Erika s'avance, incertaine, dans les rayons du konbini. Elle découvre à peine le village de Terrae et, de toutes les boutiques, c'est celle qui lui paraît la plus même de lui fournir ce qu'elle cherche. Elle est étonnée de trouver autant de choses différentes dans un si petit espace. Entre les canettes de soda et les casquettes souvenir, elle soupire.

Depuis son arrivée, elle va de surprise en surprise et elle aimerait retrouver quelque chose de familier, quelque chose de rassurant auquel se raccrocher quand elle se sent un peu trop perdue. Et puis, il lui faut aussi de quoi se divertir. Aussi, elle cherche des magazines, des revues, des mensuels. À Berlin, elle allait si souvent au kiosque à journaux que la vendeuse l'appelait par son prénom. Elle ne sait pas si elle va retrouver ses revues préférées au Japon, sûrement pas. Mais elle n'est pas très difficile, un magazine féminin un peu idiot ou un mensuel musical pointu, ça lui ira très bien. Elle trouve finalement quelque chose qui ressemble à un rayon quotidiens ou papeterie.

Il y a surtout des journaux en japonais, qu'elle ne lira de toutes façons pas, mais aussi quelques revues internationales. Pas si étonnant que ça, maintenant qu'elle y pense : il y a tellement de nationalités différentes représentées à l'institut, le quartier aux alentours doit être un peu cosmopolite. Elle prend le temps de regarder, attrape un exemplaire du New York Times, pioche dans une pile de Teen Vogue et hésite devant l'édition japonaise de Rolling Stone.

Elle ne l'a pas acheté depuis l'accident. Elle n'a rien fait en rapport avec la musique depuis l'accident. Elle s'était même désabonnée de toutes les revues musicales qu'elle adorait avant de quitter Berlin. C'était beaucoup trop douloureux d'être confrontée constamment à sa passion alors qu'elle ne pourrait plus jamais pratiquer. Certaines connaissances avaient essayé de la réconforter en lui disant qu'il y avait forcément un instrument dont elle pouvait encore jouer même sans sa main droite. Elle avait s'était renseignée et effectivement, il restait quelque chose. Le triangle et l'harmonica. Ridicule. Elle jette un regard courroucé à sa frêle main emprisonnée dans l'épais plâtre qui protège aussi son bras.

Puis elle détourne son regard des journaux et essaie de penser à autre chose. Qu'est-ce qu'elle pourrait bien acheter ? Un briquet ! Elle a explosé les deux qu'elle avait, ce stupide pouvoir titan se manifeste quand elle essaie d'allumer une cigarette. Difficile d'être délicate quand on ne s'attend pas à voir sa force démultipliée. Elle se dit qu'elle trouvera sûrement les briquets près de la caisse. Mais son esprit reste fixé sur le numéro de Rolling Stone.

Elle a bien choisi de dépasser le vide en venant ici, il est peut-être temps de faire un premier pas dans ce sens en essayant de profiter de la musique sans se sentir lésée par le destin à chaque fois qu'elle est confrontée à sa passion. Peut-être qu'en lisant des interviews d'artistes qu'elle adore, elle pourrait faire un effort pour essayer d'apprécier la lecture sans penser au fait qu'elle ne connaîtra jamais de carrière musicale comme eux. Ni de carrière tout court d'ailleurs. Elle a beau avoir intégré l'institut, elle ne sait toujours pas ce qu'elle va faire de son futur maintenant qu'elle ne peut plus intégrer d'orchestre.

Vu le tour que prennent ses pensées, elle décide qu'elle n'est pas encore prête et recule pour quitter le rayon. Mais alors qu'elle s'apprêtait à se retourner, elle sent que son épaule vient cogner contre quelqu'un. Merde !

- Désolée, souffle-t-elle.

C'est ce moment qu'elle choisit pour se demander si il ne vaudrait pas mieux qu'elle évite de toucher les gens pendant qu'elle est titan. Est-ce qu'elle pourrait blesser quelqu'un sans le vouloir ? Est-ce qu'elle vient de faire mal à un parfait inconnu ? Elle se retourne.

