Comme toujours, c'est l'heure de son jogging. Il s'est levé un peu plus tard que d'habitude, encore un peu décalé dans son sommeil à force de pas regarder l'heure pendant qu'il bosse. Faut dire que s'il écoutait les signaux de son corps, il se rendrait compte qu'il a faim et commence à avoir les yeux qui piquent à des heures à peu près cohérentes, mais quand il est concentré, il se perd complètement dans son boulot. Source d'agacement supplémentaire, ses recherches stagnent ces derniers temps : il a besoin de plus de données et surtout de machines plus performantes, les temps d'analyse sont infinis et faire une partie à la main prend presque plus de temps (mais au moins ça l'occupe). Celles de Terrae commencent à peiner un peu — en même temps, ils les ont récupérées d'occasion, ils allaient pas acheter des appareils qui coûtent des milliers ou des millions de dollars. Dire que Mitsuki ne veut même pas y jeter un oeil, parce qu'elle n'est soit disant pas compétente dans le domaine… Elle fait aucun effort, en fait.

Et pour couronner le tout, Saori ne répond qu'à peine à ses messages ; visiblement, leur break lui fait du bien. Pas à Misao. Il n'a jamais été doué pour faire des efforts dans ses relations amoureuses, mais les compromis, il y arrive en général. Si on lui laisse l'occasion d'en faire, du moins.

C'est donc d'une humeur plutôt inégale qu'il s'en va parcourir le sentier du parc de Terrae. Ecouteurs dans les oreilles, le rythme de sa course est régulier, pas trop rapide. Il croise quelques Terraens qu'il connait de loin et salue d'un mouvement de la tête ou de la main. C'était sans compter sur les températures qui augmentent bien ces derniers temps ; il se force à faire une pause pour boire à la fontaine à eau du coin. Elle est tellement petite qu'il est obligé de se contorsionner pour réussir à arriver à sa hauteur, mais la contrariété est vite oubliée lorsqu'il se mouille le visage. Les bonheurs simples, vous savez ?

Autant dire que quand il se redresse, il ne s'attend pas à trouver une ado juste derrière lui, qui a l'air d'être arrivée à l'instant. Il enlève un écouteur et se décale de quelques pas de la fontaine, toujours en train de reprendre son souffle :

—Ah, pardon, je te laisse accéder.

Woah, comme elle a l'air vénère, il lui a marché sur le pied ou quoi ?

__–Beaucoup trop de choses nouvelles à appréhender d’un seul coup.
__–Le nouvel environnement, certes, mais pas de la manière usuelle. Karen avait des parents assez riches pour l’emmener en vacances à l’étranger et était déjà allée en Corée du Sud, c’était donc moins le milieu étranger en soi qui la troublait. Plutôt, de se dire que ce qui avait pour le moment tous les aspects d’une destination d’agrément allait devenir son foyer.
__–Un rapport avec son corps différent. Ses règles devaient être prévues pour dans quelques jours et déjà elle savait qu’elle ne les aurait pas ; même si une partie d’elle ne souhaitait rien d’autre que de ressentir la mensuelle douleur, qui pour une fois serait vécue comme une libération plutôt qu’une petite torture si elle arrivait effectivement. Mais là encore, il fallait qu’elle se fasse à l’idée que cette autre partie de son quotidien était à jamais brisée – pouf neuf mois du moins. Et ce changement avait eu l’impolitesse de venir avec des migraines et nausées, ce qui était fort peu urbain de sa part.
__–Détail anodin pour n’importe qui d’autre qu’elle, c’était aussi un nouveau téléphone. Après sa téléportation à Terrae, qui lui avait coûté l’intérieur de ses entrailles et un moment fort honteux devant le niakoué qui l’avait amené ici, elle avait reçu rien de moins qu’une trentaine d’appels, tous refusés, et non moins de messages. De sa mère, son père, ses amis. N’y tenant plus, Karen l’avait balancé dans le lac. (Et s’était faite réprimander par un homme-poisson qui en avait surgi, lui avait rendu son appareil et l’avait serinée sur la pollution et le réchauffement climatique. Karen lui aurait bien rétorqué qu’il ferait mieux de s’informer ailleurs que sur les médias généralistes qui étaient tous entre les mains des Juifs et arrêter de la bassiner avec des choses qui n’existaient pas, mais elle fut interrompue dans son élan par un violent maux de ventre et préféra partir sans autres formes de procès.) Toujours était-il que son Iphone était désormais inutilisable. Karen cassa donc sa tirelire pour en commander un autre, ce qu’elle regretta au moment où elle l’eut dans les mains. Sans personne à contacter, qu’en ferait-elle ? Sans personne avec qui partager les contenus qu’elle dénichait sur ses réseaux sociaux, sans mode à suivre pour rester branchée auprès de ses amis, à quoi pouvait-il bien lui servir ? Son dessous de plat de métal, plastique et terres rares avait donc échoué au coin de son lit ; rétrogradé au rang de simple réveil, il ne servait même pas ce rôle, Karen s’étant autorisée quelques jours libres pour trouver le temps de s’adapter. Aussi se contentait-il de perdre sa batterie, dans l’indifférence triste de sa maîtresse.
__–Aussi Karen était-elle résolue à s’attacher au peu qui pouvait encore être rattaché à son ancienne vie. Nominalement ; le sport. On lui avait répété à l’envi que les femmes enceintes ne devaient pas en faire – en vérité, on lui avait déjà répété qu’il était peu naturel pour une femme d’en faire tout court –, mais elle souhaitait profiter des quelques instants pendant lequel son corps répondrait encore relativement correctement.
__–Et au moins, ce repaire de dégénérés avait une patinoire.
__–Fermée.

