Et voilà. Une autre session catastrophe se termine. Je dis "catastrophe" parce que ma téléportation ne s'améliore pas vraiment. Bon, c'est vrai. Maintenant j’atteins ma cible. Des fois. Rarement... Mais la plupart de mes essais échouent et les bleus que j'ai un peu partout sont là pour en témoigner. Heureusement, j'ai moins de mal avec l'électricité. En tout cas, j'ai encore rien grillé dans ma chambre, ni dans la salle d'entraînement. On peut appeler ça une victoire je trouve.

Enfin, alors que je sors de cette nouvelle séance catastrophe en me frottant le dos et un peu déprimé, j'aperçois à nouveau la jolie blonde croisée à Halloween. Je crois qu'elle s'appelle Karen. Les souvenirs de la soirée me reviennent en tête. Le vent que je lui ai mis en faveur des enfants, le vent qu'elle m'a mis au bar... Disons qu'on est quittes question bourrasques. Mais je n'aime pas rester sur une impression pareille ! Ce n'est pas moi, de laisser mes bourdes sans excuses. Allez mon gars, on se redresse et on sourit.

Je rattrape la jeune femme et pose doucement une main sur son épaule pour ne pas lui faire peur.

- Hé, salut ! Je sais pas si tu te souviens de moi. Je m'appelle Camil. On s'est rencontrés à Halloween...

Je cherche mes mots. Dingue comment on peut être embarrassé à l'idée de s'excuser.

- J'ai pas été correct à ce moment-là, j'ai tendance à me laisser emporter par l'enthousiasme si il y a des enfants dans le coin... Enfin, du coup, je voulais m'excuser pour mon comportement. Je dis, avec un sourire penaud.

__–Mais qu’est-ce que c’est que ce travelo ?
__–Wow wow wow, excusez-le, hein, il est très con. À en oublier qu’il cause au passé, je te jure. Et c’est quoi cette intro là, on est où, il s’passe quoi, t’as cru tout était permis c’est bon ? Bordel de merde quoi, si t’es pas foutu de faire une narration correcte je m’y cogne.
__–Bon oui, euh. Alors bah, donc, en fait, là – quel orateur ! Démosthène et Cicéron en tremblent d’admiration ! – va chier, bref là c’était séance d’entraînement aux pouvoirs et tout. Pour l’instant ça va c’est gérable m’voyez, genre avec la grossesse et tout. Le sensitif ça va Karen maîtrise oklm, par contre l’électricité, la vérité vraie c’est qu’elle flippe un peu sa race parce que m’voyez avec deux polichinelles dans le tiroir, si un choc électrique déconne et passe par elle j’vous dis pas la gueule les deux gamins à la sortie.
__–Et puis bon on peut lui dire que le risque est pas énorme autant qu’on voudra non c’est non. Genre svp, Karen a pas arrêté le lean juste pour la santé de ses mêmes pour s’mettre aux coups de taser. Bon par contre niveau sensitif ça va j’me débrouille. En même temps, John et Boyce sont deux motivations juste énormes. Arriver à sentir leur présence à travers son ventrou, c’est l’feu quand-même. Enfin non c’est l’tonnerre mais m’avez capté.
__–Et donc là y’a ce mec qui arrive en mode viens on est potes et tout, qui pose sa main oklm genre vas-y c’est permis. Bon en vrai il est adorable donc fais pas ta meuf, il voulait juste attirer ton attention.
__–Que nenni. Karen se retourna d’un geste brusque, assez pour dégager la main de cet importun, regarda là où il l’avait posé, puis le regarda lui, avec une expression qui transmettait avec la clarté de l’eau de roche qu’ils étaient loin de pouvoir se permettre ce genre de familiarités.
__–Elle l’écouta avec une demi-attention. Certes, présenter ses excuses était la moindre des choses qu’il pouvait faire, peu importe ce qu’il avait bien pu faire. (Karen n’avait pas une remembrance très vive de leur rencontre ; c’était un autre garçon qui occupait toutes ses pensées concernant cette soirée là.) S’attendait-il à plus ?
__–Bah chaipas sois sympa t’as pas d’amis je te rappelle.
__–Karen roula des yeux Et moi de concert.
__–« Ouais ok t’inquiètes. Tiens si tu veux vraiment t’faire pardonner, tu sais faire du patin à glace ? ’faut que j’fasse un peu d’sport tous les jours mais c’est chiant sa mère quand j’suis seule là. »

