Je n'ai pas de suite remarqué qu'Hideko s'était levée pour m'aider à faire la vaisselle, perdu dans mes pensées. Je lui lance un petit sourire pour la remercier de son aide – quoi que, c'est quand même moi qui ai fait la bouffe ! Enfin je me suis aussi incrusté. Bref.

-Tu ne dois juste pas l'abandonner. C'est le plus important. Peut-être que tu as raison et que ce combat n'est pas obligatoire. Elle n'a peut-être pas besoin de ça, et toi non plus pour savoir ce qui lui arrive vraiment.

Ne pas l'abandonner... Ouais. C'est vrai, c'est ça que je devrais garder en mémoire. Ne pas la laisser toute seule – mais je vais pas non plus aller la harceler tout le temps. Je suis son prof, pas un de ses... amis. Juste son prof. En fait, depuis le début, c'était ça ; je la harcelais non-stop pour un oui ou un non. Si ça se trouve, je suis lourd ? M'ouais. Si je me dis ça, je vais le devenir encore plus et là, c'est clair que j'arriverais pas à la soutenir. Bordel, quelqu'un m'explique pourquoi mon esprit est aussi compliqué ? Quand je crois effleurer les solutions du bout des doigts, je me mets des barrières en plus, et je me complique tout seul la vie. Même si ça a toujours été comme ça, c'est sacrément invivable comme connerie.

-Est-ce que tu as essayé d'utiliser ta greffe contre elle ?

Si j'avais essayé de... ?
Je tourne la tête vers elle, les mains toujours dans l'eau, un peu surpris.

– Je vais pas utiliser ma greffe contre elle, t'es folle ? je m'exclame avec grands yeux.

… avant de rougir un peu quant à ma réaction légèrement exagérée. Je replonge les yeux vers le plat que je gratte avec énergie, et grommelle :

– À quoi tu penses, au juste ?

J'ai un peu de mal à la suivre.

Je hoche la tête, toujours songeur, faisant tourner en boucle ses paroles dans mon esprit. Ouais, c'est à peu près comme elle l'a expliqué. Je me souviens plus si elle a déjà mis les pieds là-dedans, mais je crois que c'est l'endroit le plus flippant du monde, après les cellules de ces scientifiques de malheur. D'ailleurs, il fait même pas réellement partie de « ce monde », puisque c'est une espèce de mini-monde à part, mais bon.
Quand j'étais allé cherché Mitsuki, j'ai pas hésité à la mettre là-dedans, déjà parce que je la savais en sécurité, qu'ils ne pourraient pas remettre la main sur elle. Et surtout parce que je savais (j'espérais ?) que la mission ne dure pas suffisamment longtemps pour que son métabolisme en ressente les effets. Quand on bouge pas trop, de toute manière, on en ressent moins l'impact. Simplement, là, la forcer à se battre là-dedans, je sais pas. Je peux pas le concevoir – même si, au fond, c'est pas une si mauvaise idée.
Bon, j'ai jamais réellement testé, mais je pense que rien ne peut réellement y survivre plus de 24h d'affilées (bon, allez, plus, quand même) ; les forces s'amenuisent, et même nos pouvoirs galèrent à marcher là-bas. Et puis, c'est oppressant. On a l'impression d'être enfermé, et que notre dernière heure ne tardera pas à arriver. Je crois que la volonté décroît un peu ; pas chez moi, chez les autres. Je sais pas trop, je ressens pas les mêmes choses. C'est ce qu'on m'a dit. Peut-être que c'est simplement psychologique – peut-être que c'est à cause de moi, et de mon don sensitif. Je sais pas.
Pour moi, c'est juste une étendue sombre, au dallage noir. Et il n'y a rien. Rien que le néant.
La partie la plus sombre de mon cœur.
J'en ai presque honte ; même si, pour moi, ma Greffe reste un refuge incomparable. C'est assez perturbant, j'ai jamais compris pourquoi ça a été ça, et pas autre chose. Un petit monde dans ma propre tête, probablement.

– Ouais... ça peut être une bonne idée.

Je me mordille la lèvre, termine de nettoyer le plat.

– N'empêche que si j'arrive à régler le problème autrement, je le ferais. J'aime pas emmener les gens là-dedans, ça n'a rien du monde des bisounours.

Ouais, c'est le chantier qu'il y a dans ma tête, quoi...
J'étire un petit sourire.

