Après avoir laissé Tiago aux mains expertes d'Ariana (je n'ai aucun doute qu'elle va réussir à le traîner à l'infirmerie, ou du moins je l'espère...), Tori et moi remontons jusqu'à l'étage des Eaux, main dans la main. Le trajet est étrangement silencieux et inconfortable ; à vrai dire, depuis les excuses qu'elle a marmonnées dans le couloir, la brune n'a plus prononcé le moindre mot. Je ne sais pas trop ce qui se passe dans sa tête, mais clairement pas quelque chose de bien... Je garde le silence moi aussi, pas parce que je suis fâchée ou pensive, mais simplement parce que je sens venir une discussion sérieuse et inconfortable, et que je préfère l'avoir en privé. Nous arrivons d'ailleurs finalement à ma chambre, et je fais entrer mon amie avant de fermer la porte derrière nous. La pièce est encore un peu en bazar, vu que j'ai emménagé très récemment dans ma nouvelle grande chambre - les meubles sont placés et la cuisine arrangée, mais toutes les décorations et la plupart de mes vêtements sont encore dans des cartons entassés ici et là...

"Est-ce que tu veux boire quelque chose ?"

Je propose avec un petit sourire, alors que j'enlève mes chaussures sur le paillasson de l'entrée. Sans vraiment attendre sa réponse, je sors deux tasses de l'armoire et les pose sur la table basse du coin salon, avant de les remplir d'eau chaude grâce à mes pouvoirs. J'amène également la boîte à thé et la sucrière, m'installe dans le canapé et commence à préparer ma boisson en laissant Tori faire de même, si elle en a envie. Une fois ma tasse prête, et n'ayant plus vraiment d'excuse pour retarder la conversation, je me tourne vers mon amie en triturant la porcelaine trop chaude entre mes doigts.

"Tori... Qu'est ce qui s'est passé, exactement ? Est-ce que... Il t'a provoquée, ou bien c'est toi qui a commencé ?"

Je pose cette question d'une voix hésitante, parce que j'ai bien peur d'en connaître déjà la réponse. Je n'ai jamais parlé de Tori à Tiago, il n'aurait pas vraiment eu de raison de venir l'aborder en parlant de moi - ce qui veut dire que c'est sans doute elle, qui a initié leur échange... De là à dire qu'elle a porté le premier coup, je ne sais pas - mais elle était très remontée contre lui, suite à notre discussion de la dernière fois... Néanmoins, j'attends sa réponse avant de continuer.

Je me sens bizarre, non je me sens mal. Malgré la main d'Alyona dans la mienne, malgré ses petits pas de souris. Je me sens horriblement mal. Dans ma tête, les angoisses tournent en boucle dans ma tête. Je suis certaine d'avoir perdu ma meilleure et première amie, d'avoir éloigné Ariana avec qui j'essayais de me lier d'amitié. Je suis certaine que je viens de boycotter ma place à Terrae. Tous mes efforts, partis en fumée parce que je n'ai pas été foutue de garder mon calme. Et actuellement, à cause de tout ça, je suis terrifiée. La dernière fois que j'ai perdu mon calme j'ai passé quelques jours en prison, j'y ai fêter mon anniversaire seule et j'ai perdu le dernier aspect de ma vie que j'aimais un tant soi peu. Que va-t-il se passer maintenant..?

Je gravis les marches derrière mon amie, sans un mot. Elle non plus ne parle pas. J'ai peur qu'elle soit en colère. J'ai encore plus peur qu'elle prenne la défense de Tiago. C'est idiot, mais je crois qu'inconsciemment, j'ai l'impression que si elle prend sa défense, elle l'aime plus qu'elle ne m'aime. C'est nul comme logique, je le sais, mais ça me terrifie aussi. Et la réalisation que j'ai eu plus tôt m'a complètement sonnée. Je me sens à la fois prise dans un tourbillon d'émotions et complètement vide. Et je déteste ça. Alyona s'arrête et je me rends compte qu'on est devant sa porte. La nouvelle porte, celle de sa chambre d'Étoile. Elle entre et je la suis sans un mot. L'endroit est encore encombré de cartons mais je n'y fais même pas attention. C'est à peine si je me rends compte que je retire mes chaussures. C'est à peine si je l'entends me poser une question et que je me rends compte que je réponds d'un petit hochement de tête. J'ai l'impression de flotter. Je m'avance et m'assois sur le canapé pendant qu'Alyona s'affaire. Je regarde mes mains. J'ai les jointures rouges, du sang sous les ongles. Je me lève, vais au lavabo et me lave les mains.