Oof. Je sais que j'ai pas été cool avec elle, mais là sa réaction est un peu blessante. Bref, elle se retourne en dégageant ma main, me juge clairement du regard. C'est quoi cette expression ? J'ai l'impression que je viens de lui pisser sur les chaussures quoi. Et oui, je sais, je suis pas forcément le mecs le plus viril au monde mais quand même ! Bon je dois pas être sur mon trente et un non plus tu me diras...

Je tire un peu sur mon t-shirt, embarrassé, histoire de le défroisser après ces foutues tentatives de téléportation ratées. Franchement, quelle honte ce pouvoir. C'est le pire sur lequel j'aurais pu tomber. J'ai les cheveux qui vont dans tous les sens avec l'électricité aussi. Et voilà qu'elle roule les yeux ! Je veux juste me rattraper moi... Mais visiblement je l'emmerde plus qu'autre chose... Bon bah je vais y aller alors, hein.

Juste alors que l'idée me traverse l'esprit, Karen se décide enfin à dire quelque chose et... Quoi ? Patiner ? J'ai remarqué son ventre arrondi mais je n'ose pas en parler, de peur de dire quelque chose de déplacé. Ce serait con de dire "félicitations, c'est pour quand ?" et de me prendre une réplique glacée en retour. Bref, je passe sur ça mais je me promets intérieurement de faire attention à ce qu'elle ne tombe pas !

- Je viens d'Angleterre, alors oui je sais patiner. Je réponds, un peu sèchement je me rends compte.

Je crois qu'elle a quand même réussi à me vexer un peu. Allez Camil, t'es plus sympa que ça !

- Enfin... Bref, je t'accompagne, avec plaisir. Je me reprends avec un sourire un peu penaud.

__–Sa gestuelle était assez comique. Ce… « garçon » devait bien avoir dix ans de plus que lui mais se comportait presque comme s’il en avait un ou deux de moins. Comme il essayait dans un pitoyable effort de remettre ses habits en ordre, Karen ne se priva pas pour le juger de pied en cap.
__–Assez marrant venant de la meuf qui a des cernes jusqu’au trou de balle. Et a péta des fringues de femme enceinte à sa doc. (« Rarement vu des sapes aussi moches putain, t’es sûre tu veux pas m’filer un sac à patates plutôt ? » qu’elle lui a balancé la Karen, du coup forcément elle s’est prise un « J’peux arranger ça, bouge pas » d’Aoi qui est partie fouiller ses placards oklm, du coup Karen en mode « Nan mais ça va j’déconne c’est bon là soûle pas merci voilà t’es contente ? » et Aoi de lui envoyer un colossal « Mais y’a pas de problème, ça me fait plaisir » avec un sourire tellement forcé wooah ça a dû faire mal au visage ça et envoyer une quantité de « sale gosse sale gosse sale gosse sale gosse » en sous-texte façon j’te vide un chargeur dans la gueule.)
__–Il n’en reste pas moins que, Jésus, qu’il était dépareillé.
__–Et Anglais, avec ça.
__–« Personne n’est parfait. Allez viens. »
__–Après ce compte-rendu de son attifement, puis finit de ranger ses affaires pour se diriger vers la sortie.
__–Elle le mena jusqu’à la patinoire, sans beaucoup discuter sur le chemin, sinon des banalités usuelles : ce qu’il faisait dans la vie, d’où il venait en Angleterre, si la nourriture y était aussi horrible qu’on prétendait et la pluie aussi drue.
__–Arrivés, elle le mena au vestiaire pour changer de chaussures. (Les siennes étaient déjà dan son sac.) Contrairement à ses habits, ses patins étaient de magnifiques objets blancs et rouges, très bien entretenus, faits pour le hockey sur glace. Il y avait un peu moins de cinq personnes ; c’était un tout petit établissement.
__–« M’fais trop chier que ce soit si p’tit là, même pas on pourrait faire un hockey correct ici tssk. Tu f’sais quoi toi comme patinage ? De l’artistique genre ? »
__–Ah bah ’faudra pas s’étonner qu’il veuille plus te causer après un tour de piste et se barre.