– Merci Hideko.

Ah, merci pour quoi, j'en sais rien, mais merci quand même. Ça a besoin de sortir de temps à autres.

Je tente de reprendre contenance, et, après avoir fini de sécher mes mains, j'aide Hideko à ranger le reste de la vaisselle. J'attrape ensuite une éponge pour aller nettoyer la table, mais replonge bien vite dans mes pensées. Toutes ces petites choses insignifiantes, comme faire la vaisselle à deux, ranger la cuisine une fois tout nettoyé, ça me ramène tellement loin... Être seul, c'est définitivement pas pareil. Je cuisine pas pour moi une fois sur cinq – parce que ça m'emmerde, et qu'être seul, ça donne juste envie de se poser devant sa télé avec ses nouilles instantanées. Seul... Ouais. En même temps, en cinq ans, j'aurais quand même pu m'habituer un peu aux conditions de vie d'un célibataire endurci/désespéré, quand même. Mon esprit est mal foutu, j'arrive pas à m'adapter, je crois...

-Et bien, heu... De rien. Mais pourquoi me remercies-tu ?

Je hausse les épaules, replace les quelques trucs que j'avais encore oublié de ranger – comme le sel, qui traînait encore sur le plan de travail.

– Je sais pas, je crois que j'avais besoin de le dire, c'est tout.

J'ancre mes yeux dans les siens, sourie une fois de plus. Je crois ne l'avoir toujours pas remercier pour m'avoir permis de venir ici, même si je suis persuadé qu'elle sait déjà ce que j'en pense. Et je crois être un peu trop orgueilleux pour le lui avouer ce soir – ça fait beaucoup d'un seul coup, je trouve.

– T'as toujours été là pour tout le monde, pour moi aussi. Je te remercie pour ça.

Je laisse échapper un léger rire, croise mes bras derrière ma nuque.

– Et pour plein d'autres trucs, aussi. Mais tu n'en sauras pas plus, je continue en lui tirant gentiment la langue.

Peut-être que grâce à ce qu'elle m'avait dit, j'arriverais un peu à ouvrir les yeux ? Avec le temps...

J'étire un nouveau sourire en constatant l'effet de mes paroles sur le moral de ma supérieure. Rassurée ? Heureuse ? Quelque chose de ce genre. Je vous avais déjà dit que j'ai toujours eu du mal à différencier les sentiments qui se ressemblaient autant ? Surtout lorsqu'ils sont à demi en train de se chevaucher. Bref, c'est pas important, on s'en fiche.

-Evidemment.

Sa réponse me tire un nouveau rire. Ouais, elle comprend parfaitement ce que je dis, et ça me fait super plaisir. Après tout, chacun a son petit jardin secret – bon, le mien est empli de ronces, et j'arrive pas super bien à traiter les mauvaises herbes, mais voilà. Ouais. C'est chiant, mais soit. Je psychote pour de la merde, mais je pense qu'avec des antécédents pareils, j'en ai le droit. Certains des élèves ici ont eu une vie de merde – mais vraiment – et je pense pouvoir dire que j'en fais partie. C'est pas pour passer pour une victime, mais c'est véridique ! Un jour, je vous raconterai ça, ce sera drôle, tiens... Sans omettre les détails importants, je veux dire. Parce que oui, j'en omets plein, des détails importants. C'est pas exactement qu'à cause de ma mère que je suis venu ici. Aussi. De mon père. De ma sœur. De Damian.
Surtout de lui, en fait. C'est dur de perdre la seule personne au monde capable de faire attention à vous.
Euh, c'était pas le sujet là.

-Bon, allez, file ! Avant que je commence à être touchée par tes belles paroles ! Il manquerait plus que ça tiens !

– Ouais, manquerait plus que ça ! Allez, passe une bonne soirée, Hide-hime.

Je lui fais un clin d'œil, avant de m'approcher un peu et déposer un léger bisou sur son front.

– Rappelle-toi juste que peu importe ce qu'il arrivera, je serai là pour toi, ok ? Appelle si tu en as besoin.

Je m'empresse de sortir de la pièce en lui faisant un petit signe de la main et un grand sourire, avant de prendre le dossier dans le salon et de remettre mes chaussures. Je jette un dernier regard par dessus mon épaule, et quitte la maison d'Hideko. Bon, bah j'ai encore du boulot moi...