- "Ouais tchao bon week end."

Après une nouvelle journée de boulot passée à l'hôpital, je rentre directement à l'institut ce soir. Cette semaine j'ai mes deux jours de repos pour le week end, ce qui est assez rare. Dernièrement j'ai accepté de faire plus d'heures, notamment hors horaires classiques. Déjà c'est plus utile pour tous ceux qui ne sont pas vraiment dispos la semaine, et surtout, ça m'évite d'être trop tenté de faire n'importe quoi. J'essaie au maximum de limiter les tentations en ce moment.

Comme ma chambre qui est étonnamment bien rangée. A vrai dire, elle est surtout vide, ce qui explique que je ne puisse pas trop laissé trainer de bordel. Mis à part quelques fringues (et encore, je suis assez à jour dans les machines) et le cendrier que je n'ai pas vidé hier, tout est nickel. J'ai même pris la peine de laver les quelques tasses de café que j'utilise chaque jour.

J'hésite quelques secondes, la flemme me rattrapant soudain alors que mes yeux se posent sur mon lit. Ca aussi c'est assez récent. Jusque là, l'idée de passer une soirée (pire, un vendredi soir), seul dans ma chambre me faisait direct angoisser et je sortais sans attendre une seconde de plus. Depuis quelques temps, la solitude ne me fait plus vraiment d'effets. Je ne sais pas vraiment si c'est bon signe. J'imagine que oui.

Mais il ne faudrait pas exagérer non plus. Non, finalement j'opte pour un passage par la douche, le temps de me préparer correctement après une journée passée à l'hôpital et de m'habiller un peu mieux. Il est déjà près de 22h quand je pars direction le bar en ville. Il y a certaines habitudes qui sont difficiles à bouger.

- "Qu'est ce que tu comptes faire pour les ados d'hier ?"

- "Leur filer ce qu'ils veulent. Enfin, s'ils ont de quoi payer évidemment."

- "Ahah, tu fais genre t'es devenu un mec responsable et tout, mais en fait pas du tout !"

- "Bah quoi, t'es voyant non, t'as qu'à vérifier s'ils vont bien supporter si ça t'inquiète."

- "Tss j'm'en branle de ces gamins."

Il n'est désormais pas loin de minuit et comme souvent, je retrouve Leo, un pote que je connais depuis un moment maintenant. Vu le nombre d'heures qu'il a passé dans ce bar et la descente qu'il a, ce n'est pas vraiment étonnant qu'on ai réussi à bien s'entendre. Même si on en est déjà venus à s'engueuler plus d'une fois.

Si je ne fais plus pousser d'herbe dans ma chambre (c'est en fait assez facile de s'en fournir ici et ça m'évite d'en fumer tous les jours), je continue à l'occasion mes quelques mélanges bien plus chimiques. Beaucoup moins pour moi également. Mais après tout, si quelqu'un veut se procurer une substance en particulier, il trouvera toujours quelqu'un pour la lui fournir. Qu'on soit à Terrae ou non. Et c'est vrai qu'avec le pouvoir de Leo en complément, c'est assez pratique, histoire de limiter les risques de conséquences désastreuses. Quand je dis que je fais davantage gaffe, c'est vrai. C'est juste que ça ne se voit pas toujours au premier abord.

Les heures passent encore, quelques verres supplémentaires également, les gamins avaient bien de quoi régler, et ce soir je me permets même de faire le difficile, à refuser de rentrer accompagné. Ouais, ça m'arrive. Quand il n'y a aucune fille à mon goût dans les parages, je préfère désormais passer la nuit seul. Alors ce soir, je ne sais pas quelle heure il peut bien être quand je rentre finalement jusqu'à ma chambre, mais je ne trouve pas ça si désagréable de pouvoir seulement m'affaler dans mon lit pour dormir aussitôt le matelas atteint.

Le lendemain, j'émerge sur les coups de midi, comme un jour off classique. Je mets un café à couler, j'enfile une tenue de sport, une première clope rituelle d'allumée, et une demi heure plus tard je suis prêt, en forme, à la salle d'entrainement. J'ai arrêté de vouloir seulement bourriner avec mes pouvoirs. Depuis quelques temps, j'essaient de faire davantage dans la finesse. Mais ce n'est pas si évident. Sans compter que ce n'est probablement pas dans mon caractère non plus.

L'avantage du samedi après midi, c'est que c'est beaucoup plus facile de trouver quelqu'un pour m'entrainer. Surtout pour ce qui relève des pouvoirs de marionnettiste. Sauf que c'est également celui qui m'épuise le plus vite. Quand je sens que ça ne sert à rien que j'insiste davantage si ce n'est à me frustrer un peu plus à chaque nouvel échec, je retourne dans ma chambre. Une longue douche, je m'habille correctement en suivant et prends la direction du village. Je m'arrête prendre de quoi manger en chemin, puis me dirige vers l'une des boutiques que je commence à plutôt bien connaitre. Celle qui vend toutes sortes de fringues et de jouets pour enfants.

