Et voilà. Ça fait déjà un mois que je suis arrivé à Terrae.
Un mois et un jour précisément. J'ai rencontré des gens, plus ou moins normaux. J'ai découvert des trucs de dingue, fêté Halloween, et exploré Terrae (pas dans cet ordre-là). Mais voilà, un mois depuis que j'ai tout envoyé chier, posé ma démission et quitté ma mère pour venir à Tokyo sur un coup de tête. Est-ce que je regrette..? Bonne question. Je n'en sais trop rien pour l'instant. J'aime l'ambiance, les rencontres et l'espace dans lequel je vis, mais enseigner me manque un peu. Et le thé aussi, ça me manque. Et les scones.

Par contre, ce qui ne m'avait pas manqué, c'était les températures en dessous de 20°C ! J'ai dû ressortir ma veste, et tout est en train de ternir avec le retour des nuages. C'est nul pour peindre ! Mais bon, j'aime bien ma veste, elle est sympa : une manche est rose pastel, l'autre est jaune, et le reste se compose de carrés de couleurs pastel. J'ai aussi pu ressortir ma salopette en velours violette. Bon ok, le froid c'est pas si pire.

Bref, j'ai été pris d'un élan de nostalgie (après un mois seulement, oui oui) et je me suis dit que j'allais retourner à l'entrée. Deux-trois arbres et les grandes grilles de fer. Il n'y a pas un chat, pas trop de vent... J'ai sorti mon petit carnet et je commence à tracer un crayonné quand j'entends les grandes grilles s'ouvrir. Ça ne grince pas comme dans les films mais un grand machin en métal, ça fait toujours du bruit. Et là je vois entrer une petite silhouette, toute menue avec des cheveux noirs. La pauvre a l'air aussi perdu que je l'ai été. Il est temps de faire ma B.A. de la journée ! Je referme mon carnet d'un claquement enthousiaste et je me lève.

- Coucou ! Bienvenue à Terrae ! Je m'exclame en m'approchant avec un sourire que j'espère accueillant.

J'ai du mal à réaliser que je suis partie pendant qu'on me donne toute la panoplie du débutant. J'ai du mal à réaliser aussi quand les grilles s'ouvrent sur un monde encore plus inconnu que celui auquel je pensais appartenir.
En plus, ce n'était pas prévu. Je n'ai pas eu le temps de planifier mon voyage, mon changement de vie. En même temps, si j'avais essayé de le faire, mes parents m'auraient séquestrés pour m'en empêcher. Sur le moment, j'y ai vu une échappatoire et j'ai pris la décision sans réfléchir. J'espère que j'ai bien fais !

Je sursaute quand un inconnu m'aborde avec le sourire. Pendant un moment je vois flou, peut-être à cause de sa tenue colorée, ou de la surprise d'avoir face à moi un garçon, peut-être plus vieux que moi, mais de pas beaucoup. Un jeune homme.

Qu'est-ce que disait le livre déjà ? Zut, j'aurais dû chercher sur le net pendant le trajet jusqu'ici ! C'est vrai, je vais devoir parler à des gens et me débrouiller toute seule. Et fréquenter des garçons. Mon père ne me laissait jamais parler avec eux, s'il pouvait m'empêcher de les regarder il l'aurait fait. Il faut sourire je crois, ça donne l'air sympathique. Le résultat n'est pas à la hauteur de mes espérances, mais avec mes joues pivoines, ça ne se remarquera peut-être pas.

Ensuite, il faut parler.
— Salut, heu je oui c'est moi, enfin non je suis... Merci.

Mon cœur bat tellement fort qu'il doit s'entendre à l'autre bout du Japon. Quelle idiote, j'aurai dû réviser mes bases ! C'est quand même pas compliqué, si ? J'ouvre mon sac pour me donner de la contenance et cacher mes tremblements. Je n'arrive pas à réfléchir correctement. Ma main effleure mon bullet journal, un des seuls objets que j'ai emporté par réflexe. Cet inconnu m'a souhaité la bienvenue, je sais qu'il faut dire "merci" et ensuite ça s'arrête là... j'imagine.

— Feng Hua... dis-je d'une petite voix.

La première impression est importante, mes parents me l'ont assez répété comme ça. S'ils me voyaient, ils en mourraient de honte. Je veux bien qu'on m'enfonce six pieds sous terre, tellement c'est embarrassant ! À défaut, je remonte un peu mon écharpe, pour donner l'impression que j'ai juste froid.