En fait, je suis une machine. Une machine faite pour la violence. J'ai tellement reproduit ce geste qu'en quelques secondes, mes mains sont propres, débarrassées du sang de Tiago. J'ai pris l'habitude de ces gestes. De me laver du sang des autres. Je me ressasse la réalisation. Je ne connais que la violence. Je ne devrais pas être là. Je ne devrais même pas côtoyer une personne aussi douce qu'Alyona. J'aurais dû savoir que jamais ça ne marcherait. Et pourtant, au lieu de m'enfuir, je retourne m'asseoir sur le canapé. Je prends un sachet de thé, à l'orange, et je regarde couler le petit sachet de tissu dans l'eau chaude. Alyona reprend la parole. Ses questions me piquent le cœur, nouent un nœud dans ma gorge. Et pourtant, malgré la peur de la perdre, malgré la forme de culpabilité que je ressens, je n'arrive pas à regretter mes gestes. Je ne regarde pas Alyona quand je prends la parole.

Non... C'est moi qui ai commencé. Je l'ai vu et... j'ai vrillé. C'est moi qui l'ai frappé en premier, sans chercher à comprendre.

Il l'a mérité.
C'est cette pensée qui avait tout mis en route. Et même encore maintenant, je n'arrive pas à m'en débarrasser. Il l'a mérité, il a bousillé la confiance qu'elle avait en lui, il a écrasé ses rêves comme si ils ne valaient rien, il lui a brisé le cœur.

Mais bordel, Alyo... Il ne se sent même pas coupable ! Dis-je.

Je sais que ce n'est pas une raison valable, mais ça me met tellement hors de moi pour elle...

Tori se lave les mains pendant que je prépare ce qu'il faut pour le thé, et je détourne légèrement le regard pour ne pas voir cette eau couler un peu trop rouge à mon goût. Elle n'a même pas l'air plus déphasée que ça, toujours dans cet espèce d'état second qui commence à m'inquiéter un peu - elle n'a toujours pas prononcé le moindre mot... On s'installe dans le canapé, côte à côte, préparant chacune notre tasse en silence, avant que je ne me décide finalement à briser la glace. Une grimace étire mes traits alors que mon amie confirme ce que je craignais ; c'est elle qui l'a abordé, et pire, elle qui a frappé en premier.

"Tori..."

Mon ton est désapprobateur, mais je ne sais pas vraiment quoi lui dire - ou plutôt si, mais je ne sais pas comment lui dire sans lui faire de la peine, que son manque de sang-froid m'effraye un peu. Que j'ai peur de ce qu'elle pourrait faire, si elle est déjà capable de casser la figure de quelqu'un pour une bête histoire de coeur. Une histoire qui ne la concerne même pas directement - et ça aussi, ça m'effraye. Jusqu'où est-elle prête à aller, pour moi ? Ou plutôt, à cause de moi ? Même si son réconfort m'a fait tant de bien ce jour-là, je me dis que que je n'aurais peut-être pas dû venir m'échouer chez elle...

Je soupire en regardant le thé s'infuser dans ma tasse. Cette histoire de culpabilité, encore. Mais Tiago devrait se sentir coupable de quoi, au final ? De n'avoir pas communiqué clairement ses attentes envers moi ? Je suis tout aussi coupable que lui, dans ce cas... Et même si je ne pense pas qu'il viendra s'excuser (fierté de Feu, tout ça), je sais qu'il regrette la manière dont tout ça s'est terminé, peut-être même presque autant que moi. Ce n'est pas comme s'il avait volontairement décidé de me faire du mal - ou du moins, c'est ce que je décide de croire. Je remonte les yeux vers Tori, une moue ennuyée sur les lèvres.

"Pourquoi est-ce qu'il devrait s'en vouloir, si même moi je ne lui en veux pas ? J'espère juste que ça lui servira de leçon, autant qu'à moi, et qu'il fera mieux la prochaine fois... Je suis triste, oui, mais je ne suis pas en colère contre lui. Alors pourquoi tu l'es autant, toi ?"

Je me mordille la lèvre, ne sachant pas très bien comment continuer. Je prends le temps de retirer le sachet de thé de ma tasse et touiller dedans, avant de retrouver le regard de mon amie.