__–Un autre élément qui avait considérablement troublé Karen était l’absence d’adultes. Enfin, il y avait bien des personnes dans la vingtaine, mais pour le moment, elle n’avait vu personne au-delà. C’était fort étrange. Qu’un internat pour cas sociaux et handicapés mentaux comportât de nombreux jeunes en son sein, elle pouvait le concevoir. Mais où étaient les professeurs, les surveillants, le personnel de direction, d’entretien, de soin, qui possédait les capitaux, interagissait avec la maire de Tokyo ou le reste du monde, en un mot comme un cent… où étaient les adultes ?
__–Aussi, quelle ne fut pas la surprise et la joie de Karen quand elle aperçut, occupé à une petite course matinale, un membre de la gent âgée. Il ne devait pas avoir la quarantaine, mais c’était déjà mieux que les visages typiques de ceux qui sont encore à l’université ou viennent de la quitter, envers qui Karen ne pouvait pas vraiment avoir un respect très profond, vu qu’elle avait déjà vu bien d’entre eux essayer de lancer des balles de ping pong dans des gobelets, se jeter dans des piscines depuis le toit, faire le jeu du couteau et tourner des bouteilles sur une table pour se poser des défis plus bêtes les uns que les autres.
__–D’un pas décidé, elle se précipita vers lui.
__–Et ciel, sa seule phrase était au moins aussi ampoulée que la moindre des miennes. Du moins du point de vue de Karen. Qui eut par là l’espoir secret que cela confirmait son rôle de maître des lieux : après tout, il parlait comme son ancien proviseur.
__–« Hein ? Euh nan. ‘xcusez-moi mais, c’est vous le directeur ici, pas vrai ? Ça s’passe comment pour la patinoire là en fait ? C’est ouvert quand genre ? »

La personne qui l'a interpellé ne doit pas avoir plus de dix-huit ans — elle fait encore un peu jeune, mais pas si gamine non plus. Il se fie aussi aux vêtements, il faut dire ; mais il a toujours eu un peu de mal à identifier l'âge de quelqu'un. Et surtout, c'est son phrasé qui l'interpelle ; yep, clairement une petite jeune. Apprêtée, blonde,... Et à côté de la plaque. Il est immédiatement en train de buguer, essayant d'analyser ce qu'elle vient de lui poser comme question. C'est… Hein ? Ooook…..

—Euh… Nan, c'est pas moi le directeur, il lâche, pris de court. Je suis même pas Master. Tu dois être arrivée depuis pas trop longtemps, j'imagine ?

Faut qu'elle lui explique par quelles étapes de pensées elle est passée pour arriver à la conclusion qu'un pauvre pélo en train de faire son jogging du matin est le directeur de Terrae… A moins qu'elle ne parle du directeur de la patinoire, qu'elle a évoquée, mais franchement, aucune idée non plus du raisonnement qu'elle a pu avoir pour le coup. Misao se passe une main sur la nuque, clairement confus. Au moins, il capte assez rapidement qu'elle est nouvelle ; sinon elle aurait déjà rencontré Hideko pour son initation et saurait que c'est elle, la Directrice. Sauf si elle est en train de lui taper une crises de psychose au milieu de la pelouse, mais ça c'est un autre problème…

—Pour la patinoire… C'est sûrement marqué sur la porte, non ? Enfin, vu les chaleurs, c'est pas impossible qu'ils aient fermé durant l'été ; comme j'y vais rarement, j'en sais trop rien. Tu auras peut-être plus de chance avec la piscine, en ce moment.

