__–Sixième mois de grossesse pour Karen.
__–Si la première échographie s’était passée dans le déni, une intervention d’Aoi et la contrainte, même dans sa forme la plus modérée, la seconde faisait l’objet de beaucoup moins d’appréhensions. Ce qui poussait doucement dans son ventre et lui avait donné une forme convexe n’était plus un étrange et redouté fruit du péché et de l’inconnu et le germe de l’exil, de l’isolation et du déclassement ; c’était ses futurs enfants.
__–En fait, si Karen avait haï le fait même d’être enceinte, ce qu’elle sentait être tombé sur elle comme une malédiction, si elle détestait bien de ses aspects, comme la fatigue continuelle et exponentielle, les douleurs au bassin et dans le bas du dos, les nausées, les gênes à se déplacer, devoir acheter des frusques immondes, elle était très loin de détester ce qui allait en sortir.
__–Bah forcément ils sont juste adorables ses deux loulous là.
__–Et comment peux-tu en avoir quelque idée, considérant le fait qu’ils n’étaient pas encore nés au moment où l’on parle ?
__–Chaipas, tu te souviens de Nicolas ?
__–L’infortuné croisement entre un punk et un zazou ?
__–Euuuh écoute ouais on va dire ça.
__–Hé bien ?
__–Bah, ça fait un moment que Karen s’exerce avec lui et il lui a montré comment sentir ses gamins. Donc je les vois. Enfin, non, disons plutôt que, par moment, quand Karen est genre bien seule, elle arrive à ressentir quelque chose qui ce passe. Après bon, ça reste des mini moutards pas finis, puis elle maîtrise pas bien ses pouvoirs, ça fonctionne pas trop des masses encore quoi. C’est plus comme des espèces de flashs qui sont pas facile-facile à comprendre par rapport au bordel ambiant. Par contre, elle sent, hm, comment j’décris ça… Tu vois, pour capter un peu le monde autour de toi, t’as tes sens, okay ? Genre la vue, le toucher, bon. Tu mets ta main sur la bosse, les p’tit grumeaux bougent ok ça pas de problème, mais là avec moi dans l’système, c’est comme si y’avait un autre paramètre qui se rajoutait à la fête. Genre, Karen sent qu’ils sont là. Comme si y’avait deux p’tiotes boules, là, comme des lumières à l’intérieur d’elle qui rayonnent et tout. C’est que des veilleuses pour le moment, c’est pas fort et tout, mais c’est là. Elle fait pas encore très bien la diff’ entre eux et les autres Terraens, mais elle y travaille. Nico lui y arrive oklm et lui partage ses propres sensations pour l’aider, des fois. Ce qui est assez énorme on va pas se mentir.
__–Hé bien, quitte à parler des charmants personnages qui orbitèrent autour de Karen et ses deux futurs enfants, pourquoi ne pas tous les faire à la suite ?
__–C’est toi l’chef, chef.
__–De vrai ?
__–Que dalle, mais vas-y cause.

__–Hé bien allons-y gaiement.
__–Commençons par la personne que Karen avait été amenée à fréquenter le plus en la personne de Minoru. Comme à son ordinaire, il avait été de bien peu d’aide, d’un soutien médiocre et ne s’était distingué de n’importe qui d’autre que par une fadeur et une incapacité à dire quoi que ce soit qui pourrait être un tant soit peu réconfortant encore plus grande que celle du premier quidam venu. Karen le tenait au courant de l’avancée de sa condition ; il savait arborer le masque usuel et creux des personnes qui se disent heureuses pour une autre, mais rien de plus. Oh, il avait bien proposé de lui porter les cours qu’elle devait sauter de plus en plus régulièrement, il leur arrivait d’aller à la piscine ou de revêtir leurs survêtements de jogging et de faire un peu d’exercice, ce qui était recommandé aux jeunes femmes enceintes.
__–Oh bordel c’est pour ça qu’on peut rien te confier. Bien d’oublier que c’est genre, la première personne qu’elle a prévenu ? Bon d’accord c’est aussi le mec à qui elle cause le plus souvent vu qu’ils sont dans la même classe et tout mais voilà quoi. Bien d’oublier que quand elle va mal c’est la première personne qu’elle appelle juste pour entendre la voix de quelqu’un au tel ? Puis pas la voix de n’importe qui, sa voix à lui. Alors oui ils se disent rien de bien passionnants mais Karen elle s’en balance elle veut juste l’entendre. Bien d’oublier, je sais pas moi, LE PLUS IMPORTANT, genre qu’il va voir la patronne du bar pour lui demander de nouvelles fleurs toujours plus magnifiques quand celles de Karen finissent par clamser, malgré l’entretien de malade qu’elle leur file ? Ah oui puis, cette fois où elle avait des méga crampes de ses morts et il est allé lui faire à manger ? Puis c’était vlà bon sa mère en plus.
__–De menus détails.
__–Connard.

