Erika l'écoute attentivement expliquer son pouvoir et elle ne peut s'empêcher de réagir tout de suite :

- Mais c'est vrai ! Maintenant que tu le dis ça me rappelle quelque chose. Manipuler le corps des gens c'est quand même incroyable...

Cela dit, ça doit l'être presque autant que de disparaître par intermittence ou que de jouer littéralement avec le feu.

Tiago n'émet aucun commentaire quant à l'origine de son plâtre, ce dont elle lui est plutôt reconnaissante. Elle arrive à résumer son accident, c'est bien, mais elle ne sait pas si elle pourrait en parler en détail et répondre à des questions sans se mettre à trembler ou à pleurer. Parce que si elle sait très bien se mettre rapidement en colère, elle ressent la tristesse avec autant de fulgurance et ne peut pas s'empêcher de l'exprimer. Parfois elle aimerait ne pas être une telle boule d'émotions, surtout quand la personne en face est un sensitif.

Aussi, elle est contente de le voir répondre à sa question sans rebondir sur le sujet de l'accident. Il râle parce qu'il n'est pas fait pour ce genre d'explications selon lui (il s'est pourtant présenté à l'élection des préfets, il devait s'attendre à recevoir des questions de la part des plus jeunes parmi les feux) mais il lui répond quand même. Elle se risquerait même à dire qu'il y met de la bonne volonté.

Et elle reçoit enfin des informations importantes ! C'est rassurant de savoir que même si on peut blesser des gens ou exploser des objets, on ne risque pas d'ébranler tout un bâtiment quand on est titan. Et elle trouve que c'est une bonne comparaison, avec le sport, voilà une analogie parlante. C'est avec un sourire triomphant qu'elle lui dit :

- Merci, là c'est des trucs utiles ! Promis, la prochaine chose que je fais demain c'est mettre la main sur un master pour connaître tout le reste. Mais ça fait du bien d'avoir une question en moins sur la longue liste de mes interrogations.

Son sourire ne dure pas car elle manque de s'étouffer avec sa bière en entendant sa remarque suivante. Elle, mignonne ? Certainement pas quand elle s'étrangle avec sa boisson déjà. Elle tousse un peu et hésite entre afficher un air outré et embarrassé ou blasé et cool. Son visage qui commence à rougir décide pour elle, tant pis pour l'attitude classe en toutes circonstances, Erika est incapable de cacher une émotion. Son premier réflexe est de cacher sa gêne en s'énervant :

- Je te ferais signaler que je suis déjà mignonne, je n'ai pas besoin de changer pour l'être !

Une fois qu'elle l'a contredit, plus pour le principe de protester que par conviction, elle essaie de formuler sa réponse.

- Je n'essaie pas d'être une dure à cuire, j'en ai juste marre que les gens soient prévenants et pleins de pitié avec moi depuis l'accident. C'est juste un bras dans le plâtre, je peux me débrouiller toute seule ! Même si je suis un petit gabarit et pas très sportive... La preuve, je m'en sortais très bien toute seule, même avec le deuil, jusqu'à ce fichu vide ! C'est normal de vouloir donner l'air d'être indépendant et fort plutôt que d'être une petite chose fragile.

Est-ce qu'elle en dit un peu trop ? Elle ne peut pas s'en empêcher, quand elle se laisse emporter. C'est aussi qu'elle a eu du temps pour réfléchir à la question... C'est sûrement pour ça qu'elle se permet de lâcher en guise de conclusion :

- Mais est-ce qu'on n'est pas tous un peu comme ça ? Les deux à la fois ?

Elle finit sa boisson sur ses mots et se penche pour en prendre une autre, puis se redresse et désigne Tiago avec une nouvelle bouteille à la main.

- Tu parles, mais t'es qui pour me dire que je pourrais être mignonne ? Je te signale que toi aussi tu pourrais être attirant si tu n'avais pas une telle dégaine de voyou tape-à-l’œil.

Elle l'observe un moment sans aucune gêne et demande :

- Ça ne t'a pas fait mal tous ces piercing ?

