Je pensais réussir à la rationaliser, mais c'est tout l'inverse qui se passe ! Elle pense que son père les rejoindrait. Et si il aime vraiment autant ses filles qu'il le pense... Il le ferait. L'angoisse commence à monter en moi. Je ne sais pas comment la faire renoncer. Même si elle pense qu'il suffit de s'endormir, quand elle se rendra compte que ce n'est pas le cas, que va-t-elle faire ? Non, je ne peux pas la laisser seule. C'est trop dangereux.

- Non, si tu t'en vas aussi, il sera très très triste et très très fâché. Il pourrait même te gronder très fort. Je dis, en désespoir de cause.

Bien sûr j'essaye aussi les phrases bateaux. "Elle sera toujours avec toi tant que tu te souviendras d'elle". Ce genre de chose... Mais malheureusement, soit parce que j'en suis moi-même pas très convaincu, soit parce qu'Aéna est trop têtue, ça ne marche pas.

- Je sais que tu veux être avec elle... Mais elle serait très triste elle aussi, si tu décidais de la rejoindre. Parce que tu sais ce que ça veut dire de la rejoindre... Ça veut dire mourir, pour de bon. Et si tu fais ça, il n'y aura plus rien : plus de soleil, plus de nourriture, plus rien. Quand on meurt c'est la fin.

Mes mots sont plus durs maintenant. Je suis complètement désemparé, je ne sais pas quoi dire pour lui faire comprendre que c'est une mauvaise idée... Faut-il que je signale ce qu'il se passe ? Quand Aéna refuse la sucrerie et s'entête, je sens la colère monter.

- Non, je ne suis pas méchant, Aéna. Je dis des choses qui ne te plaisent pas, c'est tout ! Et pourtant je dis la vérité ! Quand on meurt, c'est la fin ! Il n'y a plus rien après ! J'aimerais bien revoir mon papa aussi, mais je le reverrais jamais ! Et c'est pareil pour ta sœur. C'est comme ça, et tu ne peux rien y changer !

Je me suis clairement laissé emporter cette fois-ci.

Tu prends le temps de réfléchir un instant à ce que te dit Camil, ne sachant pas si tu peux le croire ou non parce qu’il n’est pas si gentil que ça, le méchant monstre ! Il t’a menti et il t’a dis des mauvaises nouvelles, beaucoup ! Mais il a quand même été gentil derrière donc tu ne sais pas vraiment où le placer. C’est un monstre parce que c’est un adulte d’ici, c’est sûr, mais est-ce qu’il peut être gentil ou non ? Cette question reste malheureusement sans réponse pour le moment. Tu es en plein gros doute.

- Papa sera heureux qu’on soit de nouveau tous ensemble. Si papa est fâché, je me cacherais derrière Heinas !

Ça te fait rire cette idée. Tu aimais beaucoup te cacher derrière ta sœur pour agacer ton père quand tu venais de faire une bêtise même si tu finissais toujours punie. Oui, ça n’a jamais été un très bon bouclier, mais c’était amusant pour toi de le faire. Enfin bref, tu te dis juste que tu pourrais le faire et que ça pourrait t’aider, peut-être.

Et avant que tu puisses finir tes pensées sur te cacher derrière ta sœur, il reprend la parole une première fois. Ça fait mal à entendre… Plus rien, plus de chocolat… Mais tu serais avec Heinas alors ça en vaut le coût ! Tu es prête à tout sacrifier pour elle, parce que l’amour que tu lui portes est fort, que c’est ton héroïne. Le côté de la drogue peut même s’appliquer dans ta situation, accroc à sa présence, à ses câlins et son sourire. Ton papa aussi est ton héros, de la même manière que ses câlins te manquent énormément et ça ne fait que 2 jours que tu en es privée.

Tu voulais répondre, mais Camil s’emporte. Ça te fait peur, tu te colles au dossier de ton lit, les larmes revenant dans tes yeux. Voilà que tu pleures de nouveau en serrant ta peluche aussi fort que possible. Tu as trouvé ta répondre. C’est un vrai méchant. Il a voulu t’acheter avec des cookies, c’est encore pire. Ils avaient raison, les gens qui offrent des bonbons, ils sont mauvais ! Toi qui as cru que non, bah si !

