Après la fin de ma formation, je me retrouve avec un peu plus de liberté même si mon emploi du temps reste strict. Mon superviseur tient aussi le café et me laisse donc gérer la production de pain maintenant que je suis plus à l'aise. Heureusement, j'ai de l'aide pour la vente sur place. En échange, c'est moi qui fais les achats et transporte les commandes de pain pour la cafétéria notamment. Et justement, j'ai oublié le roule-pratique à la cafétéria.

C'est jour de réassort pour la farine aujourd'hui, malheureusement. Et les gros sacs de 25 kg ne me dérangent pas, avec le diable... Mais là, j'en ai une dizaine et je dois tous les emmener à la boutique à la main. J'en suis donc à mon dernier aller-retour, un sac sur chaque épaule. L'autre inconvénient, c'est que la farine, ça va partout même quand c'est dans des sacs. J'en suis couverte, j'en ai dans les cheveux, sur le visage, et sur mes habits. Mon pantalon cargo et mon débardeur noirs sont tachés de partout. Bref je ne suis pas très présentable. Sans parler des températures qui sont remontées, donc après cinq aller-retours je suis en sueur.

Heureusement, il est près de midi et arrive bientôt ma pause déjeuner. J'ai hâte de pouvoir retrouver la chambre qu'on m'a attribuée, même si elle n'est pas encore vraiment meublée à part un lit, une table et une chaise... Au moins il y a une douche. Parce que la farine et la sueur, ça colle ensemble et j'ai l'impression d'être poisseuse. Dire que pendant mes combats ça ne me dérangeait pas... Je suis devenue un peu plus coquette je crois. En m'approchant de la porte de la boulangerie, je marmonne dans ma barbe :

Vivement la douche... Je pègue.

T’es à moitié avachi contre un arbre que t’as fait pousser exprès pour ne pas te prendre de plein fouet les rayons du soleil. Oui, bon, bein, voilà quoi. On ne peut pas penser à tout, et quand t’as pris ton carnet à dessin et de l’aquarelle, t’avais déjà fait le gros du travail en n’oubliant pas l’eau. Alors la crème solaire…Faut pas rêver ! Donc, système D : on fait pousser un arbre pour se protéger du soleil. Tu me blases.

Tu regardes les gens passer le long du chemin pour aller au village, il faut beau, du coup il y a pas mal de passage, les gens n’ont pas envie de rester enfermés dans leurs chambres. Tout ça t’aide, parce que tu peux t’amuser à faire des croquis rapides des gens, c’est un exercice plutôt intéressant et qui te force à aller vite. Alors bien entendu quand tu vas vite ton trait est haché, mais ça ne fait rien, tu t’éclates…

Tu l’as déjà vue passer elle non ? attends, sa tête te dit quelque-chose ! C’est madame vitiligo ! Elle t’a dévisagé toute la soirée chez Nana… Mais tu ne lui as pas parlé… Hm, bon, du coup. Tu l’as vu passé tout à l’heure, si regarde tu l’as déjà dessinée, mais elle portait rien ! Ce coup-ci elle a grave la classe en portant à bout de bras ses gros sacs de ? Aucune idée, mais c’est soit de la farine, soit du plâtre, soit de la coque… Le dernier reste le moins probable. Tu fais un croquis rapide et tu notes tel un enquêteur tes pistes. Puis elle repasse, les bras vides… Etrange ? AH NON LA REVOILA. OK elle a décidément trop la classe, si tu la voies plisser des yeux tu peux constater qu’elle a des biceps d’enfer ! T’hésites à aller la voir puis lui dire qu’elle est grave stylée, et puis tu te rappelles qu’elle a pas besoin de ton avis… Mais quand elle repasse encore, tu te dis qu’avec la farine et les tâches de vitiligo il y a un truc à faire… Sauf que non, elle a déjà disparu ! AH LA REVOILA AVEC DES SACS C’EST TA CHANCE ! Cours ! Enfin, non marche vite pour la rejoindre, c’moins risqué. Elle marmonne quelque-chose dans sa barbe quand t’arrives.

« SALUT ! J’peux prendre des photos de tes biscotos ? »

QUOI ?