La remarque de Tiago sur son côté mignonne et son rougissement n'atténue pas la sensation de chaleur sur ses joues. Maudite soit sa peau claire. Heureusement, il passe à autre chose quand elle réfléchit à voix haute sur ce que c'est que d'être véritablement dur à cuire. Et plutôt que de s'enfoncer dans des considérations tortueuses, il préfère ramener la conversation à des choses plus essentielles, comme la bière. Erika ne peut qu’acquiescer et décapsule sa bouteille avant d'en boire une grande gorgée.

Quand il reprend son air hautain et tout à fait insupportable (qu'elle maîtrise plutôt bien elle-même dans le genre pimbêche) elle ne peut s'empêcher de lever un sourcil sceptique. Elle doute que toutes les filles mignonnes soient sous le charme de l'énergumène qu'elle suit depuis le début de la soirée. Enfin, il doit bien en avoir au moins un peu, de charme ou du moins d'intérêt, sinon elle ne perdrait pas son temps à boire des bières avec lui. Elle doit bien lui accorder ça. Mais est-ce que c'est lié à l'attitude de "bad boy" qu'il cultive ? Rien n'est moins sûr. Est-ce que ça serait plutôt sa capacité à démarrer au quart de tour comme elle qui le rend sympathique ? Ou autre chose ? Elle ne sait pas trop. Elle boit au goulot sa bière. Elle a toute la soirée pour le découvrir.

Elle ne peut s'empêcher de réagir avec un rire un peu cynique.

- S'il suffisait de changer de dégaine pour trouver le grand amour...

Elle repense avec amertume au couple que formaient Oskar et Gabriele. La façon dont il s'étaient trouvés n'avait rien avoir avec l'apparence. Mais un souvenir plutôt amusant refait surface et c'est avec un léger sourire qu'elle s'adresse à Tiago :

- Un de mes amis disait qu'il est impossible d'avoir à la fois le grand amour, le travail de tes rêves et l'appartement parfait. On ne peut en avoir que deux sur trois.

Et dire qu'il y a quelques semaines elle se préparait à rentrer dans un grand orchestre et qu'elle habitait dans son quartier préféré de Berlin. Maintenant, quand elle fait le compte...

- J'habite dans un institut avec des gens parfois très bizarres dans une ville que je découvre à peine, j'ai perdu toute perspective d'emploi dans mon domaine et je ne sais pas ce que je vais faire de ma vie. Et quand à l'amour...

Elle soupire. Si la vie ne l'a pas gâtée récemment, il y a au moins un point sur lequel elle est constante depuis le début.

- Disons que ça n'a jamais été mon fort !

Sa question sur les piercings est sincère, ça l'a toujours rendue curieuse. Elle qui est si sage, ça lui évoque un univers autrement plus rock n'roll que le sien. Et encore, elle a beau baigner dans la musique classique, elle n'est pas un stéréotype en collier de perle et tailleur. Pour le coup, elle ressemble vraiment à une allemande des quartiers branchés des grandes villes, le genre qui va à un barbecue sauvage sur les bords de la Spree et qui visite les lieux emblématiques du graffiti le dimanche. Mais si elle est à cheval entre ce monde-là et celui du classique, elle n'a jamais osé trop s'écarter pour s'intéresser aux extrêmes.

Alors sa réponse la fascine un peu, l'idée que la douleur physique peut être bienvenue... Certes, elle n'a rien à voir avec le deuil, le vide. Mais quand même, l'accident lui a laissé un souvenir assez vif de ce que la douleur peut être. Et les tatouages qu'il mentionne, il en a donc aussi ? Elle n'a pas fait attention jusqu'à présent. Ça ne la gêne pas de dévisager les gens mais elle n'est pas rendue au point où elle scrute chaque centimètre de la peau des autres. Voilà qui est très intéressant, plus que les piercings elle trouve. Elle a en tête l'image des prisonniers et des marins recouverts de signes, mais elle sait aussi que certains tatouages ressemblent à des oeuvres d'art. Tout ça la rend assez curieuse, mais il n'a pas l'air décidé à en dire plus.

Elle se mord la lèvre, pensive, puis se lance :

- Chiche, tu m'en montres un. De tatouage.

Elle boit une gorgée. Est-ce que c'est l'alcool qui la rend aussi audacieuse ? Elle n'a pourtant pas beaucoup bu, mais c'est vrai qu'elle est un petit gabarit. Ou est-ce que c'est plutôt l'étonnant climat de confiance qui règne depuis le début de la conversation ? À moins qu'on ne se sente beaucoup plus libre avec quelqu'un une fois qu'on l'a copieusement engueulé dans un magasin ?