Il garde la question qui lui brûle les lèvres pour plus tard : il a d'abord envie de voir comment va évoluer la discussion. (Il sera sûrement pas déçu, tiens.)

__–Même pas master. Karen avait très vite essayé de comprendre comment fonctionnait la structure de Terrae. Elle était, ce qui était compréhensible pour un si étroit microcosme, fort simple : au sommet la directrice, en dessous les masters à qui étaient dévolus un rôle différent à chacun, enfin, hé bien, tous les autres.
__–Ce qui voulait dire que, du point de vue hiérarchique, cet adulte était au même niveau qu’elle.
__–Les quelques barrages de déférence et de politesse qu’elle avait pu avoir – et qui déjà étaient bien peu marqués – s’évanouirent aussitôt.
__–« Ah p’tain fais chier, tu sers à rien en fait. Allez c’est bon j’ai compris j’en ai trop marre là. »
__–Sur la porte, c’est qu’il se payait sa tête. Ou la croyait aveugle. (En vérité, Karen avait à peine regardé, il était fort possible qu’elle eût loupé cette information.) Et quelle était cette histoire de fermer pendant l’été ? Où était la logique, de fermer un endroit froid pendant la saison chaude, où il serait le plus indispensable ? Et que baragouinait-il à propos de la piscine ? Certes, Karen n’était pas du genre à reculer devant la perspective de montrer sa chair, mais il était hors de question qu’elle le fît gratuitement : sans personne qu’elle connaissait assez pour pouvoir recevoir des compliments d’elle sur sa grâce ensuite, cela n’avait aucun intérêt. Et puis, cela aurait impliqué de recommencer l’entretien de ses cheveux après les avoir trempés dans la javel, ou pire, mettre un bonnet de bain. Elle frémissait rien qu’à l’idée, d’autant plus qu’elle avait appris que les Japonais étaient de dangereux maniaques pour ce qui s’agissait de l’hygiène. N’avait-elle pas vu beaucoup de ces gens étranges mettre des masques en pleine rue ? Quiconque aurait fait ça chez elle, il aurait été interdit d’accès aux magasins, pour avoir osé ainsi s’afficher comme un traître de démocrate, au cerveau passé à la moulinette propagandiste de CNN.
__–« Nan mais c’est bon j’vais me démerder, c’est bon vas-y casse-toi ça va j’ai compris. »
__–Karen ne savait pas crocheter une serrure, mais elle pouvait toujours essayer. Au pire, lancer ses patins sur une fenêtre, ce qui aurait le double avantage de relâcher un peu de son agacement. Et il n’était pas spécialement nécessaire, à la vue de son poing serré, son expression encolérée, le glissement instinctif de sa main vers son sac où ses affaires de patinage étaient rangées, d’être doté de pouvoirs extrasensoriels pour deviner le fond de sa pensée.

Le visage de la jeune fille se tord d'une grimace agacée sitôt les mots de Misao prononcés. Et lui, il regrette presque immédiatement de s'être retourné quand elle l'a appelé. Il pensait pas qu'une fille aussi mignonne serait en capacité de laisser échapper autant d'insultes à la suite — quoique ça lui rappelle un peu le caractère bien trempé de Joyce, et sa capacité à l'insupporter en quelques secondes. A la seule différence que Joyce était seulement insupportable, pas complètement désagréable. Contrairement à l'autre pimbèche juste devant.

Oh, Misao en connaissait, des filles comme ça : quand il était au collège ou au lycée. Il les a expérimentées de près (… hmmm), et ce genre de personne, si tu leur mets pas des limites direct, elles te défoncent pour le reste de ta scolarité. Autant dire qu'il a passé l'âge pour ces conneries, mais la majorité des gens ici sont encore jeunes. Immédiatement, il se redresse et la toise de haut, animé par la colère que lui provoquent toujours les manquements à la politesse la plus élémentaire. Et clairement, là, c'est même plus la politesse élémentaire qu'elle a oublié d'apprendre, c'est comment ne pas passer pour une p'tite conne au bout de deux phrases. La réponse du Feu arrive du tac au tac, ferme, sèche, clairement gonflée.

—Commence par parler mieux que ça. J'ai répondu à ta question, donc fais au moins semblant de pas être désagréable. Personne t'aidera si tu leur parles comme à des chiens.

Il croise les bras sans se rapprocher, faudrait pas qu'il lui fasse peur non plus. Ou alors... Hm, gardons la menace pour plus tard.

—Tu comptes te "démerder" comment, dis-moi ?

Apprendre à lire, pour commencer ? Pousser la porte pour voir si c'est vraiment ouvert ? Découvrir une nouvelle activité extra scolaire ? En soi il s'en fout un peu, mais il a envie de la défoncer, donc tous les prétextes seront bons pour ça, hein. Et un peu de provoc a jamais tué personne (enfin… ouais. bon.)

