__–Vous savez, le plus marrant ?
__–C’est que, quand je suis rentrée de la Namibie, ma première pensée… Enfin, ma première pensée après oh putain j’ai tué des tas de gens, j’ai la seule main qui me reste qui tremble comme pas possible H24, j’arrive plus à dormir, puis quand je vais rentrer chez moi je vais devoir balancer tous mes alcools et tuer tous mes plants de cannabis – ce qui veut dire plus de deux ans de sélection génétique ultra fine foutus en l’air, ce sont mes bébés ces plants –, parce que je sais qu’à la moindre tentation vu mon état je peux plonger très loin, très profond et pour longtemps, j’ai la jambe détruite, je suis à l’hosto, on m’a annoncé que remarcher ça allait être compliqué pendant un petit moment et courir pendant un long moment, j’ai tous mes potes qui sont ou traumatisés par ce qu’ils ont fait, ou ce qu’ils ont subi, ou parce que leurs potes ont fait et subi des trucs pas jojos, y’a mes pouvoirs qui font n’importe quoi…
__–Donc ouais, ma première pensée après celles-là, ça a été, putain de merde, ça fait une employée de moins au bar.

__–Comment les filles elles vont gérer, maintenant, hein ? Puis mes plantes, merde quoi. Elles peuvent pas survivre sans moi.
__–Alors direct – enfin, non, pas direct, après être passée en soins d’urgence, avoir pris ma petite sœur dans mes bras, vu que mes potes étaient encore en vie, déballé pas mal au psy, passé quelques des pires nuits de ma vie, appelé mes parents, mon grand-père, beaucoup chialé au téléphone, bref, après tout ça quoi –, depuis mon lit d’hosto, j’ai pris mon ordi et mis une petite annonce sur le site des emplois de Terrae, comme quoi je cherche quelqu’un pour me remplacer au bar. Genre un emploi à durée déterminée, idéalement pour un étudiant vu que c’est surtout donner un coup de main, avec formation aux cristaux Terre inclus. Et pour où passer les entretiens, ben ma chambre d’hosto quoi.
__–J’ai pas l’air super fière allongée là, avec mes bandages, le vieux pyjama un peu nul qu’on m’a filé, mon fauteuil roulant dans un coin. Par contre, le tas de fleurs et la bonne bouffe qu’on m’a apporté, mes enceintes qui balancent du bon reggae, l’encens qui crame tranquille, mon ordi portable avec tous ses autocollants de grosse hackeuse de ses morts là et ma souris de gamer (c’est mort j’utilise pas la dalle), ouais. C’est pas glauque, au moins. Nan mais ’faut pas déconner à un moment, hors de question qu’on s’emmerde ou que ce soit triste quand je suis là.
__–’fin bref, j’ai reçu une notif comme quoi une nana que j’avais jamais vue doit passer dans l’aprem. Alors ok. Mais là je suis en pleine partie de Don’t Starve Together. Ouais clairement j’avais pas prévu qu’on répondrait aussi vite. Bon bah, euh. C’est du multi hein, je peux pas quitter comme ça. Donc j’imagine que je vais passer l’entretien en pleine partie. Ben ouais, je vais pas lui dire de repasser parce que désolée je joue aux jeux vidéos là, ça se fait pas. Et je vais pas dire à mes potes que je les lâche alors que c’est moi qui leur fais à bouffer et qu’on est déjà super limite niveau provisions, si en plus notre groupe perd le tiers de sa force de travail on passera jamais l’hiver. (Normalement on est quatre, mais y’en a un que je compte pas…)
__–Et on tape à ma porte.
__–Alors, euh. Je vais passer en appuyer-pour-parler sur Discord et on verra bien.
__–« Oui, entre ! Et les gens, je dois parler à quelqu’un là, si je loupe des infos hésitez pas à me ping. »

Quand j'ai répondu à l'annonce, je n'étais pas sûre de correspondre au profil recherché, mais j'avais lu un article sur "pourquoi il faut oser" et j'ai décidé d'appliquer tout de suite ce que j'y ai appris. Je ne m'attendais pas à être prise en entretien, encore moins à l'hôpital. Je n'aime pas cet endroit, avec ses odeurs de désinfectants et de produits médicaux. L'ambiance est trop stressante à mon goût.
J'arrive devant la chambre et j'entre après avoir frappé. La personne qui me fait passer l'entretien semble en pleine communication avec d'autres personnes. Est-ce que ce sont d'autres recruteurs ? Ce n'était pas prévu, ça me tend un peu. Je suis sûre qu'elle parlait à quelqu'un d'autre que moi en tout cas.

