HRP : une à deux semaines avant le départ en mission

Je ne suis pas allée le voir rapidement, c'était pas possible. Pour commencer, parce qu'il fallait parler longuement, et on avait vu ce que ça fait quand je tente de sélectionner ce que je dois dire dans la foulitude de mes pensées. C'est clairement une catastrophe. Ensuite, je voulais pas venir pour lui dire "que j'avais rien à ajouter." Et c'était pas facile, parce que ça fait bien longtemps que j'ai pas parlé de moi à un ami. Je veux dire, Nath et Erik je leur parle, mais c'est vraiment différent. Je vis avec l'un, il s'occupe de la plupart de mes soins corporels depuis plusieurs années, alors lui masquer les ecchymoses que me laissent chaque bilan sanguin, les patchs que je dois changer tous les trois jours, la perte de poids... C'est pas possible, alors à moins de vouloir me retrouver seule, et j'en serais pas capable, je dois lui communiquer mon état de santé. Et Nath, il sait, même quand j'essaie de lui cacher il sait. C'est apaisant de savoir que l'on compte autant pour quelqu'un.

Seulement Aaron, je ne voulais pas qu'il sache. Parce qu'il a tellement plus à gérer. C'est un papa. Il doit protéger ses enfants, et moi... Il a trouvé une stabilité après tout, après Gae et ses chantages à la con, après Nico, après la douleur. Il a trouvé une stabilité, et j'ai pas envie d'être un poids dans sa vie.

"Est-ce envisageable pour vous de le laisser décider si vous êtes un poids trop lourd à porter ?" ou un truc du style, qu'elle m'a demandé ma psy. Oui je suis retournée la voir. En même temps, après le passage en réa, j'pouvais pas juste faire comme si ça allait bien... Personne n'y aurait cru. Pas même moi.

Du coup j'ai fait mon Aria, j'lui ai envoyé un sms en lui demandant si j'pouvais passer avant de passer. J'avais pas forcément envie de débarquer et de tomber sur tout le monde. J'aurais pas eu le courage de parler. C'est déjà contre nature pour moi de venir faire tâche dans son bonheur... Mais j'tiens à lui, et j'ai compris le message la dernière fois : soit tu me parles, soit c'est fini entre nous. Putain. Même de Nath ça m'aurait pas fait si mal je crois... J'appuis sur la sonnette... J'ai envie de repartir. J'me sens tellement pas à ma place.

Une partie de moi n’a pas envie d’avoir cette conversation maintenant. C’est marrant, parce que j’pense que je lui ai laissé suffisamment de temps, quand même. Des années, en fait ; et là faut qu’elle m’envoie ce message un peu moins de deux semaines avant la mission.

J’ai pas envie, mais bon j’imagine qu’il le faut bien. Elle pense p’tetre que je vais caner, et que ce serait mieux qu’on ait une vraie discussion d’adulte comme des vrais adultes avant que je me casse. Aha. Heureusement que personne est télépathe, dans cette baraque, sinon j’me ferais juste défoncer.

Bref, j’la connais, quand elle passe elle envoie pas de messages avant en général ; enfin, un peu plus depuis que Lou a emménagé, mais elle lui dira jamais d’aller se faire foutre elle (contrairement à moi) donc j’vois pas le problème. Peut-être que ça dure depuis plus longtemps, finalement. ‘Fin bon, j’essaie de gagner du temps, là. Mais j’ai. tellement. la flemme. C’est dingue.

C’est pas comme si on s’était pas parlé entre temps hein, on s’est croisés, j’lui ai demandé des news et puis basta. Mais “on peut parler ?” ptdrrrr non au secours. Ca me rappelle mes ruptures……. non, pas les plus nazes, dans l’ordre les plus nazes c’était 1) ah merde il est mort, 2) “choisis entre moi et ce bébé de 3 mois” et 3) “tu me quittes ? du coup je me casse en mission pendant DES MOIS”. Putain mais en fait, Gaetano a fait ça aussi, maintenant que j’y pense.

Woah j’essaie encore de gagner du temps, ça va plus, là.

Bref j’vais ouvrir la porte, c’est bon. Enfin, avant j’ai pris une inspiration. Je souris à Piu, lui dit salut et lui fais signe d’entrer. Elle a l'air d'avoir moins une sale gueule qu'y a quelques mois, c'est pas mal j'imagine.

OUI JE SAIS QUE JE SUIS STRESSE JE PARS A LA GUERRE DANS DEUX SEMAINES, T’ES UNE OUF DE VENIR ME PARLER DE TRUCS SERIEUX MAINTENANT.

—Eh, tu savais qu’Erik a failli pisser dans un ascenseur à côté de quelqu'un ? Nikkou a failli le défoncer, lol. Quel cassos.