"Ecoute, Tori... Ca me touche beaucoup que tu prennes tout ça autant à coeur, mais je ne cautionne pas du tout ce que tu as fait. C'est moi qui ai été blessée dans cette histoire, c'était à moi de décider si je voulais ou non répliquer, et surtout, de quelle façon... Si tu l'avais juste engueulé, je n'aurais rien dit, mais là c'est allé beaucoup trop loin !"

Mon regard s'embue un peu alors qu'une boule se forme dans le fond de ma gorge, mais je continue tout de même, la voix un peu tremblante et les doigts serrés autour de ma tasse.

"Est-ce que tu te rends compte de ce qui aurait pu se passer si on ne vous avait pas arrêté ? Tiago aurait pu finir à l'hôpital et tu aurais eu de gros ennuis - ou pire, toi tu aurais pu être gravement blessée ! Tu crois vraiment que j'ai envie qu'il t'arrive quelque chose de grave à cause de moi ?!"

Ma voix part dans les aigus, et je sens les larmes commencer à perler aux coins de mes yeux avant de détourner le regard. Je n'ai pas envie de me disputer avec elle, mais ça m'angoisse tellement qu'elle se laisse emporter aussi facilement par la rage.

Bien sûr quand j'avoue que c'est moi qui ai tout provoqué, la réaction d'Alyona est celle à laquelle je m'attendais. Elle grimace puis cherche ses mots. Mon nom dans sa bouche, sur le ton de la réprobation, me brise un peu plus le cœur. Je sais que j'ai eu tort, mais... Mais quelqu'un devait bien défendre la petite Eau ! Elle-même ne l'aurait pas fait. Malgré tout, je ne veux pas que mes actions me coûtent mon amitié avec elle... J'essaie de justifier mes actes, j'essaie de lui faire comprendre à quel point Tiago a été un connard. Mais tout ce qu'elle me renvoie c'est une moue ennuyée. Presque comme si elle prenait sa défense. Et ça me fait mal au cœur. Parce que moi, j'ai pris sa défense à elle. Elle me dit qu'il n'a pas à s'en vouloir parce qu'elle ne lui en veut pas, qu'elle est triste mais pas en colère... Pourquoi moi, je le suis ?

Parce que...

Je m'interromps, baisse les yeux. Je ne sais pas comment dire ça de façon à ce qu'elle comprenne. Alyona continue. Elle ne cautionne pas. Bien sûr que non ! Elle ne serait même pas capable de tuer un moustique qui serait venu lui sucer le sang, elle invoquerait la raison que c'est une femelle qui doit nourrir ses œufs ! Alyona est douce, délicate, pacifique... Et moi... Moi je suis un putain de danger.

Parce que c'est injuste. Il a déjà l'air de s'en être totalement remis, alors que toi... Et puis, si les rôles avaient été inversés, si c'était moi qui avais eu le cœur brisé... Tu ne te serais pas sentie en colère ? Tu n'aurais pas culpabilisé de n'avoir rien fait ? Ça me met hors de moi, ce qu'il a fait. Je ne saisis pas comment il a pu faire ça ! Je ne comprends pas qu'il n'ait pas pris conscience qu'il avait un autre être humain en face, avec son passé, son esprit à lui, sa sensibilité. Il a été tellement froid, ça me met en rogne !

Je n'ai pas levé les yeux de ma tasse. J'ai regardé le petit nuage coloré du thé s'étaler dans l'eau chaude. J'ai les poings serrés, je suis tendue comme un arc. Je comprends bien qu'Alyona est inquiète, elle l'est pour moi et pour Tiago, envers et contre tout ce qu'il lui a fait subir. Parce qu'elle est comme ça, Alyona. Je l'ai très vite compris, et c'est pour ça que j'ai pris la décision de la protéger. Mais maintenant, je commence à me questionner : était-ce la bonne décision..? Mon amie reprend la parole et ce qu'elle me dit... Mon visage se ferme et je relève la tête pour la fixer.

Des ennuis, je m'en suis déjà attiré. Ça sera pas la première fois, sûrement pas la dernière. Je retournerais juste un temps derrière les barreaux. Mais ça c'est mon problème, je l'aurais décidé comme ça. Et j'ai pas peur d'être blessée.

