Bon. Décembre a démarré trop vite ; Huo est parti en mission diplomatique régler quelques arrangements avec nos amis anglais et namibiens. C’est l’angoisse ces derniers temps, mais j’ai clairement pas envie d’être toute seule. D’autant que j’ai pu discuter avec Karen l’autre jour — je vais régulièrement checker qu’elle est en forme, qu’elle ne s’isole pas, qu’elle continue à aller en cours au moins un peu, et plus globalement qu’elle n’a pas besoin d’aide — quand je lui ai déposé des vêtements de grossesse qui devraient être à sa taille… Est-ce que j’ai regretté ? Oui, carrément, quelques secondes après l’avoir vue regarder les vêtements et dire “oh woah c’est quoi ces sapes”. Petit plissement des yeux, un “je les reprends si tu veux hein” et elle savait plus quoi dire. J’vous jure, rendez service tsk.

Est-ce qu’il faut que j’ajoute du contexte ? Karen est enceinte de jumeaux, je la harcèle pour ses examens médicaux et je lui donne un coup de main avec ce que je peux ; Aaron se moque et dit que je la “daronne” mais c’est bon, je ne suis pas un Williams, je n’adopte pas tous les enfants qui ont l’air triste, d’accord ?? En plus, elle a pas l’air triste, c’est juste une grosse reloue, et-

Oui, bon, je l’ai invitée à manger ce soir, vous êtes contents ? J’étais toute seule, je lui ai demandé ce qu’elle aimait bien manger, et je me suis dit que ce serait l’occasion de lui présenter mon fils, qu’elle s’habitue un peu à voir des bébés, vu qu’elle va vivre avec deux très prochainement… et pour les vingt prochaines années au moins. Sauf si elle décide de les donner à l’adoption, mais j’en doute, elle avait quand même l’air super heureuse de voir ses petits bouts…

Pourquoi je fais ça pour elle ? Je ne sais pas, ça me stresse de la laisser toute seule, d’accord ? Elle me rappelle ma mère quand elle était plus jeune, je crois — un peu désespérée, complètement à côté de la plaque mais hyper aimante envers ces futurs bébés… Alors je me dis simplement que je fais ma part. Puis elle est touchante cette fille, quand elle n’est pas en train de dire des vacheries ; elle m’a demandé de veiller sur elle, un peu implicitement. Elle n’a pas demandé non plus, je crois que Karen n’a jamais appris à le faire, mais elle m’a fait comprendre qu’elle comptait sur moi. Et je ne suis pas juste médecin, à Terrae ; je suis aussi Master, et je suis aussi Aoi. C’est une raison suffisante.

Et puis, la vérité, c’est que je l’aime bien.

Quand elle toque (je lui ai demandé de toquer, on a un mot à côté de la sonnette quand Fai dort ; j’ai oublié de l’enlever après sa sieste du début d’après-midi), je suis en train de donner à manger à Fai dans la chaise haute, un peu de bouillie de riz assaisonné et des boulettes de viandes, et quelques légumes cuits vapeurs. J’ai appris à cuisiner entre temps, hé, je suis fière de moi. Et mon bébé a deux ans et demi maintenant, il est déjà un peu grand, mais il a encore ses grandes joues gonflées hihi.

Je lui fais un bisou sur la tête et lui demande d’attendre pendant que je vais chercher Karen, lui demandant de bien garder la cuillère en bouche. Eeeet……. évidemment, il en met partout. Ahh. Je nettoierai après.

—Bonsoir Karen, je souris largement en voyant la tête blonde, une fois la porte ouverte. Viens entre, mets toi au chaud. Tu pourras enlever tes chaussures dans l’entrée ? Si tu veux, je t’ai posé des chaussons.

Je les lui indique, ils sont posés à côté du tapis dans l’entrée.