Je suis Karen en silence. Franchement je ne sais pas quoi faire avec elle. Elle parle mal, râle beaucoup et bordel, mais ça veut dire quoi "personne n'est parfait" ?! Allez, zen, ça va bien se passer...

Elle discute pas des masses mais je réponds à ses questions : j'étais prof, je viens de Leeds même si je suis né à Phoenix aux États-Unis, et non, la nourriture y est mangeable et il ne pleut presque plus avec le changement climatique.

On arrive à la patinoire, un tout petit édifice qui présage un tour de piste très court. Mais bon, Terrae a beau être grand, c'est pas non plus une mégalopole. Vu sa population il n'y a pas vraiment besoin de plus. Je récupère des patins à ma taille en échange de ma paire de converses fétiche (si elles ont la moindre égratignure...) et les enfile. J'ai vite fait de les lacer et écoute Karen râler - encore. J'avoue que je suis un peu outré par le ton qu'elle prend pour parler de patinage artistique mais ça me passe plutôt au dessus de la tête.

- Non, miss râleuse. J'ai jamais pris de cours mais je faisais les courses de vitesse aux alentours de chez moi. Je réponds en me mettant debout.

Direction la glace. Ça doit faire au moins deux ans que je n'ai plus patiné, et mon entrée sur la glace laisse un peu à désirer (en même temps quand ça ressemble plus à un granité qu'à une surface pour patiner aussi). Mais quelques coups de patins plus tard, j'ai retrouvé mon aisance.

- À mon tour de poser quelques questions. Vu ta réaction à l'Angleterre, je devine que tu dois venir des USA, pas besoin d'être un génie pour ça. Mais t'es d'où exactement ? Je demande.

Me voilà moi aussi à clasher, génial. Et on oublie pas que l'objectif c'est que la dame reste sur ses patins.

__–Karen ne fit aucune remarque particulière sur ce qu’il racontait, mis à part sur sa fantaisie gauchiste de « changement » climatique, quand elle répondit que si cela faisait moins pleuvoir, c’est que ce devait être une bonne chose.
__–Ah mais à un moment, ’faut choisir hein. Ou il existe pas, ou il existe et y’a pas de quoi s’en faire. Les deux sont très cons, mais peuvent pas être là en même temps !
__–Nous nous passerons de l’opinion d’un aussi éminent climatologue que toi, merci.
__–Karen prit aussi sur elle pour ne pas rétorquer tout de suite au sobriquet que Camil lui avait attribué. Certes, elle était assez négative, mais n’était que le miroir de son environnement et des attitudes que tout un chacun avait à son égard.
__–Ouaiiiis c’est ça bien sûr, continue de croire ça t’as raison.
__–En attendant, il s’en sortait très bien sur la glace ; n’avait aucun mal à suivre son rythme. C’était bien loin du hockey, certes, mais Karen avait toujours apprécié le plaisir simple de la glisse ; de cette tractation d’un peu de contrôle contre de la vitesse, de manœuvrabilité contre de l’élégance. Pour le moment, elle allait se contenter de faire quelques tours, pour l’échauffement, de discuter un peu avec son compagnon, puis elle s’autoriserait quelques pointes de vitesse. Après tout, s’il se disait bon à la course, il fallait expérimenter cela.
__–Restait que la conversation prenait un tour… pas encore déplaisant, mais qui risquait de le frôler.
__–Ça ne tient qu’à toi, ça, Karenounette ! Fais pas ta connasse et ça va bien s’passer.
__–« Certainement pas de Phœnix, déjà. J’aurais cru que tu venais du Texas et t’as pas une tête de cowboy, si tu vois c’que j’veux dire. »
__–Ouuuh alors celle-là elle est complètement gratuite. C’est une ref à la fameuse réplique « Only steers and queers come from Texas, private Cowboy, and you don’t like much like a steer to me so that kinda narrow it down, do you suck dicks? » Et genre à seize balais on mate des films anti-guerres de mecs aussi tarés que Kubrick.
__–Tout le monde ne peut pas avoir ton inculture. Karen s’adossa au rebord de la piste.
__–« Nan, Fayetteville, Caroline du Nord. ’fin j’ai pas masse envie d’en parler là, viens on fait une p’tite course plutôt. Deux allez-retours ? »
__–Il n’y avait presque personne ; ils ne risquaient pas de rentrer dans quelqu’un s’ils faisaient un tant soit peu attention.

