Les rires nerveux qui succédaient aux larmes de tout à l'heure me nouaient l'estomac. Sans l'interrompre, j'écoutais Aria me répondre, notant mentalement les détails ici et là. "Non, j'en ai jamais cousu" ne veut pas dire que tu n'en as jamais dessiné. "Juste bouquiné et regardé des séries"... Je ne relèverais même pas. "[...] les seuls trucs qui me viennent c’est des vêtements pour Lola"... Ca, je ne commenterais pas non plus.

Mon coeur se serrait de plus en plus tandis que je la regardais s'agiter devant moi. Noter des choses sur son téléphone, jouer avec dans ses mains comme on garde un doudou pour se rassurer, le reposer, reprendre sa tasse, garder encore et toujours ses mains occupées pour masquer sa gêne.

Les questions étaient maladroites et les réponses encore plus. La conversation était mauvaise et pourtant elle la relançait.

Je ne pouvais plus continuer à tourner en rond autour de la vacuité de ma vie, du mauvais timing, encore et toujours, de mes questions déplacées. Alors, quand elle reprit la parole pour me relancer et me poser des questions, je me pinçai les lèvres. Je n'avais rien à raconter, mais je devais au moins une fois dans ma vie reprendre un peu le contrôle d'une conversation pour l'empêcher de s'échouer encore comme une vague sur des rochers.

-Je vais essayer de m'investir un peu plus dans le club de lecture.

C'était faux, mais passons. Qu'est-ce que je pouvais faire de plus qu'être présent, et proposer de temps en temps la lecture de certains livres que j'avais moi-même apprécié et dont j'avais envie de parler ?

-Pour mes études je vais aussi devoir définir clairement le sujet de mon mémoire. Je pense peut-être travailler sur Terrae, sur sa place dans le monde, sur la façon dont elle est reçue et sur l'impact qu'elle a sur les différentes sociétés. Mes camarades de classe me demandent toujours de faire des études de cas sur Terrae pour nos cours et j'ai toujours refusé jusqu'à présent, mais pourquoi pas travailler sur l'image de Terrae d'une façon générale.

Qu'est-ce que ça m'apportera de faire ça, ça je le sais mais je ne veux pas le voir. Quelque part, je me complais dans cette stabilité, dans cet état où rien de trop grave ne peut m'arriver et où aucune de mes décisions ne peut impacter le monde. Je sais que si je commence à travailler sur Terrae, ces études pourront avoir un impact, et ma vie pourra changer - et c'est ce que je redoute le plus. J'aime ma zone de confort, j'aime cette situation dans laquelle je me trouve et où rien ne peut m'atteindre. Et pourtant, je sais aussi que je pense des choses, que mon esprit analyse beaucoup trop les situations qui me sont constamment présentées, et qu'une part de moi a besoin de coucher tout ça sur papier, d'organiser, de comprendre.

-Il faudra probablement que je demande avant à Hideko ce qu'elle en pense, et si elle m'y autorise. Le dossier sera peut-être publié -il y a des chances en tout cas, même si c'est clairement quelque chose qui ne m'intéresse pas ; mais un élève en sociologie qui appartient à Terrae et qui choisit d'écrire dessus, je sais très bien que ça fera parler.

Et si ça arrive vraiment, adieu comfort zone...

-Enfin, après ce n'est encore qu'à l'état de projet, mais il faudra que j'y songe rapidement pour demander l'autorisation de la directrice si je choisis de travailler sur ça.

Mais bon, sinon, je pourrais aussi prendre un sujet plus facile à travailler et pour lequel il y a déjà de nombreuses recherches, comme la place de la femme dans le monde. Au moins là je ne me mettrais pas en avant... Ce ne sera pas forcément plus agréable, mais ça m'attirera probablement moins de problème par la suite.

Allen la laisse finir tranquillement, et elle se sent presque gênée de parler encore et de répondre à ses questions. Pas que ce soit le fait de répondre à ses questions, qui la gêne, mais c’est plutôt l’interaction dans son ensemble, son regard posé sur elle, son silence attentif, encore, et le manque de réaction. Elle commençait presque à perdre espoir, quand il a recommencé à parler. C’était rare, presque, qu’il ait autant de choses à lui dire d’un coup, alors elle accueille cela avec un soulagement perceptible.