J’avais dit que j’lui dirai, eh.

Azy. OK. Aaron c'est trop un daron. Genre il raconte une petite histoire drôle pour casser l'anxiété. Ça marche. J'rigole.

"Il s'en est pas trop vanté. Mais si on se lance dans toutes les dingueriesd'Erik on a pas fini..."

Peut-être que ça serait mieux ? Sans doute. Le timing c'est pas ma came. Je rentre et je le suis dans la maison. Contrairement à la mienne, elle est pas pensée pour moi. J'veux dire, je sais qu'il a rangé avant que je vienne, sinon y a toujours quelques jouets par terre qui me font galérer.

"Dis est-ce que je peux faireun long monologue rapide histoire d'arracher le pansementde suite ?"

Putain j’pensais que ça pourrait marcher. Elle rit genre un instant et après c’est fini. On peut. Oui, s’il te plaît, on peut parler des dingueries d’Erik, j’aime me foutre de la gueule de ce débilos. On avance vers le salon, et on a MÊME PAS LE TEMPS de l’atteindre qu’Ipiu me relance. P’tainnn.

Je lui renvoie une sadface. Vraiment. Si elle avait croisé le regard de Blobby, j’aurais pu gagner quelques minutes précieuses.

—J’ai le droit de faire le café et faire chauffer de l’eau en attendant ?

Besoin de m’occuper les mains, tout ça.

—Tu bois un truc ?

Ouais j’ai pas répondu à sa question.

« Euh bah… Ok. »

J’ai traduis « Ipiu ta gueule. » Je suis dans le bon ? Du coup j’le suis en silence. Parce que bah, s’il veut pas que je parle je parle pas et c’est facile hein ? Moi ça le va. Si ça lui va. On dit que c’est bon. Voilà. Si je lui réponds que je bois une bière ça relance le débat ? Hm. Ouai. Non. Je tiens à ma vie.

« Un thé menthe ! »

C’est quand même la base le thé menthe.

Elle est confuse. Evidemment qu’elle est confuse. Est-ce que j’ai envie d’expliquer ? Nan, j’ai vraiment pas envie d’expliquer. Est-ce que je vais devoir expliquer ? Ehhhhhhhhhhhhhh.

Ouais.

Après. Elle a dit qu’elle voulait faire un monologue, donc. Let’s go monologue. Aha. Ahah…….

J’inspire et dégage la place dans la cuisine pour qu’elle puisse me suivre ; bon, elle est assez grande (la cuisine, pas Piu, on sait tous qu’elle fait genre 1m20 max) mais v’la. C’est parti pour un thé menthe. Et le monologue….

—Qu’est-ce que tu voulais me dire ?

Et du coup je commence à faire chauffer l’eau, sortir le thé, préparer un café. Bien fort, bien vénère. C’est pas que j’ai pas envie de l’écouter, mais j’ai pas envie d’être assis comme un con à attendre qu’elle finisse, sinon j’sais que je vais vouloir l’interrompre au bout de deux phrases.

Ah mais du coup en fait si il veut que je parle ??? Merde. Moi j’étais ok pour faire semblant que tout va bien dans le meilleur des mondes.

« BON. »

On inspire. On regarde ses chaussures. Ses genoux. Ok ses yeux. Putain je veux fuir. Ok parler très vite.

