__–Il était temps de reprendre les choses sérieuses.
__–L’arrivée de Karen à Terrae s’était faite dans des conditions pour le moins chaotiques. Elle faisait suite à une semaine particulièrement effroyable et à une fugue dans la panique, au cours de laquelle elle n’avait pu prendre, de tout son attirail du soin du corps, que sa brosse à dent. Sans le dentifrice. Puis, une fois arrivée, elle avait dû s’acclimater à un environnement hautement différent de celui qu’elle avait toujours connu. Karen était passée de la déprime à la colère, de la solitude à l’impression d’être submergée de trop de visages inconnus, s’était coupée du jour au lendemain de sa famille et ses amis au point qu’ils devaient la croire tuée quelque part dans un fossé et plus les jours passaient, plus la culpabilité associée grandissait, jusqu’à écraser sa poitrine. Autant dire que s’occuper de son apparence n’avait pas été sa priorité.
__–Mais déjà, un début de semblant d’ébauche de routine commençait à s’esquisser, avec avec un peu de sport quotidien et la reprise de l’école. Ce dernier point était d’ailleurs la principale motivation qui avait fait passer à Karen les portes du cabinet d’esthétique. Elle n’avait jamais eu l’occasion d’être dans la situation de la nouvelle arrivante en cours d’année – du moins, pour ce qui restait de l’année, les vacances japonaises commençant fin juillet – mais savait bien une chose : il fallait qu’elle trouve sa place dans ce nouvel écosystème et elle ne saurait accepter autre rôle que celui de reine. Ce qui passait, cela va de soi, par être celle qui brillerait le plus par sa classe, sa tenue et son élégance.
__–Et puis, se faire belle. Voilà enfin quelque chose de normal qu’elle faisait.
__–C’est dans cette idée qu’elle passa la porte du cabinet et alla se planter devant la personne qui le tenait. Blonde, plutôt jolie, pas trop négligée, des traits caucasiens – enfin un Blanc, ce n’était pas trop tôt – mais avec des singularités qu’elle n’arrivait pas tout à fait à identifier. Peut-être était-elle européenne, après tout, personne n’est parfait. Et puis, sa blondeur, qui semblait en tout point naturelle, était un bon point supplémentaire. Bien que leurs cheveux ne fussent pas de la même nature, au moins elle s’y connaîtrait un peu plus pour les entretenir et les assortir que la rousse du salon de beauté où elle allait à Fayetteville.
__–« Salut. C’pas mal ici. »
__–Le premier compliment qu’elle avait adressé à qui que ce soit depuis son arrivée. Son interlocutrice devrait en être touchée.
__–« Y’a moy’ tu me prends pour genre, la totale ? J’ai pas de rendez-vous ou quoi mais osef un peu non ? »
__–C’est que c’était une journée plutôt tranquille. Karen ne s’était pas renseignée sur la question de savoir s’il fallait réserver. Elle avait vu la mention d’un cabinet d’esthétique sur le plan de Terrae et sans réfléchir plus longtemps, comme elle ne faisait rien de son après-midi, elle y était allée.

Le téléphone contre l'oreille, je fais la moue tout en hochant la tête d'un air compatissant - même si mon interlocutrice ne peut pas le voir.

"Non, il n'y a pas de souci ne vous en faites pas, je comprends ! Et je suis sincèrement désolée pour vous, remettez-vous bien surtout... Oui, au revoir, et merci d'avoir pris la peine de prévenir !"

Je raccroche et grimace une fois de plus. Ma cliente de cet après-midi - qui devait venir pour une séance de manucure, maquillage et coiffure en vue d'une soirée - a fait une mauvaise chute et se retrouve clouée au lit. Les Soigneurs font des miracles à Terrae, mais tout de même, réparer plusieurs os brisés ne se fait pas en un claquement de doigt j'imagine. La pauvre, elle avait l'air tellement déçue... Et me voilà avec une fin de journée complètement vide, du coup. J'hésite à fermer le salon pour me rendre aux bassins des thermes et profiter de ce moment de liberté, quand la sonnette de la porte d'entrée résonne soudain à mes oreilles.

"Bonjour, bienvenue à l'institut de beauté de Terrae !"