- Tu es un menteur ! Tu as dis qu’elle était avec moi, mais s’il n’y a rien après, elle peut pas être avec moi ! Tu mens encore. Tu avais dis qu’elle était ici ! C’est faux ! C’est ça, c’est faux ? Tu es méchant. Elle est pu du tout là ?

Tes larmes coulent à flot de nouveau, à croire que tu as une réserve illimité de liquide lacrymale… Tu as peur et surtout, tu es de nouveau triste parce qu’il t’a donné de l’espoir. Il a dis que ta sœur était avec toi sauf que si c’est la fin la mort, elle n’est même pas avec toi. Il n’y a donc plus de Heinas, plus du tout. Même si tu fais comme elle, tu ne seras jamais avec elle, plus jamais. Tu veux ta grande sœur. Tu la veux si fort !

La situation s'envenime de plus en plus, au fur et à mesure que j'utilise les moyens que je connais. Mais rien de marche : Aéna est têtue et ne semble pas comprendre ce que je veux lui dire. Elle prend tout de travers, c'est un enfer ! Et je sens la colère qui monte. Elle est petite, je ne devrais pas m'énerver, mais c'est plus fort que moi. C'est un sujet encore sensible : malgré la distance que j'avais pris avec mon père, sa mort m'a grandement affecté.

J'essaie vraiment de garder mon calme, mais plus la conversation avance et plus les choses dérapent. Et ce qui devait arriver arriva : je hausse le ton. Aéna écarquille les yeux, serre sa peluche. Je lui ai fait peur. C'est normal, je suis un adulte qu'elle ne connaît pas, je viens de lui annoncer la pire nouvelle de sa vie, et maintenant je m'énerve sur elle. J'ai mal au crâne... Désespéré, la culpabilité prenant sa place, je me passe une main sur le visage.

- Je ne te mens pas... La mort, c'est vraiment la fin. Heinas est partie, elle ne peut pas revenir. Mais je ne mens pas non plus en disant qu'elle reste près de toi. Je ne veux pas dire qu'elle est là physiquement... mais tant que tu te souviendras d'elle, c'est comme si une partie d'elle restait bien au chaud dans ton cœur. C'est pour ça que j'ai dis qu'elle vivait à travers toi.

L'enfant pleure de nouveau. Moi-même je suis à nouveau au bord des larmes.

- Si tu penses que je suis méchant, tu as le droit... Mais je veux juste te permettre d'avancer dans ta vie... Ton papa a voulu te protéger en te disant qu'elle dormait pour toujours. Je ne veux pas que tu détestes ton papa alors j'ai préféré te le dire moi. J'explique.

Je comprendrais qu'elle me trouve méchant, qu'elle me déteste, qu'elle ne veuille plus jamais me voir... Mais je ne veux pas qu'elle me déteste ! Je ne veux pas que quiconque me déteste ! Parce que si on me déteste...

Je ferme les yeux un instant. Je me sens épuisé. Un nouveau soupir m'échappe.

- Si tu ne veux plus de moi... Je peux m'en aller...

Tu secoues la tête, refusant d’écouter encore une fois ses mensonges. Tu refuses de te faire avoir encore une fois par ce monstre sans cœur ! Par contre, le tien, il est en miette et il te fait si mal. C’est une douleur si forte que tu ne la comprends pas. Depuis que tu es ici, tu as de plus en plus mal. Bon, certes, ça ne fait même pas deux jours, tu es arrivée hier, mais elle augmente beaucoup cette douleur. Le psy a dis que ça s’appelle un Vide, mais tout, tu as surtout l’impression qu’il se casse en tellement de petits morceaux que jamais il ne pourra être recollé, par même avec un bisou magique du prince charmant. Et puis, Camil, il le piétine en plus de ça, le piétine fort.

- Je veux plus t’écouter ! Tu arrêtes pas de mentir. Ça fait mal !

Adulte, tu aurais peut-être cru à une crise cardiaque ou quelque chose du même acabit, mais là, toi, tu penses juste que ça ne redeviendra plus jamais comme avant. Tu pleures beaucoup à cette idée et à la douleur que tu as. Elle n’est pas réelle finalement, elle n’est que dans ta tête, mais toi, tu n’en as pas conscience. Tu as juste mal, encore et toujours. Là, c’est sûr, tu voudrais dodo pour ne plus ressentir ça. Maintenant qu’il est tout brisé et piétiné, tu as l’impression qu’on te l’arrache pour t’en priver.