__–Sans surprise fort courroucée, Karen, dont la colère montait à mesure que la discussion avançait, n’allait certainement pas se laisser marcher sur les pieds et encore moins dicter sa conduite.
__–Dans le stade où elle était, absolument tout pouvait la contrarier, inutile de le préciser. Mais aussi, depuis peu, tout dans sa vie et toutes les personnes autour d’elle la remettaient en permanence face à ses propres erreurs – y compris elle-même. Sa fugue à l’autre bout du Pacifique lui avait valu tellement de notifications qu’elle avait peiné à fermer l’œil. Après avoir lancé son téléphone de rage, elle s’était fait admonester par un homme-poisson. Après en avoir acheté un autre, il n’avait pas manqué de signaler son inutilité et la bêtise que cela avait été de dépenser ses derniers sous vaillants dans un tel accessoire. Son envie d’aller à la patinoire sans se renseigner avant avait été immédiatement frustrée par une porte fermée. Sitôt qu’elle rencontrait quelqu’un qui enfin semblait disposer de quelque autorité, il lui indiquait que son raisonnement était mauvais, alors qu’elle refusait de le considérer comme autrement que tout à fait logique. Après tout, c’était Terrae qui était folle, pas elle. Et quand enfin elle exprimait son désagrément, quand enfin elle avait quelqu’un à qui elle pouvait exprimer toute sa colère, sa fatigue et sa lassitude, celui-ci niait en bloc ses sentiments et se permettait de lui donner une leçon, comme un parent le ferait à son enfant. Et ce alors que, dans le fond, Karen ne voulait qu'être laissée tranquille à ses propres affaires. Certes, il aurait effectivement eu l’âge d’être son père, mais Karen avait-elle besoin qu’on le lui rappelât ?
__–Et bien entendu, à chaque fois qu’elle était poussée dans ses retranchements, elle devenait plus agressive encore.
__–« Quoi te parler mieux que ça ? T’as cru on était potes ? T’as cru t’étais genre mon daron ? T’as cru j’en avais quoi que ce soit à foutre de ton avis à la con en fait ? J’ai pas besoin de ton aide, lâche-moi là. J’vais t’péta ta gueule toi, tssk, va faire ton p’tit jogging de pédale au lieu de me sortir ton numéro de Gestapo de merde. »
__–D’aucuns pourraient relever que la première partie de la phrase et la seconde étaient profondément antinomiques. D’aucuns auraient raison, mais ce ne serait pas comprendre que Karen n’avait cure de ces subtilités. Elle disait ce qui lui passait par la tête et tant que le côté violent et insultant était transmis, le reste n’était que décorum. Elle aurait pu le traiter de bien d’autres noms que la pudeur m’interdit de lister ici, mais qui auraient tout aussi bien pu faire l’affaire, indifféremment de leur signification réelle.

Il a l'impression que le visage de la gamine devient écarlate de colère au fur et à mesure qu'il la remet en place. Il connaît ce type de personnes, qui ne supporte jamais d'avoir tort ou d'être interrompus. Des personnes incapables de gérer leur frustration et qui explosent la moindre contrariété ; pourtant, il est habitué aux ados, il en a quand même cotoyé des tas. Lui aussi en était un, il y a peu de temps, finalement. Enfin, un peu plus de temps que certains autres, dirons-nous. Cependant, s'il y a bien une chose qu'il a en horreur, ce sont les personnes injustes et injurieuses, celles qui se montrent vulgaires et agressives sans raison. Et pire encore : celles qui utilisent des insultes sans même y réfléchir ou y mettre de sens.

C'est pourquoi, lorsqu'elle se met à le menacer, Misao se contente de se redresser et la toiser de haut. Il ne bouge pas, inspire simplement pour s'éviter un geste qu'il regretterait. Elle a l'air paumée, et une partie de lui aurait aimé l'aider si elle ne s'était pas montrée aussi odieuse. Il l'aurait accompagnée jusqu'à la patinoire pour voir, sans doute, comme il l'a déjà fait avec les gamins paumés qui viennent ici. Là, il a juste l'impression d'être face à un chien blessé, enragé parce qu'on essaie de lui soigner la patte. Tant pis : il ne s'appelle pas Hideko, il ne se mettra pas dans une situation inconfortable pour ça.

Par contre, hors de question qu'il laisse passer ce manque de respect. Son égo le refuse. Sa voix est sèche lorsqu'il réplique.

—Tu t'calmes.