— Bonjour, je m'appelle Feng Hua. Je viens pour l'entretien...

Oui merci Captain Obvious. Je n'ai pas l'air d'une infirmière, les raisons de ma venue sont limpides ! C'est la première fois que je fais un entretien, je m'approche et repère une chaise que je peux récupérer. Je la laisse où elle est, peut-être que ça ne serait pas bien vu de la prendre et s'asseoir sans y être invité.
Pendant que j'attends la suite, j'essaye de me détendre. L'encens et la musique m'aident, c'est complètement décalé par rapport au lieu.

__–Yep, elle correspond au descriptif.
__–« Vas-y, entre, assieds-toi, fais comme chez toi, t’façons moi non plus je suis pas chez moi, alors, hein. »
__–Je lui fais coucou avec ma main plante-robot et la regarde faire, un peu distraitement vu que je suis en train de tabasser des araignées en parallèle. Enfin, pas besoin d’être grande observatrice pour comprendre qu’elle a pas passé beaucoup d’entretiens d’embauche. Si elle en a déjà passé.
__–« Ouais, je suis désolée hein mais t’arrives pile en pleine partie et c’est du multi, je peux pas quitter comme ça, tu connais. Mais t’inquiètes hein ! C’est pas un recrutement très strict. T’façons tu vas vite comprendre que y’a pas grand-chose de strict avec moi. »
__–En vrai les aminches, ça me fait super bizarre. Non mais, je n’ai jamais passé d’entretien d’embauche moi-même (se faire recruter pour être passeuse de drogues, ça ne compte pas) et j’en ai jamais fait passer moi-même. Mes deux employées, elles se sont pointées un jour au pif, avaient le profil, on a baisé, je les ai engagé, voilà merci et à demain, à poil si possible.
__–Là, quelque chose me dit que ça va pas trop être possible.
__–« J’veux juste vérifier que tu comprends bien le boulot et que t’es ok avec ça, puis après, je vais surtout te transmettre des infos sur ce pourquoi je vais te payer. D’ailleurs, le salaire te va ? »
__–J’ai mis 24 000 yens de salaire mensuel, pour trois journées de huit heures, soit 1 000 yens de l’heure. Pour vous donner une idée, le salaire horaire minimum à Tokyo est vers les 900 et quelques. Brut hein, pas net. Sauf qu’à Terrae on paye pas d’impôts, de loyer et on peut manger gratos à la cantine. Donc ouais, c’est pas un mauvais salaire du tout. Mais c’est parce qu’on peut travailler assez tard. Avec la fermeture et le rangement, ça fait quitter le boulot à 23h parfois. Puis aussi parce que je suis pas là pour faire du profit sur le dos de mes employées. J’ai pas un portrait do presidente Lula derrière le comptoir pour me comporter comme une capitaliste.

Puisqu'on me donne la permission, je récupère la chaise. Mes gestes sont un peu maladroit à cause de la pression mais je m'installe enfin. Je suis un peu raide, je me détends un peu quand la femme m'explique ce qu'elle fait en même temps. Un jeu vidéo ! J'aimerais beaucoup en savoir plus. Je ne suis pas là pour ça, alors je me contente d'écouter et de répondre quand il le faut.

— Oui ça me va. Je ne suis pas étudiante, j'espère que ça ne gêne pas...

Est-ce que je devrais dire que c'est mon premier job ? J'ai oublié de l'indiquer dans ma candidature. Je sais que je dois rester zen, elle a l'air très sympa en plus, mais je n'ai jamais eu à faire tout ça. Je ne contrôle rien. Le stress remonte.

— Et je... ce sera ma première expérience professionnelle.