Erika ne peut s'empêcher de rentrer la tête dans les épaules, surprise par le bruit du verre qui s'éclate sur le sol. Quand elle se retourne, elle voit immédiatement la bouteille brisée au sol et le liquide qui s'en échappe, formant une flaque de plus en plus grosse à ses pieds. Ça va, elle n'a reçu que quelques gouttes. Mais quant à l'autre personne... Son regard remonte sur son jean, qui l'air d'avoir été pas mal arrosé. Mince. Elle ouvre la bouche pour s'excuser mais elle n'a pas le temps de prononcer un seul mot que l'homme en face s'emporte.

En entendant le langage familier qu'il emploie, son sang ne fait qu'un tour. Elle redresse vivement la tête et examine sans se gêner son interlocuteur. Cheveux en désordre et décolorés. Piercings. Il ne lui en faut pas plus pour émettre son jugement : tape à l’œil. Ses cheveux blancs lui disent vaguement quelque chose mais ce n'est pas le bon moment pour sortir un "on se connaît déjà ?". Torse bombé et visage levé vers l'homme, clairement plus grand qu'elle, elle plisse les yeux et s'adresse à lui sur un ton lourd de menaces :

- D'où tu m'appelles meuf ? Qui t'as donné la permission, hein ? Je peux le savoir ?

Elle entend bien l'agacement dans sa voix quand il jure une seconde fois. C'est vrai qu'elle est un peu en faute et son pantalon a vraiment pris cher dans cette histoire. Elle décide de se comporter en personne mature et responsable et de s'excuser. Enfin, elle fait de son mieux.

- Je te présente mes excuses, dit-elle d'un ton monocorde et sans émotion.

Au moins, elle n'a pas l'air de lui avoir fait mal, c'est donc qu'elle a un meilleur contrôle de son pouvoir. Mais maintenant qu'elle y pense, si elle se trouve dans le village de Terrae, elle est peut-être en face d'un autre membre de l'institut ? Elle l'observe fixement. Ça serait pour cette raison que son visage ne lui est pas étranger ? Quel peut bien être son pouvoir à lui ? Elle n'a pas eu le temps de tous les apprendre depuis son arrivée, et encore moins de maîtriser leurs équivalences selon les phases de l'éclipse.

Elle est interrompu dans ses pensées par l'homme aux cheveux blancs qui la prend à partie. Ah oui, c'est comme ça qu'il choisit de lui parler. Elle regarde à droite, à gauche, puis se désigne du doigt, mimant un air étonné. Elle penche sa tête sur le côté et dit :

- C'est à moi que tu parles comme ça ? Je vérifie juste, hein, parce que je crois pas que tu ais très bien compris : on ne me parle pas comme à un chien. Et on ne me donne pas d'ordre. J'ai pris la peine de m'excuser alors tu prends la peine de me parler correctement quand tu demandes un truc.

Elle ne bouge pas d'un pouce, ses magazines toujours dans la main gauche. Par contre, elle se baisse légèrement, il y a une odeur qui monte jusqu'à elle. Elle renifle et fait la grimace : tequila. Décidément, cet homme n'a pas de goût, ça confirme son jugement émis tout à l'heure. Le mec doit être irrécupérable.

Un sourire mesquin naît sur son visage et elle décide de faire ce qu'elle sait le mieux faire. Passer un marché. Avec son petit sourire elle a l'air presque joueuse.

- Tu sais quoi ? J'irais chercher le gérant. Je l'aiderais même à nettoyer, avec mon bras dans le plâtre ça va être chiant mais je le ferais. Mais à une condition. Que tu me prouves que tu n'es pas un connard fini.

Elle remarque les quelques achats tombés par terre et elle a un petit soupir. À en juger par le magazine de moto, c'est pas gagné pour lui. Par contre, elle qui sait se montrer si pimbêche quand elle veut, elle refuse de juger la boîte de préservatif. C'est important de se protéger, les enfants.

Il a une moitié de sourire, presque un rictus, qui ne le rend pas plus agréable. Ce n'est pas de bon augure pour la suite. Erika ne sait pas trop ce qu'elle espère en lui lançant ce défi un peu con (elle a cette mauvaise habitude de toujours vouloir marchander). Mais elle ne compte pas s'écraser. Elle essaie de ne pas faire de vague en général et ça ne la dérange pas de donner un coup de main : elle nettoierait sans problème cette flaque d'alcool normalement. Mais elle a aussi l'habitude de ne pas se laisser marcher sur les pieds, alors elle est bien décider à lui tenir tête.