Dire que je m'en fiche serait plus exact. Après avoir vu de quoi Tiago est capable, je suis encore toute retournée. Il aurait pu me réduire en cendres. Et je sais que je m'entête sur la mauvaise pente, mais je n'arrive pas à m'en empêcher. Une part de moi hurle de m'excuser, de plier pour éviter le conflit. Mais ce n'est pas qui je suis. Alors je reste là, et j'attends de voir ce que va dire Alyona.

Tori essaye de m'expliquer ce qui a conduit à cette altercation dans les couloirs, la raison de sa hargne envers Tiago - et même si je peux comprendre, j'ai du mal à accepter qu'elle soit allée aussi loin. Je ne dis pas que le Feu n'a pas attisé la situation, qu'il ne s'est pas défendu ; mais vu son état comparé à celui de mon amie, ce n'est pas difficile de deviner qui a donné les coups et qui les a pris... La brune garde les yeux baissés et les mains fermement serrées autour de sa tasse, comme si elle était prête à exploser une nouvelle fois. Et je n'ai pas envie d'avoir peur d'elle, mais là tout de suite... Oui, je crois qu'elle me fait un peu peur. Je fronce légèrement les sourcils lorsqu'elle me demande ce que j'aurais fait, moi, si la situation avait été inversée, et je prends le temps d'y réfléchir avant de répondre.

"Bien sûr que j'aurais été en colère, et très triste pour toi. J'aurais sans doute cherché à parler à l'autre personne, pour comprendre - peut-être remettre les points sur certains i, aussi... Mais je pense qu'on sait toutes les deux que la situation n'aurait jamais dégénéré comme ça. Est-ce que tu as l'impression d'avoir résolu quoi que ce soit ? Est-ce que tu te sens mieux, maintenant que tu lui cassé la figure ?"

Parce que moi, pas du tout ; non seulement ça m'a fait mal de voir Tiago dans cet état, mais surtout... J'ai découvert une nouvelle facette de mon amie la plus chère - une facette que je ne suis vraiment pas sûre d'apprécier, et qui me fait peur. Peur qu'un jour, personne ne soit là pour l'arrêter, qu'elle-même n'y parvienne pas non plus, et qu'un drame finisse par se produire... Mais Tori n'a pas l'air de comprendre cette inquiétude, au contraire même, ses paroles suivantes me glacent le sang. Son regard est dur alors qu'elle me fixe sans ciller, le ton de sa voix grave et froid ; et je me sens me recroqueviller et reculer instinctivement sur le canapé.

"De-derrière les barreaux ? Mais... De quoi tu parles ?"

Est-ce qu'elle... Est allée en prison ? Je sens les couleurs disparaître de mon visage jusqu'à me retrouver blanche comme un cachet d'aspirine. J'ai du mal à respirer, j'ai envie de pleurer, la boule dans ma gorge ne fait que grossir depuis le début de cette conversation. Ma voix tremble dangereusement alors que je réponds à mon amie, sans oser esquisser le moindre geste vers elle, même si j'ai envie de prendre sa main dans la mienne.

"Mais moi, j'ai peur, Tori. De toi, de ce que tu serais capable de faire. Et pour toi, aussi. Je ne veux pas que tu sois blessée, ni qu'il t'arrive des ennuis. Je tiens beaucoup à toi, tu sais, j'ai juste envie que tu restes ici, avec moi. Mais il faut que... Que tu apprennes à gérer toute cette colère que tu as en toi. Sinon ça recommencera, un jour ou l'autre, et je ne veux pas..."

Même si c'est sa vie, et non la mienne, et que je n'ai pas vraiment le droit de lui imposer quoi que ce soit. Mais je ne peux pas juste faire semblant d'ignorer cette part d'ombre chez elle, pas quand je l'ai vue en action de cette manière, quelques instants plus tôt. Et je ne peux pas non plus attendre sans rien faire que ça se reproduise - en pire, peut-être. M'éloigner d'elle, pour mon propre bien ? ... Ce n'est pas une option non plus. Et au milieu de tout ça, la seule chose que j'arrive à faire, c'est de commencer à pleurer en silence. Encore.

Alyona a raison. Bien sûr qu'elle a raison. Jamais elle n'aurait attaqué quelqu'un comme je l'ai fait. J'ai l'impression qu'elle se retient, mais que sa réelle question c'est "qu'est-ce qui ne va pas chez toi ?"... Et elle aurait le droit de se la poser. Moi aussi je me la pose maintenant. Parce que bien sûr que non, je ne me sens pas mieux ! Non, je n'ai pas l'impression d'avoir accompli quelque chose ! Non, je me sens juste encore plus confuse qu'avant. Plus en colère, contre lui pour ne pas avoir répliqué, contre moi pour avoir autant déçu Alyona et Ariana, contre... Contre quoi d'autre ? Beaucoup de chose, je suppose, mais je n'arrive pas à identifier exactement quoi. Et la suite de notre conversation...