Je suis plongée dans mes pensées quand j'entends des pas qui se rapprochent rapidement. Instinctivement je remonte mes poings pour me défendre, mais à la place je me fais aborder par un garçon, non un homme. Familier, il me semble l'avoir déjà rencontré... Mais impossible de mettre le doigt sur où. En tout cas il a l'air enthousiaste. Par contre...

Là..? Maintenant, comme ça ? Dis-je, désarçonnée.

J'écarte les bras l'air de dire "regarde-moi mieux, je suis crasseuse, j'ai de la farine partout et j'ai sué. Mon débardeur me colle à la peau et je porte encore les gros gants semblables à des gants de jardinage que j'utilise quand je dois porter des choses.

C'est que... Euh... Je suis pas trop présentable.

Puis qui voudrait me prendre en photo, sérieux ? Je suis pas vraiment jolie avec toutes mes taches... À moins que... J'observe l'homme, méfiante. Il me dit vraiment quelque chose. Et si...

T'es pas un de ces foutus paparazzis toujours en train de chercher le scandale au moins ?

Ils ne m'auraient pas retrouvée quand même ? Non, ils n'auraient pas pu pénétrer dans l'enceinte de Terrae sans l'accord des Masters... Et puis qu'est-ce qu'il y aurait à dire ? "L'ex-championne de MMA, reconvertie dans la boulangerie !" Quel titre pourri. Non, non, c'est pas ça. Alors pourquoi..?

Mais attends, comment ça, enfin pourquoi, mes "biscotos" ?

Non, là je suis définitivement perdue...

Mec. Tu m’épuises. Genre, jamais on aborde une meuf dans la rue comme ça, c’est creepy as fuck. Sérieusement chaton, c’est pas parce qu’elle est dans l’espace public que ça te donne le droit de l’emmerder.

« Bah oui, là maintenant t’as l’air méga cool et puis ça fait des effets de texture et de couleurs trop intéressants sur tes bras la farine qui a collé à la transpiration  et celle qui l’est pas, avec ton vitiligo en toile de fond. de près c'est encore plus classe ! A certains endroits ça donne un effet poudré de porcelaine, à d’autres d’argile, d’autres il y a des croutes, et parfois ça fait cire, c’est génial ! »

Oui, tu connais l’nom de sa maladie de peau, t’en connais pas l’origine ou les conséquences sur le reste de l’organisme, pour toi c’est le même type de particularité qu’avoir des grains de beautés… Comme beaucoup t’as découvert cette particularité et son étrange beauté avec une mannequin Desigual. T’as par contre jamais fréquenté quelqu’un qui en avait… Si faut elle va grave mal le prendre.

« Comment-ça un paparazzi ? J’refile parfois mes photos au journal de Terrae pour des évènements publics, ça fait de moi un paparazzi tu crois ? »

Tu aurais pas pu juste dire non ? Bien sûr que non, tu aurais eu l’impression de mentir si tu ne lui avais pas dit.

« Et oui, tes muscles sont supers dessinés, ça peut donner des paysages hyper intéressants… Ah mais, parce que oui, alors pardon, c’est clair dans ma tête mais c’est pas forcément dans la tienne. J’veux faire des photos que de tes bras, enfin si tu veux bien hein ? »

Le jeune homme n'est pas démonté par mes arguments et continue de s'extasier. La mention de ma maladie assombrit mon expression et je croise les bras l'air patibulaire. Sa description de ma dégaine n'aide pas à me remonter le moral. Argile ? Croûte ? Cire ? Mais d'où se permet-il de me dire ce genre de chose !

Si tu refiles une seule photo de moi à un quelconque journal, je saurais que c'est toi.

Et ça ne se passera pas très bien pour toi... Pensais-je en concluant ma phrase pour moi. Il envahit mon espace, m'insulte et me jette ma maladie au visage. Et il s'attend à ce que je sois enthousiaste ? Soit il est naïf, soit il lui manque une case.

Certes il se rattrape en complimentant ma forme physique, mais heureusement que mes muscles sont bien dessinés. Sinon je me serais faite aplatir dans les combats. Et maintenant il m'affirme qu'il ne veut pas ma tête sur ses photos mais juste mes bras... Mais c'est quel genre de fétiche ça ? Vraiment trop bizarre.