Oui, ça aussi c'est devenu une habitude des jours de repos. Aller voir ma fille. Je ne reste souvent que peu de temps, une demi heure, une heure tout au plus. Je sais que j'ai déjà de la chance que ses parents, ceux qui ont accepté de s'en occuper, de l'élever, de se lever la nuit et de supporter les pleurs, veuillent bien que je passe la voir régulièrement. Ils n'étaient pas obligés. Et je sais aussi que ma réputation n'est pas parmi les meilleures. Alors par principe, je n'arrive jamais les mains vides. Que ce soit pour la petite ou parfois pour ses parents, je trouve toujours quelque chose à apporter. Même s'ils continuent à me dire que ce n'est pas utile.

Cette fois, j'ai opté pour un cahier de gommettes. Les premières fois, j'avais beaucoup de mal à assumer de passer en caisse avec ce genre d'article. Je ne me sentais pas bien rien que de passer la porte d'entrée. Et j'avais toujours un sac à dos pour camoufler mes achats à la sortie. Sauf que ça me rendait au passage agressif et je n'étais jamais dans les meilleures conditions pour aller à la rencontre de ce petit être qui absorbe les émotions au moindre contact. Elle deviendrait sensitive comme sa mère que ça ne m'étonnerait pas.

Quoi qu'il en soit, aujourd'hui la plupart des gens sont au courant, et si je me suis mis en colère un paquet de fois au départ, ne supportant pas la moindre remarque à ce sujet (quelle qu'elle soit), eh bien c'est désormais passé. Et c'est donc très sereinement que je prends la direction d'un des coins résidentiels où se trouve la maison qui m'intéresse.

- "Salut Tiago, on t'attendait, entre ! Shana vient de terminer son goûter, elle t'attend avec impatience !"

Sean, le père non biologique de la petite, m'ouvre la porte et m'accueille avec sa bienveillance habituelle. Je ne sais toujours pas comment il fait. C'est sûr qu'à sa place, jamais je n'arriverais à afficher une telle sympathie. Mais, ce serait bête de tout foutre en l'air. Je crois que c'est aussi grâce à cette façon dont lui et Maëlle, sa nana, se sont comportés vis à vis de moi qui m'ont fait me remettre pas mal en question.

Je suis toujours un peu mal à l'aise. C'est à dire que c'est assez délicat comme position. Pourtant, je reviens à chaque fois. Je crois que j'ai juste appris à faire avec. Alors je le remercie, entre comme il m'y a invité et salue la jeune femme qui vient à ma rencontre. Quelques secondes de calme avant qu'une petite tornade à la chevelure noire déboule dans le hall d'entrée. La course un peu instable qui donne l'impression qu'elle peut s'écrouler à n'importe quel pas se déroule finalement assez bien, et c'est dans mes genoux qu'elle fini sa course, enserrant mes jambes de ses petits bras.

- "Tiaooooo !"

Elle fait pas mal de progrès niveau prononciation, mais le son g a toujours du mal à ne pas être seulement aspiré. Je souris en m'agenouillant pour lui faire un calin. De là où je viens, la famille a toujours été au dessus de tout et les grandes réunions avec les cousins/cousines, neveux/nièces qui courent de partout tous âges confondus, je connais. J'ai toujours été plutôt à l'aise avec les enfants. Et puis, c'est vrai que sa petite bouille encore toute ronde avec ses grands yeux pétillants ne peuvent pas me laisser indifférent. Sûrement parce que je suis obligé de revoir sa mère à travers elle. Si au début ça me faisait plus mal qu'autre chose, ça aussi, j'ai appris à faire avec et maintenant, ça en devient même un peu réconfortant.

- "Je vais faire les cafés. Shana, tu laisses Tiago respirer un peu !"

Sean repars vers la cuisine pendant que la petite me tire déjà vers le salon, impatiente de me montrer ses derniers dessins, le tout sous le regard amusé de sa mère. C'est vrai que ça peut paraitre bizarre. Mais je crois que dans ces moments là, je suis juste la meilleure version que je puisse montrer de moi. Et ce n'est pas si désagréable. C'est même plutôt apaisant.

Après avoir passé un bon moment à regarder les gribouillis multicolores que la petite miss me montre avec grande fierté, l'avoir observée entamer le collage des gommettes avec grande concentration et l'avoir écoutée taper sur son tambourin avec un peu trop d'enthousiasme (l'un de ses jouets préférés au grand damn des oreilles environnantes) il commence à se faire un peu tard.

- "Tu dis au revoir Shana, c'est l'heure du bain."

Si elle a bien fait mine de bouder une demi seconde, la mini pousse me décroche finalement un nouveau sourire avant de me faire un bisou un peu trop baveux, agitant sa main en articulant un "ciao" bancal mais qui me fait un peu trop plaisir. Ses parents n'étant pas hispaniques, elle ne parlera probablement jamais espagnol, ou pas avant de nombreuses années.