Elle est surprise de le voir accepter et l'observe, attentive, se pencher pour ramasser ses achats par terre. Ah, il va donc se contenter de ça. Il pensait quoi, qu'elle ou le gérant allait les ramasser pour lui ? Elle fait la moue, pas franchement convaincue. Peut-être qu'il va faire autre chose, interpeller le vendeur ? S'excuser ? Danser des claquettes ? Elle n'en sait rien, elle attend de voir.

C'est alors qu'elle remarque le geste de son bras et la grimace qui l'accompagne. En même temps, quelle idée de vouloir utiliser ses deux bras quand on s'est fait mal (elle en a fait l'expérience, on a juste l'air con ; et ça fait mal). À moins que ce ne soit elle qui soit la cause de sa douleur, au final ? Satané pouvoir!

Il a fini et l'interpelle avec autant d'agacement dans la voix que tout à l'heure, voire plus. Est-ce qu'elle est satisfaite ? Alors qu'il s'est contenté de ramasser ses affaires, ce qu'il était censé faire depuis le début ? L'idée que cet homme pense ne pas agir comme un connard fini parce qu'il s'est contenté du strict minimum la fait rire intérieurement. Puis, l'absurdité de la situation lui apparaît et elle ne peut plus se retenir : elle rit carrément et le son remplit tout l'espace du konbini. Elle rit encore un peu quand elle lui dit :

- Honnêtement ? Tu crois que c'est suffisant ?

Le sourire qu'elle lui adresse est presque sincère. Il doit bien être conscient des allures de blague que la situation a, non ? Ça fait du bien, après avoir accumulé toute cette tension, de se laisser aller et de rire un peu. Ça faisait un moment. Elle reprend ses esprits rapidement cependant, parce qu'elle ne compte pas laisser le rageux s'en tirer comme ça.

- Et puis, si tu ne voulais pas passer pour un connard, tu me demanderais mon nom au lieu de m'appeler meuf ou mademoiselle.

Elle tenait à faire passer ce message, c'est vrai. Mais il y a autre chose qu'elle doit lui demander avant de le laisser filer.

- Ton bras, depuis combien de temps tu as mal ? Et n'essaie pas de me faire croire le contraire, j'ai plus d'expérience que toi dans ce domaine. Elle désigne du doigt son plâtre. Est-ce que c'est parce que je t'ai cogné ?

Elle sent qu'il pourrait à nouveau partir au quart de tour (elle est pareille et elle se connaît, c'est le genre de remarque qui suffirait) alors elle enchaîne.

- Je sais, je sais, aucune chance pour qu'une petite nana comme moi t'ait blessé. Sauf que je fais partie de l'institut et je ne maîtrise rien du tout à ce qui m'arrive pour le moment. Je veux juste savoir si je t'ai éclaté un muscle comme j'ai éclaté tous mes briquets.

Elle n'espère pas, parce que si des briquets ça se rachète, un bras pas trop.

HRP: Handigirl, j'ai mouru de rire et je m'en suis pas remise


Erika a un sourire satisfait. Certes, le type n'est toujours pas devenu agréable mais il lui parle normalement. Elle ne sait pas si il se rend compte du changement car, même s'il continue d'être vulgaire, il ne la traite plus comme un chien quand il s'adresse à elle. Pour le moment, elle va se satisfaire d'un "apprenti" pour employer son terme.

Il reste impassible quand elle mentionne son bras et se contente de nier en bloc. Erika affiche une moue sceptique. Par contre, il a l'air de comprendre de quoi elle parle quand elle évoque l'institut et le bazar des pouvoirs... c'est donc qu'il en fait bien partie, c'est pour ça que son visage lui est familier ! Mais où est-ce qu'elle a bien pu le voir ?

Elle n'a pas le temps d'y réfléchir car une voix franchement agacée se fait entendre derrière elle. Elle se retourne pour voir l'employé qui arrive, armé d'un balais, et commence à éructer. Elle pousse un soupir résigné et s'apprête à dire qu'elle va payer (même si elle a tenu tête à l'autre par pur esprit de contradiction, ça reste de sa faute) mais voilà que le jeune homme aux cheveux blancs s'emporte à nouveau. Ça a quelque chose de rassurant de se dire qu'il n'était pas simplement énervé contre elle mais que c'est envers le monde entier qu'il est enragé ce soir. Cette fois-ci elle n'est pas la cible de sa colère et, simple spectatrice, elle se demande si sa colère à elle ressemble à ça aussi. Non voyons, elle n'est pas aussi vulgaire et elle n'est jamais méchante gratuitement, elle a toujours de bonnes raisons de se révolter ! Oui mais... et si le gars en face avait de très bonnes raisons d'être en colère contre le monde entier ?