- Bien sûr, t'es pas obligé, je comprends si c'est personnel. Mais mettons que cette conversation soit un action ou vérité, si tu me montres tu peux me demander n'importe quoi dans la catégorie action au lieu de me poser une bête question. C'est toi qui vois.

Cette satanée habitude de vouloir tout le temps passer des marchés ne la quittera donc jamais ? Où est-ce que ça va l'emmener cette fois ?

HRP: pardon, c'est long, jé pa fé exprès

Erika grimace quand Tiago mentionne sa chambre saccagée. Elle aimerait trouver quelque pour s'excuser (même si ça n'est pas tout à fait de sa faute). Que devrait-elle faire, l'accompagner dans un magasin de meubles suédois pour remplacer ce qui a besoin de l'être ou retrouver Senri pour le sermonner ? Elle n'est pas franchement sûre que ça serait utile, même s'il était prêt à l'aider elle, il a l'air très déterminé à pourrir la vie de Tiago, sans qu'elle comprenne vraiment pourquoi. Ou alors, elle pourrait aider Tiago à prendre sa revanche ? Non, ça serait vraiment gamin de sa part, ce n'est pas son genre. Elle n'a pas fini d'y réfléchir, mais elle garde ses idées pour plus tard.

Quand il accepte et soulève son tee-shirt, elle a un mouvement de recul. Elle pensait qu'il allait lui en montrer un sur son bras, c'est là que les gens se font le plus souvent tatouer, non ? Pas qu'il allait se déshabiller, mince, elle n'a pas demandé un effeuillage. Cependant, il arrête son geste à mi-ventre, ce qui lui permet de révéler un tatouage juste sous son nombril. Erika se concentre, elle serait bien capable de rougir (en même temps, ce n'est pas tous les jours qu'elle examine le bas-ventre de quelqu'un dans un parc public) et ce n'est certainement pas le moment. Elle se penche et affiche l'air le plus blasé dont elle est capable compte tenu des circonstances.

C'est une main squelettique qui lui offre son plus beau doigt d'honneur. Et comme si ça manquait d'emphase, il y a une phrase qui vient rappeler le sens du geste. Ça a l'air de correspondre au style du personnage. Qui n'est pas du tout le sien. Et même si il y a quelque chose qui la repulse dans l'idée de se marquer à vie avec quelque chose à la signification aussi sombre, cynique et nihiliste, elle se dit pourquoi pas après tout. Il fait bien ce qu'il veut. Finalement, ce tatouage lui évoque une liberté sans limite, qu'il semble s'être accordé. Vu comme ça, c'est plutôt cool de se dire qu'on est tellement libre de faire ce qu'on veut avec notre corps qu'on peut dire merde au reste du monde.

Elle ne lui demande pas s'il y a une signification derrière, ni pourquoi cet endroit (après réflexion, c'est peut-être intentionnel d'avoir écrit fuck à cet endroit ? Oh, après tout, elle n'est pas sûre de vouloir savoir). Elle a bien compris qu'il n'avait pas très envie d'en parler, même si il veut bien lui montrer. Alors elle se contente de dire un petit "Merci". De toutes façons, elle n'a pas le temps de dire beaucoup plus parce qu'il enchaîne tout de suite.

Ah oui, son "gage". Dans quoi est-ce qu'elle vient de se fourrer ? Elle boit une gorgée et lève un sourcil fort sceptique quand elle entend la déclaration de Tiago (ce n'est pas le premier de la soirée, et elle a l'impression que ça ne sera pas le dernier non plus). Comment prouver qu'elle une fille mignonne ? Dans sa bouche, elle a l'impression que le terme devrait être doté d'un petit TM, histoire de montrer que c'est bien une marque homologuée et qu'ils faut remplir des critères précis pour en faire partie.

- Et tu veux que je fasse quoi ? Que je mette des nœuds dans mes cheveux et du vernis sur mes ongles ? Que je parle en gloussant ?