Il avance d'un pas, le regard noir. Il ne compte pas la frapper, il est pas complètement con non plus. Mais tant mieux s'il lui fait peur.

—Un conseil, au cas où t'es pas encore au courant : ici, y a des gens qui prendront tes menaces au sérieux et essaieront de te péter la gueule avec leurs pouvoirs. Alors réfléchis bien avant de te mettre à débiter trois conneries par seconde.

Et pour accompagner ses propos, il fait apparaître une flamme dans sa main, qu'il garde près de lui, sans trop l'approcher d'elle. Il la fait disparaître bien vite, et lui lance un regard qui veut clairement dire "c'est bon, t'as compris ? maintenant ta gueule", avant de reculer de trois pas et s'appuyer contre la fontaine à eau. Une démonstration vaut mieux qu'un long discours, avec ce type de crétin.

—T'es arrivée quand ?

Ouais, nan ; elle est tellement saoulée qu'elle lui fait un peu pitié, là.

__–« Tu te calmes ? »
__–En ma qualité de narrateur de Karen, je ne saurais rester impartial, mais je dois dire que là, en toute bonne foi et sans la moindre complaisance envers ma reine ni la moindre animosité envers son opposant, celui-ci avait fait une erreur considérable. Lui dire de se calmer, lui imposer cela, c’était l’assurance d’obtenir l’exact inverse. D’aucuns pourraient signaler que cela est vrai pour tout le monde. Cela l’était tout particulièrement pour Karen, surtout quand la personne en face se permettait d’en rajouter.
__–« Mais vas-y là d’où tu me parles comme ça sale connard ! »
__–Il est important de savoir que quand Karen menaçait quelqu’un qu’elle allait le frapper, ce n’était pas envie de le faire. Si elle voulait effectivement causer un dommage physique, prévenir de son arrivée imminente était un désavantage tactique certain. Toutefois, selon Karen, Misao était bien trop hautain, bien trop sûr de ses capacités, se sentait bien trop supérieur : qu’il eût baissé sa garde dans son hubrys était loin d’être impossible.
__–Et accessoirement, Karen n’était plus dans un état mental propice à réfléchir à ce qu’elle faisait.
__–Aussi, comme promis, elle lui fonça dessus pour lui envoyer son poing dans la gueule.
__–Et là, sa cible disparut. Je ne veux pas dire par là qu’elle quitta son champ de vision, se décala assez pour être hors de vue, mais qu’il était là, adossé à la fontaine, puis cessa d’être présent sur ce plan de l’existence. Confuse, mais emportée dans son élan, le poing de Karen ne rencontra que le vide… et sa tête la fontaine. Puis son dos le sol. Le tout dans un fracas de poussière et l’épandage de sang sur son front et son haut.
__–Et à présent chers lecteurs, vous me voyez dans une situation bien embarrassante. Comment pourrais-je continuer la narration dans les condition où s’était retrouvait Karen ? D’une part, il n’y aurait plus rien à raconter. Elle se contentait à présent de gésir là, évanouie par le choc. D’autre part, étant un élément de son subconscient, celui-ci étant inactif, ma présence en elle-même serait incongrue. Je me vois donc dans l’obligation, pour le moment, de vous laisser.

Eh merde.

Faut pas croire, Misao savait parfaitement qu'elle n'allait pas se calmer ; elle n'imaginait cependant pas que cette pimbêche s'autoriserait à lui foncer dessus pour lui mettre son poing dans la gueule. Résultat des courses, Misao se rend invisible et se décale, un peu agacé, n'ayant nullement envie d'aller au contact. Ca reste une gamine et il pourrait lui faire mal, même si honnêtement ce serait pas forcément la chose la plus grave qu'il ait fait dans sa vie.

Et puis d'un coup, elle se prend la fontaine à eau de plein fouet et tombe à la renverse.

Eh merde, effectivement.

Misao la regarde sans rien dire un moment, la main devant la bouche, le cerveau vide. Puis il se rend à nouveau visible et s'accroupit près d'elle, sans bouger sa main, complètement assommé (métaphoriquement, pour sa part, il laisse la bosse à la gamine). Un rire nerveux secoue ses épaules, avant qu'il ne se passe la main sur le visage en réalisant qu'on va l'accuser lui de l'avoir foutue au sol. Petit regard autour de lui ; faudrait qu'il demande à Mitsu s'il y a des caméras dans le parc, au cas où…. Elle a l'air procédurière, la môme. Galère 100%.

