C’était impossible à imaginer.

Peu importe combien de fois il en avait été témoin, les pouvoirs étaient extraordinaires, dans tous les sens que l’on pouvait donner à ce terme. Les gens qui étaient à Terrae aussi. Ils avaient quelque chose en eux qui incarnaient cette énergie. Quelque chose qui expliquait leur venue. Qui les rendait accordés au thème.

Et lui…

Lui, il était vide. Il n’avait rien à lui. Rien qui eut pu s’incarner sous aucune forme. Rien qui eut pu justifier…

Alors qu'il continuait à ruminer ses objections dans le silence de l'assemblée qui l'entourait, sa conscience et ses peurs furent englouties d'un coup.



Quand elles revinrent, elles étaient sur le sol.

Etalés au milieu de ses pieds, de ses mains et de ses tripes, qui baignaient dans une mare informe et rampante.



Tout ce qu’il était s’était dilué dans quelque chose d’infini et d’informe.

En même temps qu’il se sentait vide et incapable de penser à quoi que ce soit, il se sentait plein, presque débordant, de quelque chose qui ne lui appartenait pas, tout en étant profondément lui.


Il cligna des yeux.




Le visage d’Hideko, encore brouillé par les émotions, lui apparut comme celle d’une déesse.
En la voyant, il se sentait plus éloigné que jamais de l’extraordinaire dans lequel il venait pourtant de faire un pas.


Happé par cet appel, il tenta de se relever.
Glissa sur ses jambes qui avaient fondu.
Se reprit. Constata qu’elles étaient toujours là. Et avec elles, son corps suintant. De transpiration seulement ?

Il approcha légèrement sa main de son visage.
L’espace d’un instant, elle lui parut aussi faible que terrifiante.
C’était sa main. Identique en tout point. Et c’était celle d’un autre. Tout ou n’en étant celle de personne.

Il l’agita d’un coup.

L’instant d’après, elle était redevenue la sienne, et la sensation effroyable s’était estompée aussi vite qu’elle était arrivée.

« J… je vais bien… » tenta-t-il d’articuler, en se redressant pour de bon.

C’était ça, son pouvoir ?

Ou seulement… une idée qu’il se faisait ? Une sensation que la peur avait imaginée pour se donner une vérité à craindre.

Il devait le voir.

Seulement comme ça… Il pourrait commencer à y croire.


On apporta près de lui un verre d’eau. Une infime quantité, incomparable à celle qui avait envahi la pièce, dans ce rêve qui s’effaçait déjà. Sa surface tangua, mais ce n’était que son poignet trop nerveux qui agitait son récipient.

De la concentration. C’était ce qu’il lui fallait pour voir s’élever le liquide au-delà des lois de la physique. Il fallait l’imaginer et la sentir, à l’intérieur comme à l’extérieur.

Minoru s’accrocha à ce souvenir qui n’en était pas un. À cette eau terrifiante et extraordinaire.

Il n’eut pour réponse que ses propres tremblements.

Comme on pouvait s’y attendre,d’un écolier japonais ordinaire essayant de jouer avec un verre d’eau du robinet. L’extraordinaire existait, mais il n’était pas pour eux. Tout au plus, il l’avait frôlé, avant de repartir.

Cette eau serait à jamais inerte.

Il baissa la tête. S’ils ne l’arrêtaient pas pour lui annoncer, il se laissait quelques secondes, encore, avant de retourner sur ses pas.

Son doigt glissa le long du verre, d’abord à l’extérieur, puis à l’intérieur. Il se posa doucement sur la surface.

Il n’y avait rien d’autre à y sentir que la température ambiante. Il tenta de s’y baigner, dans un dernier espoir d’y trouver la froideur cauchemardesque ou chaleur réconfortante. De tout ce qu’il imagina de grandiose, ou même de simple, il n’y trouva rien.

C’était l’eau du robinet qu’il buvait tous les jours. L’eau ordinaire et banale.

Comme moi.

Il avait cherché toutes les choses qui ne lui ressemblaient pas. Ce qu’il trouvait, à la fin, était son essence. Dans tous les sens du terme.

Pour la première fois depuis qu’il avait été appelé, il se détendit un peu.

