Je me baladais tranquillement dans Terrae, un peu comme à mon habitude. Depuis mon arrivée, je me suis installé dans une routine au gré de mes envies : je peins, me balade, vais au village pour boire un coup au bar... C'était reposant au début. Mais je commence à m'ennuyer, et doucement je retombe dans cet état de frustration dans lequel j'étais avant d'arriver ici. J'étais venu à Terrae pour me changer les idées, changer d'air, et reprendre du poil de la bête. N'est-ce pas contre-productif du coup ? Il faut que je me trouve quelque chose à faire ! J'avais parlé à Cadence d'enseigner aux enfants de Terrae l'art plastique, et l'idée me trotte toujours dans la tête. Pourquoi je n'ai pas encore posé ma candidature ? Bonne question... Je ne sais pas moi-même ce qui me bloque.

Donc je marche, le nez en l'air, les mains fourrées au fond des poches de ma veste en patchwork pastel de toutes les couleurs. Cette veste, je l'ai trouvée en friperie. Et j'ai beau ne pas être frileux, les jours où je me sens un peu déprimé, elle m'aide à voir la vie en couleur. J'adore cette veste, elle n'a pas de souvenir de mon père ni de mon année à la fac de Dublin rattachée à elle. C'est comme une toile vierge que je peux peindre à mon envie. Quelles couleurs est-ce que je mettrais sur une telle toile ? Des couleurs joyeuses, mes préférées sûrement : lilas, vert sapin, coquelicot, gris anthracite... ça n'a pas l'air très joyeux comme tableau.

- Allez ! Je peux pas continuer à déprimer comme ça ! Je me houspille en me claquant les joues.

Quelque chose vient tomber dans ma nuque, me pique le cou. Hiiiii, un insecte !! Un lucane, c'est sûr ! Il va me mordre, au secours. Me voilà parti dans une danse cocasse, digne de la parade amoureuse d'un oiseau de paradis. J'entends alors un "plaf" discret. Quand je me retourne, un avion en papier me contemple. Enfin quand je dis "me contemple"... Bref ! Je me penche et le ramasse. Il est bien fait, les plis sont précis et nets, et pour qu'il vole jusqu'ici, c'est que c'est un bel avion. Je remarque des marques de stylo. Curieux, je l'ouvre et lis ce qui y est marqué.

"N'oublie pas que je t'aime"

Je ne sais pas pourquoi, mais le message me touche beaucoup. Et me revoilà le nez en l'air, mais avec un but cette fois-ci ! Je cherche l'origine de cet avion. Quand j'en vois un jaillir du toit du bâtiment de l'institut, je ne réfléchis pas. Je replie l'avion en papier et grimpe quatre à quatre les escaliers jusqu'au toit. J'ai une envie intenable de découvrir l'auteur, ou l'autrice, de ces petits bijoux. Quand j'ouvre la porte, je suis accueilli par un cri de défi. Une jeune fille, à peine adolescente si je ne me trompe pas, essuie rapidement des larmes, se contredisant.

- Ah- Salut. Euh, désolé de te déranger. C'est toi qui fait les avions ?

Je parle d'une voix douce pour ne pas avoir l'air de la gronder. Elle a l'air déprimée elle aussi... Peut-être qu'on pourrait se remonter le moral ensemble. Je m'approche doucement.

Je m'appelle Camil. Tu es toute seule ? Si je m'incruste, tu me le dis, et je m'en vais tout de suite, hein. Je dis avec un sourire pour essayer de détendre l'atmosphère.

Bon j'avoue, si elle me dit de dégager je vais être triste, mais c'est son choix. J'adore rencontrer de nouvelles personnes, mais je n'aime pas m'imposer.

Comme je n'ai pas l'air de déranger Pricie, je décide de m'asseoir près d'elle. Je laisse une petite distance entre nous car je sens que la jeune fille est dans un état de détresse. Les genoux remontés contre mon torse, je l'écoute sans l'interrompre. La pauvre a l'air d'avoir vécu beaucoup de choses pour son jeune âge. Je pose l'avion en papier que j'ai gardé près de moi. J'ai envie de le garder. Il ira rejoindre les divers souvenirs que je garde dans une boîte cachée sous mon lit dans le dortoir.