Je crois que j'ai un peu pris la pauvre jeune fille de court... Bichette, elle a l'air toute perdue. Elle est choupinette avec son écharpe et son sac, même si je ne comprends pas vraiment pourquoi elle l'a ouvert. Elle cherche quelque chose peut-être ? Oh. Oh non. Pas une bombe au poivre j'espère ! J'hésite à lui dire que je suis pas suspect, promis, mais c'est ce que font tout les gens suspects... Je fais quoi du coup ?! Ah- Ah non en fait ça va. Elle sourit. Ouf, sauvé.

La pauvre a l'air toute frigorifiée, et j'ai dû la surprendre parce qu'elle s'emmêle les pinceaux. C'est adorable, on ne va pas se mentir, mais ça ne dois pas être agréable pour elle. En tout cas, en la détaillant un peu plus, je me rends compte qu'elle doit avoir quelques années de moins que moi. Elle est plutôt petite, on dirait un chaton ! Et elle est jolie avec ça. En tout cas, entre ses yeux en amande et ses vêtements, je suppose qu'elle est originaire d'Asie. On ne peut pas faire plus éloigné du britannique que je suis. Heureusement qu'on a les puces pour traduire !

- Donc tu t'appelles Hua ? Non, euh... Feng ? Je demande tout en réfléchissant.

Lequel est son prénom ? Peut-être que je devrais l'appeler par son nom... C'est ce qui se fait au Japon je crois, quand on ne connais pas. C'est que je ne veux pas la brusquer. Elle est tellement chou. Mais ! First things first.

- Tu as l'air au bout du rouleau, viens entre te mettre au chaud, ma pauvre.

Je l'attrape doucement par le bras et la guide jusqu'au hall du bâtiment. Il y fait déjà un peu plus chaud et surtout on est à l'intérieur. C'est souvent rassurant pour les gens nerveux d'être à l'intérieur.

- Oh là là, je manque à tous mes devoirs ! Je m'appelle Camil Andrews ! Enchanté. Je dis avec un sourire avant d'enchaîner. Tu préfères poser ton sac en premier, ou alors boire un chocolat chaud à la cafétéria ?

Je remarque qu'elle a encore moins d'affaires que moi quand je suis arrivé. C'est vrai que je ne connais pas son passé... Peut-être qu'elle a vécu des choses difficiles, ou qu'elle a dû partir en vitesse. Dans tous les cas, il faut que je la mette à l'aise ! C'est mon objectif principal. La mettre à l'aise et la réchauffer.

J'essaye de recentrer mes pensées, sans oser le regarder dans les yeux. Je n'ai jamais cherché comment on doit se comporter avec le sexe opposé, il n'y a que les conseils de mes parents que j'ai en tête.
Tu n'as pas à fréquenter ces garçons, ils ne sont pas assez bien pour toi, ou tu n'es pas n'importe qui, contente-toi de faire ce que je te dis !
Il faut que je prévois un moment pour le faire...
Cet inconnu n'aurait pas le droit de m'adresser la parole en temps normal. Je ne sais pas vraiment ce que je dois faire, je n'ai pas eu le temps d'y réfléchir. Je ne suis vraiment pas préparée pour une nouvelle vie, et je sens l'angoisse monter. Je soupire en silence pour libérer un peu la pression, et je me lance.

— Appelle... Appelle-moi Hua.

Voilà, c'est suffisant et pas prise de tête. Je savourerais bien cette petite victoire personnelle, mais je sens une nouvelle pression sur mon bras. Il... Il me touche ! Je me crispe sans pouvoir me contrôler et le suit sans broncher. Pourquoi est-ce qu'il m'agrippe comme ça ? Les garçons font tout le temps ça ? Après tout, il aurait pu me demander de le suivre. En tout cas, c'est bien plus agréable que la poigne violente de mon père quand il est furieux.

Je suis à deux doigts de lui répondre comment je m'appelle, quand je me souviens que je l'ai déjà fais. Ouf, au moins j'ai eu le temps de me taire avant de faire une autre bourde. Sa proposition me tente. J'ai le réflexe de serrer mon sac, comme si mon corps préférait garder ce poids, une manière de se raccrocher à la réalité.