Je haussai les épaules à la remarque de Karen au sujet de la pluie. Les intempéries ne m'ont jamais dérangé, même si ça voulait souvent dire des heures de séchage intensif pour mes cheveux qui absorbent l'eau comme une éponge. En fait, je trouve que se balader sous la pluie en été a quelque chose de thérapeutique. Mais je garde cette remarque pour moi, elle serait capable de me bâcher dessus, si je commence à bien cerner le personnage.

Je patine tranquillement en restant à sa hauteur, les mains dans les poches. À sa prochaine réplique, je capte la référence. Je me surprends à hausser un sourcil, amusé.

- Bien vu Sherlock. En effet, je suis pas un cowboy. Tu as quelque chose contre les queers ?

Il n'y a aucune agressivité dans ma question. J'ai depuis longtemps appris qu'il valait mieux que les remarques à ce sujet me glissent dessus si je voulais garder ma peau exempte de toute cicatrice (Ou même juste garder ma vie en fait). Je laisse filer le sujet aussi, visiblement je suis sur un terrain glissant, et mon but reste de passer un bon moment. Je m'arrête pas très loin de Karen et regarde les quelques personnes tourner sur la glace.

- Tu es sûre de toi ? Je veux dire, ça pourrait être dangereux... Je réponds à sa proposition, un peu hésitant.

J'essaie de garder mon regard fixé au niveau de son visage.

- Je dis pas ça parce que je pense que tu es faible. Vas pas croire ça. Mais je n'ai pas envie de te voir chuter, si il arrive quoi que ce soit.

Bon, c'est pas beaucoup mieux, et je pense que je m'engage sur un terrain encore plus glissant que le précédent mais même si j'ai encore du mal à l'apprécier, ça ne veut pas dire que je ne m'inquiète pas pour sa santé.