__–Est-ce que quelqu’un ici aurait l’obligeance de bien vouloir m’expliquer pourquoi, par tous les saints du Paradis, allons-nous manger chez cette morue ?
__–Alors. (Il commence fort l’autre connard, vous voyez ce que j’dois subir tous les jours ?) Déjà les saints c’est un truc de cathos, pas de, euh… de protestants là. Puis, on parle pas des gens comme ça stp. Ensuite, c’est évident le pourquoi, mais t’es con, donc je laisse passer. Enfin, c’pas toi le narrateur ? C’pas à toi de raconter ça ?
__–J’en ai bien peur.
__–Effectivement, la relation entre Karen et Aoi avait été pour le moins intense ces derniers temps et une invitation à aller dîner chez elle était, somme toute, une conclusion assez logique. Rares étaient les semaines sans une conversation téléphonique, un échange de messages, un passage à l’hôpital pour quelque contrôle ou question, au domicile de l’une ou l’autre – bien que jamais jusqu’ici Karen n’avait-elle dépassé le porche de chez sa docteur –, une discussion dans les couloirs ou les espaces verts, quand elles s’y croisaient.
__–C’était, à bien des égards, une relation fort étrange. Loin, très loin de s’apprécier, les deux femmes avaient des manières bien à elles de converser. De ne serait-ce que se dire bonjour, en fait. « Encore habillée comme un sac, mais j’y crois pas, meuf la prochaine fois que tu fais les courses je viens j’m’en fous j’ai honte de traîner avec toi là tssk. » versus, « Hé ben, t’as l’air en forme pour quelqu’un qui a des cernes jusqu’aux genoux. Tu fais pitié, vraiment. Je vais te faire des bentos là, c’est plus possible. » En bref, des échanges de familiarités qui n’allaient pas décroissants en acidité.
__–Ouais, même si en fili… en c’est quoi ton mot déjà là ? En filigrane ? En ça ouais, ça veut dire qu’elles sortent faire les magasins ensemble, qu’elles « traînent ensemble » et qu’elles se font des petits cadeaux. Bah ouais, Aoi file des conseils bouffe, pas de fromdu, de poisson cru et autres conneries genre, des sapes adaptées aussi. En retour, Karen, euh… Oui bon à un moment elle a que seize piges, évidemment qu’elle se fait daronner et que c’est un peu à sens unique. Mais elle essaie, hein ! Genre, elle essaie vraiment de lui rendre des services, genre payer sa dette et tout, de lui donner des conseils, x fois elle lui a proposé de lui faire son maquillage. C’est presque mignon.
__–Soit, passons. Aussi, après mûre réflexion et par chance, vu qu’elle n’avait rien d’autre à faire de sa soirée – elle a accepté direct et annulé tous ses autres plans, en fait –, Karen se retrouva devant la porte des Zang-Amazaki pour y sonner.
__–Toquer.
__–Une soudaine et inopinée envie de décrire ta condition psychologique ?
__–Mais bordel de trou du cul, elle a toqué. Elle s’est souvenue qu’Aoi lui a déjà demandé ça Rapport à son mioche, pour les fois où elle se pointe pendant sa sieste et tout. Suis, bordel.
__–Soit, soit. Toquer, donc. Aoi lui ouvrit et la gratifia d’un sourire. Qui eut une réponse que nous qualifierons d’existante.
__–Oui bon, elle s’est pas jetée dans ses bras pour lui faire un câlin mais elle lui a bien rendu, quoi. Pas b’soin de lire les émotions pour voir qu’elle est heureuse juste à la voir.
__–Cette seule pensée me donne la nausée, aussi vais-je continuer sans plus m’y attarder.
__–« Salut. Euh ouais, merci. »
__–Elle retira ses chaussures, posa son sac, son manteau et constata l’intérieur où vivait son docteur. Elle avait déjà pu en avoir quelque aperçu, au vu de l’importance des baies vitrées, mais ne s’y était jamais attardé plus que cela à l’exercice de sa contemplation. On pouvait en apprendre beaucoup sur une personne par l’agencement de son lieu de vie.
__–Karen fit une petite moue désobligeante. C’était propre, certes, mais bien vide, peu décoré, osons le dire ; impersonnel. Aoi n’avait nullement semblé être une personne dotée d’une créativité débordante, mais il était toujours navrant de constater à quel point cela était vrai.
__–Ouais alors vu la pauvre chambre d’étudiant vite fait glauque de Karen, poupoune hein. Non puis c’est, bah, c’est sympa quoi, normal. Ouais, un peu vide… M’enfin, ’faut pas être super malin pour capter qu’Aoi est viteuf maniaque sur les bords donc j’dis pas, ça lui ressemble. Et y’a son mioche ! Coucou Fai !
__–En revanche, il y eut un élément qui attira son attention. Lui fit hausser un sourcil. Se tourner vers Aoi avec une expression de consternation méprisante. Elle pointa la table basse ; typiquement japonaise, avec ses coussins posés à même le sol, quoiqu’un canapé bien plus occidental était posé derrière.
__–« Euh, on va quand-même pas manger par terre, comme vous faites d’habitude, là, si ? »
__–Ceci dit, la perspective de manger aux côtés du bébé, qui épandait sa nourriture partout autour de lui, n’était pas plus réjouissante.
__–Euh, si ?
__–Je te demande pardon ?
__–Bah chaipas, c’est évident ? T’as vu comment elle a regardé le moutard avec c’t’air attendri, là ? Elle voit même pas qu’il fout le sbeul partout autour de lui ce petit couillon adorable.