Il lui secoue donc l'épaule doucement, puis un peu plus fermement… Elle gigote mais ne se réveille pas, bon. Nouveau facepalm. Un peu d'eau sur le visage ? Il regarde sa contusion et fait la moue, se relève et sort un mouchoir propre de sa poche, qu'il va humidifer et passer sur son front en tamponnant doucement pour enlever le sang… Bon… Ca pourrait être pire, mais c'est quand même ouvert, on va donc aller à l'infirmerie, hein. Il la secoue encore un peu et essaie de l'obliger à se redresser, la retenant fermement.

—Allez, sois cool, réveille-toi. T'as pas envie que j'te porte, alors un p'tit effort. Rrraaahh…

Comme elle ne réagit pas, il pousse un petit geignement de désespoir et finit par la foutre sur son dos, comme on porterait un enfant qui a mal aux pieds. Sauf que cette enfant-là a essayé de le frapper et qu'elle va probablement essayer de recommencer si elle capte qui il est. Dommage qu'il soit pas Morphe : il aurait pu se changer en quelqu'un d'autre…

Comme il est sympa, il ramasse son sac qui s'est retrouvé par terre aussi, et jette des petits coups d'oeil à la gosse de temps à autres, avant d'entamer son long pèlerinage vers… pas vers l'infirmerie, du coup, mais vers l'hôpital. C'est plus près, et ça leur permettra de vérifier qu'elle s'est pas fait de traumatisme crânien.

Toute la direction tient à vous présenter ses excuses pour ce qui va suivre.

__–Je peux reprendre la narration de Karen alors qu’elle s’extirpait de . Je ne pensais cependant pas devoir la faire depuis un point aussi élevé et en mouvement. Karen non plus ne pensait pas qu’elle se réveillerait dans cette fort inconfortable position. À la vérité, elle ne pensait pas qu’elle se réveillerait tout court, parce qu’elle ne pensait pas qu’elle finirait dans cette situation pour commencer.
__–Il lui fallut donc trois temps. Un premier pour se rendre compte de sa nouvelle situation géographique ; qu’elle n’était pas en train de rêver et que celui qui l’avait manifestement agressé était à présent en train de la trimballer comme si elle n’était qu’un vulgaire sac à patates. Un deuxième pour reprendre contrôle de ses sens et ses gestes, réaliser que la douleur sur son front était toujours là, sans nul doute conséquence du coup qu’il lui avait porté pour l’assommer après qu’il se fût rendu invisible. Après tout, à quoi pouvait-on s’attendre sinon à de la déloyauté de la part d’une face de citron à lunettes. Un troisième enfin, pour repérer son sac, subrepticement y glisser sa main et récupérer sa bombe au poivre.
__–À la place, ce fut un stylo, qui en plus tomba de sa main quand elle voulut, en désespoir de cause, le planter dans l’œil de Misao. Le verre de ses lunettes avait été une protection suffisante et la poigne de Karen, pas encore assez ferme après son évanouissement, n’avait pas suffi à les briser. Ni même à faire plus qu’un peu les décaler.
__–Heureusement je dois dire, sinon l’affaire allait être encore plus compliquée. Surtout que, n’ayant plus l’avantage de la surprise, il ne restait à Karen plus qu’à beugler de toutes ses forces :
__–« MAIS LÂCHE-MOI GROS CONNARD DE MERDE J’VAIS TE NIQUER TA MÈRE LA PUTE SALE PÉDALE ME TOUCHE PAS T’ENTENDS GROS SALAUD DE TES MORTS D’ENCULÉ DE TA RACE DE PETIT FILS DE CHIEN ! »
__–Et pour ne rien arranger, en plus de ne plus déverser qu’un flot ininterrompu d’insultes dont la cohérence est difficile à rendre à l’écrit, Karen s’était mise à se tortiller de partout et à taper Misao de ses poings et pieds encore faiblards. S’il ne la balançait pas par dessus-bord, c’était étrange de sa part, je me dois de le signaler, bien que n’ayant pas la moindre envie qu’un tel événement se produise.

C'est pas super pratique de trimballer une meuf sur son dos, mais au moins Misao a eu la décence de la mettre dans une position qui devrait pas aggraver la blessure sur sa tête. Pendant la moitié du trajet, il se demande pourquoi il prend la peine de l'aider alors que tout ce qu'elle a fait en trois minutes max d'interaction c'est l'insulter et essayer de lui mettre un pain. Il a un soupir d'exaspération face à la situation catastrophique — et la constatation que l'hôpital est encore à quelques minutes de marche. Déjà qu'on lui lance des regards en biais quand il se déplace dans la rue, heureusement qu'il croise pas trop de monde hein. Après, les accidents sont monnaie courante à Terrae, donc c'est pas comme si personne avait l'habitude de voir des gens assommés ou dans des états bien pires encore… Enfin. Tout ça pour dire que, même si c'est une petite conne, elle a besoin de soins.