Tu ramènes tes genoux à toi pour mettre ta tête dedans, tes longs cheveux faisant remparts entre toi et le monde extérieur. Au moins, comme ça, personne ne peut te voir sangloter fortement, sans aucune discrétion. Tu voudrais juste que ça s’arrête, cette douleur, ne plus avoir cette sensation horrible. Est-ce qu’elle va un jour finir par s’arrêter ? Ta mère a dis que les cicatrices sur ta poitrine, celles qui sont moches, c’était pour réparer ton cœur quand tu était bébé. Bah aujourd’hui, tu en veux bien d’autre, des cicatrices, pour que ça fasse la même chose, qu’on te rafistole. Voilà, tu vas aller voir le médecin qui va pouvoir faire ça et tout arrêter !

- VA-T-EN ! TU ES UN MONSTRE !

Tu t’es redressée pour lui crier dessus, ne voulant plus le voir. Il te fait mal depuis tout à l’heure alors tu veux qu’il parte et ne plus jamais le voir du tout. Tu le détestes ! C’est un monstre, un vrai de vrai, comme la sorcière dans blanche-neige ! Voilà, c’est ça, c’est un méchant qui va mourir à la fin. Bon, tu ne souhaites la mort de personne, juste qu’il parte enfin d’ici et que toi, tu puisses te blottir sous ta couette à pleurer jusqu’à ne plus avoir de larmes, roulée en boule avec ta peluche.

Regarder Aéna pleurer me met dans tous mes états. Je ne sais plus quoi faire pour apaiser sa peine. J'aurais dû attendre, ne pas lui en parler tout de suite. Quel imbécile je fais à la brusquer dès son arrivée ! Bien sûr que ça ne pouvait que mal se passer, elle est là parce qu'elle a un Vide elle aussi ! Je baisse les yeux, vaincu. Elle ne veut plus m'écouter... Et finalement, elle me hurle de sortir. Je pense que je la crois quand elle me dit que je suis un monstre...

- Je suis vraiment désolé... Pardon.

Je dépose le kinder country sur sa table de chevet. Aéna s'est roulée en boule et pleure à gros sanglots. Je ne peux plus rien faire à part la laisser en paix. J'ai tellement honte que je me téléporte carrément pour sortir plus vite. Pas très concentré, je trébuche et me prend le mur dans l'épaule. Tant pis. Complètement démoralisé, je traîne les pieds dans le couloir. Que faire... Je ne peux pas la laisser ainsi, elle pourrait faire une bêtise. Je décide de me rendre en salle des Masters, trouver quelqu'un qui pourra l'aider. Elle me déteste déjà, ça ne peut pas empirer.

Une fois devant la salle, j'essaie de reprendre un peu mes esprits, mais je suis encore sous le choc et la culpabilité m'étouffe. J'en ai oublié mon tupperware près du lit d'Aéna. Je toque et entre quand on m'y invite. En voyant Tomoe, je sens un sentiment de soulagement s'installer. Je m'approche d'elle et l'interpelle.

- Tomoe, je... je crois que j'ai fait une erreur.

Je dois assumer maintenant et lui raconter.

- Je suis descendu aux dortoirs parce qu'on m'a dit qu'il y avait quelques nouveaux, alors j'ai voulu aller leur offrir des gâteaux. Et je suis tombé sur la petite Aéna... Encore petite, longs cheveux noirs... Tu dois voir, elle doit être dans ta classe. Et on a un peu discuté, et de fil en aiguille, elle m'a demandé de lui prêter mon téléphone pour appeler son père. Je pensais bien faire alors je l'ai fait et ça s'est assez mal passé...

On en arrive à la partie qui va faire mal. Putain je suis vraiment un monstre.