Bon, elle a souri, j’en attendais presque pas autant en ouvrant la porte. Je récupère son manteau pour l’accrocher sur le porte-manteau de l’entrée, la laisse enlever ses chaussures tranquillement. Evidemment, elle est en train de détailler l’intérieur — que j’ai bien briqué et rangé, comme Huo n’est pas là je ne veux pas que ses papiers traînent partout. J’ai tendance à me sentir un peu envahie, alors les seuls endroits où je tolère des objets c’est les étagères et autres bibliothèques. Puis les rebords de fenêtre pour les plantes et tout ça, les cadres photos. Huo aime bien accrocher des photos aux murs… Alors on en a çà et là, avec nos amis dessus.

Et puis évidemment, le coin à jouets de Fai qui doit être le seul endroit où j’autorise le chaos dans cette maison, ahem. J’invite Karen à me suivre et lui propose de prendre son sac pour le déposer sur une chaise ou sur le porte-manteau, comme elle le souhaite.

—Bonzour !!!

Fai, lui, s’agite quand il la voit et bat des pieds ; ça me tire un sourire… enfin jusqu’à ce que je voie qu’il agite les mains avec, et que le bol de riz se fasse éjecter de la chaise haute. Le bol flotte dans les airs et se repose leeentement.

—Fai, fais attention, je le gronde gentiment. C’est Tata Karen, tu te souviens ?

Il hoche la tête en boudant, nez retroussé, parce qu’il vient de se faire reprendre. J’attrape alors la serviette pour lui essuyer la bouche, il s’en met partout tsssk. Je veux demander à Karen comment elle va quand… ouais, elle est en train de mépriser ma table basse, ou je rêve ?? “Vous” ??? C’est qui “vous” ??? Je hausse un sourcil consterné, puis étire un sourire en coin…

—Oh, j’avais effectivement prévu qu’on mange sur la table basse, mais si tu préfères on peut évidemment manger sur la grande table avec Fai. Je n’aurais pas envie que tu te fasses mal au dos.

Je suis gentiment moqueuse sur ce coup-là, mais évidemment que j’ai pas envie de la faire asseoir par terre. Elle est à son deuxième trimestre, je suis pas une tortionnaire. Par contre plus tard….. t'inquiète qu'on mangera sur la table basse, meuf.

—Bon sinon, comment tu vas toi ? Installe toi où tu veux, on va juste attendre que Fai ait fini si ça te va. Tu t’en sors chéri ?

Trois trucs en même temps.

