J'la regarde, elle sourit même pas. Outch. Elle va pas bien à ce point ? Oui. Suffit de regarder sa tronche.

"C'est le même délire avec les sentiments qu'on t'impose, c'pas les tiens et ils sont passagers. C'est une béquille... ça te rend plus disponible pour faire le travail de fond, mais ça l'fait pas à ta place, et si tu t'en contentes tu restes en morceaux ad vitam."

"On peut devenir accro ? Aux sensations procurées par un pouvoir de Sensitif, j'veux dire ?"

Je ne m'étais pas trop posé la question avant, mais en fait... C'est un peu comme une drogue au final, non ? Ca revient plus ou moins au même que de prendre une pilule pour ressentir des trucs différents - et souvent plus joyeux - pendant un laps de temps limité.

"Idée de merde, donc. Bon ben j'crois que j'vais rester sur les livres, du coup."

Je marque une pause.

"Est-ce que t'as des trucs qui tournent autour du deuil ?"

Bah oui. Les sensitifs c'est quand même les plus gros dealers qu'on puisse trouver... Bien qu'askip les trips sous cristaux télépathes sont pas si mal...

"Ah, euh, ouai. Désolée pour ta perte tout ça."

Si parait qu'il faut dire ça. Juste je sais pas de qui on cause, j'pensais que c'était la mission contre le Centre qui l'avait mise en PLS... Pas le reste. J'sais pas quoi dire, alors je rajoute juste 3 bouquins à la pile qu'elle qu'elle a entre les mains.

Je hausse une épaule à la réflexion d'Ipiu.

"Ca remonte. Mais les nouvelles blessures ont tendance à rouvrir les anciennes, et y'a des trucs que j'ai jamais trop réglé par le passé."

En même temps, j'avais à peine 12 ans quand j'ai perdu ma mère, et ma grand-mère était fermement opposée à ce que j'aille voir un thérapeute. Elle était de la vieille école, à penser que les psy c'était réservé aux fous, donc bon. J'crois que j'ai jamais fait mon deuil correctement. Et puis...

"J'crois que j'dois faire mon deuil d'une partie de moi-même aussi. Elle reviendra pas, et si je l'attends, ça risque pas d'aller mieux, haha."

Haha, en effet, très drôle.

Je comprends, c'est souvent comme ça. La poussière qu'on a mis sous le tapis n'a pas disparu.

"Je suppose que tu vois ce que t'as perdu mais pas ce que tu as gagné. Elle était comment l'ancienne Pandora ? "

Si elle en vaut la peine on lui fera un enterrement en grandes pompes. J'suis certaine qu'on peut lui faire une fête de malade ! En même temps, tout est prétexte à faire la teuf...

Je hoche légèrement la tête à sa remarque. Effectivement, ce que j'ai perdu je le vois très bien, par contre ce que j'ai gagné... Non, c'est pas que je ne le vois pas, c'est qu'il n'y avait rien à gagner de tout ça que l'arrière-goût acide du ressentiment et de la culpabilité.

"Plus joyeuse, clairement. Naïve et idéaliste, aussi. Elle était conne, mais elle me manquera."

La Pandora d'avant avait des convictions, elle était confiante que tout finirait toujours par aller bien. Même quand ça n'allait pas, l'espoir était toujours là, quelque part. Maintenant, j'me sens juste comme une coquille vide et je ne sais pas quoi faire de moi-même. Et j'ai tellement peur que ce sentiment reste et s'accroche pour de bon.

C'est fou, j'ai l'impression que tout le monde regrette son soi ''enfant'' et toutes ses illusions. C'est dur de grandir. On apprend à dealer avec les imprévus, à savoir que tout ne se passe pas bien, que nos choix ont des conséquences. C'est dur d'avoir la responsabilité de ses actions.

"C'est dommage, si ça avait une garce on aurait pu lui faire des funérailles d'enfer ! Une gentille fille, personne se déplacera..."

J'ai un rictus à la réflexion d'Ipiu - elle me connaît un minimum quand même, j'ai jamais été une garce. Un peu trop fêtarde et prône à prendre des décisions discutables, j'ai eu mes moments c'est vrai, mais j'ai toujours eu un bon fond. Enfin, du moins la Pandora de cette époque se considérait comme une bonne personne, mais c'est aussi un des piliers fondamentaux de ma personnalité qui s'est cassé la gueule depuis la mission.