Je vois pas pourquoi j'accepterais. Je suis sale, je pue, je viens d'avoir une matinée super chargée. Je n'ai strictement rien à y gagner.

Et là je ne parle pas d'argent. Des photos de moi se baladant dans Terrae sans que je ne puisse le contrôler, ça ne me semble pas une bonne idée. En plus, qui sait ce que va faire cet homme avec ! Hors de question d'accepter si je n'y vois que des inconvénients !

« De toute manière je ne suis pas assez connu pour apparaitre dans des magasines d’art. Enfin, mes peintures peut-être que si, mais mes photos non, puis quand j’fais des grands formats j’les donne qu’aux modèles sauf s’ils s’ont ok pour que j’les expose, j’sais qu’les gens sont jamais très à l’aise de se croiser dans un galerie. »

Et puis leur copains les détruisent et te cassent la gueule avant de se barrer et de trahir Terrae. Euh. Ouai, non ça ce n’est arrivé qu’une fois. Ça compte quand même, puis t’as refait un tirage pour le lui ré-offrir plus tard, alors on va dire que t’as gagné. En tous les cas vous ne parlez pas de la même chose et c’est presque drôle de voir à quel point vos visions divergent.

Elle a raison, elle pue. Oui, bon, certes c’est pas ça du tout le point important de son intervention. Elle a du travail et rien à y gagner à prendre du temps pour être ton modèle. Elle a clairement raison ! Te voilà qui réfléchit.

« T’as raison, j’y avais pas pensé, attends j’essaie de trouver une contrepartie acceptable… J’peux pas te proposer de t’aider à la boulangerie, j’suis une quiche en pâtisserie… Mais s’il te reste des sacs de farine à porter j’ai une voiture et j’peux t’aider ? Euh… Sinon, t’as une idée de ce que tu voudrais en échange ? Si c’est possible j’le ferais ! »

Plutôt que de chercher tout seul dans ton coin, franchement c’est plus simple de lui demander ce qu’elle veut !

Mais enfin c'est pas une histoire d'être connu ou pas... T'es photographe tu peux vendre tes photos si t'as quelque chose de croustillant. Mais sa réponse m'apprend qu'il ne sait absolument pas qui je suis, donc qu'il ne fera pas fuiter les photos... Même si je suppose qu'à l'instant où ils apprendront qu'elles existent, Senti et Nana essaieront de les avoir.

Dommage, p'tit gars. T'arrive un peu tard c'était mon dernier aller-retour. Dis-je en haussant les épaules.

Et je suis pas là pour réclamer. Si il a rien à m'offrir...

Franchement je sais pas quoi te dire. C'est quand même une proposition super cheloue.

C'est lui qui est chelou... Et j'ai faim bordel.

Bon allez. Disons que si tu m'offre le repas, je suis d'accord...

Par contre. Je trouve ses photos n'importe où en dehors de ses affaires...

HRP : on passe temporairement en speed pour pouvoir se répondre rapidement depuis nos portables pendant une journée. Par contre, on repassera en classique pour le reste.


Une proposition chelou ? Tu n'y avais même pas pensé à vrai dire. Là tu réalises, c'bien. Enfin, non c'est pas bien. Tu te rends compte de ce que t'es en train de faire : tu proposes à une inconnue de la prendre en photo dans la rue. Alors, certes Tori a rien de la demoiselle en détresse, et très franchement tu ne voudrais pas qu'elle te colle une beigne avec les muscles que tu lui as vu... mais ça reste pas très convenable comme proposition ! On dirait un plan drague, et c'est pas ce que tu voulais.

"Euh, oui ok, tu veux manger quoi ? Et, euh, je te jure c'est pas chelou ce que je veux faire, c'est juste que tu es méga classe et que je suis  sûr que je vais pouvoir faire des photos de ouf !"

Cet homme est décidément vraiment bizarre... Mais je me dis que je ne suis plus dans les favelas et qu'il doit juste manquer de codes sociaux... Comme moi en fait. Du coup je hausse à nouveau les épaules.