__–Mooooh il est trou chouuuu !
__–Et sale.
__–Comme un bébé, quoi. Puis en vrai ça va, avec une daronne aussi balaise avec sa magie, tranquille. Par contre… Ouais, même moi je cautionne pas, là.
__–« Ah bah d’accord, « tata », tu veux pas carrément me filer une canne et un châle tant que t’y es ? Nan mais Fai, juste Karen c’est bien. C’est très bien. »
__–Et on retourne à la discute avec sa reum. Et bordel… Elles vont se tuer avant l’entrée en fait là. Enfin, enfin non, c’est leur manière à elles de, euh… de je sais pas en fait, pas de se dire qu’elles s’aiment bien, mais pas l’inverse non plus, alors merde.
__–« Hin hin hin – vous savez, cet espèce de faux rire qu’ont les grosses connasses –, c’est gentil, merci, mais je crois que je peux encore tenir assise hein. Pourquoi, toi tu pouvais pas quand t’avais que Fai dans le ventre ? »
__–Nan mais tu te souviens qu’elle t’a invité chez toi ?
__–« Enfin, je juge pas hein. »
__–Essaie pas de te rattraper, c’est pire.
__–Sur ces entrefaites, Karen alla se poser à côté de Fai, bien entendu, qui semblait avoir plus envie de jouer avec sa nourriture que de la consommer. Ayant déjà eu à faire à des enfants en bas âge qui connaissaient les mêmes problématiques alimentaires, Karen tourna son attention vers le jeune garçon et devint, ma foi, au vu du changement de ton entre celui adopté envers Aoi et envers son rejeton, une tout à fait différente personne.
__–Et vlà plus agréable.
__–« Bah alors, on veut pas manger ? Attends, regarde, je t’aide, d’accord ? On fait l’avion ? Hop, je prends du riz dans la cuillère… Et pchhhiouuuuu l’avion il décolle ! Niiiaaaaam… Et on ouvre grand la bouche pour qu’il atterrisse ! Encore ? T’as presque fini, c’est bien ! »
__–Inutile de dire qu’elle s’en sortait fort bien.
__–C’est ça d’avoir été programmée pour le care par son éducation, hum hum.
__–Comment donc ?
__–Rien, t’occupes.

Oui, tata, oui. Comme ça a l’air de te saouler, t’inquiète que je vais bien t’appeler comme ça tout le temps avec Fai, histoire qu’il l’intègre et qu’il te casse les pieds avec. Ce sera ma manière de TE casser les pieds. Puis genre ça te dérange pour de vrai, non mais oh. Il va pas t’appeler onee-chan* non plus, faudrait voir à pas pousser mémé dans les orties.

—Mais non, ça t’irait bien, j’en suis sûre…
—Karen-nee-chan* ?

Je lance un regard outré à Fai par-dessus l’épaule de Karen pendant qu’elle se rapproche en riant comme une de ces pimbêches dans les animes. Ils font une alliance contre moi, ou je rêve ? Roh mais ils sont trop chou ensemble c’est pas possible là regardez-les blblbl et attends, comment ça “que” Fai dans le ventre ?? Mon envie de plisser les yeux est tellement forte qu’un de mes vaisseaux sanguins risque d’exploser avant la fin du repas si je continue à me contenir comme ça.

—C’est pas une compète, Karen, et la table basse c’était une blague. Oui je tenais assise et je pouvais m’asseoir sur les coussins, je soupire. Il me fallait juste une grue pour me redresser, et mon médecin m’a conseillé d’éviter de trop bouger vers la fin de la grossesse donc j’ai surtout fini sur le canapé. Donc on mange où tu as envie tout à l’heure, je ne veux pas que tu sois inconfortable.

De toute manière, à ce moment-là, avec les complications et le stress qu’on a accumulé durant toute l’Eclipse, j’étais au bord de l’implosion parce que je n’avais techniquement plus le droit de trop bouger. Et surtout pas de quitter trop la maison, parce que ça devenait vraiment dangereux avec tous les pouvoirs qui faisaient n’importe quoi. On craignait une naissance prématurée de Fai, j’avais eu pas mal de contractions et je n’étais de toute manière pas dans mon état normal après l’attentat dont a été victime Mitsuki… Un nuage passe dans mes yeux, mais il s’envole bien vite lorsque je regarde les interactions entre l’adolescente et Fai.

C’est toujours estomaquant de constater à quel point elle se débrouille bien avec les enfants. C’est ça qui est attachant chez elle, c’est une langue de vipère mais elle est douce et gentille… Ahlala. Alors tranquillement, je souris et m’éclipse dans la cuisine pour rapporter une carafe d’eau, celle sur la table étant presque vide, afin de nous servir, Karen et moi.

—Tu te débrouilles bien, je souris doucement.

Fai lui fait un grand sourire et lui raconte sa vie en babillant. Il parle du livre qu’il a lu tout à l’heure, ça raconte l’histoire des dinosaures… il aime bien. C’est un petit curieux, de toute manière, donc tout l’intéresse du moment qu’on rend ça ludique.