J'adresse un sourire poli à la nouvelle venue - que je n'ai jamais vu avant, il me semble. Elle a l'air assez jeune - blonde, jolie. Je ne sais pas pourquoi, mais elle me fait directement penser à un personnage de série pour ado... La tenue, peut-être ? Mon sourire s'élargit alors qu'elle complimente le salon, et je hoche ensuite la tête à sa question.

"Merci, je suis ravie que l'endroit te plaise ! Tu as de la chance, j'ai justement eu une annulation à l'instant, je suis libre pour le reste de la journée... Par la "totale", tu entends quoi exactement ? Tiens, voici une liste de nos services pour t'aiguiller."

Je lui tends un flyer avec les différents soins, massages, épilations et autres mises en beauté que je propose. C'est qu'il y a pas mal d'options quand même, si elle veut tout essayer, elle en aura au moins pour 3 jours !

__–Karen attrapa le prospectus pour lui jeter un regard distrait. Elle n’était plus dans celui qu’elle connaissait, c’était un peu plus criant à chaque seconde. « La totale », à Fayetteville, la gérante aurait compris et Karen n’aurait eu qu’à poser ses fesses sur le siège, payer à la fin, merci au revoir. Les manières de la vendeuse – pas spécialement désagréables en soi, mais inconnues –, le décor, les soins proposés, non vraiment, tout, même dans ce qu’elle pensait être son élément, lui rappelait à quel point elle avait le mal du pays. Karen était venue ici pour retrouver ce sentiment de sécurité issu du familier, mais elle ne faisait que se prendre au visage vagues après vagues de nouvelles données à gérer, problèmes à résoudre, inconnues à traiter, informations à trier.
__–Tout cela commençait à lui prendre la tête.
__–« Azy fais chier là. Chaipas moi attend. »
__–Enfin, maintenant qu’elle était là, elle n’allait pas laisser tout cela lui monter à la tête et péter un câble tout de suite. Karen se massa le crâne et regarda la liste plus attentivement. Hm, Oui, un massage pour se détendre ne serait pas une mauvaise idée, pour commencer. Elle le mis sur la liste. Niveau épilation, elle n’en avait pas encore besoin, mais après déjà plusieurs semaines, elle sentait ses mains sales et aurait bien pris une manucure. Ses sourcils méritaient aussi une petite remise en forme. Après donc quelques minutes à observer le choix proposé et à faire le sien, Karen lui rendit le papier avec des croix marquées au stylo contre les soins proposés.
__–« Allez j’prends ça. »
__–Massage du dos, soin complet des vingt ongles et entretien de la ligne des sourcils ; pas exactement une « totale » donc, mais de quoi s’occuper un petit moment déjà.
__–Bien sûr, Karen ne savait pas trop quoi penser à l’idée de remettre son corps dans les mains d’une Européenne, mais si elle n’avait pas l’air très futée, au moins semblait-elle assez douce pour convenir. Et puis, elle était, il faut le dire, très jolie, ce que ne manquait pas de constater Karen à mesure qu’elle la regardait de plus en plus. Oui, elle ferait l’affaire, bien mieux que certaines très vulgaires à qui elle avait déjà eu affaire.

La jeune femme attrape le prospectus que je lui tends et y jette un coup d'oeil rapide, avant de ronchonner légèrement qu'elle ne sait pas exactement ce qu'elle veut. Je m'apprête à lui donner quelques conseils, mais elle semble finalement se plonger plus sérieusement dans la lecture du flyer, un stylo entre les doigts, qu'elle utilise pour cocher les soins qui l'intéressent. J'attends qu'elle fasse son choix, et tends finalement la main pour reprendre le bout de papier cartonné, un sourire aux lèvres.

"Merci ! Alors, voyons voir..."

Je jette un oeil sur la liste à mon tour - manucure des pieds et des mains, épilation des sourcils et massage du dos. Ca devrait nous tenir occupées un petit moment tout ça !

"C'est parfait, on devrait avoir le temps de faire ça cet après-midi - par contre, j'espère que tu n'as rien d'autre de prévu ? parce que tu vas être ici pendant au moins deux bonnes heures je dirais !"

Je réfléchis un moment à la manière de procéder - plutôt le massage d'abord pour se mettre dans l'ambiance, ou à la fin pour terminer la séance en beauté et repartir complètement détendue ? En soi, moi ça ne me change pas grand chose, et c'est plutôt une affaire de préférence personnelle, alors autant demander à l'intéressée !