Pricie est douée pour les origamis. Elle m'offre une jolie grue qu'elle pose près de moi. Je ne sais pas pourquoi mais cette enfant me touche énormément. J'ai l'impression de reconnaître les sentiments qu'elle partage avec moi.

- Ça ne me casse pas du tout les pieds. Je suis désolé de tout ce que tu as dû vivre, Pricie. Je dis d'un ton doux.

Pas de pitié dans ma voix, juste de la compassion. Et je me décide à raconter une partie de mon enfance à mon tour.

- Mon papa à moi était militaire. Il servait aux États-Unis quand il a rencontré ma mère. Et quand ils ont compris qu'ils allaient avoir un bébé - moi -, mon papa a décidé d'arrêter l'armée. Ils sont partis en Angleterre et c'est là où j'ai grandi. J'étais un vrai démon à l'école alors mon papa a décidé de prendre en main mon éducation et de la faire façon militaire : ça veut dire qu'il était très très strict, et j'ai reçu pas mal de coups. Maman a regardé sans intervenir. Je crois qu'elle ne savait pas vraiment quoi faire. Et puis un jour mon père est allé trop loin et pour l'arrêter, ma maman a convaincu mon papa de m'envoyer au collège. Je raconte.

Je n'ai pas beaucoup de souvenirs de cette époque, parce que je vivais dans le stress du lever au coucher du soleil.

- Je pense que mon père m'aimait, mais en agissant comme ça avec moi... ça a brisé notre relation. Je l'aimais toujours mais je ne voulais plus lui parler. Finalement j'ai eu un diplôme et j'ai fui la maison. J'ai plus parlé à mon père pendant presque un an et je ne suis rentré que quand j'ai appris qu'il était décédé. Je termine.

L'histoire n'est pas très motivante mais j'ai l'impression que je "devais" cette histoire à Pricie après ce qu'elle m'a raconté. J'attrape une feuille de papier et commence à la plier pour faire une grue.

- Tu savais qu'au Japon il existe une légende sur les grues en papier ? Je demande, pour changer de sujet.

Je laisse Pricie parler. Je ne sais pas ce que sont les Karasu, mais ça m'a l'air d'être une communauté dans laquelle elle a dû vivre par le passé. Si c'est le cas, elle n'a pas dû avoir une vie facile, vu comment elle en parle. La jeune fille a pris ma main et je la lui laisse de bon cœur. Malgré tout, ce qu'elle dit est très triste. Je comprends que c'est une jeune fille perdue, qui ne se sent à sa place nulle part. Quelques images de ma vie à Dublin me viennent, ces moments où je disais bonjour aux collègues en souriant alors qu'à l'intérieur je me demandais ce que je foutais là.

J'enlève ma veste et la dépose sur les épaules de la jeune fille.

- Tiens, les couleurs ça fait du bien au moral. La légende des grues raconte qu'une petite fille qui était aimée de sa classe est un jour tombée malade. Sa maîtresse a dit à ses élèves que si ils arrivaient à faire mille grues en papier, leur souhait de voir l'enfant guérir sera exhaussé. Malheureusement, la jeune fille est décédée avant qu'ils atteignent les milles grues, mais depuis il existe des sanctuaires où les gens apportent des grues pour faire exhausser leurs souhaits.

L'histoire est un peu triste et ne finit pas très bien mais c'est une légende du Japon.

Avec un peu de chance, tu pourrais aller en visiter un si ça te dit. Ça t'aiderait peut-être ? Je suggère.

Ses paroles m'inquiètent un peu. Elle est encore jeune, qu'elle se cherche est normal, mais qu'elle se sente aussi isolée...

Je comprends ce que tu ressens. Mais ici tu as des gens qui t'aiment non ? Tu as parlé d'une sœur de cœur. C'est une personne très importante.

Je cherche mes mots. C'est un peu comme essayer de me réconforter moi-même, c'est difficile.

- De là d'où je viens, on a un proverbe qui dit "Chez toi, c'est là où est ton cœur". Donc pour moi la question à se poser c'est est-ce que tu aimes être ici ?

La traduction est pas super bien réalisée mais bon... J'espère qu'elle ne croit pas que je lui donne une leçon de morale, ce n'est pas du tout mon intention.