D'accord, elle parle d'un cliché là, mais elle se demande sérieusement si c'est ce qu'il a en tête. La suite des explications lui permettent de mieux cerner ce à quoi il pense. Être une fille mignonne, c'est prouver qu'elle peut séduire quoi.

- Hold my beer.

Et après lui avoir laissé sa bouteille, elle marche d'un pas décidé vers le plan d'eau au milieu du parc, autour duquel les quelques promeneurs du soir tournent. Elle ne va pas le laisser avoir la satisfaction de la voir se planter, elle est capable de faire un truc aussi simple. Sûrement. Probablement. Il y a peut-être un hic dans son plan. Elle n'a jamais abordé quelqu'un dans la rue dans l'idée de faire une rencontre. Elle n'a aucune idée de comment faire.

Elle commence par faire le tour de la fontaine, en observant attentivement les autres promeneurs. Deux couples, un type qui n'a pas l'air très net, un fumeur et une femme qui promène son chien. Elle suppose que ça sera le fumeur, il n'a pas l'air trop vieux... Si seulement elle n'avait pas ce fichu gage, ce serait le chien qu'elle irait voir en premier, il a l'air si mignon. En voilà un qui ne doit avoir aucun problème pour séduire. C'est en fixant son air béat et sa queue qui bat l'air qu'une idée commence à faire son chemin. Elle s'approche du fumeur à pas hésitants et lui demande :

- Je peux avoir du feu s'il vous plait ?

Il lui lance un regard, puis fouille dans ses poches pour lui tendre un briquet. Elle sort une cigarette avec sa main gauche et se concentre. C'est pas le moment de faire des conneries. Elle réprime un soupir de soulagement quand la flamme apparaît sans explosion. Elle souffle un peu de fumée et se lance :

- Vous êtes du coin ? Du village de Terrae je veux dire. Je viens d'arriver et je découvre tout. Ça vous dirait de me faire visiter un de ses jours ?

Mais l'homme en face affiche une mine renfrognée et marmonne :

- J'peux pas, j'travaille. Bonne soirée.

Et sur ces mots il part. Voilà, c'était sa première tentative d'aborder quelqu'un de sa vie. Et la dernière, jamais elle ne recommencerait, c'était beaucoup trop embarrassant. Enfin, c'était peut-être pour le mieux, il n'était même pas attirant cet inconnu. Elle tripote sa cigarette entre ses doigts. Elle n'a pas envie de voir l'insupportable sourire narquois de Tiago quand il va la voir rentrer les mains vides, pas tout de suite. Alors elle décide de céder à sa première pulsion et va voir le chien. Elle demande à sa propriétaire, une femme aux cheveux bruns détachés :

- Bonsoir, c'est okay si je caresse votre chien, la fumée ne le dérange pas ?

Elle s'attend à se faire rembarrer une deuxième fois mais à sa surprise, elle lui répond gentiment :

- Non, vous pouvez. Je fumais avant, j'ai arrêté il n'y a pas longtemps.

Erika s'accroupi, coince sa cigarette entre ses dents et fait des grattouilles au chien sous son museau. Il a l'air d'apprécier et émet des grondements de satisfaction, ce qui la fait rire.

- Merci, mes parents ont des chiens mais j'ai déménagé, je ne les vois plus et ils me manquent un peu.

Elle relève le visage et sourit sincèrement à la femme en face d'elle. Celle-ci ne doit pas être beaucoup plus âgée qu'elle mais son trench-coat et ses chaussures de ville lui donnent un air plus mature. Elle a l'air d'hésiter, se mord la lèvre puis se lance :

- Si tu veux, on pourrait se revoir, enfin, avec Bobby, c'est son nom, je viens souvent le promener ici. On pourrait se retrouver dans la semaine... Enfin, si ça te tente.

Erika sourit toujours, mais de façon un peu figée. Est-ce qu'il se passe ce qu'elle croit qui est en train de se passer ? Ce passage du vouvoiement au tutoiement, cette proposition de se revoir... Est-ce qu'elle aurait réussi à intéresser quelque ce soir ? C'est avec beaucoup d'enthousiasme qu'elle dit :

- Bien sûr ! Est-ce que je peux avoir ton numéro ? Je t'enverrais un message un jour où je serai dispo.

La femme hoche de la tête et Erika sort son téléphone de sa poche, ouvre ses contacts et le lui tend.