"Est-ce que tu as une préférence pour l'ordre des soins ? Les ongles et l'épilation, ça se fait ici - par contre pour le massage, c'est dans une pièce à part."

J'explique avec un sourire, pointant du doigt en direction de la petite porte derrière moi, qui donne vers une pièce à l'ambiance plus tamisée.

__–Karen ne répondit pas immédiatement. Secrètement, elle espérait qu’il y allait avoir une blague, une chute, quelque chose. Mais non. Deux possibilités, donc, ou cette Européenne la prenait vraiment pour une truffe – serait-il venu à l’idée de qui que ce soit que Karen eût pu ne pas connaître combien de temps les soins demandés prenaient –, ou elle n’était vraiment pas le couteau le plus affûté du tiroir.
__–« Ouais bah normal quoi. »
__–Et il ne va pas sans dire qu’elle était peu grée qu’on lui rappelât à quel point elle était désœuvrée. Aussi prit-elle plutôt sa pose et son ton nonchalant de reine du lycée :
__–« Pff, si, j’ai plein de trucs… Mais ça va quoi, ils peuvent se débrouiller sans moi. »
__–À bien des égards, s’inventer une vie et des amis était moins pitoyable que d’avouer que la seule fréquentation qu’elle avait, était un petit Japonais insignifiant qu’elle forçait plus ou moins à traîner avec elle.
__–« Et nan on peut faire le massage après c’est… Bien. »
__–C’est vrai qu’elle n’avait pas réfléchi à cela. À Fayetteville, la personne qui s’occupait d’elle venait d’une famille très sérieuse et très chrétienne ; elle n’aurait su être mise en doute. Mais ici, dans cet écrin d’homosexuels niché au cœur d’un pays asiatique ? Tout était possible, y compris que cette charmante personne à la magnifique chevelure et la peau parfaite fût lesbienne. Karen était-elle vraiment sereine à l’idée de finir dans la même pièce que quelqu’un qui pouvait très bien être de cette sorte de dégénérés ? Est-ce que le massage allait-il vraiment être serein, si au moindre contact entre les paumes de celle que notre protagoniste observait de pied en cap, comme pour y déceler la moindre impureté, elle ne pouvait penser qu’au risque de déviance et de perversion que cela comportait ?
__–Il fallait en être sûre.
__–« T’as un mec ? »
__–Peut-être un peu direct.
__–Voire pire : intéressé.
__–« Enfin… j’dis pas ça parce que… enfin j’suis pas… voilà quoi ! Non mais c’est, par curiosité quoi. »
__–La pire situation qui pouvait arriver semblait à présent bien trop envisageable pour Karen. Deux scénarios, tout aussi atroces l’un que l’autre, étaient désormais possibles et elle avait pour les deux la même terreur. Si Alyona était effectivement lesbienne, elle allait croire qu’elle serait intéressée, ce qui serait tout à fait monstrueux. Si elle ne l’était pas, ce serait Karen elle-même qui passerait pour telle, ce qui n’était pas une éventualité moins abominable à songer.

Quand j'annonce la durée de la séance à la jeune femme, elle semble un peu blasée et m'annonce que son planning était chargé, mais que ses amis pourront se débrouiller sans elle malgré tout. Je conserve mon sourire poli, même si je la trouve un peu sur la défensive, à la limite du désagréable. Elle est peut-être juste un peu stressée ?

"Parfait ! Eh bien dans ce cas, je te propose de commencer par tes sourcils. Tu peux venir t'installer dans ce fauteuil-ci."

Je me dirige vers l'un des fauteuils inclinables tout en parlant, et tapote gentiment l'accoudoir avec un sourire. Je profite ensuite qu'elle s'installe pour me laver les mains à l'évier, avant de me tourner vers elle avec une expression surprise face à sa question pour le moins directe.

"Pardon ?"

La blonde s'embrouille un peu avant d'expliquer qu'elle est simplement curieuse. Drôle de façon d'entamer une conversation, en général on commence par les prénoms, non ? Mais encore une fois, elle est sans doute stressée, c'est vrai qu'elle a l'air jeune. J'étais facilement intimidée aussi à cet âge ! Je retrouve mon sourire en secouant négativement la tête - c'est un peu personnel comme sujet mais je ne vois pas vraiment de raison de ne pas répondre.