Je réussis à arracher un sourire à Pricie, ce qui me rassure et me fait plaisir à la fois. Mais rapidement, l'humeur de la jeune fille tourne au vinaigre...

Je l'écoute calmement me raconter ce qu'elle a dû affronter. Un Master, apparemment, l'a traumatisée. Quand elle me raconte ce que cet homme lui a dit, je serre les dents. La colère monte et j'ai envie d'aller trouver ce Ys. Je n'ai aucune chance face à lui : il a une maîtrise quasi-parfaite de ses pouvoirs, et moi je suis une crevette, sans pouvoirs qui plus est. Mais on ne dit pas à une enfant de se jeter d'un immeuble parce que son père a fait quelque chose de mal ! Le degré d'intolérance et de cruauté dont a fait preuve ce Master me sidère. Les Masters sont ici pour nous protéger et nous aider ! Pas pour nous attaquer ! J'ai envie de demander à Pricie si cet homme est encore dans le coin, mais je me retiens. Aller à la confrontation ne résoudra rien : Pricie sera toujours prisonnière de son traumatisme et moi j'atterrirais à l'hôpital si j'ai de la chance. Si je n'en ai pas...

Pricie conclut en m'exprimant ses doutes. Je reste un instant silencieux en regardant la grue que je viens de finir dans mes mains. Je la pose près de la jeune fille et essuie les larmes sur ses joues d'une main délicate.

- Si ta place n'était pas ici, tu n'aurais pas tous ces gens qui t'aiment autour de toi. Tu les as cités : Tiago, Luna, Cami... Pourquoi écouter les paroles d'une seule personne quand en face tu as tous ces gens qui t'acceptent ?

Je souris à Pricie.

- Il y aura toujours des gens qui te critiqueront, qui t'en voudront pour X ou Y raison. Comme disait mon père : "on est tous le connard ou la connasse de quelqu'un." Et c'est vrai. Mais il ne faut pas que ça t'empêche de profiter du moment présent.

Je cherche mes mots. Beaucoup de choses se bousculent dans ma tête et j'aimerais toutes les dire en même temps.

- Je ne suis pas là depuis très longtemps. Mais si il y a quelque chose dont je suis convaincu, c'est que Terrae est assez forte pour résister à tout. Ce n'est pas un endroit qui disparaîtra comme ça : beaucoup de gens ici se battront pour la garder. Je dis avec conviction. Quant à toi... Si réellement tu étais aussi mauvaise que tu le crois... Tu ne douterais pas de toi-même. Moi tout ce que je vois en toi c'est la peur de faire du mal aux autres, et l'amour que tu portes à ton père malgré ses erreurs. Et ce ne sont pas des choses qu'on voit chez des personnes foncièrement mauvaises.

Je ne sais pas trop comment mieux l'exprimer, mais je suis persuadé que Pricie est tout sauf mauvaise. Elle est juste perdue et se sent seule.

- Si ton cœur te dit que ta maison est ici, alors c'est le cas. Ton cerveau peut faire tous les nœuds qu'il veut. Le cœur, lui, ne se trompe jamais.

Bulle de chagrin
Boule d'incertitude
Tant de matins
Que rien ne dissimule
Je sais bien que je mens
Je sais bien que j'ai froid dedans

Le cœur ne se trompe jamais disait Camil, Pricie n'était pas sûre de ça.

«  Et si cela ne changeait rien ? Et si ça faisait comme avec ma Maman ? »

Pricie avait la voix qui tremblait.

« Maman avait peur de me perdre alors elle m'a effacée de sa tête, elle ne me reconnaît plus comme elle ne reconnaissait pas Papa, je te l'ai dit tout à l'heure Maman est...perdue dans sa tête. Et je pense que sans moi elle doit aller mieux. »

L'adolescente eut une petite moue et elle plia un nouvel avion avant de le lancer, il plana quelques instants dans le ciel avant de piquer vers le sol.
 