J'attends la suite en me concentrant sur ma respiration. J'essaye de me dire que j'en fais toute une montagne pour rien et ça doit être vrai. C'est plus fort que moi, je me mets toujours la pression !
D'ailleurs, est-ce que je devais répondre autre chose ? Qu'est-ce qu'elle a dit avant le salaire ? Je n'arrive plus à me souvenir !

__–Hé ben, elle est stressée. Ça ce comprend. J’vais pas lui dire de se détendre, ça marche jamais, ça. Puis ça voudrait dire qu’elle fait pas les choses bien, parce que je dois la reprendre, parc qu’elle est trop tendue… Hé, j’ai déjà eu de l’anxiété, je sais ce que c’est. Soyons bienveillante.
__–« Mais naaan putaiiin mais vous faites chier là, bande de glandus c’est pas possible, vous y connaissez rien et j’vais encore devoir gérer, sympa. »
__–Hm. On reprend.
__–« Pas toi, pardon. Je parle à ceux avec qui je joue, là. Ils ont oublié que quand on coupe trop d’arbres dans ce jeu, on se fait attaquer par des monstres. Un instant steup. »
__–J’essaie d’enregistrer deux infos en même temps : déjà, comment on tue un tréant, déjà ? Et ensuite, pas étudiante, première expérience pro, je lui réponds quoi ? Oh bah oui.
__–« Oh, techniquement, c’est la première expérience pro à moi aussi, t’inquiètes. Et mon premier entretien d’embauche. Puis ça va, t’as tes deux bras, tu peux pas faire pire que moi à mes débuts. »
__–Je sais pas si c’est bien ce qu’il fallait dire, mais on s’en contentera.
__–« Après j’ai mis étudiant plus pour toucher une tranche d’âge, mais en vrai, étudiante, premier boulot… kif-kif quoi. Le poste est pas très compliqué : tu seras en salle, les clients vont venir, tu restes derrière le comptoir, tu prends leurs commandes, s’il y en a qui s’assoient en terrasse ou en intérieur tu vas les voir et tu notes ce qu’ils prennent, puis tu leur ramènes. Tout est étiqueté, tu pourras pas te paumer si tu comprends pas les commandes. En une semaine ou deux de formation sur le tas, tu devrais avoir le principal. »
__–Pour moi, c’est déjà bon, quoi. J’veux dire, elle a rempli la principale exigence pour empocher le poste : elle s’est pointée.
__–« T’as des questions ? … Ah meeeerdeuh. Alors attends deux secondes. Tiens, approche, regarde. »
__–Sur mon écran, mon petit personnage une torche à la main se fait courir après par un sapin avec des pieds, des mains et un air franchement énervé. Je zigzague entre des espèces de couvercles de casserole posés au sol, à peine distinguable dans la nuit noire, le gros tas marche dessus et ça lui envoie des abeilles super énervées à la figure.
__–« Hoplààà, ça c’est fait. C’est bon je t’écoute. »

Je suis surprise de l'entendre râler comme ça, mais je suis soulagée que ça ne soit pas pour moi.

— Ah...

Je ne sais vraiment pas quoi répondre dans une telle situation et je me contente de sourire. J'essaye, du moins.
J'écoute ses explications en sortant mon carnet. Il faut que je note un max d'informations, je ne peux pas m'en empêcher j'ai trop peur de tout oublier. Rien que d'imaginer être derrière le comptoir et prendre les commandes des gens qui vont me parler me stresse un peu. Enfin ça ira, j'ai juste à suivre les indications après tout. Si c'est assez cadré, ça devrait le faire. J'apprendrais par cœur tout ce que je dois faire, en espérant qu'il n'y ait pas trop d'imprévus.

Je finis d'écrire et je réfléchis aux questions à poser. De ce que j'ai lu, c'est mieux de se forcer à en poser au moins une, ça montre l'intérêt qu'on a pour le travail. Il faut le faire même quand c'est faux, ce qui me paraît plus difficile. En fait, je n'ai pas vraiment de questions. Je m'approche à sa demande et je regarde son écran sans cacher ma curiosité. Je ne connais pas du tout le jeu, mais il a l'air sympa.