— Je veux bien un chocolat chaud, merci.

Je n'ai pas pu prendre beaucoup d'argent, mais ce n'est pas un chocolat chaud qui va me ruiner. En plus, Camil pourrait m'apporter des réponses sur Terrae. Je ne sais même plus où je dois aller ensuite. Peut-être que je pourrais rattraper mon impression catastrophique en glissant un compliment ou deux ? Il faut que ce soit sincère, d'après "Comment se faire des amis pour les nuls". J'en ai un tout trouvé.

— J'aime bien ta tenue. Ses couleurs.

Je rougis encore. C'est la première fois que je fais un compliment sincère, je crois. Je ne sais plus, mais je détourne les yeux pour reprendre courage et lui poser une de mes nombreuses questions.

— C'est... C'est comment ici ?

Bon, résumons. La demoiselle que je viens d'accueillir s'appelle Hua Feng. Hua, c'est son prénom. Et je peux l'appeler comme ça. Plus je la regarde et plus elle me fait penser à un chaton perdu. Il faut vraiment que je l'aide à se sentir chez elle ! Et comme je ne suis pas un mufle, ça commence par la lâcher. Je m'empresse donc de le faire et recule aussi d'un pas pour faire bonne mesure. Voilà, ça devrait aller mieux avec un peu d'espace.

- Tu n'es pas obligée de te séparer de ton sac. On va aller prendre un chocolat chaud en premier. Je la rassure d'un ton doux en la voyant serrer son sac contre elle.

Moi aussi j'adore ma grosse sacoche. Je me sens tout nu sans elle, et elle contient tout ce que j'ai de plus précieux. Alors rien qu'à l'idée de m'en séparer... Brr ! Non, merci. J'invite donc Hua à me suivre d'un geste de la main et me mets en marche vers la cafétéria, au rez-de-chaussée. Il faut passer devant le dortoir des garçons et je la précède pour vérifier que la porte est bien fermée. Oui, c'est bon. Puis je me rends compte qu'elle m'a complimenté.

- Ah merci, c'est adorable. J'aime bien avoir plein de couleurs sur moi. On me dit souvent que je ressemble à un enfant XXL mais perso, je trouve que ça apporte de la gaieté dans le monde. Je dis avec un grand sourire.

Nous arrivons dans la cafétéria. Hua me demande comment c'est à Terrae.

- C'est super, vraiment. Il y a plein d'endroits à visiter : une forêt, un champ de fleurs... Il y a aussi un petit village avec des boutiques. Mais viens, on va prendre nos boissons et je te raconte tout une fois qu'on est assis. Je lui dis en la guidant vers la machine à boissons chaudes.

C'est chouette parce que comme il y a des petits à Terrae, les machines sont gratuites ! Donc j'appuie sur le bouton de chocolat et me tourne vers Hua.

- Tu préfères plutôt sucré ou pas trop ? Je lui demande gentiment.

Je me détends un peu et je suis Camil. Est-ce que je dois m’excuser à cause de ma réaction peut-être disproportionnée ? J’ai peur de rendre la situation plus embarrassante qu’elle l’est déjà, alors je ne dis rien. Le compliment a fait mouche, c’est une petite victoire ! J’essaye de mémoriser le chemin pour me familiariser le plus tôt possible avec les lieux. Je veux aussi me souvenir de Camil. Si je le recroise, je préfère le reconnaître plutôt que de le snober sans faire exprès. En plus, il est très gentil.

— Il n’y a pas de mal à être un grand enfant. Surtout quand on voit certains adultes.

Je songe tout de suite à mes parents, un exemple que je connais trop bien.

— Et heu... C’est cool, la gaieté. Enfin... C’est agréable.

Je n’arrive pas à exprimer ma pensée et j’abandonne avant de me retrouver encore une fois mal à l’aise. L’idée est là de toute manière.
Je me concentre sur ses réponses. Ma réaction parle pour moi : je relève la tête et j’arrête de me cacher avec mon écharpe en imaginant tous ces endroits à visiter. C’est idyllique pour moi.

— Pas trop sucré s’il te plaît.