Enfin, c'est ce qu'il se dit jusqu'au moment où elle commence à gigoter. Il s'apprête à lui adresser la parole, mais elle essaie de lui planter un stylo dans l'oeil, heureusement arrêté par les lunettes qu'il porte. (Sa phrase ressemblait à quelque chose comme "Je t'emmène à l'hosto MAIS PUTAIN QU'EST-CE QUE TU FOUS.") Il pousse une exclamation de surprise et lui attrape fermement le poignet, et serre un peu plus fort au fur et à mesure qu'elle se met à lui hurler dans les oreilles et l'assiéger de coups de pieds et poings — heureusement pas très forts, faut dire qu'elle s'est quand même bien bien cogné la tête. Le sac tombe par terre (surtout parce qu'il en a plus rien à foutre) lorsqu'il essaie de la maîtriser en lui beuglant de s'arrêter, la retenant d'une main pour ne pas purement et simplement la balancer par-terre et lui faire risquer un traumatisme crânien en plus.

Une partie de lui se dit : mais qu'est-ce qu'il en a à foutre ?? C'est une psychopathe, il en a rien à péter, qu'elle se fasse mal et tant pis.
Une autre partie de lui se dit : putain y a des témoins, je peux pas faire ça ici.

La chaleur corporelle de Misao augmente en flèche en même temps que sautent les barrières contenant sa colère. La gamine peut sûrement sentir sa peau chauffer là où il la tient, à son poignet. Même pour lui, ça picote et ça fait mal, mais sûrement pas autant qu'à elle.

—Putain mais ferme ta gueule un peu, plutôt que de beugler comme un goret qu'on égorge ! Je t'emmène à l'hôpital parce que tu pisses le sang, tu t'es fracassé le crâne ! Putain de tarée de merde.

Il serre son poignet plus fort encore, mâchoire contractée. Les insultes, ça a l'air d'être un domaine qu'elle comprend, mais ça le gonfle encore plus qu'elle ait réussi à l'énerver à ce point. Il lui aurait bien expliqué la situation plus tôt, histoire qu'elle flippe pas, mais elle le laisse pas en caser une ; il faut donc qu'il essaie de couvrir ses hurlements stridents.

—Deux solutions : soit tu continues à me casser les couilles, j'te lâche et tu t'éclates ton gros cul par terre, ce qui m'obligera à te traîner jusqu'à l'hosto par la force si t'y vas pas toi-même ; soit j't'emmène là-bas pour que tu puisses te faire soigner et on ne se recroise plus jamais de nos vies. Dans tous les cas si tu fais pas soigner ton front t'auras une cicatrice moche au milieu de la tronche, super génie.

__–La peste soit des magiciens.
__–Je ne sais pas exactement ce que ce monsieur souhaitait accomplir au moyen de la torture – quel autre nom pourrait avoir le fait d’infliger de la douleur sur une personne pour obtenir quelque chose d’elle ? – mais il n’allait rien avoir de bon en retour.
__–« LÂCHE-MOI TOUT DE SUITE ! »
__–Une fois sur ses deux pieds, Karen put se remettre de l’épreuve. C’est qu’elle avait été assommée, trimballée comme un vulgaire sac à patates par un Jaune et presque cuite vive. Il était peu dire qu’elle ne se sentait pas du tout en sécurité à ses côtés et n’avait même pas écouté ses fadaises à propos de l’hôpital. Quoi, il y avait certes un peu de rouge sur ses vêtements, mais pas de quoi en recourir à de telles extrémités. En tout cas, sûrement pas en la compagnie d’un pareil personnage. Haletante, incapable de retrouver son souffle ou l’équilibre, le sang comme les larmes coulaient abondamment de son visage, quoique les secondes bien plus que le premier. Quand enfin elle trouva un support en la présence d’un arbre sur lequel elle put avoir un troisième point d’appui, les deux précédents lui ayant fait défaut, Karen put se concentrer sur la source de son embarras :
__–« Mais pourquoi tu fais ça t’es un putain de malade ! Sale con ! Me touche pas ! »
__–Elle était, en vérité, épuisée. Par quoi, elle n’aurait su dire et, en dépit de toute ma bonne volonté, moi non plus. Enfin, si bien sûr que je saurais décrire pourquoi, mais pas ce qui était le pire. Le déracinement, l’enfant dans son ventre, des restes du décalage horaire, l’oisiveté et ses effets destructeurs sur le moral, certes le fracas sur son crâne, l’antipathie de Misao, il y avait de tout cela, bien entendu.
__–Enfin, plutôt que de nous intéresser aux proportions de sources de mal-être, d’épuisement, d’abattement, revenons sur la narration des faits.
__–Son esprit comme son corps n’en pouvant plus, Karen s’effondra contre le tronc de l’arbre, recroquevillée contre elle-même, la tête dans ses mains.
__–« C’est bon quoi lâche-moi, j’en peux plus… »
__–À quel sujet, on pourrait se— Oh ta gueule, on a compris à force.
__–Soit.
__–« J’veux rentrer chez moi… »