- Moi c'est Erika, je viens d'arriver ici. Je te dis à bientôt alors !

Elle récupère son téléphone avec fierté et lui fait un geste d'au-revoir. Elle a réussi, incroyable ! C'est avec un sourire extrêmement satisfait qu'elle retourne vers Tiago et qu'elle lui tend son téléphone, où le nom "Risa" est noté au-dessus d'un numéro. Vu qu'il a tout vu d'ici, elle va probablement se prendre une remarque car elle ne l'a pas eu au premier essai, mais elle s'en fiche. Elle ne s'arrête pas de sourire et déclare :

- J'ai faim ! Ta mission est de nous trouver à manger.

Tiago reconnaît sa victoire sans mauvaise foi, Erika peut donc parader, fière d'elle. Elle récupère sa bière et la finit cul sec, elle l'a mérité ! Par contre, elle n'admettra pas que l'alcool commence à faire effet au bout de deux bouteilles et qu'avec le ventre vide ça ne fait jamais très bon ménage. Alors elle se contente de secouer la tête, non, elle n'est pas difficile.

Elle le suit docilement dans le village de Terrae, qu'elle ne connaît pas encore très bien. Mais c'est pratique d'utiliser le parc pour s'orienter. Ils arrivent à un fast food où ils commandent à emporter, le genre d'endroit qui ne paye pas forcément de mine mais qui est bien meilleur que les grandes chaînes. Erika le laisse passer commande et ils attendent tranquillement, lui fumant une cigarette, elle regardant les gestes précis et hypnotiques du cuisinier. Quand il lui pose une question, elle lui répond, pensive, sans détourner le regard de la danse ininterrompue des morceaux de salade et de tomate.

- Il ne faut pas leur en vouloir à ces filles, on subit une telle pression avec toutes ces injonctions à la minceur, c'est parfois difficile d'échapper aux diktats.

Puis elle se retourne et elle laisse échapper un petit sourire.

- Mais ça n'est pas mon cas, j'aime trop les frites. Et tu verrais Berlin, c'est le paradis de la street food en Europe !

Elle se souvient avec délice des petites boutiques tenues par des Turcs ayant immigré dans les années 1970, des barquettes à emporter pour des prix abordables voire dérisoires, des recettes tantôt asiatiques tantôt américaines. Sa ville lui manque. Elle essaie de ne pas trop y penser et elle dit à Tiago, tandis qu'il dépose leurs burgers sur le banc :

- Tu n'es pas un connard fini, je dois le reconnaître.

Elle a hâte de mordre dans son burger mais il a une question pour elle, et plutôt sensée. Elle mord quand même dedans et prend le temps de réfléchir en mâchant. Pour le moment, elle n'a pas rencontré grand monde à Terrae, mais elle s'est emportée quand elle discutait avec Addisson. Quant à sa rencontre avec Senri, l'adolescent était encore plus intense qu'elle, c'était une situation un peu particulière. Elle finit par dire :

- Ce n'est pas une habitude chez moi, surtout avec les inconnus mais... C'est vrai que je réagis vite, surtout quand j'ai le sentiment qu'on me manque de respect. Donc... Oui, je m'énerve facilement, je l'admets. Mais pour ma défense, je suis comme ça tout le temps. Enfin, ce que je veux dire c'est que je suis à fond pour pleins de choses, pas que quand je me mets en colère, mais aussi quand j'ai un projet qui me tient à cœur, ou quand j'apprécie quelqu'un, ou quand je suis triste.

Elle en a déjà assez dit, surtout à quelqu'un qu'elle vient de rencontrer. Pour parler d'autre chose, elle ajoute avec humour :

- Mais c'est la première fois que je me fais offrir à manger par quelqu'un que j'ai engueulé, merci !

Elle croque dans une frite et demande :

- Et toi, c'est parce que tu es sensitif en ce moment que tu es plus... à vif ?

Puis une idée la fait rire et elle dit malicieusement :

- À moins que ça ne soit pour coller à ton image de bad boy ?