— Oh, c'est un jeu en ligne alors ? Je ne le connais pas, il consiste en quoi ?

Oh, je me suis laissée emportée par la curiosité envers le jeu plutôt que de parler travail ! J'espère que ça ne va pas faire foirer mon entretien. Je réfléchis à toute vitesse pour poser des questions plus appropriées.

— Vous voudriez que je commence quand ? J'ai une période d'essai ?

Je n'ai pas mieux à demander, mais ça reste de bonnes questions à mon avis. Je la regarde encore jouer même si j'évite de me laisser absorber pour écouter ses réponses avec attention. Je ne dois pas oublier la vraie raison de ma présence ici !

__–Waw, je dis tant que ça de trucs qu’il faut prendre des notes ? J’aurais pas cru… Puis les seules fois où quelqu’un a noté ce que j’ai dit, c’était dans un comico. Non mais écoutez, si ça peut la rassurer, hein.
__–Enfin, ça a l’air réglé pour elle, vu qu’on passe à un sujet autrement plus intéressant :
__–« Il s’appelle Don’t Starve Together, c’est un jeu multi ouais. Le concept est simple : tu vois là, t’as ma barre de faim. Bah ’faut jamais qu’elle atteigne le zéro. Du coup t’es dans cet espèce d’environnement, là, avec des forêts, des plaines, des marais, ’faut ramasser des ressources, se faire des fermes et des plantations et tout et essayer de survivre. Y’a aussi un côté un peu horreur – fantaisie, genre tu peux rencontrer des monstres et tout. C’est sympa. Puis pas trop vénère sur les clics, je peux gérer. (Forcément, un bout de métal à la place du bras, c’est pas l’idéal pour les FPS bien nerveux.) Non les gars, je vous explique pas le jeu, je parle à ma nouvelle employée là. Pardon, là c’est moi qui parle à mes coéquipiers. »
__–J’allais lui proposer de faire une partie un de ces quatre, mais vlà qu’elle me pose une question… important, en vrai. Une période d’essai… ah oui ! Ça y est, je me souviens de ce que c’est. Je me gratte la tête :
__–« Euh, ouais… Non ben en vrai, tu commences quand tu veux, genre… Lundi prochain, ça te va ? Tu te pointes juste au bar vers onze heures, t’auras Kaiko et Katsuyo qui seront là. Je les aurai prévenues. »
__–Soyons réaliste.
__–« Et si j’ai oublié c’est pas grave, tu dis que tu viens de ma part pour me remplacer et puis voilà. Pour la période d’essai, ouais, c’est vrai qu’on fait ça… J’en sais rien, moi… Si tu veux, on va dire la première semaine. Tu seras payée quoi qu’il arrive. »
__–Super pro, tout ça. Vous imaginez, vous vous préparez de fou à votre entretien et là vous découvrez que la personne qui vous le fait passer a aucune idée de comment ça ce passe ? Ça laisse rêveur. Mais bon bah, c’est une première pour moi aussi, hein.

Le jeu a l'air sympa, même si le côté un peu horreur ne me rassure pas. Je ne suis pas friande des choses qui font peur. Je pense que pour moi qui n'a joué qu'à Animal Crossing Pocket Camp, ce serait trop difficile de m'y mettre pour le moment. En tout cas, elle m'a donné envie d'en découvrir plus. Il y a tellement de jeux différents, c'est dur de trouver le temps de tout voir.
On revient aux questions plus professionnelles et je continue de prendre des notes, il faut que je retienne les noms qu'elle me donne. Au moins, ça va m'aider à connaître du monde à Terrae, c'est un bon point !

— D'accord, je ferais ça.

Je termine de griffonner dans mon calepin et l'entretien se finit comme ça. Je n'ai plus de questions et j'imagine qu'elle non plus. Avec son jeu en ligne, elle doit être occupée. Je m'attendais à une expérience bien plus stressante et stricte, avec un cadre plus sobre. Si tous les entretiens sont comme ça, ce n'est pas si terrible !

— Merci beaucoup, je vais vous laisser... bon rétablissement.

C'est vrai que je l'ai oublié, mais on est à l'hôpital !