"Non, pas pour le moment ! Je me concentre plutôt sur moi-même depuis que je suis arrivée ici. Au fait, je m'appelle Alyona - et toi ?"

Voilà, repartons sur de bonnes bases. Je termine de me sécher les mains, avant de revenir aux côtés de ma cliente, à présent installée sur le siège. J'allume la ring light et actionne le mécanisme pour incliner le fauteuil, plaçant la lampe au-dessus de son visage.

"Tu peux fermer les yeux si la lumière est trop éblouissante. Qu'est-ce que tu aimerais pour tes sourcils ? Je peux juste nettoyer la zone et redéfinir la forme, ou bien les affiner un peu..."

Maintenant que je suis plus près, je vois qu'ils sont soignés - elle est vraisemblablement une habituée des salons de beauté.

__–Pas pour le moment.
__–Karen haussa un sourcil. Cela lui semblait assez improbable qu’elle n’ait pas déjà été courtisée. Si elle avait été un homme, elle n’aurait pas attendu. Ceci dit, cela signifiait au moins qu’elle était hétérosexuelle, ce qui était le plus important dans l’histoire. Aussi put-elle s’asseoir, détendue et prête à être palpée par cette très charmante inconnue dont, il est vrai, elle n’apprenait le prénom que maintenant. Ce qui était… étonnant. En des années de fréquentation, jamais son esthéticienne de Fayetteville ne lui avait proposé un échange d’identités. Était-ce à cause de sa question indiscrète ? S’imaginait-elle qu’elles pouvaient être amies et avoir des conversations badines après les cours et le boulot ?
__–D’un côté, cela semblait, c’est un comble, un peu cavalier et inconvenant à Karen. Cette Alyona, au prénom qui faisait décidément bien peu occidental, était-elle d’une famille respectable, assez de fortune pour avoir quelque intérêt en ce monde, un carnet d’adresse élargi ? De tout cela on pouvait en douter, du fait de son statut de célibataire et employée dans un cabinet.
__–D’un autre, notre amie se sentait désespérément seule depuis son arrivée à Terrae.
__–« J’m’appelle Karen. Je, ouais, je viens d’arriver. »
__–Un compliment, quelque chose, peut-être ? C’était ce qui était de bon ton dans cette situation.
__–« Ça fait plaisir de voir qu’y a un cabinet ici. Ça marche bien ? »
__–Peu de choses étaient plus barbantes qu’une discussion sur la situation des petits commerces, mais si c’était une étape indispensable pour se lier d’amitié avec les prolétaires, qu’il en fût ainsi. Cela faisait d’autant plus étrange à Karen, qu’Alyona avait la vingtaine révolue et faisait donc partie de la catégorie de jeunes qu’elle ne fréquentait pas. Du moins, pas son versant féminin. (Les jeunes hommes de l’université, c’était autre chose.)
__–« Les affiner c’est bien ouais, un peu comme… »
__–Hélas, votre serviteur atteint là les limites de ce que sa narration peut retransmettre au style direct et sans faire d’ellipse sur le discours technique de l’esthétisme capillaire, aussi considérez que Karen donna des instructions assez précises, mais qui n’allaient pas être trop difficiles à suivre, considérant l’état déjà bien proche d’impeccable de ses sourcils. C’était plus de l’entretien qui était nécessaire qu’un changement de style.

Karen, donc - c'est un prénom assez commun et qui n'indique pas vraiment d'origine spécifique. Quand je donne le mien, les gens devinent vite que je viens de Russie généralement. Je souris quand elle m'apprend qu'elle est nouvelle.

"Oh, je vois ! Tu es encore Novice du coup ? Je me souviens quand je suis arrivée, j'étais tellement stressée et impatiente de découvrir mon affinité ! Tu as des préférences ?"

Je demande sur le ton de la conversation, tout en dirigeant la jeune femme vers le siège inclinable. Je la laisse prendre place et allume la lampe grossissante, tout en hochant énergiquement la tête à sa question suivante.

"Oh oui, ça marche super bien ! Il n'y avait pas de cabinet d'esthétique avant que j'arrive, je l'ai ouvert il y a quoi... Un an ? Le bouche-à-oreille a fait le travail super vite !"