J’ai hâte qu’on soit assis pour en savoir plus. J’oublie un moment mes problèmes, mes doutes. Je veux qu’il me dise tout et je dois avoir l’air d’une enfant qui découvre un parc d’attractions, mais peu importe. Je m’installe en attendant nos boissons. Dès qu’il me rejoint, je demande :

— Et on a le droit d’y aller ? Partout ? Le champ de fleurs, la forêt... Est-ce qu’il y a des animaux ?

Je pourrais enchaîner mes questions, mais j’ai la bonne idée de me stopper là et de le laisser répondre. J’imaginais Terrae... en fait, je ne sais pas comment je la voyais, mais pas avec tant de lieux excitants.

La remarque de Hua me fait rire. Décidément je l'aime bien, le petit chaton. J'appuie sur le bon bouton pour faire sortir un chocolat chaud fumant et pas trop sucré. J'en profite pour prendre un café avec du lait et du sucre. Depuis que je suis ici, je n'ai pas vraiment trouvé de thé aussi bon qu'en Angleterre. Ça me manque un peu, et je n'arrive pas à me contenter de ceux offerts par la machine. Résultat, j'ai commencé à boire du café... Je ne sais pas si c'est une bonne idée.

Je prends ma boisson et rejoins Hua qui s'est installée à une table. Je m'assieds et pose sa boisson devant elle en écoutant ses questions. Je prends son intérêt pour un signe qu'elle se détend et est moins inquiétée par ma présence, tant mieux !

- Bien sûr qu'on peut y aller ! Ici, tu as le droit de te déplacer librement. Pour les animaux... Il y a des oiseaux, et sûrement des écureuils. Pour ce qui est de la faune plus large, je ne sais pas trop. Mais il y a une animalerie au village ! Je dis avec enthousiasme.

J'aimerais bien aller la voir, même si je ne me fais pas confiance avec les animaux. J'ai tendance à tellement papillonner que j'aurais trop peur de ne pas assez bien m'en occuper. Déjà que j'ai du mal à me rappeler de faire des pauses pour manger... Quel dommage en tout cas, parce que j'adore les animaux. Mais revenons à nos moutons. Je sors le plan un peu froissé que j'ai récupéré à mon arrivée, et je le pose devant Hua. Je pointe le bâtiment en U à l'entrée de Terrae.

- Voilà. En ce moment on est ici. C'est le bâtiment qui fait dortoir et salles de cours entre autre. Là, on est au rez-de-chaussée, du côté gauche. Y'a les dortoirs des gars et la cafète où tu peux venir grignoter un peu quand tu veux. Je lui explique en pointant les endroits sur le plan. Sur la droite, tu as le dortoir des filles, où tu dormiras, l'infirmerie et le gymnase.

C’est la première fois que je vais sortir où je veux et quand je veux, du moins dans Terrae. C’est suffisamment grand pour me contenter, et je laisse échapper un sourire.

— J’avais peur que ce soit très restrictif ici. Je ne connaissais pas du tout cet endroit avant qu’on vienne m’en parler. Une fois, j’ai vu quelques rumeurs sur le net qui ne disaient rien de bon à ce sujet, mais je n’y ai pas fait attention.

Si j’avais su, j’aurais lu un maximum de choses avant de venir, même si ce ne sont que des rumeurs. J’espère que je ne vais pas me rendre compte qu’ici, c’est un enfer déguisé. Je savoure quelques gorgées du chocolat et il n’en faut pas plus pour me réconforter. J’évite d’en parler à Camil, mais ce genre de boisson est rare avec mes parents, parce que ce n’est pas assez chic, ou un truc du style.

Je suis des yeux ses indications. Une infirmerie, des dortoirs, une cafétéria. Je prends soin de retenir l’emplacement des chambres pour les filles.

Ses explications sont claires et précises. J’arrive à peine et j’essaye de penser à d’autres interrogations. Je suis sûre que j’en aurais trouvé plein d’ici la nuit, dans mon lit. Quand il sera trop tard pour poser mes questions. En attendant, je peux toujours centrer la discussion sur autre chose. J’ai quelques souvenirs de mes lectures sur la manière dont on doit converser.

— Ça fait longtemps que tu es ici ? Tu viens d’Europe, c’est ça ?

Bon, je ne risque pas grand-chose à supposer ça. Après tout, il peut deviner que je suis originaire d’Asie. S’intéresser et écouter fait partie des choses conseillées lorsqu’on veut interagir avec d’autres personnes, c’est le moment pour lui poser ce genre de questions. J’espère que ce n’est pas indiscret. Et si ça l’est ? Rien qu’à l’idée d’être allée trop loin, je sens un poids sur l’estomac. Je décide de faire diversion avec un sujet qui me revient en tête.

