Ok, raté, il y a du monde.
     Ça paraît un peu évident maintenant qu’on y pense, mais figurez-vous que j’ai quitté l’école dès que je l’ai pu, donc le calendrier de ceux qui s’usent les genoux sur les bancs des facs ne m’est pas vraiment resté en tête. Ou celui de tous les étudiants et écoliers. Et en fait, maintenant que j’y pense, le principe même de calendrier a eu tendance à m’échapper un peu, ces derniers temps. Je sais en quelle saison on est, c’est déjà pas mal. Quoi qu’il en soit, je ne pouvais pas vraiment me douter qu’il y aurait autant de gens ici.
     Par contre, si un seul binoclard ici présent croit une seule seconde qu’ils peuvent m’impressionner, qu’il sache qu’il n’a pas tout à fait tort. Il y a quelques mois de cela, j’aurais laissé la porte ouverte et me serais approché avec une dégaine de gangster du premier trou du cul ayant sorti le nez de son tas de papier pour lui faire comprendre qu’il a fait une connerie en levant la tête. Et puis j’ai perdu un bras, beaucoup d’estime de moi-même, toute vie sociale et le peu qui me restait de la deuxième.
     Au moins, la bibliothécaire m’envoie un regard, euh… je n’irais peut-être pas jusqu’à dire amical, mais au moins, pas hostile, ce qui est déjà pas si mal, on va dire. N’ayant absolument aucune idée de comment trouver ce que je recherche dans ce bâtiment, je me dirige vers elle, d’une démarche médiocrement assurée. Inutile de dire qu’en chemin, j’ai déjà oublié la raison de ma présence ici et que je me retrouve devant le comptoir, à ne pas trop savoir quoi dire. Je la regarde, regarde les divers trucs qu’on trouve là sans savoir quoi faire avec, lui fais un petit coucou de la « main » droite, et ah ça me revient.
     Attend, avant que je l’ouvre, on chuchote dans une bibliothèque, non ? Je crois ? Si je chuchote alors qu’il ne le faut pas, elle va me prendre pour une demeurée. Puis là elle me fixe en attendant que je l’ouvre, le silence commence à passer le gênant à critique. Oh et puis merde, je me lance et on verra bien.
     « Euh, bonjour. »
     La série de « Chut ! » derrière moi me fait dire qu’il faut bien parler à voix plus basse. Et ils ont fait plus de bruit en me demandant de ne pas en faire que moi en en faisant. Ça me rappelle la primaire. À ceci près que je n’étais pas celle qui faisait le moins de bruit ou qui demandait aux autres de la boucler.
     « Je, euh… »
     Ça y est, j’ai re-oublié ce que je venais faire ici.
     « J’aurais besoin d’un renseignement. »
     Meuble, t’as raison, ça va revenir. C’est un peu con, comme précision, on notera : si je vais voir une bibliothécaire, ce n’est pas pour lui offrir des crêpes. Ce qui est dommage, tout le monde aimerait se voir offrir des crêpes.
     « Sur, euh, des livres. »
     On progresse. Je sens qu’elle avait besoin de cette info.
     « Enfin, non, des manuels. Scolaires. »
     Ça me revient !
     « De biologie, voilà. Mrrm. Pour étudier la biologie. »
     Ça aussi, c’était une précision indispensable.
     « Indépendamment de, euh, enfin, je ne vais pas à l’école, quoi. »
     Ça s’est tellement remarqué que je ne serais pas choquée qu’elle me file aussi un bouquin pour apprendre ses premiers mots avec je-ne-sais quel personnage en couleurs pastels et qui aurait comme pote un singe ou autre animal souriant à l’excès.

     Ok, arrêtez tout. Pourquoi est-ce que j’ai soudainement l’impression de planer sans avoir rien pris ? Le fait qu’elle m’ait fixé longuement a suffi a produire ce sentiment de calme soudain et d’apaisement ?
     Ce ne serait pas si étonnant, vu la quantité de praticiens de la magie à Terrae. Ça devrait m’inquiéter, que je mon esprit soit apparemment sous l’emprise de quelqu’un à l’heure actuelle, mais qui qu’elle soit, la personne qui fait ça a réussi son coup : je me sens trop bien pour en avoir quelque chose à foutre et baliser à cette idée.
     L’effet secondaire est que j’arrive à réfléchir à sa question. C’est vrai que jusqu’ici, je ne me suis intéressée qu’à la littérature lusophone sur le sujet. Ce qui est assez évident, en fait, vu que je ne fréquente que la portion du net qui est dans ma langue, et un peu l’anglophone. Et ça me fait me poser une autre question : si elle me demande, c’est qu’elle a potentiellement des manuels portugais en stock. Est-ce que je dois m’en étonner ? Pas forcément. Après tout, on fait difficilement plus international que Terrae, donc ils doivent avoir des ouvrages dans toutes les langues possibles.
     Enfin, on va rester sur le portugais, quand-même.
     Et attend, quoi ? Aller à l’école ? Mais tu m’as regardée ? Sûrement, peut-être même plus qu’il n’en faut pour te faire un jugement peu flatteur sur ma personne, d’ailleurs. Non, enfin, sérieusement, ça impliquerait beaucoup trop d’interactions avec d’autres êtres humains pour que je ne serait-ce qu’envisage ça. Sans parler du fait que j’ai toujours détesté le concept même de devoir se déplacer dans une salle pleine d’autres gens et rester immobile pendant qu’un vieux barbon nous raconte des trucs.
     Ah, tiens, voilà qu’elle a l’air de vouloir m’étriper sur place, maintenant. Je suis toujours partante pour un combat d’infirmes, écoutez. Enfin, on va éviter et plutôt se souvenir de ce qu’on fait dans ce genre de situations : on ne dévie pas du sujet, on récupère ce pourquoi on est venu et on se barre en vitesse. Pas de parlotte inutile, pas de discussion excédentaire, on reste concentrée sur l’objectif. Et surtout, on ne se justifie pas parce que ce ne sont pas ses affaires ce que je fais des miennes.
     « C’est peut-être plus facile pour vous ou pour tout un tas d’autre gens, mais je ne me sens pas vraiment concernée. »
     J’ai dis quoi bordel.
     « Enfin, ça vous avez dû vous en rendre compte, sinon j’aurais déjà ce que je cherche sous le bras et je ne serais pas ici à vous le demander. »
     J’ai dis quoi bordel. Et je suis peut-être un peu trop détendue. Gare à la redescente.
     « Mais sinon, portugais, c’est bien. Pour le niveau, je vais voir ce que vous avez, les ouvrir et prendrai ceux que je comprendrai. »
     Si, il y a quelques mois de cela, une clodo sentant le potager et le cannabis s’était pointée chez moi et avait suggéré qu’elle allait toucher une à une mes outils, je l’aurais dégagée de chez moi à grands coups de pied dans le cul. D’ailleurs, ça veut dire que mon moi passé et intact n’aurait pas pu supporter mon moi actuel, ce qui… laisse songeur, mais passons. Là j’ai un avantage certain : elle ne pourra pas me botter les fesses. Mais mon petit doigt – gauche – me dit qu’elle trouvera quand-même un moyen.