__–Sur ces éloquentes entrefaites, la suite. Il serait impossible de ne pas évoquer Nyree et son fils Peter. En sa qualité d’ancienne parturiente, Karen allait la voir régulièrement, bien souvent pour discuter des nouvelles frasques dont son corps la gâtait et des tracas que suscitaient son état. Cela ce faisait bien souvent autour de thé et de petits gâteaux, de sourires attendris à Peter qui était à son grand bonheur promené des bras de sa mère à ceux de Karen, de discussions plus générales sur tout et rien, de promenades en forêt, de considérations diverses sur le mobilier et l’équipement qui allait être requis. Tout l’assortiment de poussettes – doubles –, lits – doubles –, couches, jouets en plastique divers, biberons, linges et autres joyeusetés.
__–Merci d’oublier de préciser qu’elles deviennent vite fait potes, c’est sympa. Et aussi que Karen a demandé direct à Nyree si elle pouvait l’accompagner à l’hosto pour son écho, qu’elle a direct accepté et qu’elle l’a rassuré sur tout le chemin.

__–Le sieur Williams ayant déjà été évoqué, cette courte mais néanmoins détaillée liste peut faire place à sa dernière et plus importante entrée – considérant le fait que c’est celle-ci qui allait poser le gel froid sur le ventre de Karen dans la salle d’examen. Aoi ; vous l’aurez compris.
__–Leur relation était pour le moins étrange. Karen —
__–Hop hop hop, t’as dit de la merde sur Nicolas, t’as dit de la merde sur Minoru, t’as dit de la merde sur Nyree, là par contre tu fermes ta gueule et tu me laisses la place t’es gentil mais en fait non allez dégage.
__–Aoi, donc. Bah comment vous dire. Elles peuvent pas s’encadrer hein. Le passif-agressif de ses morts est à couper au couteau des fois là. À chaque rencontre, Karen mate sa doc des pompes à la coiffure et lui donne… ouais on va dire des conseils on est sympas. Après ils sont objectivement bons hein ! Même que des fois Aoi les suit ! Et puis la toubib est pas la dernière sur les p’tits commentaires. Vas-y que je commente comment tu manges, que tu fais pas assez de sport, que t’as pas les bons réflexes, que t’as l’air tellement crevée que là ’faut faire quelque chose, que t’as une tête de mort-vivante, ’fin bref les conseils médicaux et tout j’entre pas dans le détail. Aoi est polie en vrai, mais pas sympa genre du tout et Karen prend cher dans les gencives à chaque fois. C’est limite si elles se sortent pas « va te faire foutre et à la semaine prochaine » après chaque consult’.
__–Puis je sais pas, ça doit lui faire plaisir d’avoir quelqu’un qui la daronne sévère à la Karen, parce que déjà elle manque pas un seul rendez-vous mais elle est tout le temps en avance, svp svp.

__–C’est fini ?
__–Yup.
__–L’échographie, donc.
__–Qui aurait-il à raconter ? Les deux bébés étaient en parfaite santé. Deux jeunes garçons, dynamiques, excellemment constitués.
__–Aoi a été super sympa, douce et tout. (En même temps Karen était trop stressée de ses morts pour lui faire remarquer qu’il fallait arranger sa frange et que ses boucles d’oreilles n’allaient pas du tout avec le reste de sa tenue. Alors que ça l’a tellement démangé j’vous raconte pas.) Juste après la visite, elle a retrouvé Nyree en salle d’attente et elles sont allé discuter au calme sur une terrasse. Puis un SMS à Minoru pour lui dire et lui proposer de s’voir bientôt, traîner quelque part, tout ça quoi.
__–Un dernier élément, toutefois. Leurs noms.
__–Boyce et John. Mes rayons de soleil.