— En fait, je... je ne suis pas sûre d’avoir compris ce qu’on fait ici, et pourquoi on nous invite à vivre à Terrae. On m’a parlé du Vide, bien sûr, mais... est-ce qu’on est malades ?

Oho ! Hua laisse enfin apparaître un sourire. Je crois qu'elle est soulagée du cadre qu'offre Terrae, et ce qu'elle dit ensuite me le confirme. Je me demande dans quel genre de famille elle a pu vivre..?

- Nah, ça a l'air assez cool ici. En plus, ils ne donnent des cours que pour les primaires, collégiens et lycéens. Si tu veux aller à la fac il faut faire ta demande si j'ai bien compris. Je dis en souriant.

Je bois une gorgée de mon café.

- Pour tout te dire, je suis venu ici sur un coup de tête et je ne connaissais rien en arrivant. Je ne connais pas encore grand chose de Terrae, d'ailleurs. Mais c'est en faisant des rencontres que j'ai commencé à comprendre quel genre d'endroit est Terrée.

Cadence, avec qui j'ai exploré l'endroit, puis Luna et ses pouvoirs incroyables... Sans parler d'Halloween avec les enfants. C'est vraiment un bel endroit, et je ne regrette pas d'être venu ici. J'écoute les nouvelles questions d'Hua. Je vois presque les rouages dans sa tête tourner pour trouver de nouvelles choses à dire.

- Oui, je suis d'Europe. Je suis né aux États-Unis mais j'ai grandi en Angleterre. J'ai aussi travaillé un an à peu près à Dublin, avant de rentrer en Angleterre auprès de ma mère. C'est là qu'un Master - je crois que ça s'appelle comme ça - m'a trouvé.

Je fais une pause et fais tourner mon café dans le gobelet en réfléchissant à la question d'Hua.

- Je ne me vois pas comme malade, mais plutôt juste comme... Perdu ? Je ne sais pas vraiment l'expliquer. Je pense que ça diffère pour tout le monde. Par exemple, moi j'étais prof. J'ai adoré mon métier pendant près d'un an, puis j'ai commencé à me sentir bloqué, enfermé dans mon boulot, dans la ville, tout ça. Et je pense que si je suis à Terrae, c'est en partie pour réapprendre à aimer mon travail.

J'ai réfléchi à voix haute, et je ne suis pas vraiment sûr que Hua voit où je veux en venir...

Si je veux aller en études supérieures, c’est moi qui décide. Je peux refuser, suivre une voie différente de celle toute tracée qu’on m’imposait. Je n’arrive pas à décrire ce que je ressens, mais j’ai besoin d’un moment pour en prendre conscience. Je fixe mon chocolat fumant et ne refais surface que lorsqu’il m’explique plus en détail sa petite expérience.

— Ah, je comprends. J’ai plus ou moins fait la même chose.

Une fuite, c’est un peu comme partir sur un coup de tête, non ? Je reprends une gorgée et l’écoute sans détourner les yeux. Je me sens plus à l’aise, au fil du temps. C’est agréable. Personne ne m’oblige à faire attention si j’ai une moustache de chocolat en buvant. Personne n’attendra le départ des invités pour m’incendier et me forcer à réviser mes leçons de bonnes manières. Ici, je suis juste Hua, une nouvelle arrivée un peu perdue.

— Tu as visité beaucoup de pays, ça a dû être génial !

Je ne connais rien de sa vie, mais je l’envie. Il doit avoir vingt ou vingt-et-un ans ? Il a déjà voyagé plus loin que moi.

— Au fait, tu as quel âge ?

L’embarras revient par petites touches. J’ai peur d’être trop indiscrète encore une fois. Je le laisse répondre à mes questions tout en finissant ma boisson.

— Alors, tu comptes redevenir professeur ?