"Garce ou gentille fille, y'a pas grand monde qui se déplacerait dans tous les cas."

J'crois que si on devait m'enterrer pour de vrai, y'a bien qu'Allen qui serait réellement triste. Non, j'suis peut-être un peu dure envers moi-même, je sais pas.

"Merci pour les bouquins, en tout cas. J'dois les enregistrer ?"

En fait, j'suis jamais venue à la bibliothèque, j'espère qu'il ne faut pas s'enregistrer comme membre et tout le bordel, j'suis capable de laisser tomber et repartir les mains vides sinon.

"Les garces il y a toujours foule qui viennent cracher sur leur tombe..."

Je lui souris, j'sais pas tellement remonter le moral des gens, alors j'dis des conneries. C'est peut-être pas ouf dans l'absolue, mais je ne sais pas faire mieux.

"Non ça va, j'vais te créer un compte et les enregistrer manuellement, tu peux filer ou t'encastrer dans un des fauteuils de lecture si t'as pas envie de tout transporter. Juste dis-moi lesquels du prends avant de sortir."

Je connais son nom, son prénom, son numéro de téléphone et son adresse, j'ai tout ce qu'il faut pour créer son compte. Je peux démagnétiser les livres ici avec mon pouvoir, et rentrer leurs titres après avoir créé le compte empruntant. On les a pas en double ceux-là, ils intéressent personne en général.

"Normalement, faut passer par le comptoir des prêts, et quand tu veux rendre les livres soit c'est le comptoir des retours, soit c'est la boite aux lettre à l'entrée."

Je réfléchis un moment en regardant autour de moi. Y'a pas trop de monde, et c'est calme. J'peux rester un peu, feuilleter les bouquins et voir ceux qui semblent intéressants. Ca ne sert à rien d'en embarquer quinze chez moi, j'vais juste les poser dans un coin et ne jamais les ouvrir.

"J'vais me poser un peu là et feuilleter tout ça j'crois. J'prendrai juste ceux qui m'inspirent, ça va faire un peu beaucoup sinon..."

J'essaye de lui sourire, ça fonctionne pas trop.

"J'passerai te dire ceux que j'embarque avec moi avant de partir. Et merci."

Des recommandations. De la discussion à peu près normale alors qu'on est toutes les deux en PLS. Je la laisse retourner à ses occupations et m'installe dans un des fauteuils en prenant le premier livre de la pile. Bon, j'en ai pour un moment j'crois.

Je la laisse tranquille, j'suis pas la super copine qui va te remonter le moral désolée. Moi j'peux te fournir en cristaux de bonheur, mais ça t'aidera pas vraiment. On le sait.

"A toute !"

Je lui dis alors que je retourne derrière mon écran pour lui créer un compte. C'est bien quand je connais déjà les gens, pas besoin de leur demander des informations, juste de m'en souvenir. Comment pas déontologique et vol de données ? Sans doute vrai, mais j'm'en balance et j'suis prête à parier qu'Pando s'en tamponne le coquillard que j'indique son numéro de chambre pour qu'éventuellement un jour je vienne lui demander de me rendre des livres...

Je passe un bon moment à feuilleter les bouquins recommandés par Ipiu. Certains sont juste un ramassis de niaiseries, d'autres ont quelques conseils un peu plus pratiques et tangibles. Ceux sur le deuil sont intéressants, même si c'est trop douloureux pour que je m'autorise à en lire trop ici. C'est écrit sur ma gueule que je ne vais pas bien, mais c'est pas une raison pour craquer et pleurer en public.

Je finis par me lever, séparant les bouquins en deux piles. Je m'avance vers le comptoir et dépose la première pile dessus.

"J'vais laisser ceux-ci ici et j'embarque les autres, ça marche ? A la prochaine..."

J'adresse un signe de main à la jeune femme avant de tracer. Bon, trop d'interactions sociales d'un coup là, faut que j'rentre me terrer dans mon lit.

Je la regarde partir, et j'la retiens pas, parce que je peux pas. Pas maintenant. Pas de suite. J'vais pas la retenir pour lui tenir le crachoir entre deux rayons... Mais j'passerais la voir, plus tard dans la semaine, et j'vais essayer d'être une copine, parce qu'on s'entend bien en vrai, même si j'suis pas certaine que ce soit assez suivi pour être de l'amitié.