est-ce que c'était que ce délire putain ?

La scène qui se déroulait sous mes yeux, les paroles qui s'échappaient des lèvres des deux fautifs, les revendications, provocations, jugements ; je crois que l'ensemble de tout cela acheva de me faire perdre patience. Il était quatre heures du matin, et je me retrouvais au beau milieu de la forêt, à côté du lac, à côté de celle qui est sensée être mon élève, et d'un autre qui est sensé être l'un des plus "responsables" ici.

Un soupir m'échappa malgré moi. Je grinçai des dents, pestant mentalement en détournant le regard. Est-ce que je peux savoir pourquoi les gens ont toujours des revendications ? Pourquoi est-ce que ça ne va jamais ? Pourquoi est-ce qu'il faut toujours que ça déraille ? Est-ce que c'est trop demandé, quelques mois pour se remettre de la crise de l'Eclipse ? On a déjà un meurtrier fou sur le dos, en roue libre, qui parcourt le monde pour tuer les anti-Terraens, alors maintenant il en faut un nouveau dans notre enceinte ? On va répéter le même schéma ?

Je reportai mon attention sur Mira, qui jouait un peu trop la carte de la jeune effarouchée à mon goût. Est-ce qu'elle avait réellement eu peur pour sa vie ? Elle n'était pas en très bon état, mais vu le milieu duquel elle était issue, je me demandais vraiment ce qu'il se passait dans sa tête. Vraiment, et pas juste en apparence.

Finalement, posant mon regard sur Akkiko, je pris enfin la parole.

-Et donc, tuer une personne qu'on méprise pour ses actions, c'est-à-dire parce qu'on l'accuse d'être une meurtrière, ça règle tous les problèmes, c'est évident. Parce que oui, c'est en tuant qu'on empêche quelqu'un d'autre de tuer. La bonne vieille justice japonaise. Bien qu'il me semble que de là où tu viennes, en France, la peine de mort a été abolie depuis quelques décennies maintenant.

Je me tournai vers Mira, claquant ma langue contre mon palais pour essayer de me contenir.
Est-ce que je me sentais responsable ? Peut-être en partie. Peut-être parce que notre dernier entraînement consistait à contrôler le feu qui s'étendait sur les arbres de la forêt. Mais trouvez une autre solution pour apprendre à maîtriser le feu destructeur, et on en reparlera. Je crois que là, à plus de quatre heures du matin, je n'ai pas particulièrement envie de ressentir de la culpabilité.

-A jouer la carte de la provocation on en paye le prix. Et je pense que tu as déjà suffisamment pris pour cette nuit. Je n'ai pas fait l'état des lieux de la forêt, mais on dira que si trop d'arbres ont flambé suite aux entraînements, tu viendras en replanter quelques uns avec Chris qui t'aidera à les refaire pousser.

Reportant à nouveau mon attention sur Akkiko, je fronçai les sourcils.

-Tout le monde a le droit à une seconde chance Akkiko, que tu le veuilles ou non. Si cette seule règle change alors Terrae n'a simplement plus lieu d'être. Alors oui, oui on accueille des meurtriers, et probablement bien plus que tu ne le crois. Mais demande-toi d'abord pourquoi ils sont là. Demande-toi d'où provient réellement le Vide que l'on ressent et qui nous mène ici. Car c'est rarement dû à la seule chose que l'on voit en surface. Qu'ils l'acceptent ou non, ceux qui arrivent ici sont brisés. Ils auront beau avoir leur fierté et leurs prétentions, ils n'en sont pas moins des êtres humains qui sont devenus dysfonctionnels dans le monde dans lequel ils vivaient jusqu'à présent. Et peu importe ce monde d'où tu viens, le sentiment de Vide est présent. Alors oui. Que ça te plaise ou non, Terrae accueillera, et continuera toujours d'accueillir ces personnes-là. Parce qu'elles le méritent tout autant que les autres. Parce qu'accueillir simplement ceux qui sont un "pari facile", ceux qui "ne causeront pas de problème", c'est une honte que je ne serai jamais capable d'assumer.

Je soupirai, lasse. Mes yeux se fermèrent quelques micro-secondes alors que je me pinçai l'arête du nez, agacée.

-Il va falloir qu'on te repose un sceau, Akkiko. Je ne peux pas te laisser te balader comme ça dans Terrae, tu es en train de devenir trop instable. Il faut que tu prennes rendez-vous avec l'un de nos psys. Quelque chose ne va pas, mais moi je ne pourrais pas trouver pour toi. Tu ne peux pas continuer à jouer au justicier en punissant toi-même ceux qui agissent mal selon ton seul jugement...

Hé. Au moins je sais qui est coupable aux yeux de la directrice, maintenant. J'ai beau être la "victime", ici, je suis tout de même favorable aux solutions radicales pour faire en sorte d'annihiler les possibilités de récidive, l'ancien assistant de mon père pourrait en attester s'il n'était pas déjà mort. Quand Hideko se tourne vers moi, je soupire d'anticipation, elle allait me faire la morale, à moi aussi ? Vraiment ? Comment ça provocation ?! Je me suis trouvée louable de louanges tant ma patience a été grande ! Enfin ... si je n'avais pas autant usé de mon pouvoir avant qu'il ne vienne m'emmerder, je n'aurais pas hésité à lui faire se cogner la tête contre un arbre. Plusieurs fois. Jusqu'au sang. Mais comme ç'aurait été de la légitime défense, je n'aurais pas eu besoin de m'inquiéter des conséquences. Planter des arbres, en revanche ? J'ai mieux à faire de mon temps, de toute manière, si cette sentence vient à tomber, j'aurais vite fait d'à nouveau me tirer d'ici.