—Dis-le moi si tu as envie de boire quelque chose d'autre, en attendant je t'ai mis un peu d'eau. Il faut s'hydrater. Ah, tiens Fai, je t’ai remis un peu d’eau aussi. Eh bonhomme, concentre-toi sur le repas, tu lui raconteras tout à l’heure.
—Mais je parle !! boude-t-il avec... emphase. Il a balancé du riz partout.
—Tu lui raconteras tout à l’heure, je réinsiste en insistant du regard.

Alors qu’il plisse le nez et me boude, je repose son verre — un peu plus petit et épais que les nôtres — près de lui, pour qu’il puisse l’attraper au besoin. Il est autonome à ce niveau-là, on essaie de lui apprendre à tenir ses ustensiles tout seul depuis un moment…

—Nee-chan, tu joues après ?

Ouais, on va pas pouvoir manger, quoi.



*Ca veut dire grande-sœur mdr.

__–Chan ? C’est, euh… sœur, c’est ça ? Oui c’est ça. Bah ouais, Karen elle suit les cours de jap, ’faut pas croire.
__–« Oui voilà, t’as tout compris, Fai-chan ! »
__–Et elle lui frictionne la joue mooh c’est trop mignon.
__–Certes, certes. Le jeune Fai se mit alors à déballer bien des choses sur de grands sauriens et des ouvrages littéraires, enchaînant les phrases entre deux bouchées que lui administrait une Karen attentive au moins autant à ce qu’il n’en mît pas partout qu’à ce qu’il pouvait bien raconter.
__–Aoi les laissa à leurs affaires et revint avec de l’eau, dont Karen but un verre avec joie. Il était vrai que plus les semaines avançaient, plus le sentiment de soif était récurrent. Réelle impression ou illusion née du fait que la littérature qu’elle consommait sur la grossesse recommandait de boire régulièrement, difficile à dire.
__–« Ah, merci ouais. Et rooh, Fai-chan, attention ! »
__–Urgh.
__–Mais naaaaan c’est trop choupi ! Regarde-le avec sa petite bouille qui boude là, si c’est pas juste adorable.
__–En attendant, Karen sourit certes, mais aussi roula les yeux et ramassa les grains éparpillés sur la table.
__–« D’accord, je jouerai avec toi, mais d’abord il faut tout finir ton assiette et ton verre. Et puis on va devoir manger ta mère et moi, sinon j’aurai pas d’énergie pour jouer avec toi. Je te laisse te débrouiller tout seul un peu, deal ? »
__–Karen tendit la main. Quelque chose qui fonctionnait bien, avait-elle remarqué ; entériner un accord passé avec un enfant au moyen d’un geste de complicité partagée.
__–Putaaiiiiiin ça en fait du blabla pour dire qu’il se topent la main.
__–« Nan mais du coup, c’est bon on peut manger là hein ça va c’est bon quoi. »
__–Après tout, Karen était déjà installée et avait en plus quelqu’un à surveiller.

Au fond, je peux pas m’empêcher de sourire avec douceur quand je la vois interagir avec Fai. Je roule néanmoins des yeux sans m’en départir quand j’attrape l’éponge pour rassembler et essuyer le riz qu’il a bazardé un peu partout autour de lui. Rahlala mon petit coeur, que t’es agité. Il semble être entre de bonnes mains, alors je peux me permettre de faire un ou deux aller-retours dans la cuisine pour m’assurer que tout est prêt et bien au chaud, mais aussi sortir les bols et couverts que je laisse dans la cuisine pour l’instant. Un rire m’échappe.

—Comme tu te débrouilles bien ! Je note que tu ferais aussi une excellente babysitter, souris-je en coin. Ca marche, je mets la table alors, j’arrive.

Le deal avec Fai a l’air de très bien passer ahaha. Je ressors pendant que Fai s’applique TRES TRES FORT pour pouvoir finir de manger vite — il sait qu’il va avoir droit à la télé pendant qu’on mange, garnement là — et sers la soupe de miso blanc dans des bols. Il y a quelques morceaux de tofu marinés coupés en cube dedans, quelques légumes, du wakamé et des petites pousses de bambou en tranches fines. Elle va passer toute l’entrée à faire des remarques à la con, mais je me suis préparée mentalement, ça devrait aller. Aidée par ma magie, je transporte les deux bols brûlants qui flottent dans les airs autour de moi, ainsi que des assiettes et les couverts pour tout à l’heure ; deux paires de baguettes, deux cuillères creuses et une paire de couteau-fourchette pour la miss. Tout se dépose sur la table avec fluidité ; Fai a presque fini de manger. Le bol se pose sur les assiettes, les couverts à leur place, les baguettes sur les repose-baguette encore sur la table.