Pourquoi suis-je comme ça ? Je vois bien que ma déclaration fait peur à Alyona. Je sens immédiatement mon regard s'adoucir, mes sourcils se lève dans une expression à la fois inquiète et désolée.

J'ai été en prison... Pas longtemps, 24 heures. Mais j'y ai fait un tour, oui... Dis-je.

J'ai la voix cassée, d'avoir trop crié avant mais aussi cassée par tout ce qui se passe dans ma tête et dans mon cœur, par les souvenirs de ce moment. Qu'aurait dit Mama si elle avait été là. Elle aurait été horrifiée de ce que j'avais fait.

Mais ce n'est pas... On pourra en reparler, si vraiment tu le veux... Mais pas maintenant. Reprends-je.

Je vois bien que ce que j'ai dit a horrifié mon amie. Je vois bien qu'elle est choquée. Et ça me frappe, cette différence de culture, de milieu social entre nous. Je pensais qu'il n'y avait pas d'obstacle entre nous mais maintenant je vois un gouffre. Et je crois que je touche le fond lorsqu'elle reprend la parole. Une nouvelle pierre vient alourdir mon estomac. Mes yeux parcourent son visage, je les sens sauter d'un trait à l'autre : des yeux brillants, sa bouche, ses sourcils plissés d'inquiétude. Elle a peur de moi. De moi. Alors que j'ai fait tout ça pour...

Pour quoi en fait ?

La protéger ? De quoi donc, elle s'est déjà fait briser le cœur, Tiago ne pouvait rien lui faire de plus. La venger ? C'est ridicule...
Alyona pleure. En silence, sans plus rien dire. Et moi, j'ai envie de pleurer aussi. J'ai envie, j'ai la gorge qui se serre, les yeux qui me piquent. Et pourtant ils restent secs, et mes joues aussi. J'enfouis mon visage dans mes mains, un soupir profond m'échappe. Je suis fatiguée.

Mais qu'est-ce que je fous... Je souffle, juste pour moi.

J'ai réussi à me faire des amis, pas qu'une seule, plusieurs. C'est plus que ce que je n'ai jamais eu. Ariana, Elfie, Luna, Roman, et la plus précieuse de tous : Alyona. La plus précieuse à mes yeux, mais qui est en train de pleurer, à cause de moi. Qui tremble devant moi. Parce qu'elle a peur. De moi. Je ne peux pas laisser ça comme ça. Je ne peux pas ruiner tout ce que j'ai fait depuis mon arrivée. Je ne veux pas la perdre, et pour ça je ferais n'importe quoi. Je me redresse, j'ai pris ma décision. Me levant, je m'approche de mon amie, doucement, en me faisant la plus petite possible. Et je la prends dans mes bras avec autant de douceur que j'en suis capable.

Je suis désolée... Je ne voulais pas... Je ne veux pas que tu aies peur de moi... Tu es ma première amie, et le plus précieuse à mes yeux. Je vais faire des efforts, je te le jure. S'il te plaît... Laisse-moi une seconde chance.

Cette fois, mes yeux me piquent et le goût du sel vient mouiller mes lèvres.

Le visage de mon amie passe par une multitude d'expressions que j'ai du mal à décortiquer, alors que je lui explique ce que moi j'aurais fait, si nos places avaient été inversées. Elle ne répond pas, je crois que ce que je lui dis la fait vraiment réfléchir à ses actions - et c'est sans doute une bonne chose.

Je perds mon semblant de sang-froid alors qu'elle mentionne qu'elle a passé du temps derrière les barreaux, en prison ; même si son explication me rassure un tout petit peu. Juste 24 heures... C'est que ça ne devait pas être très grave, hein ? Tori n'a pas l'air de vouloir m'en expliquer davantage - et pour être honnête, je ne suis pas sûre d'avoir envie d'en savoir plus, moi non plus. Et même si je le voulais, ce n'est pas le moment, parce que j'ai encore des choses à lui dire. Et je me force à aller jusqu'au bout, même si ma voix tremble et que des larmes perlent au coin de mes yeux, même si je vois bien que ce que je lui dis la blesse. Mais je ne peux simplement pas garder le silence, pas après ce qui vient de se passer - j'ai trop peur de ce qui pourrait lui arriver, un jour, si elle continue de se laisser consumer par sa colère comme ça.