Erika se dit qu'elle commence peut-être à cerner le personnage. Pas un connard fini mais pas un profondément gentil. Dans la vaste zone entre les deux où se trouvent la plupart des gens. Ça ne le dérange pas qu'on le prenne pour un beau salaud parce qu'il y a un semblant de vérité derrière. Mais en même temps il a conscience que c'est aussi une image. Il lui paraît à la fois franc et secret. Un mélange assez étonnant. Elle lui répond simplement :

- Je ne me fais pas de fausses idées. Je paie à boire et tu payes à manger, c'est pas tout à fait équilibré donc merci. C'était juste ça.

Quand elle essaie de lui expliquer son caractère, elle voit naître un sourire sur ses lèvres mais qui n'est pas moqueur ou arrogant pour une fois. Et il admet qu'ils se ressemblent, pour ce qui est de partir au quart de tour. Elle maintient son jugement. Pas un connard fini. Elle attrape la bouteille qu'il lui tend et la décapsule pour en boire la première gorgée.

Le sourire de Tiago devient joueur quand il lui répond. Sa première réaction est de dire malicieusement :

- Je croyais que dans les histoires, les vrais bad boys étaient ceux qui avaient secrètement un cœur en or.

Puis elle redevient sérieuse quand il lui pose ses questions.

- Je pensais qu'on avait déjà dit que je payais l'alcool, tu payais la bouffe, et on en restait là. Si tu attends quoique ce soit de plus tu vas être déçu mon lapin.

Elle boit une longue gorgée. La bière n'est plus aussi fraîche que tout à l'heure mais la sensation reste agréable. Elle ne peut pas s'empêcher de soupirer.

- Je sais très bien qu'il faut se méfier des mecs, et même si je me fais rarement emmerder je connais assez de filles à qui ça arrive pour me tenir sur mes gardes.

Elle repense à Gabriele, qui ne se faisait pas prier pour gratifier chaque relou qui osait la siffler dans la rue d'un magnifique doigt d'honneur. Elle avait de la chance, ça lui arrivait peu. Mais il y avait quand même eu ce moniteur l'été à la piscine, ce gars qui avait l'air sympa en soirée mais qui l'avait suivie quand elle était rentrée chez elle, tous ces connards qui peuplaient le milieu de la musique classique et dont elle attendait avec impatience la mort de vieillesse, ou d'autre chose, elle s'en foutait à ce stade là en fait. Et tous les autres.

- Ça ne devrait pas te faire sourire, ça donne une mauvaise réputation à ton genre. Et pas du genre bad boy ou connard fini, non plutôt du style va crever.

Une fois de plus on a évoqué un sujet de conversation comme ça, devant elle, et elle n'a pas pu s'empêcher de le prendre à cœur et de répondre avec une intensité multipliée par dix. Pour ramener un peu de légèreté dans la discussion, elle décide de le faire participer au sondage qu'elle fait passer auprès de ses amis quand l'occasion se présente.

- D'ailleurs, personne ne sait vraiment pourquoi je me fais rarement emmerder dans la rue. Il y a trois hypothèses couramment répandue. D'abord, l'hypothèse d'Oskar : c'est à cause de mes blousons trop amples, ça me sert de bouclier et ça me donne un air vaguement punk pour quelqu'un qui fait de la musique classique. Ensuite, l'idée de Gabriele, déjà plus probable : c'est à cause de mes regardes noirs. Attends, il faut que je te montre.

Elle lève le visage vers le ciel le temps de se concentrer pour afficher une expression neutre. Quand elle regarde à nouveau Tiago, elle ne fronce pas spécialement les sourcils mais elle concentre dans son regard toute la colère qui l'habite constamment, la rage qu'elle essaye d'ignorer au quotidien, de ne plus avoir ses meilleurs amis, de ne plus pouvoir jouer de la flûte, de se sentir perdue dans cette nouvelle vie. Et elle la projette férocement sur l'homme en face d'elle. Ça dure quelque seconde, puis elle se met à rire et elle reprend.

- Dernière hypothèse, celle de ma mère : c'est parce que j'ai l'air lesbienne, les relous dans la rue ne pensent pas à me pécho. Alors, à ton avis ?

Elle s'apprête à boire mais elle s'interrompt en se rappelant quelque chose :

- Dernière question bonus : est-ce que j'ai vraiment l'air lesbienne ou est-ce que c'est juste une lubie de ma mère qui a sincèrement cru que j'étais homo pendant deux ans.