__–Qu’est-ce que c’était que cette question.
__–Ben une plutôt légitime vu comment la discussion a commencé.
__–Hé bien il s’agirait de la clore aussi vite que possible. Aussi Karen répondit-elle par un haussement d’épaule. Elle non, mais l’Éternel, sûrement. Pas que ce genre d’argument allait avoir quelque poids face à un païen dans son genre. Et puis, comme Camil semblait disposé à ne pas faire tout un tapage sur sa sexualité, ce qui aurait été fort peu urbain de sa part, ils en restèrent là.
__–Pour ne pas dire qu’elles en restèrent là.
__–Oh mais ta gueule c’est pas possible. On peut se concentrer sur la glisse deux secondes ?
__–Oui, oui, j’y viens.
__–Karen fronça les sourcils et poussa un soupir agacé.
__–« Hé ça va, merci hein, j’crois que je suis assez grande pour savoir c’que j’peux faire ou non, j’fais des compets’ de hockey quand-même. »
__–C’est vrai, quoi. Pour qui se prenait-il à la materner de la sorte. Il avait imposé sa présence, puis répondu à une invitation qu’il aurait très bien pu refuser, était là de son plein gré et ce dans le seul but de se montrer paternaliste et désagréable. Quel compagnon c’était là. Non, vraiment, Karen avait toutes les raisons du monde de lui renvoyer autant de politesse et d’agrément qu’il en émanait.
__–Tiens ben, en parlant d’émaner…
__–Plaît-il ?
__–Pas à toi…
__–Non.
__–Héééé si.
__–Oh, par pitié…
__–Héééééééééééé oui. Non mais là, même pas besoin d’être sensitif pour capter que ouah toutes les mauvaises ondes dans ce coin de la patinoire, c’est un coup à faire… bah pas fondre la glace en fait, enfin bref. Karen du coup, là, elle sent toutes les émotions négatives de Camil. C’est pas énorme hein, il est surtout gavé – j’le comprends – mais comprenez bien. Dans son ancienne vie, on se jetait à ses panards pour avoir ses faveurs, Personne aurait juste osé être gavé d’elle.
__–Donc bon.
__–Souffle.
__–Fais c’que t’as dit Nico, essaie déjà de kéblo un peu les émotions qui t’agresse un peu là et essaie, je sais c’est chaud mais tu peux y arriver, de réfléchir et d’être conciliante.
__–« Okay, bon, t’sais quoi, on est pas parti du super bon pieds là. »
__–Ouiiiii, encore un petit effoooooooort…
__–« Désolée, j’suis genre, fin, merde quoi t’as compris. »
__–Ouais bon dommage, avouer sa faiblesse c’est trop, hmm ? Elle va pas jusqu’à dire qu’elle est épuisée, paumée dans sa tête et dans son corps, qu’elle a giga peur pour le futur et tout l’bordel qui va avec. Après tout, c’est juste un mec – ça se discute – la ferme toi, pas ton psy, hm ? Oh, j’oubliais. Tu veux pas aller voir un psy.
__–Par contre, pas besoin de le dire, s’il est pas trop concon le Camil à son regard fuyant il aura capté.
__–Et quelque tentative de sa part de la réconforter allait avoir pour toute réponse une gifle cinglante, au moins verbale et plus s’il se montrait trop insistant.
__–L’écoutez pas, il déconne.

le haussement d'épaule de Karen me suffit. Elle n'a pas besoin d'être une alliée à la cause LGBT+, tant qu'elle essaie pas de me foutre par terre pour me massacrer la tronche, ça me va. On en reste là, pas besoin d'en dire plus.

Par contre, je le savais. Je m'engage sur une pente glissante avec mon insinuation sur sa grossesse. Sa réponse claque. Étonnamment elle est plus douce que je ne le pensais. Mais bon, je crois qu'elle pense que j'essaie de la materner. C'est pas mon intention, donc je hausse les épaules.

- Eh, loin de moi l'idée de te dire quoi faire, je suis pas ton père.

Et heureusement, parce que je saurais pas quoi faire d'elle. C'est vrai quoi, je sais pas sur quel pied danser avec elle. Un coup elle souffle chaud, et l'autre elle souffle froid.

- Si tu veux faire une course, on fait une course. Ça me dérouillera un peu.

Voilà, conclusion. Je pose mes mains sur la rambarde et cale mon pied en perpendiculaire de l'autre pour la première poussée.

- T'excuse pas, tu m'as pas insulté hein. Si c'est un sujet sensible je l'aborderai plus. Par contre, crois pas que j'essaie de te materner. C'est juste dans ma nature de m'inquiéter pour les autres. Je dis avec nonchalance.

C'est vrai quoi, sinon quel mauvais prof je ferais. Enfin, pas comme si je l'étais toujours, mais bon je me comprends. Je lance un regard à la jeune femme.

- Bon on se la fait cette course ? On fait quoi, deux tours, ou un aller-retour ? Je demande.

Et qu'elle ne croit pas que je vais être gentil avec elle. C'est chacun pour sa peau là.

