- "Ah, Tiago, entre, je t'attendais !"

Est-ce que c'est une façon polie de me faire remarquer que j'ai un quart d'heure de retard ? J'en sais rien, mais ça ne me motive pas beaucoup plus à passer le seuil de cette porte. Ouais, si je suis en retard, c'est uniquement parce que j'ai hésité très (trop) longtemps à venir. D'ailleurs, ce n'aurait pas été la première fois que je me dégonfle au dernier moment, à laisser le psy en plan, sans le prévenir ni lui donner plus d'explication sur pourquoi je ne suis pas venu.

- "Installe toi comme tu veux. Tu veux boire quelque chose ? Un café ? Promis, je n'irai pas le chercher à la machine !"

Un léger rire qui a sûrement pour volonté de me mettre à l'aise, je dois au moins reconnaitre qu'il est bien renseigné. On est censés être collègues après tout. Peut-être est-ce aussi pour ça que j'ai autant de mal à accepter la situation. Pourtant, depuis cette mission, je le sais, il va bien falloir que je me décide à y passer.

- "Si t'as du colombien seulement."

Je réponds sans grand enthousiasme, pourtant je suis au max.

- "Ahah ok, je devrais bien trouver ça !! Mais n'en profite pas pour disparaitre hein !!"

Il a pourtant l'air cool comme gars. C'est dommage qu'il soit psy. Enfin, peut-être que c'est pas plus mal que ce soit lui en fait. J'en sais rien. Je suis toujours aussi perdu. Ca va faire deux mois que je suis revenu de mission. Physiquement, je me suis en partie remis. En tout cas, le plus gros des blessures vont bien mieux. Par contre, ce foutu pouvoir est toujours là. Et ça, ça me fout en l'air. Quand Mitsuki a arrêté de contrôler le feu, je me suis dit que c'était ok, moi aussi j'allais me débarrasser de ce truc de sensitif qui ne me va pas du tout. Mais non. Rien n'a changé. Et je commence à avoir peur que ça ne parte jamais.

- "Et voilà ton café ! Du colombien comme demandé !"

Adam (c'est son nom) est de retour dans le cabinet, et miracle, je suis toujours là. C'était pourtant tentant d'en profiter pour changer d'avis. Mais non, à la place, j'ai réussi à tenir bon. Je me suis même installé dans l'un de ces fauteuils. J'en ai marre de subir tous ces changements émotifs qui me prennent de plein fouet constamment, si ça peut m'aider, je dois tenter.

- "Merci."

Je prends la tasse tendue, essayant de me concentrer sur le réconfort que ça me procure. Je laisse quelques secondes de silence passer. Silence qu'il respecte, s'installant seulement sur une chaise sans me mettre trop de pression. Ce dont je lui suis au moins reconnaissant. Je sais que c'est à moi de prendre la parole. Je ne sais juste pas trop par où commencer.

- "Ces missions ont été un sacré carnage hein."

Je relève les yeux sur Adam. Il n'est pas télépathe, je le sais. Peut-être utilise-t-il un cristal pendant qu'il exerce ? Pourtant, je n'ai senti aucune énergie extérieure à la mienne. Et en ce moment, entre le marionnettisme qui s'associe au sensitif, je suis particulièrement sensible à ces pouvoirs là. Alors je pose juste un regard légèrement étonné sur lui. Il est peut-être juste doué pour son taff en fait. Je devrais en profiter. Je souffle légèrement avant de prendre enfin la parole.

- "Ouais. Mais bon, en vrai, c'est pas la première fois que je participe à ce genre de boucherie. Et là au moins, c'était pour... Une bonne cause ?"

Je hausse légèrement les épaules comme si tout ça ne m'atteignait pas. C'est faux. Rien que de revoir ces scènes de chaos je recommence à me sentir mal. Mais je ne pouvais pas faire autrement. C'était eux ou nous. Je ne changerais rien.

- "Nan, ce qui m'embête vraiment c'est... Depuis que je suis rentré."

J'ai toujours autant de mal à mettre des mots sur ce que je ressens. Et pour le coup, être sensitif ne m'aide pas davantage.

- "J'essaie vraiment de m'en sortir avec ce pouvoir mais, j'crois que je ne suis pas fait pour partager les émotions des autres. J'ai juste l'impression de revivre tout le chaos de l'éclipse et ne pas savoir si ça va s'arrêter un jour, c'est ultra relou !"

- "Oui, je crois que tous ceux qui ont vécu l'Eclipse sont en mesure de comprendre le chamboulement qu'un nouveau pouvoir implique. Comment est-ce que ce nouveau pouvoir intervient ? Si j'ai bien compris, tu as toujours tes pouvoirs d'origine."