L'institut marche tellement bien que je pense même à prendre une employée - quitte à former un/une jeune sans connaissance dans le milieu - vu que je suis incapable de refuser de nouveaux clients et que mes journées deviennent de plus en plus chargées. Ca ne me dérange pas plus que ça vu que je n'ai pas de chéri(e), mais je n'ai pas non plus envie que ma vie se limite à mon travail !

"D'accord, ça marche."

J'enfile des gants pour éviter de toucher sa peau à mains nues, et commence à inspecter ses sourcils de plus près. Ils sont déjà bien entretenus et la forme correspond à celle de son visage - juste quelques retouches devraient faire l'affaire ! Je me mets au travail, pince à épiler en mains, et termine en une quinzaine de minutes à peine.

"Et voilà ! Est-ce que ça te convient ? J'ai juste affiné très légèrement, mais je peux retirer plus de matière si tu le souhaites."

J'attrape un petit miroir sur la table de travail, que je lui tends pour qu'elle puisse inspecter le résultat elle-même.

__–Karen haussa un sourcil. Des préférences ? En terme de quoi ?
__–« Euh bah ouais je préférerais, euh… »
__–Elle aurait bien voulu dire, avec un ton passif-agressif – mais surtout agressif – qu’elle aurait encore préféré être encore chez elle, qui rien de ce qui l’avait rendue apte à faire le voyage jusqu’au Japon ne fût arrivé, que si elle pouvait échanger quelque magie que ce soit contre sa vie d’avant, elle le ferait. C’était pourtant faux.
__–« Enfin non chaipas, j’y ai pas trop réfléchi quoi. Toi t’as quoi genre ? »
__–Passons à d’autres sujets de conversation. Le cabinet fonctionnait, cela ne se voyait pas trop à ce moment là, mais il faut dire que Karen était venue volontairement en heure creuse. La jeunesse du commerce la surprit :
__–« Ah ouais ? Mais ils allaient où avant ? ’fin on peut pas trop aller à Tokyo si j’ai bien compris ? »
__–Au final, Karen commençait à avoir une forme d’admiration pour Alyona. Elle avait trouvé quelque chose qui manquait à Terrae, avait comblé le besoin et très bien réussi. Serait-elle capable d’en dire autant, quand le temps viendrait pour Karen de s’insérer dans cette micro-société ? Rien n’était moins sûr. Sans ses réseaux familiaux, amicaux et plus tard universitaires qu’elle se serait constitués à Fayetteville, pour son avenir comme pour son présent, Karen était bien seule.
__–Quoi qu’il en était, Alyona avait bien travaillé.
__–« Hmmm… C’est pas mal… ’faudrait un peu plus ici et là mais c’pas mal pour un début… »
__–Elle avait failli dire « pour une débutante ».
__–Vint donc le moment du massage. Au final, l’hétérosexualité de celle qui allait poser ses mains chaudes sur son dos nu n’avait pas pu être confirmée. Karen aurait bien pu lui demander frontalement, mais sentait tout de même qu’il était préférable d’user d’un brin de subtilité.
__–« Bon mais t’es lesbienne ou quoi ? »
__–Ah, tant pis.

Karen a l'air d'hésiter un peu face à ma question, avant de répondre finalement qu'elle n'y a pas encore réfléchi - comment peut-on ne pas y penser quand on apprend qu'on va recevoir des pouvoirs ?! C'est littéralement tout ce que j'avais en tête au début ! Bon, c'était aussi un peu un moyen de penser à autre chose que ma dépression, mais j'imagine que tout le monde fait face différemment.

"Je suis Eau Voyante moi ! C'est un chouette élément à manipuler, par contre les visions... Je suis moins fan, c'est confus et difficile à contrôler. Mais bon, j'apprends petit à petit !"

On ne va pas se mentir, j'aurais préféré être Morphe, mais on ne peut pas choisir malheureusement. Je hausse ensuite les épaules à sa question - pour être honnête, je n'en sais rien, ils se passaient d'esthéticienne je suppose !

"Mmh je ne sais pas trop, il me semble qu'ils offraient quelques services basiques chez le coiffeur, sinon j'imagine que les résidents faisaient sans ! Et on peut sortir dans Tokyo sur autorisation, mais je ne pense pas que la directrice considère un rendez-vous esthétique comme une raison valable hihi !"