J’essaye de me référer à sa version et d’imaginer pourquoi je suis ici. Se sentir perdu peut arriver à n’importe qui dans la vie, sans atterrir à Terrae. Je doute que, de mon côté, je doive réapprendre à aimer ma famille. J’aurais pu aller ailleurs, donc c’est une échappatoire comme une autre. Qu’est-ce qui peut bien nous rendre si différents ? Ah, les sortes de pouvoirs dont m’a brièvement parlé le Master. Je n’ai rien compris à son discours, j’étais bien trop occupée à planifier ma fuite quand il m’expliquait tout. J’ai saisi cette chance sans réfléchir, j’avais peur d’hésiter et de renoncer à cette opportunité.

— Je suppose que j’ai quelque chose à apprendre ici aussi.

Je reste pensive un moment, face à mon gobelet vide. Il a confié des choses un peu plus personnelles, même si c’est en surface. Peut-être que je peux faire de même ? Je ne l’ai jamais fait, alors ça me stresse.

— Moi aussi je me sentais coincée, je commence. J’ai fui ma famille sans réfléchir à la question quand on m’a parlé de Terrae. En Chine, on n’a pas trop accès aux informations sur cet endroit, mais j’étais prête à partir n’importe où. En plus, cette histoire de pouvoirs, je me dis que c’est peut-être la vérité. J’ai cru au début que c’était juste pour convaincre plus facilement les gens de les suivre.

Quand j’y pense, c’est idiot d’avoir imaginé ça. Le Master avait l’air différent d’un humain normal. Mon bilan psychologique s’est bien passé, personne n’est venu me disséquer ou me droguer après ça.

Hua m'avoue avoir fait un peu la même chose. Ça confirme mes soupçons, elle a dû partir en vitesse de là où elle habitait... Je suis curieux, c'est normal, mais je ne pose pas de question. Je suis poli et je sais être délicat quand il le faut. A la place, je réponds à sa remarque.

- Pas tant que ça... Je ne me souviens pas des Etats-Unis, et à part l'Angleterre et l'Irlande, je n'ai vu que le Japon en arrivant ici. Mais c'est vrai que j'aimerais bien voyager un peu. J'ai le temps : je n'ai que 22 ans, pour répondre à ta question. Je dis en souriant.

Je regarde Hua finir son chocolat. C'est mignon, elle semble embarrassée à chaque fois qu'elle me pose une question personnelle. J'ai envie de lui dire qu'elle peut me demander ce qu'elle veut, juste pour qu'elle se détende. Peut-être que je devrais ? Enfin bon, elle me devance en me posant une nouvelle question.

- Je ne sais pas encore... J'aimais bien donner des cours, mais c'était pour des étudiants en licence, ou en master. Dans Terrae, ça ne va que jusqu'au lycée. Et puis... Je ne sais pas non plus si j'ai encore envie d'enseigner comme je l'ai fait jusqu'à maintenant. C'est très académique et ça m'a emmené dans un endroit assez sombre, alors...

Je me rends compte que j'ai perdu ma bonne humeur et bois une gorgée de café pour me reprendre. Je souris à Hua pour lui montrer que tout va bien. C'est là que la jeune femme me surprend en me dévoilant une partie de son histoire. Je l'écoute d'un air sérieux, je me rends bien compte que c'est une chose précieuse qu'elle me confie. Quand elle se tait, je cherche quelques instants mes mots en regardant le reste de la mousse de mon café tournoyer dans le gobelet.

- Ça a dû être dur. De quitter ta famille comme ça pour sauter dans l'inconnu... Je dis avec compassion. Mais tu as raison. Cette histoire de pouvoirs, c'est loin d'être du flan. J'ai pu le voir de mes propres yeux. J'ai rencontré une jeune femme qui maniait les plantes. Elle a fait pousser une pomme dans sa paume à partir d'un pépin seulement, et a une prothèse au bras qu'elle actionne avec des lianes.

J'espère que j'ai le droit de raconter ça... Mais je veux vraiment rassurer Hua.

Finalement, il n’a pas tant profité de ses voyages, mais c’est toujours mieux que moi. Je ne m’étonne pas de sa réponse, je ne me suis pas trop trompée dans son âge. J’imagine que c’est normal que je donne le mien en retour, alors je lui dis :

— J’ai 19 ans, du coup je crois qu’ici, je suis encore mineure.

En Chine, je suis majeure, sauf pour me marier. Ça tombe bien, je ne compte pas m’engager là-dedans. Je l’écoute et réfléchis au métier qu’il exerçait.