Tout me va tant que ça se mange... On peut aller choper un sandwich à l'épicerie. Proposé-je.

C'est le plus proche et le moins cher. J'ai pas dans l'idée de le faire raquer non plus je me sentirais trop mal et j'aurais l'impression de le racketter.

Tu sais ça a quand même l'air bizarre dit comme ça... Mais bon, j'ai compris que tu est pas un type louche. Ajouté-je avec un sourire. Je m'appelle Tori. Et toi ? J'ai oublié ton nom désolée.

"Va pour un sandwich, après si tu veux manger quelque-chose que t'as pas préparé, c'est possible aussi ! Je connais un restaurant de ramens pas loin qu'est bon... Et en plus ils sont des fourchettes !"

Mec.

Elle a raccroché les wagons.

Elle se souvient qu'elle t'a déjà vu.

Elle t'a vu en licorne.

Et elle dit que t'es pas louche.

Franchement, c'est elle qui est louche à ce niveau-là.

Fuis !

Quoi non ? Ok.

"Du coup moi c'est Angie, enchanté !"

Allez pourquoi pas... J'en ai jamais mangé. Dis-je en acquiesçant.

Angie, voilà c'est ça. Il était à la fête de Nana. Ça me revient. C'est le gars bizarre (sic) qui avait refait un mur avec ses pouvoirs en kigu licorne. Ouais non je retire. Il est louche.

Du coup je ferme la porte de derrière de la boulangerie et je retourne auprès d'Angie.

Photo d'abord ou manger ?

"Manger, rien n'est plus important... Ou presque !"

Au vu du nombre de fois où tu as sauté des repas, tu ferais mieux de fermer ta gueule. Vraiment.

Du coup tu l'entraines quelques ruelles plus loin dans un petit restaurant où l'on peut manger des ramens. Tu ne sais toujours pas lire le japonais, mais il y a une carte avec des photos, alors tu juges à la photo.

"Prends ce qu'il te fait plaisir !"

Tout bizarre qu'il est, il arrive à me faire sourire le bougre. Oui manger est le plus important ! J'en a raté, des repas, à cause de la pauvreté. Hors de question de recommencer.
Donc je le suis dans les ruelles jusqu'à un petit resto tout mignon. La carte est en japonais, sans traduction. Comme si j'aurais pu lire quoi que ce soit. J'ai beau m'entraîner, ma dyslexie me pourrit toujours la vie. Je regarde donc les petites photos des bols de ramen. Il y en a de plein de garnitures différentes, c'est trop bien. En fait ce sont des nouilles dans un bouillon avec des garnitures comme des légumes, de la viande ou des crustacés ! J'hésite mais je finis par porter mon choix sur un bol qui a l'air d'avoir une viande rosée et plein de légumes.

Je pars sur celui-là. Et toi ?

"Ce sera celui-ci !" tu dis en pointant unramen où l'on voit surnager quelque-chose qui ressemble à une tranche de jambon. C'est le plus simple, le classique, celui qui ne te déçoit jamais. Bien entendu tu passes ta commande en français en montrant les images, parce qu'ils ont peut-être un nom mais tu ne sais pas le lire.

"Tu veux boire quelque-chose ?"

Ils font un très bon thé au jasmin, mais à vrai dire, toi après un bol de soupe tu n'as plus tellement soif !

Celui que choisit Angie est classique, on voit ce qui ressemble à une tranche de jambon au milieu de petits anneaux vert... Du poireau peut-être ? En tout cas ça a l'air simple mais bon ! Je passe commande en désignant ce qui me plaît sur la carte. Puis j'hésite face aux boissons, il y en a pour tous les goûts apparemment. Mais comme je ne comprends pas les noms, je secoue la tête.

Je pense que le bouillon sera bien suffisant.

Un silence un peu bizarre s'installe alors qu'on attend nos commandes. Je suis fatiguée, les cauchemars me prennent toutes mes nuits... Je n'ai pas vraiment la force de faire la discussion, mais comme lui a l'air bavard, il suffit de le lancer sur quelque chose qui l'intéresse...

Alors donc t'es photographe et tu dessines ?