—Oh, c’est génial ?! J’espère que ça se passe bien, je me suis toujours demandé comment ça se déroulait !

Un encouragement, même s’il n’a pas l’air convaincu. Et il reprend sur ses études, le seul sujet sur lequel il se sentait parfois de détailler un peu. Elle acquiesce de temps à autres, curieuse de ce qu’il pourrait faire d’un tel sujet, mais aussi plus sérieuse. C’est un rôle important que de représenter Terrae à l’extérieur, et Ariana connait aussi l’avis d’Allen sur le sujet ; elle espère secrètement qu’il ne sera pas trop cynique dans son papier… mais au fond, cela la fait aussi sourire, tout doucement. C’est la première fois qu’il dit vouloir s’investir dans quelque chose, dans Terrae. Elle ne l’avait pas remarqué avant, mais c’était aussi ce détachement qu’il avait de tout qui l’isolait comme ça. Même si ça ne le dérangeait pas. Même si ça ne la dérangeait pas non plus, à l’époque, parce qu’elle l’acceptait comme ça.

Alors Ariana acquiesce et sourit, encourageante.

—Ce serait vraiment génial ! C’est… Enfin, je suis sûre que tu auras des réflexions importantes à partager. Je sais que tu y arriveras. J’ai vraiment hâte de le lire.

Elle le pense, même si elle sait aussi qu’elle ne comprendra pas tout, et qu’elle devra faire un gros effort dans sa lecture. C’est pareil avec les recherches de Nicolas, qui est très patient et lui explique ; elle se sent toujours un peu bête, mais elle ne lâche rien.

—Même si ça fait peur, je sais que ça pourra être utile. Et je suis sûre que ça pourrait t’apporter beaucoup.

Peut-être lui faire comprendre qu’il n’est pas aussi insignifiant qu’il a l’air de le penser, hein.

—Vous m’impressionnez tous beaucoup, à dédier vos recherches à Terrae ! Enfin, j’imagine que ça va demander une sacrée méthodo, tout ça, mais au final, pour d’autres sujets, c’est pareil aha !

Si j'y arriverais, c'est une tout autre histoire, et à l'inverse d'Ariana, j'ai beaucoup plus de mal à accepter ce genre de remarque, parce qu'après j'ai l'impression de devoir répondre à des attentes qu'on a placées en moi, parce qu'on m'en pensait capable, ce qui rend l'échec derrière d'autant plus cuisant. Enfin, après, je fais le malheureux, mais quelque part je suis aussi parfaitement conscient de mes capacités dans le domaine. Et je sais que mes avis sur la question dérangent souvent beaucoup de personnes à Terrae, mais c'est aussi une réalité qui a le mérite d'exister et qu'il faut accepter de voir pour avancer mieux. Oui, mes thérapies consécutives ont clairement fait du bien à mon cerveau et à ma façon de voir et d'accepter les choses. Bref, tout ça pour dire que je râle, mais en fait, je sais aussi que je suis capable de faire quelque chose comme ça. Reste maintenant à savoir si j'en ai l'envie et la motivation nécessaire. Parce que c'est pas un travail classique et ça me demandera vraiment énormément de recherches en amont. Et ça m'octroiera aussi une place différente à Terrae, et je suis pas encore certain d'avoir envie de tenir ce genre de rôle. Parce que ce sera pas juste un vulgaire bout de papier, ce sera un sujet de recherche sur lequel on est obligés de se pencher. Bref, voilà, c'est un projet, ou plutôt une idée, on verra ce qu'on en fera !

-Haha, n'aie pas trop hâte de le lire non plus, c'est clairement pas encore certain que je choisisse vraiment ça comme sujet. Ca implique beaucoup de choses.