C'est le moment qu'il choisit pour sortir (s'il avait un micro, il l'aurait lâché), gratifiant tous les clients d'un superbe doigt d'honneur. C'est le moment qu'elle choisit pour se souvenir. Mais bien sûr ! Le gars sur les affiches ! Dans le couloir des feux ! C'est un feu ! Elle en a enfin trouvé un ! Et il vient de se faire la malle en claquant la porte. Erika trépigne, il faut qu'elle se décide et vite. Elle relève la tête et déclare sur un ton autoritaire à l'employé resté sans voix :

- Je n'ai pas le temps de nettoyer mais je vais payer pour la bouteille cassée. Mais vous allez m'encaisser maintenant parce que je suis pressée.

Elle cale les magazines sont son bras et attrape le pack de bière posé sur l'étagère un peu plus tôt. Quand elle se retourne, l'employé n'a pas bougé d'un pouce, l'air clairement dubitatif. Elle lève un plus la tête, ce qui lui donne un air encore plus pimbêche que d'habitude et elle ajoute sur un ton sans appel :

- Je n'ai pas que ça à faire et vous non plus. Aller, et plus vite que ça.

C'est comme ça qu'elle règle rapidement ses achats, sans se départir de son air de princesse à qui tout est permis. Le sac en plastique est un peu trop lourd et tire un peu sur ses doigts, mais elle sort à pas rapides du magasin et se retrouve dans l'allée plantée d'arbres. Elle regarde à gauche, à droite, mais ne le voit pas. Mince, dans quelle direction est-il allé ? Elle fait un tour sur elle-même et c'est comme ça qu'elle le repère, adossé au mur derrière elle, la cigarette à la main. Elle se dirige vers lui d'un pas décidé et tend le sac en plastique à bout de bras, aussi haut que ses maigres muscles le lui permettent.

- J'avoue, c'était un peu de ma faute tout à l'heure, j'ai réglé la bouteille. Mais je maintiens que tu n'avais pas à me parler comme ça, j'avais tout à fait raison de ne pas me laisser faire !

La voilà déjà prête à repartir dans l'engueulade. Elle souffle et ajoute :

- J'ai constaté que tu avais effectivement fait un effort avec moi tout à l'heure, surtout si ton état habituel c'est d'être hargneux 24h/24. Du coup, j'ai payé les bières en guise d'excuse, mais on partage, tu les auras pas toutes.

Elle pose le sac contre un des arbres de l'allée et fouille dans sa poche. Le voir fumer lui donne envie. Mais rien dans son manteau...

- Merde ! Avec tout ça j'ai oublié de racheté un briquet !

C'est pas très crédible après l'avoir engueulé en public, mais elle essaie quand même : elle sort son sourire le plus charmant et espère que ça suffira.

- C'est un peu ironique de demander ça à un feu mais... tu veux bien me passer du feu ?

Elle qui venait avec de bonnes intentions (et aussi parce qu'elle était contente d'avoir trouvé un autre feu), voilà qu'elle a de nouveau envie de l'engueuler. Erika renifle, prend son air hautain et déclare :

- J'ai décidé que c'était de ma faute et je paye si je veux, personne ne va me dicter ma conduite. Et c'est mon bras droit qui est dans le plâtre, je me débrouille très bien avec le gauche !

C'est faux mais elle ne l'admettra jamais. Lui aussi s'énerve rapidement et elle se demande un court instant si ils ne se ressembleraient pas un peu, tous les deux, mais elle nie rapidement en bloc l'idée. De toutes façons elle est trop occupée à réagir au quart de tour pour y penser plus en détails.

- D'où ça ne vaudrait que pour toi ? Moi aussi je fais ce que je veux quand je veux ! Et je ne te permets pas, je suis très intelligente ! Ce n'est pas de ma faute si tu confonds la décence et la gentillesse avec la bêtise !