— Je pensais que les enseignants en master et licence étaient plus vieux, j’avoue. Enfin, je ne me suis jamais renseignée sur ça alors je dois me tromper.

Je regrette de l’avoir dit tout haut, on dirait que je remets en question ses explications. J’essaye de dévier un peu le sujet :

— Dans un endroit sombre ? Tu veux dire que c’était un établissement horrible ?

Oh, non. Une indiscrétion encore ! J’ai l’impression de perdre le contrôle de la conversation, si toutefois je l’ai. Je serre le gobelet entre mes mains et joue avec pour tenter de garder la tête froide. Peut-être que je devrais aussi relever le menton et me montrer plus digne ? Mon père serait furieux à me voir baisser la tête et me faire toute petite. Je m’attends à subir la colère de Camil et qu’il me laisse en plan. Je ne l’ai pas remarqué tout de suite, mais il a l’air moins enjoué à cause de cette histoire. Ma question risque d’empirer les choses ! Mon cœur s’emballe et une bouffée de chaleur m’envahit peu à peu, ce qui a le don de m’embarrasser.

J’essaye de me concentrer sur la conversation et hoche la tête pendant qu’il réagit à mon récit. Je ne sais pas quoi dire de plus. Je ne me sens pas prête à tout révéler à quelqu’un que je viens à peine de rencontrer. Il faut faire attention, quand on parle aux inconnus. Plus facile à dire qu’à faire !

— C’est une première pour moi. Je...

Je suis terrifiée. Je n’ai pas envie de l’avouer à voix haute, alors je cherche quoi dire à la place.

— Je... C’est toute une aventure.

J’essaye de sourire, mais le résultat ne me convainc pas. Au moins, j’ai un petit aperçu des pouvoirs avec son histoire de fille qui fait pousser des plantes. Moi aussi, j’aimerais en être capable ! Je me demande quels seront les miens.

— C’est incroyable ! Tu sais comment ça marche ? Je n’ai jamais ressenti que je pourrai utiliser la magie.

Comme je m'en doutais, Hua est plus jeune que moi de quelques années. Il me semble qu'au Japon, la majorité est à 21 ans. Un peu plus et je pouvais dire au revoir aux boissons alcoolisées ! Je l'ai échappé belle. Je l'écoute enchaîner sur mon métier et j'éclate de rire en comprenant qu'elle a pris mes paroles au sens littéral du terme.

- Haha non ! L'établissement était très bien. C'est dans ma tête que ça n'allait pas trop. J'étais frustré et déprimé par mon train-train quotidien, le classique métro-boulot-dodo. J'en avais assez et j'en étais prisonnier. Et oui, je suis jeune pour être prof en fac ! J'étais le cadet de mes collègues. Mais ça m'a rapproché de mes élèves d'une certaine façon. Je lui explique en souriant.

Je n'aurais peut-être pas dû rire, j'ai peur qu'elle ne le prenne pour elle... Je ne veux pas la vexer ou l'embarrasser. La pauvre a l'air tellement perdue dans toute cette nouveauté. C'est vrai que de tout quitter du jour au lendemain, c'est très déstabilisant. Je compatis sincèrement avec elle. Ça a d'ailleurs l'air de la déprimer un peu.

- Je comprends ce que tu veux dire... J'espère que tu te sentiras vite mieux ici. Et si tu as besoin de quoi que ce soit, à n'importe quelle heure, n'hésite pas à venir me voir. Il faut se serrer les coudes dans ces moments. Enfin, je ne suis pas un psy non plus alors si vraiment ça ne va pas, c'est auprès d'un d'eux que tu devrais te tourner. Mais si je peux faire quelque chose, je le ferais volontiers.

J'ai beaucoup parlé, et j'ai l'impression de m'être un peu embrouillé dans ce que je voulais exprimer à la base. Je passe une main sur ma nuque, geste que je fais quand je me sens un peu embarrassé.

- Désolé, je suis pas très clair. Ce que je veux dire, c'est que tu peux me poser toutes les questions qui te traversent l'esprit, je ne me mettrais jamais en colère. Et que ma porte est toujours ouverte. Je conclus, avant de reprendre par rapport aux pouvoirs : Je n'ai pas l'impression de pouvoir faire des choses incroyables non plus, mais il y a une histoire d'initiation apparemment. Je crois avoir compris qu'il faut s'être bien installé et avoir sociabilisé un minimum pour obtenir ses pouvoirs. Quelque chose comme ça en tout cas.