- "C'est ça. Ca m'fait trois pouvoirs à gérer. Ca pourrait être cool s'il ne se manifestait pas n'importe quand sans me demander mon avis ! C'est pire que quand j'étais Tonnerre Sensitif. Genre, des fois je veux juste utiliser mon pouvoir de Feu, normal, et en fait non, ce truc se tape l'incruste et se manifeste d'une façon que je n'avais absolument pas anticipée !"

Bizarrement, je n'ai pas trop de mal à en parler. J'y arrive même plutôt bien. Peut-être parce que ce n'est pas réellement ce qui me travaille le plus. Mais ça me permet au moins d'être un peu plus à l'aise dans cette salle et de ne pas avoir juste l'impression de subir un interrogatoire.

- "Est-ce que tu veux bien m'en dire un peu plus sur la façon dont s'est déroulée votre mission ? Avec tes deux coéquipières, vous êtes revenus sacrément amochés."

Après avoir passé un moment à digresser tranquillement sur la question des pouvoirs, Adam réoriente la discussion sur un angle qui suffit à ce que ma poitrine se comprime. Non, clairement, si je pouvais juste oublier tout ça, je le ferai. Mais je ne peux pas. Et c'est peut-être un peu pour ça que je suis là. Je crois. J'en sais rien en fait. Maintenant qu'il faudrait que j'en parle, je ne suis plus sûr de rien.

Je triture quelque peu ma tasse désormais vide, jouant avers l'arceau en signe évident de malaise.

- "Ca a été compliqué ouais. On a eu pas mal d'adversaires bien entrainés et bien équipés. Et puis, on a très vite été privés de nos pouvoirs. Tout était très... Intense. On y voyait pas grand chose sous terre, c'était des couloirs qui s'enchainaient, tu sais... A ce moment là, quand tu sais que ta vie et celle de tes potes ne tient plus à grand chose, tu rentres dans un autre état. Je me fichais complètement de ce qui pourrait arriver à ces connards. S'ils mourraient, ça ne faisait qu'augmenter nos chances de nous en sortir vivants."

J'essaie autant que possible de justifier ce qu'on a fait. Et non, vraiment, je n'ai aucune difficulté à assumer ce que j'ai fait là-bas. Je sens bien cette rage qui recommence à monter à mesure que je poursuis mon récit. Adam prend quelques notes et ne m'interrompt à aucun moment. Il me laisse lui donner certains détails pourtant sanglants de ce qui s'est passé là-bas, sans montrer le moindre signe de jugement.

- "Je vois. Vous avez fait ce qu'on attendait de vous, en effet."

Quelques secondes de silence passent, avant qu'il ne reprenne la parole.

- "Tiago, tu n'es pas le genre de patient que je vois toutes les semaines. Je sais très bien que tu es capable de gérer par toi-même ces évènements qui en terrasseraient plus d'un. Alors, j'ai encore du mal à comprendre ce qui t'amène à pousser cette porte aujourd'hui."

- "Je... J'en sais rien. En fait, j'crois que je n'sais juste pas quoi faire en ce moment."

J'ai passé mes journées alité à lire des tonnes d'articles qui parlaient de la matérialisation du feu. Bien sûr que je sais comment on crée une flamme, même sans pouvoirs. Mais j'avais besoin d'en savoir plus. D'un point de vue physique et chimiques, quelles réactions se cachent derrière. Est-ce que ça ne pouvait pas me donner de nouvelles idées. Et des idées, j'en ai eu plein. Mais ce n'était toujours pas suffisant.

- "Tu reviens de mission, tu viens de passer des semaines en soins intensifs, tu recommences à peine à pouvoir bouger librement et c'est uniquement dû aux nombreuses heures que des guérisseurs ont passé à tes côtés. Je ne vois pas ce que tu veux faire de plus que guérir. Tu es du métier, tu dois très bien comprendre que ton corps a besoin de temps."

Est-ce que je suis en train de le perdre ? A vrai dire, je ne sais moi-même pas très bien où je veux en venir.

- "Non. J'veux dire, si, j'en ai conscience. C'est juste que, le vrai problème, c'est ce sentiment... D'impuissance. Qui ne me quitte pas depuis que je suis de retour à Terrae."

C'est difficile à dire. Je crois bien que c'est même la première fois que je le dis à voix haute. Et ce terme. S'il est exactement le mot adéquat pour qualifier ce qui me ronge ces derniers temps, il m'a fait plus de mal à prononcer que de bien. Et à voir l'expression que prend le visage d'Adam, je crois qu'il a très bien compris qu'on est désormais pile sur le sujet sensible.