- Elle pensait que sa sœur - qui est décédée - était juste partie dormir... Son père lui a expliqué ça comme ça. Et je ne voulais pas que la relation qu'elle a avec son père se détériore, alors j'ai voulu lui expliquer que si elle était là c'est parce que son père l'aimait, parce que sa sœur était partie pour de bon, enfin morte quoi, et qu'on pourrait l'aider à aller mieux. Enfin, c'est ce que je voulais lui faire comprendre... Mais ça s'est mal passé, elle m'a viré du dortoir et ne s'arrête plus de pleurer... J'ai peur qu'elle fasse une bêtise. J'avoue sans oser regarder la Master.

Je me sens comme la pire des ordures...

- J'ai merdé je suis désolé...

La classe s'est tenue très tranquille aujourd'hui. Après un peu de mathématiques en début de matinée, Tomoe a laissé la main à ses charmantes et gentilles collègues pour leur atelier musique. Entre les mains expertes d'Alice et Annabeth, la classe n'a pas besoin de sa présence durant cette période. Cela permet à la Master de reprendre les quelques dossiers qu'elle avait entamé la veille mais pas réussi à terminer, suite à l'arrivée d'une petite nouvelle au dortoir des enfants. Elle semblait très perturbée et timide — ce qui n’était pas très étonnant, car elle deviendrait Eau, sourit Tomoe — comme souvent pour les enfants à leur arrivée. Elle lui a présenté les lieux, expliqué brièvement, proposé de manger avec les autres petits, comme ils le font tous les soirs ensemble. Les Masters se relaient habituellement ; Tomoe et Maria régulièrement, Alice et Annabeth de temps en temps, Kiyo lorsqu’il lui en prend l’envie ou pour dépanner, mais aussi quelques adultes volontaires de l’institut, qu’ils soient initiés ou étoiles. Toujours est-il que, ce matin, Aéna n’avait pas souhaité sortir de son lit, et Tomoe n’avait pas le cœur de lui imposer la rencontre avec les enfants ce matin. Elle lui a donc proposé de revenir la voir durant le temps de midi pour manger avec elle et ensuite la présenter à la classe.

Tomoe ne regarde pas toujours dans le futur concernant ses petits élèves, elle laisse simplement les ondes d’une catastrophe l’atteindre avant qu’elle ne se produise — par exemple lorsqu’un élève risque de tomber, de se cogner, elle modifie alors juste un élément du présent pour que tout se passe au mieux. Et prise dans l’exploration du Vide d’une future arrivante à Terrae dénommée Svea, les yeux fermés, son stylo glissant sur le papier à mesure qu’elle entrevoie les informations nécessaires pour la rechercher, les émotions intenses de cette jeune femme qui s’était déçue elle-même ainsi que sa voix lointaine qui l’appelle la coupent du monde extérieur. Jusqu’à ce qu’on toque à la porte de la salle de repos des Masters ; Camil entre, un grand blond aux cheveux longs à qui elle a déjà eu l’occasion de parler, car il a été engagé cette année pour la création des ateliers artistiques avec Alice, justement. Cela la sort de son travail mental.

Il semble très touché, aussi la femme se lève-t-elle pour s’approcher de lui, lui offrant un sourire réconfortant.

—Que se passe-t-il ?

Elle l’invite à entrer dans la pièce et referme la porte derrière lui, pour garder un peu d’intimité. Les autres Masters retournent à leurs activités, sages.

Lorsqu’il lui explique, elle acquiesce lentement, se mordille l’intérieur de la joue et laisse son regard se perdre un instant, une main près des lèvres. C’est embêtant, en effet ; ce n’était peut-être pas idéal comme remarque, surtout à une enfant de dix ans qui vient d’arriver. Les yeux de Tomoe semblent se voiler un instant alors qu’elle vérifie le présent et le futur d’Aéna ; soulagée. Lorsqu’elle relève ses yeux bleus vers Camil, celui-ci s’excuse…

—Ne t’excuse pas auprès de moi, sourit-elle faiblement en lui posant une main sur le bras. Tu as fait de ton mieux. Ce n’était pas la meilleure chose à dire effectivement, elle est arrivée hier seulement, elle n’a même pas encore commencé la classe… mais je vais aller la voir, d’accord ?

C’est très triste, ce qui est arrivé à sa soeur ; il ne pouvait pas savoir que c’était si frais, si nouveau pour elle.

—Sois simplement plus prudents avec les novices, ils doivent déjà assimiler tellement de choses. Mais ce n’est rien qu’on ne peut pas réparer, ou que tu ne puisses pas réparer. Quand tu le sentiras, j’aimerais que tu essaies de retourner la voir, au moins pour t’excuser…

La petite Master se retourne pour empiler ses dossiers et les mettre sur le coin du bureau qu’elle emprunte, un peu triste de n’avoir toujours pas réussi à finir ses dossiers.

—Ne t’en veux pas trop, tu as simplement voulu l’aider. Si tu le peux, essaie de ne pas rester seul trop longtemps aujourd’hui. Ca va aller ?

Puis elle lui pose à nouveau une main sur l’épaule et le guide gentiment vers la sortie.

—Allez, je file. A bientôt Camil.


La voilà qui descend bientôt les escaliers jusqu’à la chambre commune des filles. L’ambiance est toujours calme, sauf lorsqu’il y a eu plusieurs arrivées consécutives — ou lorsque Luna avait redécoré les lieux à son image, disons. Elle prend son temps pour y parvenir, afin de laisser un peu de tranquillité à la petite ; mais lorsqu’elle y parvient, elle toque doucement à la porte.

—Bonjour Aéna, c’est Tomoe. Nous nous sommes parlé hier.

La Master pousse la porte après quelques secondes, et glisse un sourire inquiet à la jeune fille en larmes.

—C’est promis, je ne reste pas longtemps si tu ne veux pas de compagnie. Je veux seulement savoir comment tu vas, Camil est venu me chercher.

Tomoe m'accueille avec toujours la même bienveillance. Je ne travaille pas beaucoup avec elle, mais je l'aime bien, elle a un côté vraiment rassurant. Malheureusement, je ne suis pas là pour enfiler des perles avec elle. Donc je lui raconte ce qui vient de se passer avec Aéna. J'ai à nouveau envie de pleurer. J'ai bousillé son arrivée ici, c'est horrible. Et, malgré son côté chaleureux et doux, Tomoe me fait bien comprendre que j'ai fait une vraie grosse connerie. Je baisse la tête, abattu. Même les mots rassurants de la Matser ne m'aident pas à me sentir mieux.

- Je me suis laissé emporter par mon propre passé... Ça ne se reproduira plus.

Hors de question que je refasse la même erreur. Je vais me tenir loin des novices jusqu'à nouvel ordre, ça vaut mieux comme ça. J'acquiesce à la suite de ce qu'elle me dit.

- Bien sûr, j'irai m'excuser.

Je ne suis pas en colère contre Aéna, elle n'a rien fait de mal. Même pour mon téléphone ce n'est pas très grave. Je suis juste en colère contre moi-même, et un peu comme toujours contre mes propres parents. Toute cette histoire a fait remonter des souvenirs douloureux, et Tomoe semble s'en apercevoir. Bien sûr qu'elle s'en aperçoit, elle est douée pour ça. Je l'entends organiser le bureau, mais n'ose pas la regarder. Jusqu'à ce qu'elle me conseille de ne pas rester seul aujourd'hui. Je peux toujours aller au bar. Mais je n'en ai pas envie. J'acquiesce pourtant avec un petit sourire pathétique.

- Oui, ça va aller. Merci Tomoe. Et désolé de te donner plus de soucis.

Je la suis vers la porte, les épaules basses. Sa main est pourtant douce sur moi, mais ça me semble presque insupportable. Oui, je vais plutôt retourner à ma chambre... Peindre un truc ou faire une sieste. Voilà.

- À bientôt, Tomoe.

Tu ne sais pas depuis combien de temps tu es là, à pleurer sous ta couverture, dans le noir, cachée avec ta peluche serrée fort dans tes bras. La pauvre, elle serrait déjà coupée en deux si tu avais eu des lames à la place des bras vu la force que tu y mets ! Tu la serres tellement contre toi pour te rassurer. Sa présence te fait espérer l’arrivée de ton papa qui n’arrivera pas. Papa qui te manque très trèsfort ! Tu sanglotes encore plus fort en répétant que tu veux ton papa, que tu veux Heinas. De toute façon, Camil a menti, c’est un méchant, elle n’est pas morte, elle va se réveiller et tu pourras la serrer très très fort dans les bras en lui disant que tu l’aimes.

Oui, voilà, Camil est un monstre horrible ! Tu ne veux plus jamais le voir, tu le détestes ! Il est si méchant que tu ne veux même pas être son ami. Aylan a dis qu’il n’y avait pas de vrais monstres, mais il a faut, c’est Camil le vrai monstre. Tu lui diras la prochaine fois que tu le verras que tu as trouvé le pire des pires. Voilà, tu vas le dénoncer à ton ami pour que tout le monde le sache que c’est un vrai méchant ! Tu le détestes tellement ! Toi, tu as cru qu’il était gentil, mais c’était un mensonge… Tu es si triste à cause de lui.

Maintenant, il n’y a plus rien qui coule, tu as trop pleuré pour que ça puisse en être autrement en même temps. Qu’est-ce qui pourrait avoir d’autres que rien du tout ? Des larmes, tu n’en as plus. Est-ce qu’il te reste ne serait-ce qu’un peu d’eau dans le corps ? Une goutte ? Ce n’est pas sûr vu tout ce qui a trempé tes draps qui n’ont rien demandé. Même ton loup est mouillé comme s’il avait pris une douche. Une douche de sel, hélas, et ce n’est pas ça qui va le faire aller bien. Aéna…

Après un très long moment, alors que tu commences à somnoler, épuisée par les sanglots et les yeux sec, tu entends quelqu’un arriver. Tu aurais pu croire que c’était l’une des colocataires et dans ce cas, tu n’aurais pas bougé du tout, comme si tu dormais vraiment. Mais c’est Tomoe, un autre monstre probablement aussi mauvais que le blond alors tu ne bouges pas et restes bien cachée sous la couverture comme si de rien n’était. Tu ne veux pas lui parler. Elle aussi, elle fait peur ! Tu veux qu’on te laisse tranquille. Tu veux ton papa et ta sœur…

Alors tu ne bouges pas, encore moins quand elle dit que c’est Camil qui est venu la trouver. Tu ne veux pas la voir, mais encore plus qu’avant.

La Master renvoie un sourire rassurant à Camil et lui tapote gentiment le bras avant de s’en aller.

—Ne t’inquiète pas. Tout ira bien.



La situation avec Aéna, en bas, est un peu plus compliquée à gérer. Elle l’aurait certainement été sans l’intervention de Camil, se dit-elle, pensive. La petite fille est enfouie sous une couette, alors elle lui laisse le temps et ne s’agace pas de son absence de répondre. Tranquillement, Tomoe scanne la pièce et repère les livres laissés là par l’institut pour les nouveaux arrivants, sur une petite étagère avec des bibelots décoratifs. Les livres sont échangés régulièrement à la bibliothèque. La Master remet doucement de l’ordre, sans bruit, toute discrète comme elle sait le faire. Puis elle en attrape un, et va s’installer sur un lit un peu plus loin pour commencer à lire les premières pages. Un moment s’écoule comme ça, durant lequel elle ne dit rien, n’interpelle pas Aéna. Au bout d’un moment, elle prend son téléphone pour prévenir ses collègues qu’elle ne pourra pas assurer le repas de midi avec les petits et demande si quelqu’un peut la remplacer par message. C’est déjà presque l’heure du repas.

Quand Aéna gigote à nouveau sous la couverture, Tomoe relève les yeux vers elle, et attend qu’un oeil soit glissé vers l’extérieur pour sourire :

—On n’est pas obligées de parler, mais ça m’embête de te laisser seule alors que tu ne vas pas bien. Est-ce que tu as faim ?

Qui sait, peut-être que ça peut l’attirer hors de la couette.

Aéna, tu ne fais pas d’effort. Tout de même, tu pourrais accepter de sortir ta tête de ta couverture. Cette personne n’y est pour rien. C’est un monstre qui a l’air gentil en plus. Camil aussi avait l’air gentil d’ailleurs. Rhô, ne fais pas l’enfant et sors de cette couette. De toute manière, tu n’es pas vraiment du genre à rester immobile pendant des heures. La preuve, il ne te faut qu’une petite dizaine de minutes pour enfin agir comme une grande.

Doucement, le plus discrètement possible, un domaine dans lequel t’es douée à force, tu baisses la couverture. C’est agréable de respirer de l’air vrai. Tu commençais à avoir très très chaud dessous, toi. Tiens, elle est encore là. Tomoe n’a pas l’air de vouloir partir. Tu ne veux pas qu’elle reste, tu veux être toute seule. Non, encore mieux, tu veux ton papa maintenant ! Mais lui aussi il t’a menti… Il a dis que Heinas faisait un dodo éternel alors que c’est faux et qu’elle est morte… Pourquoi tu ne peux pas toi aussi la rejoindre ? C’est une idée ça, la rejoindre.

L’adulte te fait sortir de tes rêves plutôt horribles pour te faire revenir sur terre. Oh, ça parle de manger, de faim. Ton petit ventre te trahit, il gargouille. Tu ne veux pas manger avec elle ! En serrant fort ta peluche, tu secoues la tête pour dire non. Tu veux qu’elle parte, mais même si tu es encore qu’une enfant, tu sais déjà qu’elle ne le fera pas. Peut-être que si tu acceptes de manger un peu, elle va partir ?

- D-d-d-du ch-choc-colat…

Oui, tu restes gourmande en toute situation et surtout, tu as quand même faim. Ma pauvre petite, tu vas en prendre du poids ici ce qui n’est pas une si bonne chose. Tu lèves enfin les yeux vers elle, toujours cachée par ta frange et tes longs cheveux.

- M-m-mon p-p-papa…

Ah non, tu ne veux pas le manger, tu n’es pas cannibale, juste que tu veux quand même lui parler. Même si toi, tu ne le réalises pas du tout, il doit être mort d’inquiétude pour lui avoir raccroché au nez en explosant le téléphone innocent de Camil.

La patience paie ; bientôt, Aéna sort le bout de son petit nez hors de la couverture sous laquelle elle se cachait. Tomoe lui lance un sourire calme, sans refermer son livre, mais elle ne le lit plus vraiment, son attention toute tournée vers l’enfant qu’elle détaille. Un petit rire lui échappe, pas moqueur mais un peu surpris.

—C’est l’heure du repas de midi, ce n’est pas l’heure pour du chocolat. Mais tu pourras en avoir pour le dessert si tu me promets d’essayer de manger un peu avant. Tu veux bien m’accompagner ?

Mais la petite la regarde alors, et la Master sent son coeur se serrer lentement à la vision de ses grands yeux remplis de tristesse et de peur. Ce doit être horrible, de perdre sa soeur ainsi et ensuite d’être séparée d’avec son papa. Elle ne comprend pas trop pourquoi Aéna a accepté de venir à Terrae, si elle ne souhaitait pas être éloignée de lui ; l’a-t-il forcée ? Les Masters n’insistent habituellement pas, et s’assurent que l’enfant est d’accord… La Voyante se retient de partir dans le passé afin de vérifier cela, et préfère plutôt répondre à l’enfant :

—Nous pouvons l’appeler avant le repas, si tu veux, bien sûr. Tu connais son numéro ?

Tranquille, elle referme le livre pour le poser à côté d’elle et indiquer son téléphone.

—Nous pouvons aussi en parler toutes les deux avant de l’appeler. Qu’est-ce que tu préfères ?

Tu auras du chocolat si tu manges autre chose avant ? Ok, c’est une solution qui te convient parce que tu ferais tout pour ton précieux trésor. Du chocolat, il en faut pour reprendre un peu de moral, c’est sûr. Tu regardes donc Tomoe en hochant la tête toute timide, acceptant de l’accompagner. Tu crois que ton loup peut aussi venir manger ? Tu ne sais pas, mais tu le prends, le tenant fort dans tes bras alors que tu acceptes de poser tes pieds nus sur le sol pour te lever.

Pourquoi tu es venue ? Pour faire plaisir à ton papa qui, lui, a compris que c’était mieux que tu suives ce master même s’il est tout autant inquiet que toi. Il a voulu ton bien, chose que tu n’arrives pas à comprendre, pas maintenant alors que tu veux juste pleurer encore et encore. Tu n’as plus de larmes actuellement, de toute façon, alors il ne te reste qu’à tendre le papier avec le numéro de ton papa à Tomoe, pour l’appeler.

- V-v-v-veux m-m-mon p-p-ap-p-pa.