La brune se prend le visage dans les mains en murmurant, et j'esquisse un léger mouvement vers elle pour lui poser la main sur le bras. Mon visage est baigné de larmes, que j'ai du mal à faire arrêter de couler - au contraire, elles redoublent d'intensité quand Tori me prend dans ses bras, avec une grande douceur. Je comprends à ses mots que je me suis mal exprimée, en essayant de lui expliquer mes doutes et mes craintes.

"Je n'ai pas peur de toi, Tori, je sais que tu ne me ferais jamais de mal... Mais j'ai peur de ce que tu pourrais faire... A d'autres, à cause de moi... Et de toutes les conséquences que ça pourrait avoir..."

Je referme mes bras sur elle et caresse ses tresses, alors qu'elle commence à pleurer elle aussi. Combien de fois est-ce déjà arrivé, qu'on pleure comme ça dans les bras l'une de l'autre ? Je chuchote tout bas en continuant à frotter doucement ses cheveux ;

"Je n'ai jamais eu l'intention de te laisser tomber, tu es trop importante pour moi, tu sais..."

Après un moment à rester contre elle, je finis par me reculer pour me rasseoir convenablement dans le fauteuil, en m'essuyant un peu les yeux. Je garde le regard rivé sur mes doigts, que j'entortille un peu maladroitement.

"J'ai envie d'être là pour toi, mais je ne sais pas ce que je peux faire... Je n'ai jamais connu ça, d'être tellement en colère que je pourrais juste exploser. Je ne sais pas comment t'aider à mieux gérer tout ça, à le contrôler... Tu-tu as déjà essayé d'en parler à quelqu'un... ?"

J'aborde le sujet prudemment, parce que je sais que certaines personnes se braquent directement, quand il est question de se faire aider, d'aller consulter. Même si moi, ça m'a beaucoup aidée à aller mieux, à accepter ce que j'ai vécu et continuer à aller de l'avant.

La voix d'Alyona sonne à mes oreilles comme un écho lointain, mais j'en saisis quand même le sens. Ses bras autour de moi me rassurent aussi bien qu'une couverture chaude. Malgré ça, les larmes ne semblent pas vouloir s'arrêter. Dans ma tête, tout tourne en boucle. Les événements de tout à l'heure, l'eau qui coule sur mes mains en se teintant de rouge, les peurs d'Alyona, les larmes... Je m'efforce d'être là pour elle, de me sortir de cet état d'apitoiement qui ne sert à rien à part à s'enfoncer plus profondément dans ce sentiment de culpabilité qui menace de m'engloutir. Alors je m'accroche à elle, pour ne pas être emportée.

Sa main qui caresse mes tresses dans ce geste si familier. Mama aussi faisait ça. Mama. Qu'est-ce qu'elle penserait de moi maintenant ? Sa petite fille, qui tape sur les gens quand la colère la prend. Comme elle serait déçue. J'ai envie de m'excuser encore, et encore, mais je me retiens et ferme un instant les yeux dans l'espoir d'arrêter mes larmes. Tout près, Alyona chuchote des mots rassurants. Elle ne veut pas me laisser tomber, je suis importante pour elle. Je sens comme un poids quitter mes épaules, et tous mes muscles se détendent. Avec un soupir à la fois triste et soulagé, je me recule pour observer mon amie. Elle aussi se recule et se rassoit. Elle a les yeux rouges et brillants, ses cheveux sont en désordre mais elle est toujours aussi jolie à mes yeux. Non. Décidément, Tiago ne la méritait pas. Et je me rends compte que la meilleure punition pour lui, meilleure encore que mes coups, c'est de la croiser tous les jours et de se rendre compte à quel point il est passé à côté d'un être incroyable. Et cette fois, je ne me sens pas coupable quand une part de moi me chuchote "bien fait pour lui". Mais retour au présent, où Alyona a reprit la parole. Je l'écoute et acquiesce doucement.

J'ai été suivie au début... Quand je suis arrivée. Maintenant j'ai une séance par mois, mais... On n'a pas vraiment parlé de ces problèmes. Je crois qu'il est temps que je reprenne des rendez-vous plus réguliers.