« Parfois je me dis que sans moi les gens vont mieux ! » souffla la jeune Pricie avant de dire : «  Mais je ne dois pas faire comme ma Maman et condamner mes chances d’être avec les autres avant même d'y être ! »

L'adolescente soupira lasse : «  Et puis c'est fatiguant de toujours chercher un endroit où se sentir bien. » Pricie eut un doux sourire : « Avec Papa on a beaucoup voyagé mais je ne me suis sentie jamais aussi bien qu'à Terrae. »

Pricie hésita avant de demander en regardant Camil dans les yeux : «  Tu crois vraiment que Terrae est plus forte que la secte des Karasus ? Ils les détestent tu sais ! Je parle des Karasus ils disent que Terrae et ses dons sont contre-nature et que cela contrarie Dieu, que c'est pour cela que Terrae doit disparaître. »

Pricie mit ses genoux sous son menton. «  Moi j'y croyais aussi et peut-être que c'est vrai et que Dieu est en colère. Mais je ne veux pas que Terrae et ses membres souffrent ! Plus maintenant... » L'adolescente sourit à Camil, un doux sourire : «  Je me moque bien des représailles après tout ! Du moins sur moi. » « Et pour les autres. » reprit Pricie «  Je ferai tout pour les protéger en devenant plus forte ! »

« Ma place est ici non ? » Et en cet instant Pricie avait un grand sourire heureux qu'elle adressait à Camil. En prononçant ces mots l'adolescente se sentait heureuse. Même si sa voix était encore peu sûre en disant cette phrase ma place est ici, elle voulait tenter d'y croire, elle se voulait forte aussi.

Même si grande-sœur Luna disait qu'elle n'avait pas besoin, pas d'obligation d'être forte c'était important pour Pricie.

Car elle ne se pardonnerait jamais si il arrivait encore quelque chose à quelqu'un qu'elle aime et qu'elle n'ait rien pu faire pour l'en empêcher.

Pricie semble avoir besoin de se confier. Je sais par expérience que je suis doué pour écouter. Eh oui, un hyperactif enthousiaste qui aime écouter et chercher les mots justes pour rassurer. Pas très typique n'est-ce pas ?

D'après ce que je comprends, la mère de Pricie semble atteinte d'une amnésie, qu'elle aurait choisie ? Je ne sais pas vraiment commence ça fonctionne, mais ça a visiblement beaucoup ébranlé la jeune fille. Qu'est-ce que je ferais si ma mère choisissait de m'oublier et d'oublier mon père..? Je n'ai pas la réponse, c'est quelque chose qui est dur à imaginer. Je suppose que je me battrais pour lui rendre ses souvenirs, mais ce n'est pas ce que semble vouloir faire Pricie.

Je regarde l'avion plonger vers le sol. Un coup de vent le faire remonter à la dernière minute. La question de la jeune fille est prononcée avec un sourire, qui je dois l'avouer me fait du bien au cœur. Je souris aussi, le vent m'envoit des mèches de mes cheveux dans la figure et je les écarte d'une main.

Je crois que tu as toi-même répondu à ta question. Je pense que oui, ta place est ici. C'est là où tu te sens bien, où tu es en sécurité et où des gens qui t'aiment seraient prêts à te défendre.

C'est un  bel endroit, Terrae. Je finis de former une grue et la pose dans la main de Pricie.

L'important c'est que tu te sentes bien ici, et que tu aies envie de protéger Terrae montre à quel point tu tiens à cet endroit. Les Karasus dont tu parle ne pourront jamais t'atteindre ici. Et si ils viennent, on les accueillera comme il se doit, avec nos pouvoirs super cool.

Parce qu'aucun Dieu ne devrait jamais dicter leur vie aux humains. Si ils sont fait à son image, alors ils sont eux aussi puissants et têtus.

Pricie sourit en grand à Camil en regardant la grue dans sa main.  

« Plus je maîtriserai mes pouvoirs plus je serai forte ! Pendant un long moment je n'ai pas voulu m'en servir, pas voulu les accepter... » dit l’adolescente en se massant le bras embarrassée.  « Je les  voyais comme une malédiction, une tâche, quelque chose qui me rendrait profanatrice face à Dieu... »

Pricie leva la main et la regarda. «  Mais peut-être... » Elle se concentra fort et une minuscule balle d'eau apparut avant qu'elle ne disparaisse trois secondes après. « Mais peut-être qu'ils se trompent... Peut-être que Dieu n'en veut pas vraiment à Terrae. » L’adolescente baissa la main : «  Je n'en sais rien. Mais je veux dire les Karasus se disent des envoyés de Dieu mais moi j'étais une Karasu et je me sens humaine pourtant. » Elle regarda sa main qui avait produit la goutte d'eau un peu plus tôt. « Humaine et de Terrae... » sourit Pricie.