Je baissai le regard sur ma tasse alors qu'Aria continuait ensuite en disant être très impressionnée par toutes "nos" recherches dédiées à Terrae, un peu embarrassé et nerveux face à ces réflexions. Ouais, alors dédiée à Terrae... C'est bien ça, le problème de ce sujet. C'est que ce ne sera jamais un mémoire en faveur de Terrae. Ce sera un mémoire qui analyse sa place dans le monde, son impact dans les sociétés, et les craintes qu'elle soulève - craintes qui sont justifiées à mon sens. Je ne pourrais pas défendre Terrae ; je ne pourrais qu'exposer des faits. C'est malheureusement ça la sociologie... Mettre en avant des faits. Et ces faits ne font pas toujours plaisir à entendre. On n'aime pas trop être confrontés à ce qui nous pose problème, nous les humains, en général...

Je me passais une main dans les cheveux alors que je redressai la tête pour regarder Ariana.

-Ouais, enfin certains font des choses quand même nettement plus impressionnantes qu'écrire des textes, ne me compte pas trop dans toutes ces personnes, hein ! Mais c'est gentil, merci.

Je marquais une légère pause, à la recherche d'un autre sujet à lancer pour changer un peu la conversation.

-Et puis, toi aussi tu fais énormément pour Terrae, j'suis sûre que tu fais partie des personnes qui en font le plus pour elle, alors que tu n'es même pas encore Master, et ça c'est fort ! Tu devrais être impressionnée par toi, plutôt que par les autres.

Evidemment, Allen en profite pour préciser qu’elle ne doit surtout pas trop en attendre de lui au sujet de ses études ; ça aurait pu l’agacer, mais ça lui tire surtout un sourire, parce qu’il n’a pas changé. Il ne veut pas s’engager avant d’être certain, surtout quand ça risque de prendre de l'ampleur dans sa vie. Elle comprend pourquoi ça le rend frileux, pourquoi c’est difficile de parler de l’endroit dans lequel ils vivent. Elle connait son avis sur la place de Terrae, même s'il s'efforçait de rester sobre quand il en parlait avec elle à l'époque. Mais elle sait aussi que ce genre d’écrit peut faire du bien, par ricochet, à leur communauté. Et si ça n’en fait pas, elle le jugera à ce moment-là, après l’avoir lu. Elle est juste contente qu’il y réfléchisse.

Aria roule gentiment des yeux et lui renvoie un sourire un peu moqueur. Il minimise encore, MAIS il a dit merci. C’est bien. Ce qu’il faut pas faire !

—Et en même temps, j’arriverais pas à écrire des textes par exemple ! Donc je trouve ça trop chouette et impressionnant. La recherche, c’est important et chouette.

Et toc.

Par contre c’était pas prévu qu’il lui renvoie la balle comme ça. Elle cligne des yeux et détourne un instant le regard, sans savoir si elle est gênée ou mal à l’aise. Pour elle, c’est pas “faire des choses pour Terrae”, c’est plutôt s’éclater et faire des choses qu’elle aime bien. (D’autant qu’il n’avait jamais compris son investissement, c’est juste qu’elle se mêle de tout et qu’elle aime bien donner un coup de patte.)

—Mais nooon tu te fais des idées ! J’aime juste bien ce que je fais, et au moins ça m’évite de trop penser. On est beaucoup à s’investir à différents niveaux.

Elle a failli ajouter qu’elle n’a pas beaucoup de limites, mais elle n’a pas envie qu’il réponde “je sais”, alors elle se tait à ce sujet.

—Puis je fais quoi, je dis bonjour aux nouveaux : waouh ! elle pouffe de rire. C’est pas un niveau d’investissement hyper évolué.

Cela étant, après avoir failli crever pour Terrae, peut-être qu’elle peut accepter ce compliment, pour une fois. Alors pour reprendre contenance, encore, elle reprend une gorgée de sa boisson, puis décide de la terminer. Peut-être qu’elle a pas besoin de se trouver impressionnante, mais qu’elle a juste envie d’être satisfaite des choix qu’elle fait. Ce n’est pas encore tout à fait le cas ; ses amis sont encore blessés, et elle en porte la responsabilité.

—Pour l’instant je vais surtout prendre le temps de me reposer et laisser tout ça de côté, elle ajoute après un temps. J’ai pas encore décidé si j’avais trop donné pour cette mission, ou si c’est juste un état qui est destiné à passer.