Nous passons ensuite aux sourcils, la jeune femme a l'air plutôt satisfaite du résultat - même si elle est du genre avare en compliments hein, ça me change de ma clientèle habituelle, mais il faut savoir s'adapter. L'étape de la manucure se passe de la même façon - elle ne parle pas beaucoup, c'est un peu stressant non ? J'aime pas le silence moi !! Et toujours pas de commentaire positif, elle n'est pas contente de mon travail en fait, c'est ça ?

Un peu à fleur de peau, je l'invite ensuite à passer dans l'autre pièce, à l'ambiance douce et tamisée, avec une table de massage placée au centre. Je m'apprête à lui faire le petit laïus d'usage, quand elle me pose une question pour le moins directe. J'en reste sans voix pendant quelques secondes, avant de secouer la tête doucement.

"Non, non... Pourquoi ?"

Ce n'est pas un mensonge, je ne suis pas lesbienne... Juste bi - mais elle n'a franchement pas besoin de le savoir ! Je me demande pourquoi le sujet de ma vie amoureuse l'intéresse autant d'ailleurs - est-ce que ce ne serait pas plutôt elle qui est lesbienne ?! Et potentiellement intéressée ? ... Attendez une seconde, peut-être qu'elle pense que j'offre ce genre de massage ?! Oh mon dieu, le malaise ! Je me racle la gorge pour cacher ma gêne et me dirige vers la porte à reculons.

"Je te laisse retirer ton haut et t'allonger confortablement sur le ventre, d'accord ? Tu peux également utiliser la serviette qui est sur la table pour te couvrir si tu le souhaites. Je reviens dans quelques minutes !"

Je referme la porte derrière moi et souffle un bon coup. Bon, j'espère qu'elle ne va pas se faire de drôles d'idées hein ? Le temps qu'elle se change, je me dirige vers mon bureau et sors le chauffe-mains d'un tiroir, histoire qu'elles soient d'une température agréable pour les poser sur le dos de ma cliente.

__–« Ah ouais les visions, en vrai ça a l’air stylé et tout… »
__–Enfin, la vérité était que Karen aurait pu avoir ce commentaire pour virtuellement tous les pouvoirs. Ces choses là, elle ne les rencontrait que lors du visionnage du film Marvel de l’été, quand elle condescendait à s’y rendre – c’est que, ce genre de divertissements pour jeunes adultes masculins et un peu geeks l’indifférait au plus haut point. Son imaginaire n’avait jamais été construite autour de quelque univers de fantaisie que ce soit, sinon quand elle était bien plus jeune. À l’adolescence, c’était des préoccupations bien plus adultes qui avaient occupé son esprit, telles que les groupes de musique, les garçons, les produits de beauté ou encore la mode.
__–Ce qui, on s’en doute, rendait autant inconcevable à ses yeux autant l’existence de cette magie, surtout comme une réalité très proche, qu’elle aurait à vivre elle-même dans les prochains jours, que l’absence de professionnel de la beauté à Terrae.
__–Surtout si la – de fait tyrannique – direction de cette école allait refuser à ses pensionnaires l’accès à un service aussi indispensable. Quelque part, Karen se dit qu’elle avait bien de la chance dans son malheur ; elle n’aurait même pas eu accès au confort d’un cabinet d’esthéticienne, si elle était tombée à une autre période dans ce lieu de perdition.
__–Et au sujet de la perdition.
__–Ostensiblement, Karen fut rassurée d’apprendre qu’Alyona était du seul bord qui fût acceptable, ce qui lui arracha un petit sourire content, la fit la suivre sans plus aucune crainte et se déshabiller sans faire état de plus de pudeur que nécessaire. À son retour, la cliente était donc sur le ventre et celui-ci était bel et bien nu. Que le lecteur se rassure, rien de tendancieux n’était visible aux yeux de quiconque, mais au moins la tension qui raidissait Karen autant dans sa posture que dans le ton de sa voix s’était-elle atténuée.
__–« C’est bon j’suis prête, tu commences quand tu veux ! »
__–Ah ben ça, elle est même carrément polie, on marche sur la tête.
__–Enfin, nous en avons déjà discuté ce me semble ; ton temps n’est pas encore venu d’apparaître ! Du balais ! Briser la continuité pour une remarque désobligeante, on voit où son tes priorités.