Et elle détourne la tête, l'air dédaigneux. Pour le dire autrement, elle boude. Certes, c'est le gars qui se présente aux élections des représentants d'après les affiches. Mais c'est surtout le gars avec lequel elle vient de s"engueuler dans un magasin. Pourquoi est-ce qu'elle s'acharne et lui offre des bières ? C'est peut-être parce, malgré les apparences, ce n'est pas un connard fini. C'est vrai, il implique que ses actes sont stupides et idiots, mais il a définitivement arrêté de lui parler comme à un chien. Et puis, entre sa remarque sur son bras et celle sur son porte-monnaie, il se pourrait qu'il soit capable de penser aux autres. Distrayant, hein ? Et s'il n'avait pas besoin de faire d'effort parce qu'il se révélait être un être humain décent derrière toute cette vulgarité et l'air narquois qu'il affiche ?

Elle pourrait bouder longtemps si elle n'avait pas à son tour envie de fumer. Lui aussi sait très bien prendre un air hautin et il fait apparaître un briquet sans pour autant le lui passer. Son sourire disparaît et elle se sent rougir : il ose sous-entendre qu'elle ne sait pas maîtriser son pouvoir, c'est un affront ! (c'est surtout vrai, mais ça, elle choisit de l'ignorer) Main sur la hanche, l'air offensé, elle dit :

- J'ai fait des progrès, je suis tout à fait capable d'allumer une cigarette sans détruire quoique ce soit. Et d'ailleurs je vais te le prouver !

Mais pour ça, il faudrait qu'elle lui donne son nom. Et si tout à l'heure c'était un prérequis pour être quelqu'un de sympathique, maintenant que c'est demandé sur un ton de défi, ça ne lui laisse pas la même impression. Elle a le sentiment de lui faire une énorme concession et de baisser les armes lorsqu'elle lâche :

- Je m'appelle Erika. Erika Brandt.

Et elle s'empare du briquet. Maintenant tout est affaire de concentration. Avec son bras valide, elle récupère un paquet dans la poche de son blouson et en sort une cigarette qu'elle coince entre ses dents. Si elle était croyante, elle ferait peut-être une petite prière. Elle inspire, essaie de se détendre, et appuie avec son pouce. Une flamme apparaît. Un sourire vainqueur s'affiche sur son visage. Elle arrive enfin à maîtriser son pouvoir ! Satisfaite, elle lance le briquet en direction du jeune homme mais se rend compte immédiatement qu'il file dans les airs à une vitesse bien trop élevée pour que ce soit normal. Et merde, elle l'a encore activé au mauvais moment. Il finit sa trajectoire en venant frapper l'homme aux cheveux blancs. Elle regarde ses pieds et dit :

- Bon, peut-être que j'ai encore du travail avec le pouvoir de titan... Désolée, hein.

Puis elle relève la tête et ajoute :

- Mais c'est justement à cause de cette histoire de pouvoirs que je voulais te parler. J'ai aperçu les affiches dans le couloir des feux pour les élections des représentants, c'est comme ça que je t'ai reconnu. Mais je les ai pas regardées de près et je me demandais si tu étais feu solaire comme moi. Et tu as été élu au final ?

Elle souffle un peu de fumée au-dessus d'elle. Après tout, on dirait qu'ils sont capables de se parler comme deux personnes civilisées. Qui ont tendance à marchander pour obtenir des informations basiques et se comporter normalement. Et qui se mettent facilement en colère pour le moindre truc. Mais qui font des efforts. Alors elle choisit de faire un effort aussi.

- Et c'est quoi ton prénom ?

Elle a vraiment cru qu'elle allait le toucher, mais il a de très bons réflexes (et aussi elle ne vise pas si bien que ça). Par contre, le briquet, lui, n'a pas de réflexe pour le sauver. Elle s'est excusée, peut-être pas avec beaucoup de conviction, mais quand même. Et le voilà qui repart pourtant sur ses grands chevaux en qualifiant sa question de stupide. Erika sert les dents et c'est agacée qu'elle martèle :

- Mes actions et mes paroles ne sont PAS stupides. Je n'ai PAS de guide à suivre. Je pose des questions parce que j'en ai ENVIE.