Bien. Reprenons. Essayons de résumer les derniers événements : elle lui a demandé son aide, l'a insulté quand il n'a pas pu l'aider, s'est assommée toute seule contre une fontaine à eau, a probablement cru qu'il l'avait frappée et enlevée, et maintenant elle est appuyée contre un arbre en l'insultant et en lui demandant de lui foutre la paix… alors qu'elle est la seule à beugler.

Misao est donc à deux doigts de tourner les talons, excédé, pour prevenir l'hôpital — qu'ils se débrouillent, c'est leur job de récupérer les blessés récalcitrants, et il ne doute pas que Yuuna, Norah ou Aoi arriveraient à calmer la jeune fille — quand la gamine s'effondre contre le tronc. … Putain mais c'est pas vrai, elle le fait exprès ? L'insultant mentalement presque autant qu'il s'insulte lui-même, il avance jusqu'à elle. Tout en restant à distance, faut pas déconner, elle serait capable de lui arracher l'oreille avec les dents, cette tarée. Pourquoi elle est roulée en boule maintenant, putainnn.

Il fouille dans l'une de ses poches pour en tirer un paquet de mouchoirs, qu'il lui tend et s'accroupissant. S'il le lui jette sur les genoux, il va le recevoir dans la gueule en retour, à tous les coups.

—Tu t'es ouvert le front, il faut que tu te fasses soigner, répète-t-il, au bout de sa patience limitée.

C'est une gamine, se répète-t-il en boucle. C'est juste une gamine qui flippe et qui est loin de chez elle.

—Si ta tête tourne, il vaut mieux attendre un peu avant de te relever.

Il aurait sûrement fallu la rassurer, mais va déjà falloir qu'il se calme. De toute façon, elle l'écoute pas et l'insulte en continu ; vous voulez qu'il lui dise quoi ?

__–Ce n’était certes pas de mouchoirs dont Karen avait envie, mais elle les accepta bien volontiers. La reprise du dialogue fit prendre conscience de quelque chose à Karen : absolument tout ce qui s’était passé jusqu’ici avec cet inconnu avait été mortellement embarrassant. Comme dans une volonté de compenser, elle s’empressa de retrouver une contenance, s’essuya les yeux, sortit un petit miroir de poche, ôta les plus désastreuses traces de son maquillage qui avait coulé. Certes, son sang s’écoulait de son front, mais cela pouvait attendre ; avoir une bonne tenue non.
__–« Ouais bah okay ça va j’ai compris c’est bon je te suis là. »
__–Elle suivit tout de même ses conseils et se leva lentement. Elle n’était effectivement pas au mieux de sa forme et le mouchoir fut bien vite appliqué sur la blessure.
__–C’est qu’elle ne se sentait pas très bien.
__–Et tout compte fait, comme elle était déjà arrivée au fond du trou, Karen se dit qu’elle ne pouvait pas faire pire.
__–« Tu veux bien me tenir… J’arrive pas trop à marcher… »

Contre toute attente… la jeune fille semble capituler (après avoir nettoyé le maquillage qui avait coulé). La fatigue, l'abattement, la douleur ? Un peu des trois ? Misao fait la moue, un peu confus et embêté, gêné lui aussi par toute l'animosité qui s'est dégagé de cet échange. Il ne dit rien et acquiesce, lui propose sa main pour l'aider à se relever si elle souhaite s'y accrocher. La jeune vacille, s'appuie contre le tronc… et lui demande son aide. Pas d'insulte, cette fois. Il acquiesce encore et se rapproche, ne sachant pas trop comment la tenir. En temps normal, il est très respectueux de l'espace vital de l'autre — s'il l'a portée, c'est uniquement parce qu'il ne pouvait pas faire autrement. Il décide de faire un peu comme au sport et de passer un bras dans son dos, pour la soutenir sous le bras.

—Si ça te gêne tu me dis.

Il la laisse le corriger et commence à avancer lentement vers l'hôpital, suivant son rythme. Tout ça pour ça, quelle connerie.

—Désolé de t'avoir fait paniquer, et pour ta tête. (Il ramasse le sac de la jeune en passant et le passe à son épaule, pour qu'elle n'ait pas à le porter.) C'est quoi ton nom ? Moi c'est Misao.