Karen n'a pas l'air plus intéressée que ça par les pouvoirs - du moins, elle se contente d'un commentaire sans enthousiasme, mais aucune question supplémentaire de sa part. C'est rare, en général j'en reçois une pelletée - quand je dis "Voyante", d'un coup les gens ont l'impression que je peux lire leur avenir dans les lignes de la main ou prédire le prochain tirage du Lotto. En vrai, je pourrais hein, et même sans avoir besoin des mains - mais je ne maîtrise clairement pas suffisamment mes facultés pour m'aventurer sur le terrain précaire des prédictions. Surtout que, à force d'entendre Afya me le répéter, le message a fini par passer : rien n'est jamais certain, le futur fluctue au gré des décisions que nous prenons, et tenter de l'influencer peut être dangereux quand on ne sait pas ce qu'on fait - comme moi. Altérer le cours des choses risque fort d'avoir des conséquences non anticipées sur le long terme - un genre d'effet papillon, quoi. Et je n'ai clairement aucune envie de m'engager dans une partie de roulette russe hein !

Alors que je réponds à la question pour le moins indiscrète de ma cliente - de manière pas tout à faire honnête, il est vrai - celle-si semble soudain se détendre un peu. Ok, peut-être que j'ai mal interprété ses intentions en fait. Vu sa réaction, je dirais qu'elle n'est pas potentiellement lesbienne et/ou intéressée, mais plutôt juste homophobe... Génial. Je ne vois vraiment pas ce que ça change que je sois hétéro, bi ou lesbienne, vu que je masse tout le monde sans distinction de toute façon - et que je le fais avec professionnalisme, surtout ! Je serais presque vexée du sous-entendu flagrant qu'impliquait sa question. Mais je laisse filer et souris à la jeune femme alors que je reviens dans la pièce une fois qu'elle est déshabillée et allongée sur la table de massage.

"Parfait, on va pouvoir commencer ! Est-ce que tu as une préférence pour le parfum de l'huile de massage ? Tu recherches plutôt un effet tonique, drainant, ou apaisant ?"

Je travaille beaucoup avec des huiles essentielles, ce qui me permet de faire une combinaison aux senteurs et bienfaits personnalisés - mais il y a des contrindications. Les huiles essentielles sont déconseillées aux femmes enceintes ou allaitantes, et peut également causer des allergies ou dermites sur les peaux sensibles - du coup je préfère demander en amont pour éviter tout problème !

"Pour que la séance se passe au mieux et choisir des produits appropriés, je dois te poser quelques petites questions d'abord : as-tu des allergies à signaler ? Des produits qui t'irritent la peau ? J'imagine que tu n'es pas enceinte ou allaitante en ce moment ?"

Je souris doucement en frottant mes mains l'une contre l'autre pour les réchauffer, attendant les réponses de Karen.

__–La question de l’effet. Karen devait y réfléchir. Ce dont elle avait besoin, sans doute aucun, pressentait-elle au plus profond de son être, était d’être rassurée sur ce nouvel environnement qu’elle était contrainte à fréquenter. Et ce, d’autant plus que les derniers jours avant son arrivée dans ce lieu étrange – et aux mœurs dissolues – avaient été particulièrement demandeuses en énergie et surtout pourvoyeuses en inquiétudes, peurs, angoisses et appréhensions.
__–Un massage apaisant ferait on ne pouvait plus l’affaire.
__–Par contre, il y avait effectivement un problème technique. Une question, qu’on ne lui avait jamais posé qu’à une reprise ; lors de sa première visite dans le cabinet de Fayetteville qu’elle fréquentait.
__–« Euh, bah, des allergies, non… Puis ça va y’a rien qui m’irrite genre »
__–Ces caractéristiques, du fait de leur propriété principale qui était d’être inamovibles dans le temps, n’avaient besoin d’être précisées qu’une seule fois.
__–« Par contre, euh… »
__–Quant à la dernière, il y avait de subtils signes qui faisaient que Karen n’avait nul besoin de répéter qu’elle était tout à fait pure. Le premier étant l’anneau de virginité à son doigt, qui n’avait à présent plus aucun sens et dont Karen ignorait elle -même les raisons qui la poussaient à toujours s’en orner.
__–« Bah euh, ouais, j’suis enceinte quoi. »
__–Il n’y avait nul besoin d’être fort savant, fort inventif, fort psychologue ou encore fort maîtresse de ses capacités surnaturelles de devineresse dans le cas d’Alyona pour saisir qu’elle en avait tout à fait honte.
__–Il n’en restait pas moins qu’il lui était impensable de faire quelque mal que ce fût à son enfant.
__–Karen pria que cette demoiselle allait rester professionnelle et ne pas s’appesantir sur le sujet.