C’est une question muette qu’elles ont partagé avec Alice. Une question qu’elle ne peut pas formuler, car elle est plus encore que “est-ce que je ne suis pas allée trop loin ?”. Elle ne sait pas encore à quel point c’est réparable, ce qu’elles ont aujourd’hui dans le coeur. Ni si elle souhaite vraiment le réparer. Ni si elle le mérite.

Elle tapote doucement sa tasse et sourit, mais c’est son sourire un peu fatigué qui sort.

—Bon allez ! Merci pour la discussion, c’était chouette. Et c’était gentil de prendre des nouvelles. Je vais te laisser du coup, j’ai quelques petites choses à faire. Hésite pas à donner des nouvelles, toi aussi !

Elle n’a rien à faire, elle a juste soudainement très envie de dormir. Mais peut-être qu’elle ira zoner à l’hôpital, ou toquer chez Tina en espérant qu’elle ouvre. Un instant, elle se rend compte qu’elle va juste errer encore une fois sans but, mais bon, ce sera son quotidien jusqu’à la fin de son arrêt lol. Aria fouille dans son sac pour en tirer son porte-monnaie et payer pour leurs boissons, ignorant gentiment ses protestations s’il y en a. Pendant qu’elle se lève pour enfiler sa veste, son écharpe et son bonnet, elle se surprend à le regarder… Elle n’arrive pas encore à analyser ce qui s’est glissé sous la fatigue, après tout ce qu’elle lui a dit et avoué aujourd’hui.

Elle enfonce le bonnet sur sa tête et renvoie un sourire à Allen. C’est sincère, malgré tout.

—Allez, à plus !

Et sur un dernier signe de la main, elle remet ses lunettes de soleil et quitte les lieux.

Je ne peux m'empêcher de réprimer un sourire amusé face à la réaction d'Aria. Ouais, elle n'arriverait pas à écrire des textes... Mais bon, entre écrire des théories sur un bout de papier et se bouger vraiment pour apporter quelque chose à ce monde dans lequel on vit, pour tenter de le rendre meilleur... Y'a tout un monde, justement.

Je laissais couler alors qu'elle minimisait complètement tout ce qu'elle faisait -quoi qu'encore là, c'était tout de même plus que moi, étant donné que lorsque je m'étais vu confié la tâche de justement juste dire "bonjour" aux nouveaux, je l'avais rapidement déléguée à Pandora en soulignant que je ne comprenais absolument pas pourquoi j'avais été nommé Préfet en premier lieu.

Je gardai mon regard ancré sur elle alors qu'elle évoquait tout de même cette fameuse mission à laquelle elle avait participé -oui parce que c'est vraiment ça, ton investissement, on le sait tous les deux- et hochai la tête.

-Tu verras bien. Il faut toujours laisser au temps le temps de faire son œuvre.

Classic shit, mais assez vrai pour le coup. Je hochai de nouveau la tête et lui offris un sourire.

-Ca marche, passe une bonne après-midi ! Et oui, je te tiendrai au courant. Rentre bien !

Je lui renvoyai son signe de la main, et la regardai s'éloigner sans bouger. Laisser au temps le temps de faire son œuvre hein... Je me revoyais encore quelques années plus tôt, à chaque fois que je voyais Aria. Lorsque nous échangions par message. Finalement, là aussi le temps avait changé les choses. Si j'avais su un jour qu'on pourrait boire un café comme ça. Ok, il restait encore un peu de malaise... Mais ça n'avait plus rien à voir. Faut dire aussi qu'il s'en était passé des choses, depuis. Pour elle. Clairement pas pour moi. Ma routine est bien présente. Mais le monde changeait. Et forcément, ça m'impactait aussi, quelque part. Même si je ne participe pas, mon entourage participe. Et je le ressens.

Après quelques minutes à continuer à tergiverser, je finis par enfin me lever et quitter le café pour retrouver ma chambre. Finalement, discuter d'une potentielle thèse m'avait motivé à travailler un peu sur le sujet aujourd'hui. Autant en tirer profit.