J'aime bien l'usage du mot "dysfonctionnel", mais je ne me serais jamais décrite ainsi, pas à un seul moment de ma vie. Le mois de latence après la mort de mes parents ... ce n'était qu'une ... "préparation". Rien de plus. Rien de moins. Je n'aime pas que l'on me défende ainsi, ça me donne l'impression d'être une biche parmi les chèvres. Comme si j'étais une pauvre petite fille qu'il fallait protéger parce que, ho la la, elle a souffert la pauvre. Rien à foutre de ces revendications maternelles ! Je ne suis pas à Terrae pour trouver un abri, je suis à Terrae pour devenir plus puissante. La seule chose qui explique mon besoin d'assistance à cet instant précis, c'était ma certitude que personne ne viendrait m'agresser ici. Je croise les bras et peste en silence, déviant sur ma gauche, un regard noir adressé au vide.

Les revendications de l'autre malade, là, je les écoute et évidemment, les tourne au ridicule. Haussant brièvement les épaules, je retrouve l'envie de lui cracher à la gueule. Esclaffant une expiration sarcastique, je rétorque.

- Pfeuh ! Facile à dire pour un type dont le pouvoir n'implique pas de cramer des trucs. Autant dire à tous les Feux d'aller se faire mettre ailleurs et d'emmener leurs pouvoirs avec eux. Pour rappel, aucun arbre ne serait carbonisé si t'étais pas venu ici en premier lieu, alors à qui la faute, vraiment ?

Au moins, il a la décence de ne pas faire la grande gueule devant Hideko, décence que je n'ai aucune envie de partager. Comme je l'ai dit plus tôt, c'est bel et bien une chiffe-molle qui n'a des revendications que lorsqu'il est sûr de ne pas se faire toucher par les conséquences. Maintenant que "Madame la Directrice" est là, il n'y a plus aucune histoire de "tu vas crever si tu fais pas ce que je dis". Quel putain de lâche.

- La prochaine fois que tu m'approches, ce n'est pas qu'un arbuste que je cramerai.

Et rien à foutre de ce que Hideko aura à redire. De toute manière je suis ses consignes à la lettre. Autant le lui clarifier.

- Ce n'est pas de la provocation, rien d'autre qu'un avertissement. Je vous laisse, il faut que j'aille vomir.

Je me retourne vers l'institut, ignorant la moindre autre chose qu'ils puissent vouloir me dire tout en me retenant de vraiment lui cracher au visage. Voilà une raison de plus de persévérer dans mon entraînement : pour me défendre des lunatiques qui me prennent pour la Morgane de leur conte Arthurien.

Akkiko était frustré et se contenait. Mira était vexée et agacée.

L'un se comportait en bon soldat, comme il avait toujours appris à le faire.

L'autre se comportait avec provocation, afin de s'assurer que tout le monde avait bien compris son mécontentement.

Je regardais d'abord Akkiko quand il reprit la parole, acceptant son sort, bien que n'était pas d'accord. Il obéirait, puisque c'était ce qu'on attendait de lui. J'avais toujours autant de mal avec lui. Ce n'était pas la première fois que je le voyais au beau milieu d'un conflit. A force de traîner avec Tiago, son nom finissait pas ressortir. Et même s'il n'était jamais responsable directement, il se retrouvait dans les histoires. A essayer de régler le problème de la manière forte...

Aller voir un psy lui ferait probablement du bien. Nous avions besoin de réétablir son profil. Bien sûr, il avait probablement été déjà aux deux rendez-vous obligatoires, celui de son entrée ici, et celui au début de l'Eclipse, pour aider les élèves à gérer ces changements. Mais j'ignorais s'il y avait véritablement eu un suivi... Et s'il y en avait besoin, d'ailleurs. Mais ça, ce n'était pas ma place.

Je me tournais ensuite vers Mira, qui reprit la parole avec une colère à peine camouflée. Elle était en colère elle aussi. Mais je n'intervins pas.

Ni pour lui.

Ni pour elle.

Les confronter à chaud était absolument stupide et complètement dénudé d'intérêt. Cela ne nous mènerait nulle part, et encore moins à 4h30 du matin.

Mira s'éloigna donc. Akkiko se redressa après s'être incliné. Je lui adressai un signe de tête.

-Tu peux rentrer toi aussi. Je viendrais vérifier l'état de la forêt demain. Je vous indiquerai, à tous les deux, ce qu'il s'en suivra suite à ces débordements. Si besoin, je prendrais rendez-vous. Bonne soirée, Akkiko.

Et sur ces derniers mots, je m'éloignais à mon tour.

Impossible que je parvienne à retrouver le sommeil maintenant... Pff.