Un massage apaisant, donc, très bon choix - sans vouloir être mauvaise langue, elle a l'air assez... Tendue ? Ou peut-être qu'elle est juste du genre grognon au naturel, c'est possible aussi. Karen me confirme qu'elle n'a aucune allergie ou problème de peau particulier, et je hoche la tête doucement en enregistrant l'information. Note à moi-même ; il faudrait peut-être que je commence à tenir des fiches avec les informations et préférences de mes client(e)s, je n'ai pas eu de mal à retenir jusqu'à présent, mais la clientèle commence à bien grossir quand même et je risque de ne pas réussir à contenir tout ça dans ma petite tête sans m'emmêler les pinceaux !

La jeune femme a un petit moment d'hésitation, avant d'ajouter qu'en fait, elle est enceinte. Je me fige et mes yeux descendent automatiquement vers son ventre - enfin, vers le bas de son dos dans ce cas-ci, vu sa position actuelle. Il me faut plusieurs secondes pour enregistrer l'information, durant lesquelles je reste silencieuse. Elle doit être au tout début de sa grossesse, vu qu'il n'y a encore aucun signe - et mon dieu, elle est si jeune ! Est-ce que c'était désiré ? Qu'en est-il du père ? A-t-elle déjà un médecin ici à Terrae pour suivre sa situation ? Rien de tout cela ne me regarde, et son silence m'incline à penser qu'elle n'a pas envie d'en discuter - ou du moins, pas avec moi. Mais je ne peux m'empêcher de sentir une vague d'inquiétude m'envahir - et de tristesse, aussi. Les images déchirantes de mon fils mort-né s'invitent derrière mes paupières, et je dois cligner des yeux plusieurs fois pour les faire disparaître et combattre la montée de larmes qui menace de faire surface. Ok, focus. Cliente, massage. Je déglutis difficilement avant de forcer un nouveau sourire un peu crispé sur mes lèvres.

"D'accord, d'accord, il n'y a pas de souci. On va éviter les huiles essentielles du coup, par précaution. Je peux te proposer de l'huile naturelle de bergamote ou de lavande, elles ont toutes les deux des vertus relaxantes. Qu'est-ce que tu préfères ?"

Il y a aussi l'huile d'amande, pour combattre les vergetures - mais dans son cas, c'est un petit peu tôt je pense, sa peau n'a même pas encore commencé à se tendre.

__–Karen regarda sa masseuse avec un air légèrement surpris, quelque peu consterné, très hautain et surtout suspicieux. Qu’est-ce que cela pouvait bien être, de la bergamote ? Karen, forte d’une vie à considérer les personnes sachantes en un domaine comme ayant moins de valeur que celles tout à fait ignorantes, prenait déjà cette Européenne pour une imbécile, cela n’allait pas en s’améliorant.
__–« Euh nan mais lavande c’est bien hein. »
__–Et puis, elle avait remarqué son air choqué, ses expressions faciales d’inquiétude, d’embarras, d’ennui, d’affliction, d’une profonde autant qu’elle était déplacée empathie pour sa cliente. De quoi le petit personnel pouvait-il se mêler de nos jours, c’était consternant.
__–Vous voyez ce que j’aurai à subir après l’initiation de la gamine…
__–Ce qui veut dire, pas maintenant, oust, enfin !
__–Reprenons, si l’autre triste personnage le veut bien. Le massage se passa bien. À défaut de briller par son esprit, Alyona était douée de ses mains – la réplique la plus lesbienne du monde ça – silence ! Et même elle pouvait apaiser les tensions et inquiétudes qui pesaient sur Karen.