__–Bon bah voilà il est sympa en fait !
__–« Ouais ouais, y’a tout le monde qui est trop chiant avec ça là, genre c’est bon j’suis pas en sucre non plus hein. »
__–Ouais alors, elle dit ça hein, mais vous inquiétez pas que quand il faut abuser de la gentillesse des autres notre Karen nationale montre qu’elle en est bien une y’a pas de problèmes. Le nombre de fois qu’elle a utilisé des variantes de « je suis enceinte connard » pour avoir une prio sur un truc ou un traitement de faveur ou j’sais pas quoi, c’est juste délirant.
__–Et ce n’est pas indu.
__–« Deux c’est bien. Juste après que la nana elle passe là. »
__–Une des rares personnes sur la glace, qui faisait quelques tours devant eux.
__–Karen se mit en position à son tour et dès que la passante ne fût plus une obstacle, après un « Go ! », elle s’élança.
__–Ouais, sauf que problème, quand on a seize balais, on peut faire la meuf autant qu’on veut, on reste une ado un peu conne et qui a pas forcément trop conscience des risques et tout ça là.
__–Plaît-il ? Ah, oui, je vois. Ainsi, sans doute suite à quelque déséquilibre lié à sa condition, arrivée en milieu de parcours, Karen perdit le contrôle de sa glisse. Dans un réflexe de préservation, elle se pencha sur le côté, pour que tout l’impact de sa chute fût ressentie dans son épaule plutôt que, hé bien, partout ailleurs.
__–Ouais bon ça pique quoi. Et l’épaule encore ça va, l’égo par contre, pouaaaah. Ça fait la meuf, genre nan t’inquiètes je gère et tout et même pas elle tiens un aller-retour. Ça va pas trop le seum ?
__–« Ça va j’vais bien… »
__–Ta tête dit l’inverse hein.

J'ai jamais dit que t'étais en sucre- Bon message reçu cinq sur cinq, j'en parle plus. Je me concentre et regarde la femme que m'a désigné Karen faire la fin de son tour. Heureusement, il n'y a vraiment pas grand monde, donc la course sera plutôt facile.

Quand Karen lâche un "Go !", je m'élance et accélère rapidement. Je suis loin de ma vitesse habituelle, vu que je suis un peu rouillé, mais je me maintiens au coude à coude avec Karen sur le premier tour. Après un virage, je profite d'une personne dans le chemin pour accélérer et dépasser Karen. Ça fait tout drôle de refaire une course, et les souvenirs sont là juste derrière ma concentration. Je sens que si je suis distrait, je vais perdre pieds et je risque de ralentir.

C'est à ce moment-là qu'une autre personne passa devant moi en patinant. Je dus freiner et ma concentration se brisa. Un flot de souvenir me revint. L'air froid sur mon visage, les encouragements, le bruit des patins sur la glace des rivières gelées... Karen me dépasse et termine son premier tour. Je m'efforce d'accélérer pour la rattraper quand je la vois déraper et chuter.

Immédiatement, je m'arrête en dérapant près d'elle et m'accroupis, inquiet. Quel con je suis d'avoir accepté. C'était sûr qu'elle allait finir par se faire mal ! Mais non, mon bon vieil orgueil s'est dit que oui, à la limite si elle tombe ce sera bien fait et qu'elle l'aura cherché. Des fois je me déteste vraiment. Je m'accroupis et prends Karen par le coude.

- Ça va, rien de cassé ? Je t'avais dit que c'était pas une bonne idée... Allez un, deux, trois, debout.

Je l'aide à se relever et l'accompagne jusqu'à la sortie de la glace puis jusqu'à un banc où je la fais asseoir.

- Reprends ton souffle, je vais te chercher à boire. Je dis d'un ton ferme.

Et je m'éloigne vers un distributeur, où je fourre deux pièces. Une eau à la fraise, ça fera le taf...