Résolu à retrouver la seule chose qui pouvait lui convenir, il leva la tête vers les Masters, puis sortit délicatement la main du verre.

Alors qu’il s’apprêtait à le leur rendre, l’un d’eux l’interrompit.

Lui pointa ses doigts encore trempés.

Le regard de Minoru glissa. Pendant quelques brefs instants, il put y fixer l’eau qui s’était enroulée autour. Comme la pointe encore timide d’un gant transparent.

Dès l’instant où il comprit ce qui s’était passé, elle tomba d’un coup. Minoru se confondit en excuses, essuya avec un mouchoir qu’il avait trouvé dans une de ses poches, réitéra ses excuses, se redressa en tanguant légèrement, rendit le verre et seulement après, respira.

Il l’avait vu. L’extraordinaire qui s’était glissé en lui.
Il l’avait sentie. Comme la plus naturelle des sensations.
L’eau ne l’avait pas recouvert. Pas plus qu’elle ne l’avait prolongé.
Pour ce court instant - et seulement pour ce court instant -, l’eau était devenue une partie de lui. Telle qu’elle l’avait toujours été.

Envahi par des pensées contradictoires, il manqua la parole des Masters. Il avait eu la réponse qu’il s’était résolu à ne jamais trouver, mais il manquait une étape. Un autre miracle, qu’il n’avait plus besoin de vivre.

Ils avaient dit qu’il était Morphe. Il avait lu tous les guides, mais maintenant qu’il y était confronté, il ne savait même plus ce que ça voulait dire.

En quoi devait-il se transformer, au juste ?

À cette question qu’il n’aurait pas voulu avoir à répondre, il ne trouva pas de réponse. Seulement des conseils des masters et avec eux des rappels de ce qu’il devait déjà savoir. Plus il en savait, moins il savait où chercher, face à l’immensité du vivant et de toutes les espèces qui le peuplaient.

Il devait faire ce qu’il avait le plus de mal à appréhender. Se laisser aller et s’écouter, pour laisser ce pouvoir qu’il avait peut-être lui montrer la voie à suivre.

Il ferma les yeux.

Et spontanément, il pensa à Chrys Suede.
La cause était simple. C’était l’une des personnes les plus raisonnables qu’il connaissait à Terrae, parmi celles - peu nombreuses - avec lesquelles il avait eu l’occasion d’avoir une interaction significative. C’était aussi celle qui lui avait rappelé les bases, et noté pour lui de précieux conseils qu’il s’était évertué à suivre jusque là.

Il avait tout fait pour ne jamais avoir à lui faire face à nouveau. Alors il avait appris à s’écouter un peu. Et à intégrer dans sa routine toutes sortes de choses qu’il aurait autrement perçues comme des contretemps.

Minoru commença par essayer de se concentrer sur les sensations les plus basiques. Au-delà de ses jambes fondantes et de la fatigue avachie sur ses épaules, il chercha les limites de son corps. Celles-là même qu’il sentait plus effilées que jamais depuis qu’il s’était réveillé.

À ces morceaux de lui-même qui paraissaient flotter sans cohérence, il devait trouver une forme. Une qui devrait se glisser naturellement sur sa peau, tout en étant étrangère à lui.

Une contradiction criante, pour un pouvoir qui restait silencieux.

Plus il se concentrait pour l’appeler, plus il se sentait difforme et incapable de l’atteindre.  

Alors qu’il rouvrait les yeux pour faire part de son désarroi aux Masters, et même leur demander de s’arrêter là puisque ce n’était pas si grave s’il n’était pas Morphe, l’un d’eux s’approcha de lui avec un petit miroir de poche et un léger sourire.

Il y avait de quoi, vu ce qui s’y reflétait.

Tout comme l’Eau avait attendu qu’il voit à quel point elle pouvait être ordinaire, le Morphe avait attendu qu’il voit à quel point il pouvait être difforme.
Il les avait aperçus lors d’un cauchemar éphémère.

Ils lui avaient montré qui il était. Infini et informe. Plein, presque débordant, de quelque chose qui ne lui appartenait pas, tout en étant profondément lui.


Ainsi se terminait l’Initiation. Et commençait, avec elle, la vraie vie de Minoru à Terrae.

Le mot de la fin:

Images de base des nouveaux avatars: