__–Les travaux étaient enfin finis. Ou plutôt, ils allaient pouvoir commencer.

__–Le dernier grand projet en date de Karen avait été, pour des raisons qu’il est inutile, je pense, de détailler, de faire installer sur les murs de sa chambre une épaisseurs supplémentaire de panneaux acoustiques. Cela avait impliqué de déplacer absolument tous les meubles, de fixer une grande quantité de plaques et de recouvrir le tout d’une franche couche de plâtre. Rien d’insurmontable, mais cela avait représenté des travaux considérables, demandé bien des suppliques à bien des personnes et occupé beaucoup de temps et d’espace vital, le sien comme celui de ses enfants.
__–Et résultat attendu mais néanmoins problématique, les murs de chez Karen étaient à présent d’une triste blancheur.
__–Elle constatait cela, dans le doux silence retrouvé de sa chambre, affalée sur son canapé-lit. Boyce et John, de leur côté, étaient allongés à côté. Le premier contemplait le mouvement d’un mobile en bois que sa mère faisait doucement tourner, le second roupillait à poings fermés, ses petites mains collées contre ses oreilles. Il ne fallait point là y voir une envie de diminuer le son qu’il percevait – Karen l’avait observé faire depuis sa naissance et il affectionnait de dormir tout recroquevillé sur lui-même –, mais on pouvait, symboliquement, tout à fait l’interpréter comme tel. Tout au plus entendait-on à présent des bruits masqués, étouffés ; le brouhaha habituel de l’étage, qui devait inclure une bagarre, la destruction de mobilier et une partie de pétanque d’intérieur. Un jour calme, en somme.
__–Elle n’était pas totalement éreintée, comme d’ordinaire. Elle pouvait donc faire quelque chose pour ces murs.
__–D’un bond, tellement rapide qu’elle en eut une petite nausée, chancela, se rattrapa au meuble le plus proche, cligna plusieurs fois des yeux et se remit, Karen prit une décision. Non, vraiment, c’était un milieu trop triste pour y faire vivre ses bambins.
__–Comme il était hors de question de les laisser seuls, elle alla se vêtir de son double foulard porte-bébés, prit Boyce, lui caressa la tête, l’installa, celui-ci attrapa le nez de sa mère, qui lui dit un doux « héo p’tit monstre là, calmos », retira les phalanges de ses narines, saisit délicatement John, qui se réveilla, s’apprêta à pleurnicher, constata que le visage de son jumeau lui faisait face, en fut tout heureux, sourit et attrapa son bras, comme pour s’en servir d’un doudou.
__–Ainsi préparée, elle plaça des casques antibruit sur les oreilles de ses bambins et sortit. Cet accessoire s’était rappelé à elle après qu’elle eût constaté une enfant d’une douzaine d’années en porter alors qu’un autre gamin de son âge, aux cheveux blancs, sautillait dans tous les sens autour d’elle et lui parlait sans sembler s’arrêter même pour respirer. La petite tolérait cela avec un calme olympien, ce qui avait donné des idées à Karen.
__–Après quelques pas, elle arriva devant chez Camil et y sonna.
__–Et je n’ai toujours pas été interrompu par l’autre… C’est étrange…
__–Hm…
__–Et c’est généralement après avoir constaté avec surprise et non sans bonheur son absence, qu’il apparait pour rompre ce doux moment de sérénité…
__–Toujours rien ?
__–Hé bien, jouissons de cette paix, que trop provisoire j’en ai peur.
__–Karen sonna, donc.
__–« Yo Camil t’es là ? C’est moi c’est Karen. J’ai un taf pour toi. »

Une journée classique dans l'aile des Tonnerres, ça résonne de cris, de grands bruits, ce genre de choses. Mais comme je suis de permanence pour mon travail, je me dois de rester dispo donc je reste dans ma chambre. D'habitude j'ai quand même un ou deux trucs à faire, mais là... Rien, non rien de rien. Et je regrette un peu parce que je suis complètement désœuvré.  Du coup, j'ai enfilé un vieux jogging blanc plein de taches de peintures et un débardeur tout distendu. Et j'ai décidé de peindre un peu... Beaucoup... Passionnément.

Pitiéééé quelqu'un... venez me libérer de l'ennui...

Et là. Comme si un Télépathe se baladait dans le coin. On sonne à la porte ! Oh oui !! Je bondis sur mes pieds et m'en vais ouvrir. C'est Karen qui se tient sur mon palier. Ses deux petits sont contre elle, les oreilles bouchées par des casques antibruit. Quelle bonne idée tiens. Ils sont adorables comme ça, et ne se lâchent pas des yeux. Trop mimis.

- Coucou Karen, ça va ? Tu as l'air explosée ma pauvre... Tu veux entrer un moment et boire un coup ? Je propose.

Je m'efface devant elle pour lui permettre d'entrer. Ma chambre est assez bien rangée : quelques vêtements propres et pliés sur mon bureau côtoient mon matos de dessin. Devant la fenêtre il y a un chevalet avec une toile à la gouache représentant un coucher de soleil de la vue de ma fenêtre. De la vaisselle s'égoutte près de mon évier.

- Assieds-toi je t'en prie. J'ai du thé aux fruits rouges ou à la bergamote... Ou du café... Je peux même te faire un chocolat. Sinon euh... De l'eau.

Je lui ai désigné le fauteuil ou le lit pour qu'elle choisisse.

- Dis-moi, en quoi je peux t'aider ?

__–Cet homosexuel hurluberlu de Camil avait l’air heureux de la voir. Karen en haussa un sourcil. Il était vrai qu’il était fort gentil, mais cela dépassait toutes les attentes. Enfin, elle ne se fit point prier et entra.
__–« Ouais merci mon gars. »
__–Propre, comme lieu. On ne s’y serait pas attendu de la part d’un hippie pareil. Karen prit deux courtes et discrètes inspirations, mais ne détecta aucune odeur de cannabis. Cela aussi était une plaisante surprise.
__–Une fois sur son canapé, elle écouta la collection de boissons que son hôte lui proposait avec une attention non feinte, y réfléchit un instant puis prit sa décision :
__–« Oh, un thé aux fruits rouges ce serait super. »
__–Attiré par ces bruits nouveaux et cette forme anthropoïde qui se déplaçait dans leur proximité, Boyce suivait Camil du regard, avec son air étonné de tout ce qu’il voyait typique des bébés. John, plus timide, s’était blotti contre sa mère, qui le remarqua et en haussa un sourcil :
__–« Bah alors, qu’est-ce qui t’arrives toi ? T’es fatigué ? Tiens déjà si tu veux m’filer un coup de main, viens et prends Boyce steup. Il a envie de compagnie et John d’être peinard. Boyce c’est lui. Celui qui t’mate et tout. »
__–Weeeeeesh la zoooooooone !
__–Oh, non.
__–Hé ouaiiiis. Juste pour dire, là du coup Karen vire le casque anti-bruit de Boyce, il est content, elle le file à Camil – Boyce, pas le casque –, il est encore plus content. Genre c’est l’éclate, y’a du nouveau et tout c’est l’feu, non parce qu’il a jamais vu c’te tête au final, du coup il lui sourit et tend ses pôtits bras pour attraper ses cheveux. Ah ouais puis il a de la poigne le morpion.
__–Karen eut un léger sourire, à voir Camil ainsi en difficulté.
__–« Ouais, c’est une terreur, te fais pas bolosser. Non mais bref, en fait c’est pour eux que j’viens là, t’as dû voir j’ai refait les murs de ma chambre et tout, bah du coup ils sont méga moches, genre tout blancs là, ça te botte tu viens, tu r’fais un peu la déco et tout ? »

Je laisse Karen découvrir mon espace et s'installer et lance la bouilloire. Pendant que ça chauffe, je sors les sachets et deux tasses. Pour l'occasion, et par association avec le caractère bien trempé de la nouvelle maman, je lui choisis celui qui est tout blanc avec marqué "Fuck off" en noir, et sur le fond un doigt d'honneur. Je trouve ça beaucoup trop drôle pour passer à côté. Le mien a un pingouin qui fait du patin à glace.

Karen m'interpelle pour que je vienne prendre un des deux petits et je m'exécute avec un sourire. J'adore les enfants, que ce soit des bébés ou des enfants plus âgés. Je prends le petit gars - Boyce - qui me regardait faire mes préparations et le cale contre moi. J'ai déjà eu l'occasion de faire ce genre de chose quand mes étudiants avaient des enfants en bas âge. Je leur disais de les amener et que je ferais nounou en plus de prof. Du coup je sais déjà comment porter un enfant. Ce que je n'avais pas prévu, c'est que ledit enfant attrape une mèche de mes cheveux et tire. Fort. Très fort. À m'en mettre les larmes aux yeux.

- Ouille, ouille, ouille... Bonhomme, doucement. Je dis d'un ton doux.

Je glisse un doigt dans la poigne du bébé et en profite pour retirer la mèche, moins quelques cheveux qui se sont détachés de mon crâne. Je crois que c'est la première fois que je vois un tel sourire chez Karen. Elle les aime vraiment de tout son cœur, ces deux petits. Je souris à mon tour.

- Je devrais les couper, ils deviennent un peu hors de contrôle. Je dis, en parlant de mes cheveux.

L'eau a fini de chauffer. Je cale Boyce au creux d'un de mes bras et me débrouille à une main pour verser l'eau dans les tasses tout en esquivant les menottes tendues de l'enfant. J'apporte sa tasse à Karen et retourne prendre la mienne avant de m'asseoir sur la chaise de bureau.

- Ouais carrément. Déjà on peut commencer par repeindre... Mais mieux vaut que les petits ne soient pas dans la pièce avec les vapeurs de peinture. Même si on aère ça pourrait être dangereux.

Et j'ai assez fait d'erreurs ces derniers temps avec des enfants. Une ombre passe sur mon visage. Les souvenirs de mon interaction avec Aéna sont encore frais dans mon esprit et j'essaie de toutes mes forces de ne pas trop y penser, sans grand succès.

- L'autre question c'est si t'as le matos ? Sinon j'ai ça, j'irais chercher... Et puis quelles couleurs tu veux sur tes murs aussi. Si t'as envie je peux même te faire une fresque ou un paysage, un truc comme ça. Tu veux que je te fasse un devis ?

Je parle tout en jouant doucement à Boyce, qui semble s'amuser comme un petit fou.

__–Ah ah ah, je l’aime bien cette tasse !
__–C’était vulgaire, d’un goût douteux et j’espère que cela ne portait pas un message.
__–Peut-être, mais elle sourit.
__–Euah.
__–« Han, pas mal, m’en faudrait une comme ça, elle me servirait tous les jours. »
__–Bon sinon Karen mate Camil qui porte son môme. Il s’en sort… pas de ouf hein, mais au moins il a les bons gestes et le tient correctement. Puis quand il chiale un coup ça l’a fait trop rire. Et hausser les sourcils :
__–« Euh, tu déconnes j’espère. Ça fait pas très mec, mais ils sont magnifiques tes cheveux là, Par contre ouais, ils méritent un peu d’entretien, déjà couper les pointes, puis j’sais pas c’que t’utilises comme après-shampoing mais peut mieux faire, hein. On a à peu près les mêmes en plus, sauf que les miens sont plus ondulés au naturel. Stuveux je te file des conseils et tout. »
__–Hé oui, Karen étaient grande amatrice du fer à lisser, pour ceux qui l’ignoraient. C’était une routine apaisante que de le passer régulièrement.
__–Une fois sa tasse prête et le thé qui commençait à infuser, ils purent parler affaires…
__–Hmm nan.
__–Plaît-il ?
__–Ben là Karen sent que la petite boule toute tranquille collée contre elle s’agite. Genre, un peu son corps mais beaucoup dans sa tête aussi.
__–« Qu’est-ce qui t’arrives toi ? T’es jaloux que ton frangin il s’amuse alors que tu restes collé à ta daronne ? »
__–Effectivement, Boyce, privé des cheveux de Camil, n’observait-il et n’essayait-il pas moins d’attraper tout ce qui était à sa portée : manche, tasse, doigts, vêtement, ainsi de suite, certains avec plus de succès que d’autres, comme en témoignait la généreuse tache de bave qui maculait le t-shirt de Camil. Karen pressa la joue de John, celui ci poussa un petit gémissement.
__–« Hm, bon, okay. Ouais, c’est ça les bébés, tu comprends pas toujours. Bref on disait quoi ? Ah oui. Non clairement mauvais plan. Après c’est bon quoi, j’peux genre passer l’aprem ou la nuit chez un pote, bref c’pas grave ça. Par contre nan j’ai que dalle. Après pour c’que j’veux, ben chaipas, tu factures comment en fait ? Genre en vrai, mon idée de base tu vois, c’était de faire un mur bleu ciel avec un dégradé genre jaune-orange dans un coin tu vois, façon coucher de soleil, puis faire un autre mur d’une autre couleur, qui répondrait bien, je sais pas. Après si t’es détèr de faire un truc plus compliqué ou je sais pas quoi et que ça me coûte pas un bras… »
__–C’est qu’elle n’avait pour tout budget que ce que Terrae lui allouait.

Un sourire fend mon visage. Je savais que la tasse plairait à Karen.

- Si tu la veux elle est à toi, je ne m'en sers presque jamais ! Je lui propose.

Boyce m'en fait voir de toutes les couleurs, me tirant d'abord les cheveux avec force, ce qui a le mérite de faire sourire sa mère. Je prépare le thé en lâchant l'idée de me couper les cheveux qui se fraie petit à petit un chemin dans ma tête. Karen a l'air d'en connaître un rayon parce qu'elle se lance dans une tirade critique sur mes cheveux. Bon c'est vrai, je les lave quoi, une ou deux fois par semaine avec un shampoing au pif et un après-shampoing nourrissant et démêlant... Je peux pas réfuter ça.

- C'est surtout que je les porte attachés la plupart du temps pour qu'ils me viennent pas dans la tronche... Mais ouais ils manquent d'entretien, je sui d'accord. Comme ils sont lourds, ça se voit pas mais en vrai je les ai plutôt ondulés aussi. Surtout, si t'as une marque de shampoing ou un après-shampoing qui marchent bien, je suis preneur.

Je cale Boyce dans un de mes bras, et c'est immédiat : le petit me bave copieusement sur la manche. Je n'y prête pas plus attention que ça et finit de préparer le thé en esquivant ses mains curieuses. Il finit quand même par attraper la cuiller que j'avais pris. Je la lui laisse et en prends une autre. Son jumeau, encore dans les bras de sa mère, semble s'agiter. Je donne son thé à Karen et m'assois pour parler des choses sérieuses. J'écoute sa proposition. On part donc sur trois ou quatre couleurs différentes, et deux murs... Je sors mon téléphone et tapote d'une main en berçant doucement le bébé au creux de mon bras.

- Alors attends un instant... Voilà, donc ce qui est bien c'est que comme tes murs sont tout neufs, pas besoin de poncer. C'est ça en moins dans les frais. Ensuite, bon je facture beaucoup plus bas que la moyenne, on est à Terrae, mon but c'est juste de gagner ma vie. Comme t'as pas le matos, il va falloir acheter la peinture. Pour les pinceaux et rouleaux, j'ai déjà donc j'y compte pas non plus- AÏE.

Boyce a à nouveau attrapé mes cheveux et tire dessus comme un forcené, au point de les mettre à la bouche. Je tente la même approche que la première fois. Je lâche mon téléphone et libère mes cheveux en échange de mon doigt. Heureusement, j'avais déjà terminé le calcul du coût.

- Donc on est sur 3 ou 4 couleurs, avec la main d’œuvre on parle d'à peu près 350€... Attends, je te cherche ça en yen.

Je dégage mon doigt et glisse mes cheveux à l'opposé du bébé pour qu'il ne puisse plus les attraper. Puis je prends mon téléphone et ouvre le convertisseur de devises.

- Ça donne 54 985 yens, et... 381 dollars. Est-ce que ça te va ? Normalement, si tu me laisse ta chambre une aprem et une nuit, ça devrait être fini. Je conclus.

__–Karen considéra un instant la tasse. Elle…
__–Roh allez elle est bien, la vérité vraie.
__–J’imagine qu’elle pouvait être acceptable.
__–Ouais bah elle sourit et lui dit « Sérieux ? Ah bah merci mec. » donc perso’ j’dirais que c’est un signe.
__–Peuh. Revenons sur ses cheveux :
__–« Ouais bah en vrai, t’as essayé de les tresser ? Franchement on peigne ça proprement… parce que là… C’est un peu à revoir quoi, j’te les lisse un peu avec mon fer là, j’te passe mes produits dessus et franchement on pourra en faire un truc. Peut être pas non plus un truc de nég… de tarl… non mais attends. »
__–Elle sortit son téléphone et lui montra une coupe, où un homme avait les cheveux tressés sur les côtés, juste au-dessus des oreilles. Cela faisait très viking.
__–« Puis comme ça tu seras plus masculin. Pour choper de la meuf c’est mieux quand-même. »
__–En parlant d’hommes, le plus jeune de la pièce faisait démonstration des capacités de… hé bien, de ses gencives, puis se montra fasciné par cet objet métallique. Il l’observa longuement, s’observa lui-même dedans, mais comme son habileté était encore sommaire, il la fit tomber. Étonné de ne plus voir sa compagnonne argentée dans ses mains, il regarda partout autour de lui, bouche pendue de surprise et, effectivement, elle réapparut dans son champ de vision, ramassée par Karen, qui avait l’habitude qu’il voulût se saisir de tout et fisse tout tomber. Cette-fois ci, cependant, il la plongea aussitôt dans sa bouche. Ce faisant, il se retrouva toutefois les mains libres, ce que la chevelure de Camil allait encore une fois pouvoir arranger.
__–John, de son côté, constata que son jumeau avait droit à un jouet inédit et en fit une crise de jalousie : il poussa des petits gémissements, ses bras tendus vers la cuiller de Karen, qui roula des yeux et lui tendit. John l’attrapa… et ne sut point quoi faire avec, aussi il la regarda avec étonnement.
__–Passons au sujet principal.
__–Karen lui fut reconnaissante de faire la conversion en une monnaie qui avait quelque sens. Elle réfléchit au coût. Cela représentait une somme non négligeable. Les prix de Camil étaient certes bas, mais Karen regrettait qu’il n’y ait pas plus de population à Terrae et donc qu’elle ne pût pas faire appel à quelqu’un d’autre : rien de tel que de la concurrence pure et parfaite dans un marché libre pour faire baisser les prix tout en assurant une qualité de service impeccable. Mais enfin, comme elle était dans ce qui s’apparentait à une dictature socialiste plus qu’autre chose, il fallait bien faire avec.
__–« Ouais, ça va, j’ai assez d’économies j’pense… J’peux payer en deux fois, par contre ? Tiens puis, tu veux venir mater tout ça dans ma chambre, direct ? »

On dirait bien que j'ai vu juste pour la tasse. Au moins elle correspondra mieux à Karen qu'à moi. Même si avec les petits je suis pas certain qu'elle survive longtemps... On parle de mes cheveux et Karen me donne des conseils pour mieux les entretenir. J'ai presque l'impression qu'elle serait motivée à jouer avec mes cheveux. Parfois j'oublie qu'elle n'a que 17 ans. Par contre, son langage s'améliore pas...

Elle me montre une photo d'un gars bien connu sur les réseaux, un petit blondinet presque roux, avec une barbe. Il a toujours des cheveux incroyables et des coiffures à tomber mais les faire seul... Déjà je sais pas faire et ensuite, clairement, flemme. Je peux pas m'empêcher de rougir quand elle me parle de "choper de la meuf". Heureusement qu'elle ne sait pas que je suis déjà casé. Je crois que j'en entendrais parler jusqu'à la fin des temps.

Pendant que le petit Boyce s'occupait, d'abord avec une cuillère et ensuite avec mes cheveux (aïe), j'explique à Karen mon fonctionnement et décide de baisser un peu mes prix pour la jeune mère, en espérant que ce serait suffisant. Ça a l'air, même si elle doit apparemment piocher dans ses économies. J'acquiesce à sa question.

- Vraiment je suis pas aux pièces. On va voir les modalités après que j'ai fait la peinture mais dans tous les cas tu peux me payer en deux, trois, cinq, dix fois comme tu préfères. Et ouais, allons voir la pièce. Je dis.

Et, montrant l'exemple, je sors de ma chambre en portant Boyce pour me diriger vers celle de Karen. Bon, je suis ni un connard ni mal élevé alors j'attends sagement que la jeune femme m'ouvre. J'ai beau être un Tonnerre j'ai une éducation ok ?!

__–C’est qu’il était fort accommodant.
__–T’es malade mon gars ?
__–Je me porte bien, si là réside ta question.
__–Ben chaipas, tu dis dis trucs sympas sur les gens. Enfin bref, continue.
__–J’y compte bien. Karen hocha donc la tête, se leva et emmena Camil jusqu’à sa chambre. Avant d’y entrer, toutefois, elle considéra son bambin qui torturait l’infortuné Camil.
__–« Allez vas-y viens, file-le moi. Il est trop sociable ce p’tit monstre. Tu peux prendre John, par contre. Non puis sinon il va piquer sa crise de jalousie, là. »
__–Effectivement, cela faisait déjà un petit moment que le frère de Boyce s’était mis à considérer les longs cheveux et la cuiller que tenait son frère avec envie, pour ne pas dire appétit. Il n’y avait aucune bonne raison pour que son jumeau pût expérimenter plus de choses que lui, n’est-ce pas ?
__–L’échange procédé, Karen poussa la porte.
__–Comme succinctement mais exactement décrit, l’intérieur était fort sobre. Il n’y avait que des meubles basiques, peu onéreux, qui contenaient ses rares affaires : vêtements, livres, principalement de cours. Un bureau avec son ordinateur portable. Une table avec deux chaises pour adultes et deux pour bébés. Une petite cuisine. Un canapé qui se dépliait en un lit, avec deux lits pour bébés posés de part et d’autre. Leurs barrières, en bois, pouvaient être ôtées et les lits fixés au matelas où Karen dormait. Ce dispositif, qui lui permettait d’accéder à ses enfants sans avoir à se lever, s’était prouvé indispensable les premières semaines, quand Boyce et John réclamaient à manger toutes les heures.
__–« Bon ben voilà quoi. »
__–Ah, tiens. J’viens de capter un truc, Camil est la troisième personne qu’elle fait entrer chez elle. J’veux dire, à part Minoru, normal lui, et Misao mais lui c’est pas pareil. Ils ont échangé de piaule, c’est un peu différent dans l’idée… et ouais longue histoire. Tout ça pour dire, c’pas commun quoi, puis elle a un peu honte de pas avoir une baraque vraiment swaggée et tout.

Alors qu'on approche de la chambre de Karen, celle-ci me propose d'échanger le petit hyperactif contre son jumeau à l'air beaucoup plus calme. Nous échangeons donc et je donne la cuiller au petit John, puisque c'est son nom.

- Ça va, tu t'en sors avec les deux ? Je demande d'un ton doux.

Des enfants c'est une sacrée aventure, et des jumeaux, c'est carrément le parcours du combattant pour une jeune comme Karen. J'espère qu'elle ne se ruine pas la santé... J'ai posé la question alors qu'elle ouvrait la porte de sa chambre et j'entre dans son espace en regardant autour de moi. Oui, c'est la même taille de chambre que la mienne, logique. Mais ses meubles sont arrangés différemment. C'est sobre, classique, mais bien rangé. Et l'endroit est agréable. Les deux chaises adultes m'indiquent qu'elle doit recevoir régulièrement une personne. Ça me renvoit à ma seule chaise posée à ma table. Il faut vraiment que j'en achète une nouvelle. Au moins pour pouvoir accueillir quelqu'un pour le thé par exemple. Mais revenons au présent.

- C'est joli chez toi. Je complimente, honnête. Bon ça a pas l'air trop compliqué... Si tu me laisses genre... Cette aprem et demain, ça devrait être bon et avoir séché.

Ça veut dire que je vais pas beaucoup dormir mais c'est pas un souci, je ferais une sieste plus tard. Je réfléchis un instant.

- Je peux mettre les meubles au milieu de la pièce et bâcher le sol pour éviter les tâches. Les bâches ça j'ai, pas de souci. Le rouleau et les pinceaux aussi. Donc faut juste que je fasse un saut acheter la peinture. Dis-moi si ça te convient ? Sinon je peux commencer demain si t'as besoin de temps, et du coup je finirais sûrement après-demain, genre fin de matinée.

Je crois que j'ai tout dit... c'est à Karen de décider ce qui lui convient le mieux.

__–À la question de Camil, Karen poussa un long soupir de fatigue. L’anti-cernes ne fonctionnait même plus, cela faisait des mois qu’elle ne s’était point maquillée, elle avait même renoncé aux talons et, peut-être le comble de la décadence, portait des pantalons.
__–« Bof. »
__–John, toujours était-il, fut ravi d’avoir accès à cette grande figure blonde, bien qu’il ne dégradât point autant sa chevelure et sa vêture de son jumeau. En fait, il élut que somnoler dans ses bras, serré contre la cuiller, était une activité bien plus à son goût. En parlant de goût, Boyce remplaça celui de la paille de Camil par celle de sa mère, qui lui adressa un « hop hop hop c’est non coco » et lui remit en lieu et place sa sucette, qu’il considéra un long moment, goûta et bannit de son champ d’existence d’un leste mouvement de poignet.
__–Il l’a tej quoi.
__–« Euuuah… Ça t’apprend à être patient, quoi. »
__–Avec un non moins profond soupir, Karen se baissa et la ramassa.

__–Son compliment, qui devait ou être faux ou de pure convenance, la laissa tout à fait de marbre, en revanche. C’était parce fort justement qu’elle était tout à fait au courant de l’absence totale d’intérêt décoratif de son logement, qu’elle faisait appel à ses services, après tout. Il était peut-être décorateur d’intérieur, mais manquait quelque peu de standing, ce garçon.
__–P’têt parce que tout l’monde peut pas être une petite bourgeoise. ’fin bref.
__–« Oh euh ouais, bah impec en vrai. Nan c’est bon t’inquiètes, j’vais appeler quelqu’un pour passer la nuit chez lui et puis voilà quoi. »
__–Il n’y avait jamais que deux personnes – trois – deux, jamais de la vie ne ferait-elle à nouveau appel aux services de Misao, qu’elle pouvait contacter, mais pour une nuit et avec des bambins qui faisaient à peu près leurs nuits, c’était tolérable.
__–« Z’entendez, les loupiots ? Ça veut dire aller dormir chez votre parrain ou votre marraine. »
__–Ç’aurait p’têt été une bonne idée de, genre, les prévenir quelques jours avant, t’sais. Mais bon bah, les Tonnerres, déjà qu’ils ont du mal à savoir c’qu’ils feront dans une heure.

Le deuxième petit est quand même beaucoup plus calme, et finit par roupiller contre moi avec sa cuiller (oui c'est la sienne maintenant, je n'aurais jamais le cœur de la lui reprendre). La réponse de Karen à ma question confirme mes soupçons. Elle est complètement claquée. Logique, avec deux bouts qui dorment pas forcément toute la nuit, entre les couches, les pleurs, les biberons, elle doit galérer. Puis Boyce dégage la tétine que lui avait donné sa mère et je fronce le nez. Celui-là risque d'avoir un sacré caractère, ça ne sera pas plus facile à gérer quand il aura grandi. Mais ne nous avançons pas. L'adolescence n'est pas avant longtemps. J'entre dans la chambre de Karen en l'écoutant.

- Tu as le droit de me dire de m'occuper de mes oignons, mais... Tu as quelqu'un qui t'aide ? Des amis, un copain, ou je sais pas.

Pas top formulée la question. Je me doute vu son... manque d'intérêt pour la commu LGBT qu'elle aura pas de "copine" dans ce sens-là. Mais peut-être que je sais pas, Tomoyo l'aide ou un autre Master. Dans tous les cas, je la connais pas des masses Karen, mais je m'inquiète quand même un peu. C'est en quelques sortes ma voisine et bon, même avec son caractère de cochon (on sait de qui tient Boyce), je l'aime bien. Donc je demande, même si je m'attends à un "ouais c'est pas tes affaires".

Bref, on parle logistique et finalement il semblerait que je puisse commencer aujourd'hui. Je fais rapidement le deuil de ma nuit de sommeil.

- Nickel nickel, parfait. Ok, bah écoute le temps que je fasse un saut chercher la peinture et récupérer bâches et pinceaux, t'as le temps de t'organiser. On se retrouve demain pour le résultat alors !

On règle les derniers détails, je rends John à sa maman et je file au magasin acheter les bonnes couleurs.


(Le lendemain en fin d'après-midi)

J'essuie mon front et recule pour admirer mon travail. Après une nuit blanche et une journée entière, la fresque est terminée. Je la trouve très réussie, avec les bonnes proportions. Les couleurs donnent l'impression que la pièce est plus grande qu'elle ne l'est réellement et pour faire bonne mesure (et parce que j'avais le temps pendant que ça séchait), j'ai repeint les autres murs dans leur couleur d'origine pour leur rendre un peu d'éclat. Mes vêtements sont pleins de taches de peinture, signe chez moi que j'ai bien taffé.

J'ai tout ouvert en grand pour faire dégager l'odeur de peinture et replacé les meubles où ils allaient. Je suis à peu près sûr d'avoir des courbatures du futur demain. J'aurais pu demander à quelqu'un, genre Senri, mais j'avais trop peur qu'il me casse quelque chose, genre la porte. Comme j'ai déjà envoyé un sms à Karen pour la prévenir que tout est fini, j'en profite pour ranger mes bâches dans ma propre chambre et mettre mon matos à tremper, puis je reviens dans la chambre de ma cliente pour l'y attendre. Hors de question de m'asseoir, je m'endormirais sur place.

__–Karen soupira longuement. Est-ce qu’elle allait vraiment parler de tous ses petits problèmes à son décorateur d’intérieur ?
__–Alors, euh, c’est pas son employé non plus, hein.
__–« Ouais bah c’est déjà assez galère de s’occuper d’eux si en plus je dois faire le tri entre tous les dégénérés de cet institut de malade pour vérifier si oui ou non ils vont pas faire n’importe quoi ou réveiller trente-six traumas avec mes mômes dans les bras. Non, mais, tu l’as vu l’autre con de voisin qu’on se tape là, celui qui défonce les portes ? Et l’autre débile qui se ballade avec sa veste en cuir, toujours la clope au bec, à faire la meuf et se saper comme une gouine ? Puis y’a aussi celle qui s’est crue dans un jeu de rôle là, mais c’est méga moche sa chirurgie ! Personne lui a dit ? Ou l’autre môme insupportable putain, vous deux quand vous serez grand tous les deux, interdiction de hurler comme ça, hein ! Et me lance pas sur les autres affinités… Enfin ça va, j’ai une baby-sitter. Une Air. J’allais dire, ce sont les plus potables, mais entre le petit Arabe tout aussi insupportable, la zèbre on a l’impression qu’elle sort de prison et les deux Britanniques là, ah bah merci, ils sont servis aussi. »
__–Jeeee sais pas si c’était super utile dans la discussion, ça.
__–Sur ce, ils se quittèrent.


__–Le lendemain, Karen revint, ses bébés sis confortablement dans leur poussette. Elle découvrit sa chambre aux meubles déplacés, à l’odeur peu agréable – au point qu’elle laissa ses enfants dehors – et occupée par un Camil fier de lui… et manifestement éreinté.
__–Elle haussa un sourcil.
__–Extrémités tremblotantes. Air aussi frais qu’une huître laissée en plein air un après-midi. Classe. Gargouillis stomacal. Œil tremblotant.
__–Elle pencha légèrement la tête sur le côté.
__–« Tsk. »
__–Se racla la gorge.
__–« Alors. C’est très beau, hein. Non vraiment, t’as réussi ton coup, là tu m’épates. Par contre à quel moment j’t’ai demandé de te crever à la tâche, déjà que t’es pas bien épais. Allez viens, j’vais te faire à bouffer, dans ton état j’te laisse pas manier un feu. Si tu te crames pas, t’es foutu de te faire un truc de merde de je sais pas quoi, là, ce qu’on se fait quand on a la flemme. Heureusement que j’ai toujours des trucs congelés… Ah tiens, là j’ai riz et poulet, j’te fais ça avec de la crème, ça te va ? Rude pour un p’tit dej, mais m’en fous. »
__–Et karen de farfouiller dans son frigidaire, non sans soupirer, râler et maugréer.

J'écoute Karen en hallucinant un peu plus à chaque personne qu'elle décrit. C'est normal que je puisse joindre un nom à presque chaque description ? Je suis social, ça oui, mais de là à les reconnaître. J'avoue que j'ai un peu envie de protester quand elle décrit Nana... Son style vestimentaire est absolument divin et elle ne fume jamais à l'intérieur ! Et c'est ma meilleure amie. Mais je ne dis rien en priant pour que mon expression ne trahisse pas mes sentiments. Après quelques ajustements, on se sépare et je me met au travail.


Quand la porte s'ouvre sur Karen, j'avoue que j'observe attentivement sa réaction. Je déteste décevoir les gens, et ce moment est peut-être l'un des plus angoissants depuis que je suis arrivé à Terrae. Du coup, je ne fais même pas attention à mon attitude débraillée et la faim s'apaise un peu. Haussement de sourcil. Aïe. Elle m'observe en penchant la tête de côté, et je ne sais pas comment interpréter ça... J'ai l'impression que si elle ne dit pas quelque chose très vite, je vais sauter par la fenêtre (sans porte, désolé Senri) pour échapper à la pression. Puis finalement elle fait claquer sa langue, et l'espace d'un instant je me dis que je suis foutu, qu'elle déteste et qu'elle va me dégager de chez elle. Mais non.

J'ai droit à des compliments. Des. Compliments. De la part de Karen. Ouah. Oui, bon j'exagère un peu, à peine, une petite lichette. Mais ça me fait drôlement plaisir, je dois quand même l'avouer. Par contre, ce avec quoi elle enchaîne me laisse un peu soufflé. Et avant que j'aie le temps de dire quoi que ce soit, la voilà qui fouille dans son frigo. Je m'approche, parce que je suis super embarrassé qu'elle pense avoir besoin de me nourrir.

- Non mais c'est pas la peine ! C'est adorable, hein, mais tu n'es pas obligée... Je te promets que je peux cuisiner ! J'ai jamais la flemme et je fais ça les yeux fermés... Je vais pas me brûler ! Et d'abord, c'est ma morphologie qui est comme ça ! Je mange à ma faim !

Beaucoup de protestation mais vraiment, elle est pas obligée de faire ça pour moi...

__–Karen se retourna.
__–« Assis, Camil. »
__–A-t-on idée.
__–Et elle retourna à réchauffer son plat.
__–« Y’a personne qui sait prendre soin de lui dans cet institut de cons, c’est pas croyable ça, entre les envies suicidaires des uns et des autres qui se disent un jour que oh bah la vie elle est pas assez compliquée et si j’allais tabasser du terroriste alors que je suis un gros amateur de mes couilles, non mais sérieux quoi, si un jour tu fais pareil j’te bute, merde on est les deux seuls Tonnerres pas complètement demeurés, si je suis toute seule ça va plus le faire ensuite, puis après t’as tous ceux qui, juste, mais qui prennent pas soins d’eux quoi, ça me gaaaaaaaave. Tu connais Minoru ? Oh putain sa mère me lance pas sur Minoru, lui si c’était pas genre mon keum je lui aurais tellement explosé sa gueule, des fois. Au secours, sérieux. Bref, bouge pas – j’ai dit bouge pas, putain de téléporteur de tes morts – ça va être prêt. Voilà. »
__–Elle lui présenta une assiette bien garnie. Approcha ses propres enfants et sortit les biberons, qu’elle avait mis à réchauffer en parallèle.
__–« Je leur file une alimentation mixte, je les allaite au sein de moins en moins et de plus en plus avec le reste, j’espère que ça t’dérange pas, au pire tu me dis. »
__–HÉ OUI LES GENS. Karen s’est demandé si ça allait emmerder quelqu’un avant de faire un truc. Si si. Heh.
__–Elle commença par Boyce, le prit, le plaça sur son genou. Celui-ci considéra Camil avec une intense curiosité.
__–« Dis bonjour à Camil, c’est grâce à lui que tu as une magnifique chambre, il faudra juste que tu fasses attention à ne pas adopter son rythme de travail. »
__–Ces coups baaaas ohlàlààà.
__–Possible, mais cela fit s’esclaffer Boyce, qui s’agita de partout et renversa du lait.
__–« Poussin, allez, ça suffit regarde, t’en as mis partout… »
__–Bon puis j’dis ça j’dis rien mais Camil mon bro si tu veux la tacler viteuf, elle a l’air aussi explosée sa mère que toi hein. Sauf qu’elle, elle dort la nuit mdr.