__–Tu vas pas jusqu’à l’envoyer chier alors qu’il aide à te relever, nan ? Nan heureusement, merci.
__–Ce serait pourtant mérité.
__–Mais je t’emmerde.
__–Oh, ça oui… Enfin, passons. Karen n’avait rien de cassé, certes, si ce n’était son égo. Elle se remit debout, puis se laissa asseoir sur le banc. Non, vraiment, il y avait eu plus de peur que de mal. Aussi, les attentions de Camil, si elles étaient charmantes au début, furent vite insupportables à sa récipiendaire.
__–À peine l’avait-il quitté des yeux, qu’elle se releva, pesta et retourna sur la piste.
__–C’est piiiiitoyable.
__–Plaît-il ?
__–Putain mais meuf grandis t’as seize ans quoi. Alors d’accord il pourrait être ton prof mais c’est tellement ridicule, genre oh ben t’as voulu prendre soin de moi, sale connard, je vais désobéir à l’ordre que tu ne m’as pas donné ! Non mais t’espères quoi, là ? Le défier ? Il s’en bat ses bonnes couilles ! Tu vas juste finir par le faire en avoir marre de toi comme tu le fais avec tout le monde, pauvre conne.
__–Elle ne t’entend pas, tu n’es qu’une expression extradiégétique d’un élément intradiégétique.
__–D’où tu me traites de digestif là sale merde. Regarde plutôt.
__–Hm. Je ne sais pour quelle raison, Karen, quand elle aperçut Camil revenir du distributeur avec une boisson, cessa de faire son tour de piste pour aller se pencher sur le muret, au plus proche de lui.
__–« Hé, mec ! J’suis là. Tu vois j’vais bien j’t’ai dit, c’est bon t’inquiètes. Puis euh ça va merci, j’ai pas soif. »
__–Hé ben, t’es même allé jusqu’à lui sourire, bravoooo !
__–« Bon allez la pause est finie là, j’dois toujours te battre à la course, tu viens ou quoi en fait ? J’ferai plus gaffe t’inquiètes. »

Je récupère la boisson, assez content que Karen n'ait pas protesté et qu'elle se soit au moins laissée faire pour ça. Non pas parce que j'ai l'impression d'avoir un quelconque pouvoir sur elle, là n'est pas mon but et ça ne le sera jamais. Mais ça veut au moins dire qu'elle ne me voit pas tant comme une nuisance que ça. C'est un point positif.

Je me retourne prêt à lui donner sa boisson mais en arrivant près du banc j'ai un moment d'inquiétude. Elle n'est plus sur le banc. Est-ce qu'au moins je suis retourné au bon banc ? Si ça se trouve, elle s'est sentie mal et elle est allée aux toilettes. Ou alors elle en a eu marre et est partie. Ou... Ah non elle est juste retournée sur la glace. Quand j'entends sa voix je me tourne vers elle et, incroyable, c'est un sourire que je viens de voir ?! Ouh le sarcasme, c'est pas beau, je devrais avoir honte. Je pose la bouteille sur la rambarde et lâche moi aussi un sourire.

- Tant mieux, parce que j'ai aucune foutue idée de comment administrer les premiers soins je te le dis. Je laisse la bouteille là, si t'as soif tu te sers.

Je dis ça puis repasse sur la glace à mon tour. C'est qu'elle en démord pas, elle veux sa course. Elle m'assure qu'elle fera plus attention et bonne patte que je suis, je soupire :

- Ok, ok... Par contre, t'as cru que t'allais me battre ? T'as beau être plus jeune, j'en ai rien à faire. On fait quoi, deux tours comme avant ?

C'était rhétorique. Je me cale contre la barrière et me prépare.

- Allez prête ? J'attends qu'elle le soit, on ne triche pas ici madame ! Trois, deux, un... Partez !

Je démarre sur les chapeaux de roues - enfin de patins - et accélère tout de suite pour mettre de la distance entre Karen et moi. Si cette fois je suis bien concentré, ça ne m'empêche pas de devoir faire un écart pour éviter la femme qui patine tranquillement. Résultat, je dévie contre la barrière et perds de la vitesse le temps de repartir. J'ai ensuite beau m'acharner, faire une course en ligne droite et sur une petite patinoire c'est pas la même chose. Je talonne Karen mais impossible de la rattraper. Finalement, je la regarde repasser notre point de départ pour la seconde fois, remportant la course.

Je me dépêche de la rejoindre et m'arrête en dérapant. Je m'attends à des railleries après que je lui ai dit de faire attention, et "t'es sûre", et tout ça. Et puis j'avoue comment je suis grave vexé de m'être fait avoir par une jeunette (ouah comment je parle comme un papy, ça craint). Mais une victoire est une victoire...

- Bien joué, t'as gagné !