Elle espère qu'elle a l'air assez énervée pour qu'il n'aille pas penser non plus qu'elle meurt d'envie de tout savoir sur lui. Ce qui n'est pas le cas. Elle veut juste en apprendre plus sur ses camarades feux. Il est plus posé quand il lui annonce qu'il n'a pas gagné les élections. Et quand il lui révèle son nom. Tiago... Tiago... Tiago !! C'est sa porte à lui que Senri a explosée ! C'est dans sa chambre qu'elle est rentrée ! C'est sa table de chevet que- Meeeerde. Erika se sent soudainement extrêmement embarrassée. Il répond à sa question sur son affinité et ce n'est pas un invisible comme elle. Dommage, elle aurait aimé parler à quelqu'un qui traverse les mêmes phases qu'elle. Marionnettiste, qu'est-ce que c'est déjà ? Et qu'est-ce qu'il est en ce moment avec l'éclipse ? Mais elle est trop gênée pour poser plus de questions maintenant et de toutes façons Tiago déclare que c'est l'heure de la bière. Elle hoche la tête, voilà quelque chose qui met tout le monde d'accord et qui est sans risque. Mais il suffit d'une phrase pour qu'elle oublie sa gêne et qu'elle se remette à parler :

- Je te supporte très bien, je te signale, sinon je serais déjà partie depuis longtemps !

Sur ces mots, elle écrase sa cigarette et fait deux pas dans l'allée, attendant qu'il la rejoigne. Dans son souvenir, il y a un parc avec un plan d'eau pas très loin des commerces, il faudra tourner à droite à un moment si elle ne se trompe pas. Normalement, à cette heure-ci, ça devrait être très calme, peu de chance d'être embêté. Elle essaie de caler ses pas sur sa cadence à lui mais ses jambes sont trop petites alors elle se contente de marcher à un bon rythme. Aucune chance qu'il la voit traîner derrière, elle en a marre de passer pour une chose fragile à cause de son plâtre.

Elle n'en revient pas d'être rentrée dans sa chambre à l'institut... Elle le savait, sur le moment, que c'était pas une bonne idée. Mais Senri avait l'air décidé à carrément s'installer à l'intérieur, elle avait limité les dégâts en empruntant la petite table. Elle avait même fait attention à ne pas s'attarder, gênée qu'elle était de déranger l'intimité d'un inconnu. Elle s'estime heureuse de ne pas avoir regardé la décoration ou les effets personnels, concentrée qu'elle était sur son objectif table. Si elle l'avait fait, elle serait probablement morte de honte à l'heure actuelle.

Ils tournent à droite et quittent l'allée plantée d'arbres où se trouvent les commerces pour rejoindre l'entrée du parc, qui s'ouvre devant eux. Elle repère un banc éclairé par la lumière jaune d'un lampadaire et se dirige vers lui en contournant l'étang. Elle n'a plus de briquet et elle ne se balade pas avec un décapsuleur, est-ce que Tiago en aurait un par hasard ? Peu probable. Mais maintenant qu'elle y pense, son pouvoir va peut-être enfin lui servir à quelque chose d'utile ! Elle demande :

- Tu peux me passer une bière ? J'ai envie d'essayer un truc.

Il faut qu'elle retrouve cet état d'esprit un peu particulier, à la fois concentré et très détendu, comme pour nouer ses lacets. Un geste à la fois appliqué et machinal, qui demande de la réflexion mais auquel on ne pense plus. Ça devrait le faire. Elle place sa main autour du goulot de la bouteille en verre (il ne faut pas que ça lui explose dans la main, elle en a déjà une de HS, hors de question que ce soit deux) et pose son pouce juste sous la capsule. Elle appuie. Et aïe, ça fait mal, merde. Et poc, la capsule file en l'air et retombe un peu plus loin. Ça marche ! Même si elle est obligée de sucer le bout de son pouce devenu rouge elle est très fière d'elle-même.

Elle tend la bouteille à Tiago et dit :

- Avant que tu boives, à quoi on trinque ? Parce que ça n'est pas à ton élection, et ça n'est certainement pas à la maîtrise encore foireuse de mon pouvoir. Aux engueulades en public ?

Elle a le sentiment d'en savoir beaucoup trop sur son intimité à cause de l'affaire de la chambre et ça la dérange. Est-ce qu'elle devrait être honnête avec lui ? Ou boire jusqu'à ce qu'elle arrête d'y penser ? La deuxième option, clairement. Elle sort une deuxième bouteille du pack, qu'elle observe un instant.