« Tu sais que ça a pas été folichon ces dernières années, j’ai un problème avec l’alcool. Enfin. C’est bien mieux que ça n’a été. Bref. On repart à la base. Je sais juste pas par où commencer putain. A quoi bon se préparer devant son miroir pour ça ok ?
Euh ?
Alors. Donc.
Je vais pas ouf. Genre, physiquement, quand j’ai arrêté l’alcool il y a deux ans ça allait encore à peu près, j’avais deux trois soucis en rapport avec la dénutrition suivant mes bitures mais c’était pas si pire… Une petite escarre par là, une pneumopathie par-ci. Rien de folichon ou d’incompréhensible. C’était chiant, ça s’arrêtait là.
Depuis un peu plus d’un an ça va pas. Genre, physiquement, ça a commencé pas longtemps après qu’on ait récupéré Aylan. J’étais explosée au sol. Genre continuellement, on a mis ça sur de la dépression, parce que mes analyses biologiques étaient pas si pires. Du coup psy, tout l’bordel. Je sais pas si ça a méga marché, parce que quelques temps après le combat avec Alice. J’ai commencé à avoir des picotements dans les jambes. C’était relou, ça l’avait déjà fait des sensations « fantômes », mais là c’était vraiment quotidien…
On en a discuté avec le Doc, et on a dit que si c’était juste chiant, on allait laisser comme ça, parce qu’un médicament de plus avec tout ce que je prends, c’était tout de même un médicament de plus. Puis ça s’est transformé en brulures, c’était pas constant. Ça m’arrivait pas tous les jours… Au début. Alors je serrais les dents « c’est des douleurs neuropathiques, on peut pas y faire grand-chose, vous avez essayé la méditation ? » quand il m’a sorti un truc dans le style, j’ai vraiment failli lui arracher les yeux.
Bref. On a essayé un traitement, qui a niqué mon foie. Enfin, qui a fini, je sais que l’alcool l’avait bien attaqué. On a arrêté le traitement. Moi foie va mieux. J’douille toujours. J’tente un traitement antidépresseur « qui calme les douleurs neuropathiques. » On monte la dose, j’ai de plus en plus l’impression d’être à côté de mes pompes, je déphase complètement, j’ai des journées je sais même plus ce qu’il se passe, j’suis dans l’brouillard… Puis les douleurs elles sont toujours-là. Alors on tente des trucs vaudous type « emplâtre à base de piment d’Espelette. » et trucs dans le genre, j’suis plus certaine de tout ce qu’on a tenté je t’avoue. Les journées se résumaient pour moi à « j’ai mal faites ce que vous voulez pour que j’ai plus mal svp. »
Je craque, parce que j’ai mal, parce que j’en peux plus d’avoir mal comme ça. J’me dis « ok tu vas au bar, comme ça si ça pétouille c’est pas Aylan qui te trouve » et bien entendu ça pétouille. Sévère. 3 jours d’réa. J’pensais qu’au pire j’aurais une méga gueule de bois qui me permettrait de pas penser à mes putains de jambes pendant au moins quelques heures. Bon. Bah.
Résultats des courses ? J’thrombose les couloirs de l’hôpital pour de la merde. On sait toujours pas comment calmer ces putains de douleurs. Elles viennent quand elles veulent, me démontent la gueule, se barrent en disant à la prochaine. Alors c’est pas que j’abandonne, je continue à aller à l’hôpital trois fois par semaines, à accepter les examens, les médicaments, les trucs les cela… Mais parfois c’est juste trop. »

Faire le thé, ça m’aide un peu à pas penser. Ou juste à penser à mes gestes. Mais je l’écoute, parce que pour une fois je constate qu’elle veut bien me parler. Dès sa première phrase, une partie de moi a envie de ricaner, mais c’est pas cool, elle s’ouvre à moi, là. Alors j’écoute… et j’sors de la menthe fraîche pour la laver dans l’évier, avec précision. On en a toujours dans le frigo, Mymy l’utilise régulièrement pour ses plats. J’me dis que ça fait longtemps qu’on a pas invité Piu à manger, mais peut-être que c’est pas le moment de dévier de la conversation hein.

Ca me rend amer, tout ça. Parce que même si je sais qu’on aurait pas pu l’aider, j’aurais aimé qu’elle me fasse assez confiance pour me tenir au courant, pas apprendre par ma fiancée que ma pote est de nouveau hospitalisée ou avec des douleurs de merde. Ce qui me rassure au moins, c’est qu’elle cherche à aller mieux quand même. Qu’elle fait des efforts……. un peu. Qu’elle cherche. Qu’elle tente. Qu’elle a arrêté l’alcool, à un moment donné. Parce qu’après notre entrevue de la dernière fois, j’y croyais plus, et je la croyais plus. Les alcooliques, ils mentent toujours ; c’est ce que j’avais lu, une fois. C’était pas très sympa pour eux, et je pense pas que ce soit vrai. Mais parfois, quand on est en face, on est inquiets… et on se rend compte que ouais, parfois, ils mentent.

Mes sourcils se froncent, et je casse les feuilles pour les mettre dans le filtre à thé. Je fais la moue quand elle évoque la mission, et la Masterisation d’Alice. Elle a utilisé fort ses pouvoirs, ce serait pas déconnant qu’y ait une incidence magique, genre un effet de sa Greffe ou on sait pas quoi. Peut-être qu’à force de réparer autour d’elle, c’est elle que ça détruit. Ou alors elle l’utilise comme de la merde, comme moi au début avec la mienne. J’veux dire. Ouais. Ce serait pas déconnant qu’elle ait loupé une info, une manière de l’utiliser. J’sais pas. Mais ses douleurs, ça a l’air d’être de la bonne grosse merde.

Finalement, j’attends que l’eau finisse de bouillir, et qu’Ipiu termine son récit, m’appuyant dos contre le comptoir de la cuisine. Mon nez se plisse quand elle parle de son énième pinte au bar, et j’me détourne pour regarder la bouilloire qui termine toujours pas de chauffer assez vite.