« Je ne peux pas faire grand chose d'autres que ça pour le moment. » rougit Pricie «  Mais je vais m’entraîner ! » Elle plia le bras pour montrer ses muscles inexistants : «  Et je deviendrai assez forte pour protéger ceux que j'aime à Terrae, c'est une promesse ! »

Elle plia avec soin un avion et le lança, le pliage vola loin cette fois emporté par le vent.

« Mon rêve. » dit Pricie «  C'est que ma famille soit heureuse et le reste ! »

Mais le bonheur est si aléatoire petite Pricie, ta confiance est belle mais si un événement changeait tout ? Si cette paix installée s'en trouvait troublée. On ne peut pas être heureux sans arrêt. Et pourtant en cet instant tu as cet espoir enfantin d'un bonheur infini.

Pricie sourit à son aîné. Elle se sentait bien, pour une fois elle se voulait '' égoïste''. Pour un instant elle voulait croire que Ys se trompait et qu'ici elle pouvait avec les autres se sentir en sécurité et heureuse.

Elle voulait croire qu'ici était sa place et non chez les Karasus porteur de souffrance. Oublier l'espace d'un instant le visage qui fond sous les flammes de son père, la folie de sa mère, et se sentir bien.

Qu'importe si tout cela revenait demain ou plus tard, elle les porterait toujours en elle ces souvenirs après tout mais elle était animée d'une volonté de construire son monde, un monde plus beau qu'autrefois, c'était un élan nouveau.  

Et qu'importe si c'était égoïste, qu'importe aussi si cela déplaisait à Dieu, il lui faisait encore peur mais elle voulait avancer malgré tout pour bâtir sa place branche après branche comme on construit un nid promesse de vie.  

Elle lança un avion à nouveau plié par ses soins et il s'envola.

Pricie regarda son avion disparaître dans le lointain et demanda : «  Et toi Camil tu as un rêve ? Si oui lequel ? »

Pricie revient sur Dieu et sa soit-disant haine des pouvoirs. Je ne crois pas vraiment en un dieu, et l'idée qu'un bonhomme barbu m'observe depuis le ciel me fait un peu froid dans le dos. Sans parler du fait qu'un être comme lui, omniscient, prenne le temps de nous donner une liste de choses qu'il n'aime pas qu'on fasse. L'idée me parait ridicule. Mais je m'abstiens de dire tout ça. Chacun ses croyances, qui suis-je pour dédaigner celle de la jeune fille ?

- L'important ce n'est pas ce qu'eux pensent. C'est ce que toi tu ressens. Alors si tu te sens humaine et appartenant à Terrae, c'est ce qui compte. Je ne pense pas que Dieu aurait donné des pouvoirs aux gens si il n'aimait pas ça.

Voilà, je pense que c'est une réponse plus que diplomatique. J'essaie de mon mieux de la guider vers un chemin sûr pour elle. Une si jeune fille ne devrait pas se mettre en danger. Elle devrait profiter de sa jeunesse, même si visiblement elle a perdu son innocence depuis longtemps. Et je crois que j'ai réussi quelque chose, parce que Pricie me semble plus déterminée. Plus sûre d'elle que quand on a commencé à parler. Puis elle me pose une question. Quel est mon rêve ?

Je me perds dans mes pensées un instant. Mon rêve... Je pensais en avoir un : m'éloigner de ma famille et vivre par moi-même, en faisant ce que j'aime. Enseigner, rencontrer des gens, m'amuser le soir... Et c'est pourtant ce même idéal qui m'a emmené au bord du burn-out et dans une dépression sévère. Maintenant, je n'ai plus vraiment de rêve. Je ne sais pas vraiment si je sais encore rêver. Après plusieurs secondes de réflexion silencieuse, je hausse les épaules d'un geste que je veux désinvolte mais qui me semble raide et mécanique.

- Je suppose, que j'aimerais vivre heureux. Je crois que les rêves, ça ne me réussit pas trop. J'avoue avec un sourire teinté de tristesse.