Je prends les mains de mon amie pour éviter qu'elle ne continue à se tordre les doigts.

Ça va aller, je te le promets. Je vais faire des efforts et travailler sur moi. Pendant ce temps, est-ce que tu accepterais d'être mon détecteur ? Un peu comme un thermomètre, tu me dirais quand tu as l'impression que je m'énerve trop par rapport à une situation. Ça m'aiderait beaucoup. Dis-je d'une voix douce.

On pleure dans les bras l'une de l'autre pendant un moment, alors que je caresse les cheveux de Tori tout doucement, en murmurant des paroles réconfortantes. Bien sûr que je lui pardonne son accès de colère et que je ne la laisserai jamais tomber ; mais je lui fais tout de même part de mes inquiétudes à ce sujet, avec douceur et honnêteté. Et finalement, on se recule pour se rasseoir normalement dans le canapé ; la brune m'attrape délicatement mes doigts alors que je ne cesse de les entortiller. Je hoche la tête avec un sourire encourageant quand elle parle de thérapie.

"Oui, c'est une bonne idée... Je sais que ça peut être effrayant au début, de partager autant de soi avec une personne qu'on ne connait pas. Mais c'est aussi nécessaire pour avoir un point de vue objectif, et de vrais conseils. Je suis une thérapie depuis que je suis arrivée, et ça m'a vraiment beaucoup aidée à accepter et aller de l'avant."

J'y allais moins souvent, pendant toute une période, vu que j'allais mieux - mais la façon dont mon Etoilisation s'est passée a remis certains traumatismes au goût du jour, du coup j'y retourne plus régulièrement en ce moment. Je suis sûre que ça pourrait aider Tori aussi, la soulager du poids de son passé, apprendre à gérer sa colère. Je souris doucement, hochant à nouveau la tête à sa question.

"Oui, bien sûr, tout ce dont tu as besoin. Je ne sais pas si je serais un bon détecteur, mais je peux essayer au moins ! Je sais que j'ai tendance à... Me laisser marcher sur les pieds, parfois, ne pas m'énerver assez quand ce serait justifié que je le fasse. Je crois qu'on est un peu à l'opposé du spectrum, hihi !"

Peut-être que ce serait un bon exercice pour moi aussi, d'évaluer le niveau de colère approprié en réponse à une situation. Qui sait, en finalité, ça pourrait éventuellement m'aider à m'affirmer un peu plus...

Alyona me rassure sur ma décision d'aller voir un psy au sujet de mes colères. Je l'écoute et souris avec douceur en acquiesçant.

Je ferais de mon mieux... Merci pour tous tes encouragements.

Et merci de ne pas avoir juste fui. De ne pas m'avoir laissée seule malgré ce que je viens de faire. J'essuie mes yeux avec la manche de mon sweat-shirt, qui va de toute façon finir à la poubelle : il est à la fois brûlé par les flammes de Tiago, et taché de son sang. D'un seul coup j'ai une terrible envie de le retirer et de le jeter loin de moi. Mais Alyona est passée outre pour me faire un câlin. Pour ça aussi je lui suis reconnaissante. En revenant à notre sujet principal, je lui fais une proposition qui semble lui remonter un peu le moral. Elle lâche même un petit rire qui me tire à mon tour un sourire.

Peut-être que comme ça on va s'équilibrer ? Suggéré-je d'un ton doux.

On est aussi différentes qu'un corgi et un doberman, mais sans savoir pourquoi, ça marche parfaitement entre nous. Enfin, non, pas parfaitement. Mais le fait qu'elle soit toujours près de moi m'indique qu'il y a vraiment quelque chose de fort entre nous. Je termine ma tasse et me lève pour aller la poser dans l'évier de mon amie.

Je... Je crois que je vais y aller. J'ai vraiment besoin d'une douche. Merci beaucoup, Alyona, vraiment. Pour tout. Promis je vais m'améliorer. Ça n'arrivera plus. Dis-je tandis que mon amie me raccompagne à la porte.

Je vais faire de mon mieux. Si ce n'est pour moi, au moins pour elle.

Je la serre une dernière fois dans mes bras, lui souris à nouveau avec douceur, puis pars dans le couloir en direction des escaliers. Une douche plus tard, je suis sur mon lit, épuisée. Et je finis par m'endormir alors même que la journée est loin d'être finie, comme délivrée d'un poids.