Elle suit son père qui l'amène de l'autre côté de la maison, pendant que Maëlle me raccompagne jusqu'à la porte d'entrée.

- "Tu sais, avec Sean on se disait, si un jour tu as envie de passer du temps rien qu'avec elle, à la garder une après midi ou une soirée par exemple, on ne serait pas contre."

Je suis un peu pris de court par cette annonce à laquelle je ne m'attendais pas trop. Je la regarde quelques secondes, légèrement étonné, ne sachant pas trop quoi répondre.

- "Hm, c'est gentil, vraiment. Je, vais y réfléchir."

- "Bien sûr, ce n'est qu'une proposition. En tout cas, je suis sûre que Shana en serait très heureuse. Elle ne comprend toujours pas très bien la situation, mais elle pose de plus en plus de questions. On en avait déjà parlé, mais, on ne veut pas lui cacher la vérité et, je pense vraiment que de pouvoir passer des moments rien qu'avec toi sera bénéfique."

J'acquiesce. Oui, bien sûr que j'aimerais passer un peu plus de temps avec elle. Apprendre à la connaitre mieux. Elle est encore petite. Mais elle va très vite grandir et comprendre.

Je remercie à nouveau Maëlle et repars vers le village. Ces deux là sont à peine plus vieux que moi, tout juste la trentaine, et pourtant ils paraissent tellement... Différents. Il y a aussi des gens plutôt normaux à Terrae. Je ne sais pas trop comment ils en sont arrivés à finir ici. Mais ce n'est pas une question que je suis prêt à leur poser. Non, maintenant j'ai juste besoin de relâcher la pression. Parce que même si j'apprécie assez ces moments là, ils me demandent énormément d'efforts.

La semaine qui suit se déroule tranquillement. Rien d'exceptionnel à noter. Au boulot, toujours la même routine. Mais sûrement la seule routine que j'arrive à apprécier. Parce que j'aime ce que je fais probablement. Je suis moins à cran qu'auparavant, et depuis quelques mois je me surprends même à retrouver une partie de ma sociabilité. Même les patients les plus douillets ne me tapent plus sur les nerfs. Sans compter que j'ai enfin trouvé une vraie utilité à ce pouvoir de marionnettiste (un pouvoir utile et moralement acceptable je veux dire). Ouais, en tant que kiné, bah c'est plutôt pratique de pouvoir essayer de faire bouger la personne comme bon me semble.

Avec les collègues en revanche... C'est toujours un peu quitte ou double. Mais là aussi, c'est nettement mieux qu'au début. Je fume toujours beaucoup trop en revanche. Je ne suis pas prêt de réussir à m'en passer. Idem pour le café.

C'est à peu près en milieu de semaine que je me perds un soir sur le net. Mon laptop posé sur les genoux, avachi sur mon lit dos au mur, je regarde les actus en Colombie comme ça me prend assez régulièrement en fait. Quand je suis arrivé à Terrae, c'était souvent dans mes moments de grosse déprime qui suivent une défonce un peu trop hard. Maintenant que je me suis fait à l'idée, j'arrive à prendre plus de recule.

Je ne risque pas de pardonner quoi que ce soit pour autant, ni d'oublier. Et je crois que dans le fond, ça me fait toujours aussi mal. Mais au moins, je n'ai plus envie de tout éclater et c'est plutôt pas mal. Je referme mon ordinateur et m'allonge sur le dos, une main qui vient machinalement se poser sur mon torse, là où plusieurs tatouages en hommage à ma famille sont gravés dans ma peau. Je donnerai n'importe quoi pour pouvoir de nouveau m'engueuler avec l'un de mes frères. Me faire reprendre par mon père. Revoir ma mère. Ma soeur. Si pour les premiers je suis certain de ne pas pouvoir les revoir dans ce monde, pour les deux dernières en revanche, je n'ai toujours aucune certitude. Ce qui est difficile. Des fois je me dis qu'il est préférable de l'ignorer. Et la minute d'après je suis capable de mettre en place tout un plan pour me barrer en Colombie faire mes recherches. Plans que je n'ai jamais eu le cran de mettre à exécution.

Je ferme les yeux quelques secondes et regrette de ne pas être Tonnerre. Pourquoi est-ce que l'interrupteur du plafonnier est à l'entrée de la chambre ? Je me lève en grommelant légèrement avant de pouvoir retourner me plonger sous les couvertures. A peu près. J'ai vite chaud quand même. Et mes pensées qui se tournent vers ces souvenirs lointain ne m'aident pas. Si tout s'était assez bien passé jusque là, je ne peux malgré tout pas échapper aux cauchemars cette nuit là. Il y a certaines scènes que je risque de revivre encore un certain temps. Ca aussi, je m'y suis habitué. Ce qui n'empêche que c'est toujours aussi désagréable de se réveiller en sursaut, trempé de sueur et étant persuadé d'être entouré de tueurs. Pourtant, c'est mon quotidien depuis quatre ans maintenant.

FIN