Tu serres très très fort ta peluche dans tes bras. Elle est trop petite pour te cacher, mais si tu en avais le pouvoir, tu le ferais, disparaître derrière elle pour qu’elle te protège. Tu crois qu’un loup, c’est plus fort que les monstres d’ici ? Tu ne sais pas et t’as envie de dire oui.

- T-t-t-tu v-v-vas m-me p-p-p-pun-nir ?

Si Tomoe hésitait quant à la marche à suivre pour rassurer cette enfant, l’habitude a rapidement pris le dessus. Elle contient un soupir de soulagement alors que la petite acquiesce lentement, tout en l’observant du coin de l’oeil, comme pour la jauger… puis finalement sort de sous sa couette. Le visage de la Master s’illumine et elle lui renvoie un sourire heureux, lui tendant la main pour qu’elle s’y accroche si l’envie lui en prend. En attendant, la petite serre fort sa peluche de loup entre ses bras. C’est si dur, ici, pour les petits qui viennent d’arriver ; cela la peine toujours de devoir leur expliquer — souvent la mort de leurs parents, parfois de leurs proches, parfois leur disparition ou l’abandon qu’ils ont subi ; voire la violence. Il faut les rassurer, les écouter, prendre le temps. Tomoe a été cette petite fille anxieuse et timide, autrefois ; elle aussi avait un vécu terriblement difficile, comme tous les habitants de Terrae. Cela lui donnait simplement une idée de ce que ces enfants traversaient, de ce qu’elle aurait aimé entendre, ce qui peut rassurer.

Et un bon repas ainsi que la perspective d’un bon dessert, cela l’enchantait toujours.

Mais avant, il y a quelqu’un à appeler, n’est-ce pas ? Tomoe prend délicatement le papier entre ses doigts et acquiesce en lisant les chiffres, puis sort son téléphone portable afin de composer le numéro. Cependant, au moment où elle veut appuyer sur le bouton d’appel, la petite lui pose une question bien saugrenue. La Master bat des cils et incline la tête. Doucement, elle effleure la main de la petite, pour finalement glisser le téléphone dans sa main.

—Pourquoi je te punirai ? Tu n’as rien fait de mal… Tu es triste et perdue, tu viens d’arriver. C’est normal d’être toute déboussolée. Tiens… tu peux appuyer sur le bouton vert quand tu es prête.

Elle sait que ça ira, petit à petit.

Non, tu refuses de lui saisir la main parce que tu n’es toujours pas à l’aise avec elle. Tu ne la connais pas et à tes yeux, c’est un monstre comme les autres. Elle te fait peur, vraiment peur, même si elle est toute gentille. Camil aussi a été tout gentil avant de devenir tout méchant comme un monstre de série. Peut-être qu’elle va faire la même chose ?

Est-ce vraiment une bonne idée de te confier un téléphone alors que les restes de celui de Camil sont toujours par terre, montre de la colère et de la peine qu’elle a eu un peu plus tôt. La trace dans le mur aussi d’ailleurs ? Ce n’est pas un gros trou, juste une petite marque qu’on ne voit pas si on ne fait pas attention à ça. Toi, tu risques de le voir à chaque fois que tu vas passer devant parce que tu sais ce que ça veut dire, que tu as appris que Heinas ne reviendra jamais pour te faire un câlin réconfortant.

- T-t-t-tu v-v-vas l-l-le di-r-re à m-m-m-mon p-p-pa-p-pa ?

Une question qui est très importante pour toi. Tu ne vas pas encore l’appeler parce que ça te fait vraiment peur qu’il puisse savoir que tu as été très méchante. Et s’il ne t’aime plus du tout, tu fais comment toi ? Tu veux pas qu’il ne t’aime plus. Ça te fait vraiment trop peur rien que l’idée. Ta maman t’aime pas, mais tu t’en moques. Toi, c’est ton papa qui est important, qui est tout ce qui reste de ton monde parfait. Maintenant, il est tout cassé, réduis à des milliers de morceaux qui ne pourront jamais être recollés.

- I-i-il v-v-v-v-va pl-pl-pl-plus m’aim-m-m-mer.

Voilà le retour de ta peur d’être rejetée par ton papa. Il t’est si précieux, plus que tout le reste du monde.