—C’est une soupe miso, c’est très bon et plein de nutriments, ça te fera du bien. C’est comme un bouillon avec quelques légumes dedans et des morceaux de tofu.

Si elle n’aime pas, elle pourra le laisser, j’en ai fait une casserole pleine. Je me suis assurée que le goût soit assez doux pour que ça ne soit pas trop odorant pour elle. En attendant, je souris et m’installe aussi, laissant faire Karen avec Fai.

—Pour le repas, je nous ai fait quelque chose d’assez simple, du porc pané avec du riz et des légumes, ça t’ira ? Je ne suis pas partie sur quelque chose de trop compliqué, au cas où tu n’aimerais pas.

Puis je regarde Karen et l’observe, attendant qu’elle soit dispo pour manger avant de commencer moi aussi. Ca a l’air de faire plaisir à Fai d’avoir quelqu’un à la maison, peut-être qu’un petit frère ou une petite soeur ce serait chouette— oh ouais mais non, flemme, j’ai pas le temps pour ça maintenant omg je vais peut-être mourir dans deux semaines, moi, en fait. Aha.

—Oh d’ailleurs, avant que j’oublie... Je pars en mission bientôt, il est possible que je n’assure pas tes examens médicaux de la fin du mois, en fonction du temps que ça me prendra. Mais si jamais ça ne va pas, ma collègue Yuuna pourra répondre à tes questions et t’examiner.

C’est dit sur un ton suffisamment léger pour ne pas l’inquiéter, mais j’ai la gorge un peu serré.

—Tu as prévu de fêter Noël avec quelqu’un, toi ?

Ouaiiis bon changement de sujet. Peut-être qu’elle va me répondre cette fois.

__–Ouais alors ok il veut manger vite le p’tit mec, mais ’faut qu’il mâche correct ! Du coup bah Karen essaie de le faire un peu ralentir.
__–« Héo, te gave pas ! Compte au moins vingt mastications, sinon ça compte pas ! Après la nourriture elle va direct dans ton estomac, il est pas content et tu peux avoir mal au ventre. Okay ? »
__–Aoi servit donc une soupe… typiquement japonaise, dirons-nous. Karen la considéra. Assez longuement. Cela avait l’air…
__–Pas dégueu, en vrai.
__–« Euh ça va hein merci, je sais c’que c’est, on a des restaus asiats’ aux États-Unis et j’viens pas de la campagne, moi. »
__–Bon puis quand-même elle goûte et hmmmmmmmm c’est quand-même pas l’même délire que le truc tout con avec trois bouts d’algue et de tofu qu’ils servent au chinois du bas de chez ses darons, hein. Du coup la gênance parce qu’elle en reprend une autre cuiller directos – en même temps elle avait vlà la dalle, la vérité.
__–« Oui bah euh. C’est pas mal. Merci. »
__–Fiiiiiou.
__–Pour ce qui était de son idée de repas… Même moi suis obligé de reconnaître que c’était tout à fait alléchant.
__–« Ah, euh. Non mais ouais, c’est… C’est cool. »
__–Il fut donc temps de passer aux questions qui fâchaient. Tout d’abord, l’annonce d’Aoi, qui fit rouler les yeux de Karen tellement fort qu’on aurait cru qu’ils allaient sortir de leurs orbites pour rejoindre celle de la Lune.
__–« Nan mais tu déconnes, si tu t’fais buter j’te tue en fait. »
__–Ouuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuh. C’est bon ça. J’vous laisse savourer le gros blanc que ça a foutu. Puis les joues vlà rouges de Karen surprise en mode ah bah ok j’viens de lâcher un truc sympa (si si, j’vous assure !) comme ça au débotté, non mais ça surprend, c’est clair.
__–Et l’autre question, ô combien cruciale, de Noël.
__–« Chaipas. »
__–… Avec une réponse un peu moins grandiloquente.
__–« On faisait ça en famille, mais bon bah c’est mort là, grosse flemme de rappeler mes vieux en fait. »