- "Tiago... Tu te rends compte que cette mission était par nature très risquée. Vous n'étiez que trois. Ce n'est pas tout le monde qui aurait pu la mener à bien. Si vous n'aviez pas été là..."

- "Je sais très bien tout ça ! Arrête de prendre cette voix mielleuse là comme si j'étais un gosse qu'il fallait rassurer !"

Ca, il fallait s'en douter. Dès que le sujet commence à être trop sensible, je m'emporte rapidement et c'est sans scrupule que je lui coupe la parole, ne supportant pas ces pseudos encouragements. Je me lève en suivant du fauteuil tout en attrapant une cigarette. Je sais que je ne suis pas censé fumer ici. Mais je m'en fous. Et Adam ne dit rien. J'inspire un grand coup, et ce n'est qu'une fois la fumée ressortie de mon corps que j'entreprends de remettre de l'ordre dans mes idées que j'ai chamboulées.

- "Elles étaient toutes les deux à demi mortes. Elles... Tu sais même pas à quoi elles ressemblaient. Tu peux pas imaginer. Et j'peux pas te le décrire tellement c'était... Horrible. Je les revoies souvent quand je ferme les yeux. Et moi... Moi j'étais là. Incapable de faire quoi que ce soit ne serait-ce que pour les soulager un peu."

Je sens ce violent raz de marée monter en moi à mesure que je mets de mots sur ce qui me bloque. La main que tient cette cigarette commence à trembler.

- "Tiago..."

- "T'as pas quelque chose à boire ici ?"

Après avoir passé de longues minutes à négocier, Adam fini par aller chercher deux bières. J'aurais préféré quelque chose de plus fort, mais apparemment, il faudra que je m'en contente. Je sais bien qu'il est juste psy. Mais j'ai besoin d'avoir au moins l'impression de parler à un collègue, voir à un pote. Et pour ça, il me faut de l'alcool. Même une simple bière. Ce n'est qu'après quelques gorgées que j'accepte de continuer la conversation commencée.

- "J'ai retourné le problème dans tous les sens. Toutes ces heures à ne pas pouvoir bouger, j'ai rejoint des centaines, peut-être des milliers de fois ce qui s'est passé dans ce bunker. Chacun de nos mouvements, chacune de nos actions, je les ai revus. J'ai tenté de voir à quel moment on avait merdé. A plusieurs, c'est sûr. Mais le fond du problème, ce n'est même pas ça."

Je reprends une gorgée de ma boisson, passant une main dans mes cheveux, ne sachant pas trop comment formuler tout ça. Depuis que je suis arrivé dans cette pièce, j'avance à l'aveugle de toute façon, au point où j'en suis, autant aller jusqu'au bout.

- "Tu sais, la douleur, ce n'est pas quelque chose qui m'est inconnue. Voir des gens souffrir, mourir même, ça a toujours fait parti de mon quotidien. Si je me suis lancé dans des études de médecine, à la base, c'était pour aider ceux qui me sont proches. Alors ouais, c'est clair que j'ai pas été jusqu'à passer un diplôme de chirurgien non plus, mais j'en avais pas besoin. Sauf que, tu vois le résultat. D'abord mes frères, que j'ai laissé crever sur la banquette arrière. Et là..."

Je suis incapable de terminer cette phrase. C'est vrai, j'ai fait plusieurs fois le parallèle avec ce que j'avais déjà vécu. Et c'était bien ça le plus horrible. L'idée même de perdre une fois de plus des personnes qui comptent autant pour moi, c'était, c'est, insoutenable.

- "Tu as eu peur. Peur de les perdre elles aussi."

J'ai envie de l'envoyer chier pour oser prononcer de telles paroles. Et pourtant, à part un regard noir que je lui lance, je n'arrive pas à trouver quoi que ce soit à y redire. Sûrement parce que c'est vrai. C'est exactement ça.

- "Tu sais, là, tu es mon patient, mais ça fait quelques années qu'on est collègues maintenant, et je crois pouvoir dire qu'on se connait un peu. J'ai bien compris que tu n'es pas ce genre d'homme qui accepte de montrer ses faiblesses, et je ne te demanderais pas de changer quoi que ce soit, c'est ton choix. Mais si tu ne veux pas les montrer, accepte au moins que tu puisses en avoir, ne t'inflige pas davantage de mal. Et tu verras, ça ne te rendra que plus fort."

- "Tss, ça c'est des conneries qu'on raconte aux faibles pour leur faire croire qu'ils peuvent s'endurcir en continuant à pleurnicher."