- Pas mal comme bière. Tu n'as pas si mauvais goût que ça pour quelqu'un comme toi.

Le tact n'a jamais été son fort, mais si il ne prend pas de pincettes avec elle et qualifie tout ce qu'elle fait de stupide, elle ne va pas se retenir.

Ils trinquent donc avec les bières décapsulées par les soins d'Erika. Elle se dit qu'elle s'en sort plutôt bien et qu'ils arrivent enfin à communiquer normalement, ou presque. Mais ça, c'est jusqu'à ce qu'elle fasse une remarque sur son choix de bière. Elle le savait, qu'elle allait encore manquer de tact et être beaucoup trop brut de décoffrage. Et pourtant elle a laissé cette petite remarque assassine s'échapper. Évidemment, elle reçoit la monnaie de sa pièce. Mais elle ne s'attendait pas à une réplique d'aussi mauvaise foi. Elle, fade ? Elle a l'air tout droit sortie d'un clip vidéo de musique industrielle des années 1980. Elle accepte les remarques du type trop original, ou trop daté, trop sombre ou trop masculin. Mais certainement pas fade. C'est tellement absurde comme remarque qu'elle hésite à répondre. Mais sa manie de vouloir avoir le dernier mot l'emporte et elle dit :

- Je disais juste que je ne m'attendais pas à avoir les mêmes goûts en bière qu'une personne qui n'est pas forcément mon genre.

Merde. À tous les coups, elle a encore dit ce qu'il fallait précisément ne pas dire. Et quand elle apprend que Tiago est sensitif, elle se demande si ses émotions ont le même impact négatif que ses paroles. Ça doit faire partie des pouvoirs fourbes à maîtriser, une vraie galère au quotidien... Surtout s'il passe la soirée avec elle : elle est une vraie boule d'émotions brutes. Elle se sent très embarrassée à l'idée d'être mise à nue comme ça. Même si elle sait très bien exprimer sa colère, elle ne tient pas à rendre publics ses autres sentiments.

Acculée, elle finit par admettre :

- Je suis incapable de ne pas ressentir les choses, je suis très... impliquée, ou intense, comme tu préfères. Donc je suppose que si je veux éviter de gâcher ta soirée, il vaut mieux que je crache le morceau, hein ?

Elle soupire et ajoute en détournant le regard :

- Ça ne va pas te plaire, je te préviens.

Par où commencer ? Peut-être par le fauteur de trouble de cette histoire. Elle se dit que s'il allait au lycée avant Terrae, il devait se mettre dans de sacrés pétrins. Elle a du mal à comprendre si son geste violent était l'expression de sa haine envers Tiago ou de sa rivalité avec lui. Peut-être un peu des deux. Bref.

- Tu connais peut-être un jeune de Terrae, à peine sorti du lycée, baraqué et le crâne rasé. Un certain Senri Yamada. Je l'ai rencontré dans le couloir des chambres des feux, j'ai accepté de passer un marché avec lui. Je ne sais pas pourquoi, il a explosé la porte de ta chambre. Il voulait aller dedans, j'ai essayé de limiter les dégâts mais... je ne sais pas dans quel état tu as retrouvé ta table de chevet, si seulement tu l'as toujours. Et désolée pour le drap, j'avais besoin de quelque chose pour étouffer les flammes.

Elle cherche une façon de rendre la situation un peu plus positive. Si seulement elle avait une meilleure maîtrise de son pouvoir de titan, elle aurait peut-être pu participer à l'entretien du bâtiment et aider à résoudre le problème du trou béant qui avait remplacé la porte. Sa formation de flûtiste ne comprenait aucun module menuiserie qui aurait pu lui être utile. Elle boit une gorgée de bière et demande, un peu désabusée :

- Alors, tu es toujours sûr de vouloir trinquer avec moi ?

Dans l'espoir de relancer la conversation, elle cherche quelque chose à dire et se rappelle les questions qu'elle se posait un peu plus tôt.

- Si tu es sensitif maintenant, qu'est-ce que tu étais avant l'éclipse ?