Jet de dés:

__–Tout ce bordel pour en arriver là… C’est si compliqué que ça d’avoir des relations normales avec les gens ?
__–Avec des homosexuels et autres déviants, sans doute, fort moins sitôt que l’on est entre gens de bonne compagnie.
__–Qui sont où ?
__–Plaît-il ?
__–Nan mais écoute bouffon c’est pas bien cul. Là, tiens, regarde. Le Camil, est-ce que c’est pas, genre, l’exemple de base du genre de mecs qu’on trouve à Terrae ? C’est à dire, ’faut que toi là… Enfin non toi on s’en fout, faut que TOI, LÀ, Karen c’est à toi que j’parle, que tu te fasses à l’idée que tu vas élever tes gamins avec lui qui sera leur voisin, Nico leur tonton, Aoi leur, euh… j’vais pas dire grande-tante mais la mère d’un de leurs potes d’école quoi, Minoru comme… je sais pas non plus mais un truc ça c’est sûr, bref, que les Zambiens tu les oublies ?
__–Qu’est-ce que les Rhodésiens du Nord ont à voir là dedans ? Oh… Les gens biens. Ciel, comment fais-tu pour mal prononcer à l’écrit. Passons.
__–Nan pas tout de suite ta gueule. Un autre truc que j’ai pas dit. Karen est sensitive, vous vous souvenez ? Bon ben là Camil… pas besoin d’moi pour deviner qu’il est gavé ses grands morts, par contre ! Il est tellement pas méchant du tout, c’est chaud. Quelque part, elle apprécie. J’sais pas. Ça la rassure. Bah ouais, quand on gagne à un sport contre un mec… quand on est une nana… c’est pas trop-trop rester à sa place quoi, d’habitude le mec il vous le fait sentir.
__–Là, bah non.
__–En vrai ce sont des gens pas si mal, les gauchos.
__–… Tout commentaire de ma part ne ferait point avancer la narration, qui a déjà été bien assez polluée comme cela par les interventions inutiles d’un quelconque faquin perturbateur, aussi vais-je m’en abstenir et reprendre.
__–Karen gagna donc la course. Une fois à l’arrivée, non sans afficher un sourire de satisfaction quant à sa victoire… Hum hum. Oui, soit, et de contentement que la réaction de Camil fût aussi fair play… Hum hum j’ai dit. Euah… et d’un bonheur encore timidement exprimé et fort peu avoué que cet homme s’avérât être aussi agréable et compréhensif, elle lui tendit la main pour qu’ils se la serrassent.
__–« C’était sympa. ’faudra remettre ça en vrai. ’fin genre. Si tu veux bien quoi. »

Quoi. Pas de moqueries, pas de railleries. Rien ?
Je reste un peu sur ma faim maintenant. Je m'étais préparé hein. Mais comme Karen ne semble pas décidée à prendre avantage de sa victoire, je me retrouve le bec dans l'eau. Je cligne un peu bêtement des yeux, et même ma frustration d'avoir perdu s'évapore un peu. Mais en même temps, en la voyant sourire, je me dis que j'ai pas perdu mon temps. C'est presque une victoire en elle-même. Et c'est encore plus motivant quand elle me suggère de remettre ça.

- Heh. Carrément, ouais. Je vais pas rester sur une défaite, je veux ma revanche.

Alors pas maintenant hein. Ça suffit pour aujourd'hui puis je voudrais pas gâcher cette victoire qu'elle savoure en la battant juste après. Parce que bien évidemment, si on recommençait cette course maintenant, je suis sûr que je la battrais : la miss qui faisait des tours sur la glace vient de quitter celle-ci pour rentrer chez elle. Donc sans rien pour me gêner, la victoire est mienne.

- Enfin, une autre fois hein. On en a assez fait aujourd'hui, je pense. Et puis comme ça tu peux savourer ta victoire comme il se doit, parce que la prochaine fois tu t'en tireras pas comme ça.

Je plaisante, hein. Promis je rigole, on menace pas les femmes, et encore moins une femme enceinte. Même si en vrai, je compte bien avoir ma revanche et cette fois ce sera elle qui tirera la gueule après que je l'ai battue avec deux longueurs d'avance. Comment ça, je suis présomptueux ? On peut rêver, ça n'a jamais fait de mal à personne.