Elle sourit en buvant, elle va pouvoir ajouter les résultats de ce soir à ses statistiques.

Erika reste interdite. Elle repasse dans sa tête la réponse de Tiago. Puis elle éclate de rire.

C'est un rire puissant et libérateur, comme elle n'en avait pas eu depuis longtemps. Elle rit d'elle-même, parce qu'elle est con quand même, elle rit parce que la situation est absurde, elle rit parce qu'elle a bu plusieurs bières, elle rit parce que les choses sont parfois simples au lieu d'être compliquées. Elle rit parce que ça fait foutrement du bien d'avoir ce genre de conversation, dans un parc, le soir, avec un mec qu'elle vient de rencontrer. Une conversation qui n'a rien à voir avec l'institut, l'éclipse, les pouvoirs, qu'elle pourrait avoir avec des amis d'amis rencontrés à une soirée comme tant d'autres à Berlin. Voilà quelque chose qui a enfin la saveur de sa vie d'avant, avant que tout soit terni par l'accident. Et c'est délicieux.

Son rire s'éteint doucement et elle souffle, comme si elle venait de se libérer d'un poids. Elle croque plusieurs frites. Elle reprend :

- Merci, on a rarement répondu aussi franchement à mes questions. Et je crois que tu as touché juste. Désolée si je t'ai répondu à côté de la plaque, je crois savoir pourquoi... En fait, je sens pas du tout ces choses-là. Tu parles d'allusions à ce que la soirée pourrait devenir ? J'ai rien capté, j'arrive pas à comprendre ces sous-entendus là.

Elle se penche un peu en arrière pour s'appuyer sur le dossier du banc et se relâcher. Elle continue en glissant de temps à autres une frite entre ses lèvres.

- Je suppose que c'est pour ça que je dégage rien, comme tu dis. Je suis pas paramétrée pour. Quelqu'un là haut s'est trompé dans les réglages et mon système flirt est coincé.

Elle rit un peu, c'est ridicule cette métaphore, on dirait qu'elle est un robot dont les circuits seraient mal connectés. En tous cas c'est peut-être mieux que la comparaison animale de Tiago.

- Hé, les pitbulls sont de très bons chiens. Elle s'arrête un instant puis s'exclame. Là! Regarde, je l'ai encore fait ! Je suis trop premier degré, je réagis direct sans réfléchir... Ta comparaison est malheureusement bien choisie. Bref. Je le prends comme un compliment si je ne corresponds pas aux stéréotypes.

Elle lève un doigt en l'air pour réciter sa maxime préférée.

- Soyez-vous même, tous les autres sont déjà pris.

Sur ces mots, elle repose ses frites et décide de finir son burger. C'est sûrement en partie lié à l'alcool, mais elle se sent très légère, débarrassée du poids des conséquences et de ce qui pourrait arriver. Elle ne se sent pas en confiance avec Tiago, enfin si, bien sûr qu'elle se sent en sécurité, mais c'est autre chose que de la confiance. Elle se sent libre ce soir. Légère et libre de discuter de tout et de faire ce qu'elle veut. Elle répond à sa dernière question :

- Je préfère les hommes, même si je n'exclus pas d'avoir un jour des sentiments pour une femme. Ça serait improbable mais pourquoi pas, on ne sait jamais ce qui peut arriver...

Elle boit quelques gorgées et se demande si elle se sent assez audacieuse pour assouvir sa curiosité. Elle décide que ce soir, oui, et demande :

- Si je dégageais quelque chose d'autres que des ondes de chien vénère, si tu avais le feeling comme tu dis, est-ce que tu tenterais ta chance ? Avec une inconnue rencontrée le soir-même ?

Elle, elle en serait bien incapable.

Erika se sent rougir alors que Tiago rapproche son visage du sien. Il ne va quand même pas... ? Elle n'a pas donné son accord ! Elle est immobilisée, comme une biche qui s'arrête devant les phares d'une voiture. Elle entend sa voix, beaucoup trop proche, et elle déglutit. Elle voudrait bien prendre son air blasé et impassible, comme quand il lui a montré son tatouage. Mais là il l'a prise au dépourvu et elle n'arrive pas à enfiler son masque de fille cool.