Erika s'étonne de ne pas le voir s'emporter plus quand elle lui révèle l'origine des dégâts dans sa chambre et le rôle qu'elle a joué dedans. Certes, il est visiblement énervé mais il se contente d'une remarque sur ses affaires cramées. Est-ce qu'il a l'habitude des attaques violentes de Senri ? Ou est-ce que parce qu'il est feu il avait l'habitude de faire flamber ses affaires ? Dans ce cas, ça signifierait que les pouvoirs ne se manifestent pas toujours de la même façon selon les personnes : elle, elle s'en est rendu compte quand les fleurs prenaient feu chez ses parents et quand la flamme de son briquet était dangereusement haute pour zéro raison valable.

Elle est rassurée quand il lui assure qu'ils vont quand même boire des coups. Pour quelqu'un qui a la colère aussi facile qu'elle, il sait prendre de la distance avec les choses et se concentrer sur le plus important. Qui s'avère, ce soir, être l'alcool. Elle ne s'énerve pas quand il lui interdit de quitter les lieux et choisit, plutôt que de protester pour la forme, de boire une rasade de bière.

Malheureusement, ses bonnes résolutions ne durent pas car la réponse qu'il a à offrir à sa question ne lui convient pas. Elle déclare farouchement :

- Je suis sérieuse et j'ai de la mémoire ! C'est toi qui m'a répondu un truc en -iste sans expliquer ce que c'était !

Merde, elle ne doit pas s'énerver sinon lui va sentir son agacement et se mettre en colère à son tour. Elle prend une grande inspiration et souffle bruyamment. C'est sur un ton plus calme mais préoccupé qu'elle essaie de s'expliquer.

- C'est pas ma faute aussi, il y en a des tonnes de pouvoir, avec ces histoires d'éléments et de lunaire et de solaire. Et en plus ça change tous les quinze du mois si j'ai bien compris. Par exemple, je suis incapable de me souvenir de ce qu'était Senri. Tout le monde a l'air de trouver ça normal qu'il y en ait une douzaine alors que c'est une sacré quantité d'information à retenir. Comment ils veulent qu'on s'y retrouve quand on vient d'arriver ?

Il y a un peu de tristesse dans sa voix quand elle pose cette question, à personne en particulier. C'est vrai qu'elle se sent toujours perdue. Même si les quelques personnes qu'elle a rencontrées étaient de manière générale prêtes à l'aider, pour le moment personne n'a su la rassurer et calmer l'inquiétude qui l'habite. On lui avait promis un lieu en sécurité pour maîtriser ses pouvoirs et surmonter les événements qui l'ont menée au vide. Jusqu'à présent, elle a l'impression de ne rien comprendre et que rien dans ce monde nouveau n'a de sens.

Elle boit une autre gorgée de bière, peut-être que cette soirée va un peu l'aider à oublier tout ça. Quoique, la question de Tiago risque de ramener de mauvais souvenirs. Qu'il va forcément ressentir puisqu'il est sensitif. Cela dit, elle a réussi à prendre de la distance par rapport à l'accident. Personne à Terrae ne lui a encore posé la question de son bras dans le plâtre, mais peut-être qu'elle peut désormais en parler sereinement. Elle se lance :

- Non, j'évite de me faire mal quand je rentre par effraction chez des inconnus. Mon bras, ça remonte à avant que je vienne à l'institut. J'étais dans un accident de la route dont je suis la seule rescapée. Je vais bientôt enlever le plâtre mais je ne récupérerais pas tout la mobilité de ma main, juste un peu.

Voilà, ça n'était pas si dur. Encore un peu douloureux mais ça va. Elle se permet même une petite plaisanterie :

- J'aurais sûrement des cicatrices, avec un peu de chance ça me donnera l'air plus dur à cuire et je passerais moins pour une petite nana fragile.

Sur ces mots, elle boit une autre gorgée. Elle espère qu'elle n'aura pas plombé l'ambiance avec son histoire, elle cherche un moyen de ne pas laissé la conversation s'appesantir et réfléchit à comment rebondir sur quelque chose de plus léger.

- À mon tour. Tu parlais d'affaires brûlées tout à l'heure. Moi je n'ai fait cramer que des géraniums avant de venir à Terrae. C'est quoi les limites des pouvoirs ? Jusqu'où on peut aller avec ?

Elle est encore partagée : les pouvoirs lui paraissent autant être un don au potentiel formidable qu'un sacré fardeau à porter. Et puisqu'elle a réussi à mettre la main sur un autre feu, elle va en profiter pour essayer de mieux comprendre leur utilisation.