Tout ce que m'a apporté mon ancien rêve, c'est des malheurs : une dépression, une envie de fuir et des regrets. Et la mort de mon propre père, à qui je ne pourrais jamais poser les questions que je voulais. Encore une fois, je suis en retard.

Alors Camil ne se sentait pas heureux ? Son sourire a l'air triste. Pricie eut une réaction mignonne, gentille bien que très enfantine :

Pricie fit une cocote en papier et griffonna un arc-en-ciel sous un des plis, un soleil sous un autre, une étoile sous un autre et un visage qui sourit sous le quatrième. Puis elle la tendit à Camil. « Tiens , cela ne résoudra pas tout voire rien mais ouvre un pliage au hasard de cette cocotte en papier quand ça n'ira pas peut-être que tu te sentiras mieux alors ! » Elle sourit à Camil : «  C'est cadeau en tout cas ! »

L'adolescente eut soudain une moue boudeuse.

« Moi j'en ai assez d'être une enfant ! » lança t'elle. «  Si je n'étais pas une petite fille personne ne se mettrait en danger pour moi et... Papa serait encore en vie ! »  L'adolescente mit ses bras autour de ses jambes et sa tête sur ses genoux pensive.

« Moi je voudrais grandir vite vite ! » avoua t'elle quelques minutes après.

Elle ne voyait pas la fragilité de Camil mais elle voyait son courage de rester là à la consoler même si lui disait ne pas être heureux, du moins vouloir être heureux.  Elle ne voyait pas ses envies de fuir mais elle le voyait là près d'elle en aîné, peut-être pas en position autoritaire d'adulte  pas du tout même, mais en grand et c'était suffisant.

« Toi Camil comment tu as fait pour te sentir vraiment à ta place quelque part ? » demanda Pricie «  Est ce que l'on se sent à sa place une fois grand ? Est ce que j'arrêterai de me poser toutes ces questions une fois adulte ? »

Pricie joua avec une mèche de ses cheveux et dit : «  Les adultes me paraissent si fort et courageux ! Grande-sœur Luna par exemple je suis sûre qu'elle ne reculerait devant rien ! » Pricie caressa son bras d'une main et pensa que c'était justement ce qui lui faisait peur, les adultes prennent des risques pour elle comme son papa a porté la bombe à sa place. Et en est mort. L'adolescente ne voulait plus qu'on prenne de tels risques pour elle. Elle voulait être grande, forte.

« Les adultes prennent trop de risques pour les enfants alors je ne veux plus être une enfant. » expliqua t'elle à Camil la mine sérieuse.

Pricie s'affaira un instant puis déposa dans mes mains une cocote en papier. Je soulève un des rabats et tombe sur un arc-en-ciel. Un sourire étire mes lèvres. C'est un cadeau adorable et qui me touche beaucoup.

- Merci Pricie. Je dis d'un ton doux.

La réflexion de la jeune fille me sort de ma tristesse et de ma frustration. Elle me prend au dépourvu et je la dévisage un instant. Il est vrai qu'être une enfant après avoir vécu tout ce qu'elle a traversé n'est plus aussi agréable que quand on est encore innocent. Mais vouloir grandir vite...

- Tu sais, les adultes sont juste meilleurs à cacher leurs défauts et leurs peurs. C'est tout. Et puis être adulte ça veut aussi dire plein de contraintes. Ce n'est pas comme on pourrait se l'imaginer.

J'en sais quelque chose. La désillusion a été féroce pour moi. Et je ne crois pas que ce soit si chouette que ça de devoir payer ses impôts, trouver du travail, payer son loyer... Franchement on est mieux enfants, sur ce plan-là. Mais je comprends les arguments de Pricie. Puis viennent ses questions, et il me faut un temps pour y réfléchir... Est-ce que je me suis vraiment senti à ma place un jour ?
Chez moi, j'étais partagé entre l'ignorance de ma mère et les mauvais traitements de mon père.
À l'école, je me sentais prisonnier du rôle de bon élève, poli et docile que je devais adopter pour me sentir inclus.
En tant que prof, oui je me suis senti à ma place un temps, mais ça n'a pas vraiment duré.

Finalement je hausse les épaules.

