J’ai un rire.

—Différent des autres enfants, je ne sais pas trop. Souvent, on dit qu’un bébé c’est déjà fatigant, mais deux encore plus. Il faudra sûrement qu’on réfléchisse à des aménagements, voire qu’on réfléchisse à te donner une chambre plus grande d’entrée de jeu… Histoire que les petits ne soient pas trop à l’étroit.

Mon cerveau file à toute allure, réfléchissant aux différents scénarios qui nous sont possibles. Il faudra évidemment soumettre ces idées à Hideko, mais je ne pense pas qu’elle refuse ; elle aussi est mère.

—J’ai un fils de deux ans et demi, oui. Ca a été difficile au départ, beaucoup de défis ; on apprend tous les jours, avec un enfant. Personne n’a de mode d’emploi, mais… Au final, avec un peu de lecture, et en faisant de notre mieux, tout se passe bien. J'ai encore des livres que je peux te prêter, si tu as envie. J’ai aussi la chance d’avoir mon fiancé avec moi, et nous nous soutenons tous les deux.

Sans lâcher l’appareil, je me tourne à demi vers la machine pour appuyer sur un bouton qui enregistre une partie de la vidéo et des battements des coeurs que l’on entend. Un autre bouton prend une photographie ; il faudra que je lui envoie ça plus tard. Tout en faisant ça, je continue :

—C’est aussi une question que je me pose pour toi : est-ce que tu penses avoir des personnes qui peuvent te soutenir, ici, à Terrae ? Comme tu es arrivée il y a peu de temps, je me dis que ça peut être difficile.

__–Une chambre plus grande, c’était là une riche idée. Faudrait-il deux lits, un lit double ? Était-il mieux de les maintenir assez séparés, ou pouvaient-ils rester autant de temps qu’ils le désiraient collés l’un à l’autre ? Et s’ils avaient faim en même temps ? Leur donner le sein ou le biberon ? Tant de questions techniques diverses et variées qui commençaient à envahir Karen.
__–Au moins, Aoi elle-même était mère, ce qui allait faciliter les choses quant à la recherche d’informations. Aussi étrange que cela puisse paraître – pour toi p’têt –, Karen sentait qu’elle pouvait faire pleinement confiance à son jugement en la matière. À défaut des bons choix, elle devait en avoir fait suffisamment de mauvais à ne pas reproduire…
__–« Ah euh ouais, des bouquins pourquoi pas. Merci. »
__–Fort heureusement, Karen était bonne étudiante et ne renâclait pas devant les tâches studieuses.
__–En revanche, il était vrai qu’une autre personne dans sa vie pour l’aider n’aurait pas été de trop. Quelqu’un de son âge, pour qu’elle ne fusse pas autant une mère qu’une fille. C’est que Karen se sentait une adulte, maintenant, il n’y avait plus de retour en arrière concevable.
__–On sait tous à qui elle pense…
__–Je n’ose le dire.
__–C’est pas grave tout le monde sait.
__–« Euh, ouais, chaipas… »
__–Oooh mais c’est quoi ça ?
__–« ’fin genre y’a toi c’est déjà pas mal. »
__–Gna gna gni, gna gna gna, je suis une adulte, je veux plus être considérée comme une fille, mon cul sur la commode ouais.
__–« Puis chaipas p’têt un mec mais ’faut qu’il soit d’accord. »

Bon, les livres, alors ; je me note mentalement de les rassembler et les déposer chez Karen dans les jours à venir, qu’elle puisse s’atteler au plus tôt à un peu de lecture. Enfin, si tant est que ça l’intéresse ; y a des tonnes de gens qui disent “euh pourquoi pas” et qui finalement ne le font jamais ensuite ! Mais il faut que je me calme un peu, ce n’est pas sa priorité, là ; elle semble encore en train d’intégrer émotionnellement ce qu’il se passe…

Lorsqu’elle répond à ma toute dernière question, je me sens un peu prise de court. J’observe ses yeux qui fuient les miens, son ton presque gêné. À ce moment-là, une partie de moi prend une décision que je vais sûrement regretter par la suite : je peux pas laisser cette ado toute seule avec deux enfants à naître. Alors je souris juste, un peu attendrie, beaucoup émue, et aussi un peu rassurée.

—C’est parfait alors. Si tu as envie qu’il t’accompagne parfois lors des examens, s’il est d’accord, c’est possible.

Parfois, on a besoin de quelqu’un qui nous tienne la main. Ce n’est pas mon rôle ici, mais je peux m’assurer que tout se passe bien pour elle… et de répondre à ses questions. Être l’adulte, ici.

—Je peux enlever la sonde ?

Je lui laisse le temps de regarder ses petits haricots une dernière fois, et quand c’est bon pour elle, je retire l’appareil d’échographie de son ventre pour ensuite lui tendre des serviettes en papier ; histoire qu’elle puisse essuyer le gel restant sur sa peau.

—Je te laisse faire et te rhabiller le temps d’aller chercher les photos ?

__–Rah elles sont mignonnes ces deux là.
__–Alors, vraiment, je ne vois pas quelles peuvent être les sources de cette attirance de Karen envers ce personnage.
__–T’es con ou tu le fais exprès ? Je te l’ai déjà dit en plus.
__–« Euh, ouais, j’veux bien, merci. Tu peux l’enlever c’est bon. »
__–Allez, je retente parce que ça me les brise. J’sais pas, c’est pourtant évident. J’veux dire, ouais ok Aoi a dû un peu tirer notre sale gosse là de chez elle par la force, mais et après ? Enfin, tu captes que dans la tête de Karen maintenant, Aoi = j’ai vu mes deux grumeaux tout choupis là ? Et que si elle propose de l’accompagner pour les prochains, bah ça voudra dire que dès qu’elle verra sa tête, elle verra aussi ses gamins ?
__–Et donc ?
__–Vas-y laisse tomber tu me gonfle c’est bon.
__–Soit. Aussi Karen se rhabilla-t-elle et alla-t-elle chercher, non sans plaisir, les photos des deux petits êtres blottis l’un contre l’autre. Ils auraient une place de choix dans son carnet de grossesse. Puis, quand vint le temps de se séparer, un peu penaude d’avoir témoigné autant d’agressivité, le regard fuyant, elle dit son au revoir à Aoi :
__–« Bah… à la prochaine quoi. Et, euh… Merci. »
__–Ça s’voit qu’elle a pas l’habitude de dire ça !