C'est dingue, j'ai beau en avoir discuté avec Luna, j'ai du mal à saisir exactement comment on développe ces pouvoirs. Pauvre Hua, je vais l'embrouiller encore plus !

Sa réaction me rassure. Il n’est pas du tout fâché et, même si j’ai compris de travers, ça ne pose pas de problème. Je me détends un peu. Je ne sais pas si c’est toujours comme ça avec tout le monde, ou si c’est juste avec lui, mais c’est plus facile que je ne le pensais. Peut-être que tout se passera bien ici. Camil continue sur des paroles que j’entends rarement. On a déjà été gentil avec moi, il ne faut pas pousser non plus, mais là c’est différent. Ce n’est pas une tutrice, ou une nourrice. C’est un jeune homme. Un inconnu de l’extérieur. Je ne sais pas trop comment réagir. Ça me fait très plaisir et me réconforte, mais je n’ai pas l’habitude de ce genre de chose.

— Merci.

Je pense que ça suffit en guise de réponse, même si je juge que c’est léger. C’est tout ce dont je suis capable pour le moment.

La question des pouvoirs reste un peu floue, de ce qu’il m’en dit, je ne trouve qu’une conclusion à ça.

— On en saura plus quand on sera prêt, je suppose. Je me demande comment ça se passe.

Une initiation peut prendre n’importe quelle forme. Là, il s’agit de magie alors j’espère que je ne vais pas vivre un cauchemar !

— Ça pourrait être une sorte de rituel. Avec notre sang, je réfléchis à voix haute. Ou un truc très banal et j’imagine trop de choses.

J’arrive à sourire un peu. Dans tous les cas, je me sens moins seule maintenant que je connais quelqu’un d’aussi gentil.

Hua ne dit pas grand chose, juste un "merci". Mais ça me suffit pour comprendre qu'elle n'a pas souvent eu affaire à des gens bienveillants. Ça me donne encore plus envie de la prendre sous mon aile, et de la protéger. En tout cas, elle semble enfin se détendre et ça, ça vaut toutes les boissons chocolatées du monde. Pendant qu'elle réfléchit à voix haute, j'essaie de me rappeler de ce que m'a dit Luna. Elle m'en a parlé, c'est sûr, mais on buvait un coup à son bar et il était tellement joli que j'ai eu du mal à me concentrer sur ce qu'elle me disait. Tiens, j'aimerais bien y emmener Hua un jour. Je suis sûr que la déco lui plairait. En attendant...

- Luna, une autre résidente de Terrae, a eu la gentillesse de répondre à mes questions. C'est encore un peu chaotique dans ma tête, alors ça risque d'être un peu confus, mais je vais essayer de t'expliquer ça. Je dis.

Je prends une nouvelle gorgée de ma boisson en réfléchissant à la façon de lui présenter les choses.

- On arrive à Terrae sans pouvoir, jusque là on est d'accord. Mais une fois bien installés, quand on a pris nos marques, rencontré des gens, et qu'on est prêt selon les masters, on acquiert des pouvoirs. Ça se passe dans une salle spéciale apparemment, où on te convoque. Là, les masters activent tes pouvoirs, tu lévites un instant et ensuite ils les scellent pour éviter les débordements. Et ensuite, tu peux débloquer petit à petit tes pouvoirs, un peu comme dans un jeu vidéo : tu level up en quelques sortes.

J'ai repris mes habitudes de prof pour expliquer tout ça, c'est drôle. Depuis que je suis à Terrae je reprends goût à l'enseignement, d'une certaines manière.

- Donc tu commences en tant qu'initié, puis tu peux passer étoile. Si j'ai à peu près bien compris, être étoile implique de pouvoir faire plus de choses. Puis tu passes master. Mais ça c'est une autre paire de manches : il faut apparemment faire plus que maîtriser son pouvoir. Luna m'a parlé d'une histoire de création grâce aux pouvoirs... Mais c'est tout ce que je sais. En tout cas, ça n'implique pas de rituel bizarre avec du sang, ce qui est un soulagement je trouve.

Je lance ma dernière phrase sur le ton de la plaisanterie, simplement pour détendre Hua et l'aider à digérer un peu la tonne d'informations que je viens de lui donner.