- Je crois que je ne suis pas vraiment le bon pour te dire quoi que ce soit à ce propos... Je ne me suis jamais vraiment senti à ma place. Mais c'est à la fois dû à moi et à des facteurs extérieurs.

Comment expliquer ça sans entrer dans les détails ? Je sais qu'elle n'a plus l'innocence de l'enfant, mais je veux épargner à Pricie le fardeau de l'histoire d'une autre personne en plus de celui qu'est sa propre histoire.

- La bienveillance de mes parents était... limitée. Puis je me suis enfermé dans un rôle pour m'intégrer, et ça a marché mais je ne me sentais pas à ma place parce que je n'étais pas libre d'être moi-même. Et après ça... Je me suis un moment senti à ma place : j'étais entouré de gens sympas, j'étais invité aux soirée, on m'appréciait pour ma véritable personnalité. Mais ça n'a pas duré. Je pense que c'était une place provisoire.

Et maintenant ?

- Maintenant... Je crois que cet endroit me conviendra. Je peux rencontrer des gens, discuter sans peur du jugement, apprécier les différentes activités qui me plaisent. Alors peut-être que finalement j'ai trouvé ma place, définitivement cette fois. Je dis, pensif.

Puis Pricie revient sur les adultes. Forts, courageux..? Je ne sais pas. Ils sont juste devenus doués pour mentir et cacher leurs véritables émotions. Mais moi, je ne pense pas y être parvenu. Bon, je suis pas non plus si adulte que ça, je pense.

- C'est parce que les enfants rappellent aux adultes ce qu'ils ont été auparavant. C'est un cadeau que font les enfants aux adultes, que d'être là. On a tous besoin d'avoir quelque chose à protéger. Pour certains, c'est la famille, les animaux de compagnie, ce genre de chose. Pour d'autres, c'est l'innocence des enfants qu'il faut protéger.

Pricie secoua la tête et sourit : «  Tu es vraiment unique Camil tu sais pour les Karasus et tu continues de me voir comme une bonne personne... Tu dis que tes parents avaient une bienveillance limitée, je trouve cela injuste tu mérites d'être aimé Camil, tu es quelqu'un de si gentil ! »

Elle lança un nouvel avion en papier.

« Moi, j'aimerais être une bonne personne vraiment mais... » Elle se mordit la lèvre : «  Il y a deux ans j'ai failli porter une bombe et cette bombe a blessé plein de gens. Plein de gens de Terrae et c'était moi qui aurait dû porter cette bombe... »

Elle rit amèrement : «  Parfois je me sens un peu comme une machine à tuer tu vois ? »

Elle relança un nouvel avion en papier.

« Et pourtant moi je voudrais être autre chose, quelque chose ou plutôt quelqu'un qui rend heureux les gens ! »

Elle pliait un avion en papier puis sous la colère l'écrasa entre ses mains.

« Mais ce n'est pas possible vu d'où je viens, vu ce que j'étais ! »

Pricie laissa tomber la boule de papier près d'elle sur le sol, quand celle ci atteignit le sol elle avait des larmes dans les yeux qu'elle ne prit pas la peine d'essuyer.

« J'ai changé je ne suis plus une toute petite fille et je me rends bien compte que ce pour quoi j'étais destinée, l'attentat, a blessé plein de gens et aurait pu même en tuer. A présent je m'en rends compte.. »

Elle reprit son souffle, laissa passer les secondes, s'essuya les yeux.

« Tu dis que les enfants sont innocents mais les enfants ne sont pas destinés à porter des bombes, moi si je l'étais. »

Elle tenta de contenir sa voix tremblante.

« Tu dis que tu t'enfermais dans un rôle pour t'intégrer moi c'est un peu pareil je mens en cachant mon passé, du coup c'est pareil non ? Je veux tellement m'intégrer que je fais semblant que cela ne se soit pas passé. »

Pricie prit l'avion chiffonné au sol et tenta de le défroisser et remettre en état.

« Pourtant cela s'est passé. »

Elle continua de défroisser le pauvre avion qu'elle avait chiffonné. Elle mit la tête sur ses genoux en regardant droit devant elle, la cour, les arbres, tout pour se focaliser sur autre chose que la culpabilité en sa poitrine.

« J'aimerais tellement changer le passé moi. »