Enfin, Piu termine avant la bouilloire. J’ai pas envie de répondre d’abord, parce que je sais pas quoi dire, que je suis triste et en colère, que ça me saoule qu’elle m’en ait pas parlé plus tôt, que ça m’fait rager de pas savoir quoi faire… Classique quoi.

—J’comprends que ce soit trop.

Mais tu t’es quand même mise en danger, et pour ça aussi j’suis en colère.

—Tes pouvoirs sensitifs, ils fonctionnent pour réduire la douleur ?

Ah, la bouilloire termine de chauffer. Je peux la prendre et verser l’eau sur la menthe, un peu comme un robot.

OK. Il est méga en colère, méga triste et moi j’sais plus quoi dire, parce qu’il est comme tout le monde : méga impuissant. J’avais pas envie de lui imposer ça, j’ai pas envie de l’imposer à qui que ce soit. J’ai l’impression que plus j’en parle, plus je fais de la peine à ceux que j’aime. Si j’en parle pas ils sont en colère contre moi, et la colère finalement c’est pas si mal comme sentiment.

« Ça fait pas tout disparaitre, mais ça aide. En diminuant la peur, l’appréhension, la culpabilité, la colère, la tristesse, l’inquiétude, le regret, la nostalgie, la crainte, l’amertume, ça passe à peu près. »

Il me faut un peu de temps pour accuser le coup… Alors je me contente des questions simples, qui me permettent de comprendre davantage la situation et me laissent pas comme un con à regarder le plan de travail. Du coup je prends la théière et la pose sur la table, puis tire une chaise pour m'asseoir.

Ouais, en diminuant toutes les émotions, quoi. En devenant encore plus une coquille vide. C’est clair que ça aide. J’ai un élan d’amertume, et pour éviter qu’elle se le prenne dans la gueule, je mets des barrières mentales entre nos deux pouvoirs. Elle pourrait sentir si elle y pénétrait, mais j’aimerais qu’elle comprenne le message : garde tes émotions, et je garde les miennes. C’est notre seul moyen d’avoir une conversation paisible.

—A force de tout couper, les émotions vont revenir plus fortement et violemment, nan ?

"Sans doute, mais c'est un problème pour la moi de demain. La moi d'aujourd'hui essaie déjà d'arriver à demain. "

C'est peut-être pas ce qu'il a envie d'entendre... Non, c'est sûrement pas ce qu'il a envie d'entendre, mais me projeter, ne serait-ce que demain j'y arrive plus.

Ca me fatigue de l’entendre dire ça de cette manière, comme si l’Ipiu d’aujourd’hui n’en avait rien à faire. Et en même temps je me doute de pourquoi c’est dur. Pourquoi elle y arrive pas. Mais c’est le même problème à chaque fois : ça m’énerve.

A la place de lui déverser cette colère dessus, je souffle juste un peu, observant la théière. Putain le thé peut pas infuser plus vite ?

—Et du coup, vous avez trouvé un truc pour stabiliser tout ça avec les docs ? Les guérisseurs arrivent pas à faire refluer la douleur ?

Ca, ce serait étonnant.

"Les médicaments marchent à peu près, ça rend le tout tolérable tant que j'utilise mes pouvoirs... Mais ils me rendent, comment dire ? Indisponible ? J'essaie de pas en abuser et de serrer les dents. A priori c'est mon cerveau qui crée des douleurs qui n'existent pas réellement, donc il n'y a rien à soigner d'après les toubibs."

Pour ce que j'en ai compris. J'avoue qu'en général soit je débarque en mode "non mais ça va tout est good" à l'hôpital et je me carapate dès que je peux, soit j'ai pas la capacité d'écouté ce qu'ils me racontent.

Indisponible, ouais. C’est le mot, et j’avais bien capté ça avant qu’elle me le dise. C’est ça le problème, je crois ; soit elle existe mais elle a l’air de pas être là, soit elle est à l’hosto et elle douille. Je sais pas quel sort est le plus enviable. De mon côté j’commence à brainstormer.

—Ouais mais le pouvoir de guérisseur est censé pouvoir avoir un impact sur les sensations douloureuses aussi, quoique pas de la même manière que les sensitifs…

J’réfléchis.

—Est-ce qu’en combinant un pouvoir sensitif et guérisseur on arriverait pas à faire diminuer ça sans que tu te sentes coupée de toi… je souffle en réfléchissant, mes doigts tapotant contre la théière. J’veux dire, on arrive à insuffler des fausses douleurs à quelqu’un. J’arrive à réduire partiellement la douleur sans toucher directement aux émotions autour. Ca m’semble faisable.

J’ose même pas la regarder, mais j’veux juste qu’elle comprenne que sa situation me touche. Mais que je la laisserai pas seule à galérer.

"J'en sais rien, j'suis à prête à tenter n'importe quoi j't'avoue."

Même de me prendre une cuite...