Je vois bien au sourire déçu qu'il affiche qu'il ne va pas chercher à contre argumenter. Ce qui m'arrange bien. Je n'ai pas particulièrement envie de me lancer sur ce sujet. Alors si ses mots pouvaient arrêter de tourner en boucle dans ma tête, ça m'arrangerait bien là.

J'arrive étrangement à ne pas trop m'énerver malgré cette conversation qui n'a rien pour me plaire. Ou plutôt, c'est le fond qui ne me plait pas. Mais en parler de cette façon, ce n'est pas si horrible que ce que je m'étais imaginé. Peut-être parce que Adam est capable de trouver les bons angles pour me répondre. C'est son métier, oui, ok.

Ce qui n'est peut-être pas tout à fait son métier en revanche, c'est de nous ouvrir une deuxième bière. Je vois bien que j'arrive à lui infliger des cas de conscience (je suis toujours sous anti douleurs et tout le monde sait que l'alcool n'est pas recommandé dans ces circonstances). Mais eh, c'est pas mon problème !

- "La seule solution que j'vois, c'est de devenir plus fort. Je n'ai pas réussi à protéger qui que ce soit. Et j'ai bien compris que sur un champ de bataille, à moins d'être réellement guérisseur, c'est impossible de se dire qu'on va pouvoir atténuer les blessures des autres. Non, tu sais c'qu'on dit. La meilleure défense, c'est l'attaque."

- "C'est un peu réducteur comme point de vue. Tu as quand même été capable de réagir correctement face à une blessure par balle, tout le monde ne sait pas le faire."

- "Et qu'est-ce que ça a apporté ? T'as vu dans quel état Luna est, elle aussi ?"

- "Oui, évidemment, mais ça aurait pu être pire."

- "Ou pas, on en sait rien."

- "Pourquoi est-ce qu'il faut que tu sois aussi pessimiste ?"

- "Je ne suis pas pessimiste. J'essaie de réfléchir à ce qu'il faut faire pour survivre. Quand je suis arrivé à Terrae tout était tranquille, j'ai fini par me ramollir en pensant bêtement que ce serait toujours comme ça. Mais la guerre c'est le propre de l'être humain. On ne peut pas se permettre de se voiler la face et s'enfermer dans de belles visions utopistes."

Il faut dire que j'ai eu un bon nombre d'heures pour réfléchir à tout ça ces derniers temps. Et quand le corps ne peut rien faire, je peux vous assurer que le cerveau sait largement comment tirer profit de cette énergie non utilisée physiquement. Alors oui, en attendant de pouvoir reprendre un véritablement entrainement, j'ai beaucoup cogité sur mes pouvoirs. Et ce que je pouvais en faire.

- "Et puis, franchement, qu'est-ce que tu veux que je fasse d'autre avec mes pouvoirs ? Pour la plupart, vous avez des vraies options défensives voir carrément de soutien. Moi... J'ai quoi ? D'un côté le feu, un pur pouvoir offensif, de l'autre le marrionnettisme, la soumission ? Tu vois, même mon affinité savait que j'étais bien plus fait pour la destruction et le rapport de force direct."

J'oublie intentionnellement l'aspect sensitif qui a débarqué récemment et que je suis incapable de maîtriser.

- "Je suis sûr que tu peux trouver une utilisation de tes pouvoirs qui soit en accord avec tes vraies intentions. Celles en lesquelles tu crois vraiment, pas celles qui collent seulement à l'image que tu cherches à te donner."

- "Pff, t'es vraiment doué pour l'embrouille hein ! Allez t'sais quoi, j't'en veux pas. Je sais que je t'ai fais faire des heures sup ! Et j'crois que je te déteste pas trop."

Il faut croire que le mélange médicaments alcool m'atteint un peu trop vite. Ca doit aussi faire pas loin de deux mois que je n'avais plus bu une goutte d'alcool, et avec mon passif, c'est beaucoup.

- "Et moi, je ne suis pas mécontent que tu sois mon dernier patient de la journée, tu m'as épuisé !"

On discute encore un peu tranquillement tous les deux, sur un ton bien plus décontracté. De sujets plus légers. Il me raccompagne à travers les couloirs, ce qui me convient assez bien. Je n'ai pas tant de visites que ça la journée. Et si je vais évidemment voir Mitsuki et Luna de temps en temps (maintenant qu'on a le droit de sortir plus librement de nos chambres), mes journées et mes nuits me paraissent atrocement vides. Peut-être que je pourrais tenter de récupérer mes prochaines bières grâce ce sujet d'ailleurs !