Quand il se recule, elle souffle. Elle a passé l'âge de réagir comme ça, quand même ! Apparemment non, il suffit de flirter ouvertement avec elle au moment où elle s'y attend le moins. Elle l'écoute parler en fixant ses mains qui commence à rouler un joint, essayant de reprendre une contenance digne. C'est raté parce qu'elle s'étrangle avec sa bière quand il lui annonce qu'il faut qu'elle s'exprime si elle veut qu'il se passe quelque chose entre eux. Pourquoi est-ce qu'elle est encore surprise ? Ce type doit être la personne la plus directe qu'elle ait rencontrée. Au moins, il lui dit clairement qu'il n'a aucun problème à finir dans le lit d'une personne rencontrée le soir-même. Erika cherche une façon de dire que ce n'est pas son cas sans passer pour une jeune prude fraîchement sortie du couvent.

Elle repasse dans sa tête ce qu'il vient de dire. Un instant, est-ce que ça signifie qu'elle lui plaît suffisamment ? Ça serait flatteur. Elle attrape le joint avec sa main gauche malhabile et tire dessus. Réfléchissant à la question à mille balles de Tiago, elle fronce les sourcils. Elle n'a jamais aimé cette façon de décider arbitrairement que des choses étaient masculines ou féminines.

- Je ne crois pas que ça soit propre aux femmes, je pense qu'il y a tout un tas d'hommes qui ne cherchent pas à coucher le premier soir.

En lui passant le joint, elle ajoute avec une pointe de méchanceté :

- Peut-être que les femmes que tu rencontres ont besoin d'un temps de réflexion parce qu'elles ne sont pas tout de suite convaincues que tu en vailles la peine.

Sérieusement, elle n'y avait jamais réfléchi. Pourquoi est-ce qu'elle ne passe pas à l'acte le soir-même avec un inconnu ? À cette idée s'oppose tout de suite un sentiment de retenue, qu'elle n'arrive pas à expliquer. Ça lui ait déjà arrivé de finir dans le lit de quelqu'un d'autre sans que ce soit prévu, mais avec un ami, une connaissance, jamais quelqu'un de rencontré le soir-même.

- Honnêtement, je ne sais pas. C'est pas anodin de partager ce genre de moment avec quelqu'un, peut-être que certains ont besoin de plus de temps que d'autres pour envisager la personne en face comme partenaire potentiel. Tu parlais de feeling tout à l'heure, il doit y avoir de ça. Mais je suis certaine qu'il y a des tas de femmes qui décident le soir même de passer le cap.

Erika est vraiment déterminée à lui enlever de la tête cette idée que "toutes les filles refusent de coucher le premier soir", elle envisage même un bref instant d'accepter sa proposition, histoire de lui dire "tu vois ? toutes les filles ne sont pas comme ça !" mais elle a encore ce sentiment de retenue qui lui vient immédiatement. Non, décidément ça n'est pas pour elle. Elle finit sa bière et dit :

- Par exemple, tu n'es pas sans me faire de l'effet et je me sens plutôt bien avec toi. Mais j'ai déjà dit que le côté bad boy c'était pas mon genre et une soirée c'est pas suffisant pour que j'arrive à cerner si oui ou non tu m'intéresses. Donc c'est niet.

Elle s'applique à froisser chaque papier d'emballage pour les faire rentrer dans la barquette du burger désormais fini, même si elle est plutôt maladroite avec une seule main. Puisque c'est le soir des questions à mille balles Jean-Pierre, elle se demande si elle n'a pas une question du même acabit pour lui. Elle est surprise de se rendre compte que oui et, après un moment d'hésitation, elle décide qu'au bout de plusieurs bières elle est plus audacieuse que d'habitude et elle peut se permettre de la poser. Après tout, ils ne sont plus à ça près et l'autre en face à l'air très à l'aise pour discuter dans ce domaine. C'est donc l'air très sérieux quoiqu'un peu pompette qu'elle demande à Tiago :

- Pourquoi les hommes sont obsédés par leur engin ? Il y a des tas d'autres façons de prendre du plaisir, est-ce que c'est à cause de ce con de Freud que vous imaginez qu'il y a que ça qui marche ?

Elle secoue la tête, l'air mécontent. À tous les coups c'est de la faute de Freud.