Les interactions entre Karen et Fai me font sourire, c’est tout doux. Et puis, elle a un côté marrant. Avec un peu de chance, Karen aura l’occasion de mûrir davantage avec ses bébés… du moins, c’est ce que je lui souhaite. L’immaturité dont elle fait preuve colle avec son âge, après tout, mais parfois ça m’effraie pour ses petits. C’est à cet âge que je suis partie de chez maman pour venir à Terrae, et c’est aussi à cet âge que maman est tombée enceinte de moi. J’ai l’impression qu’y a une boucle qui se ferme avec Karen dans ma vie, et évidemment ça réactive beaucoup de choses. Ca me rappelle qu’on prend des décisions nulles à cet âge, et ça me rappelle de la galère dans laquelle j’ai grandi, avec ma mère-adolescente qui faisait n’importe quoi à côté. Le fait d’avoir dû grandir trop vite, sans père, sans vraiment de soutien à côté pour ma mère qui a galéré avec plusieurs petits boulots. L’ancienne Terrae, je me dis que ça lui a sauvé la vie, mais ça la lui a aussi un peu bousillée. Surtout quand ça s’est terminé : il a fallu partir, mais pour retourner où…

Evidemment, ce n’était pas une mauvaise mère. Mais je ne parlais pas, je ne faisais pas de bruit pour ne pas la déranger. Je me suis effacée, et finalement je me sentais seule, puisqu’elle s’échinait à travailler jusque tard au bar. Et elle était hyperactive, toujours à s’agiter dans tous les sens, elle s’énervait vite, elle s’engueulait avec les voisins. Alors oui, j’espère que Karen apprendra, tranquillement, à son rythme, ne serait-ce que pour que ses enfants restent à leur place ; celle d’enfants.

A sa remarque sur mon miso, je souris en coin, puis me radoucis encore.

—Oh, c’est vrai que tu m’as pas trop parlé d’où tu venais. C’était comment ? Je suis jamais allée aux Etats-Unis. (Sauf une fois, et après ils nous ont envoyé un missile.) Contente que tu aimes.

Et je souris encore. “Cool”, parfois, c’est son max mais ça n’en est pas moins plaisant à entendre. On apprend à décoder le langage Karen, avec le temps.

Quand je lui annonce pour la mission, je m’étouffe avec ma soupe à sa réaction, par contre. Je tousse un peu, sentant les larmes me monter aux yeux (parce que je m’étouffe). Et effectivement, il y a un gros blanc.

—Je n’ai pas prévu de- (Je jette un oeil inquiet à Fai, à côté, qui fronce les sourcils, alors que je sens l’expression de malaise sur mon propre visage.) Ca ira, ne t’en fais pas. Je vais juste devoir m’absenter, il n’y a pas de raison…

Bon, c’est carrément un mensonge, parce que si tout se passe bien, ça devrait durer la journée au maximum. Mais voilà.

—Evidemment, c’est compliqué pour tes parents… Est-ce que tu as des amis avec qui le fêter ? Je ne sais pas si je serai de, euh, retour pour Noël, mais si c’est le cas tu seras évidemment la bienvenue.

Huo m’a toujours dit que je ne savais pas mentir. Maman aussi. Allen aussi. Non, mais, tout le monde en fait.

__–Ouuuuh ça s’lance directos dans les questions qui fâchent. Karen laisse un p’tit moment, pour, tenez-vous à votre siège, surtout toi Fai tu vas t’vautrer comme un sac là, réfléchir à c’qu’elle va dire. Je sais, je sais, ça arrive pas souvent.
__–« Euh, bah. C’était un peu de la… Point de grossièretés en présence d’un enfant, voyons. C’était pas… J’suis contente de plus y être, quoi. ’fin… Déjà, y’en avait que pour les mecs. Ooooh ça y est elle est lancée, prenez un siège les enfants. Mais les mecs, au secours quoi, je faisais du hockey avant qu’Abbott et Costello là se pointent t’sais – elle désigne son ventre –, alors déjà grosse innovation quand tu dépasses les quinze ans parce que tu découvres l’existence du déo, mais alors le dosage c’est pas ça, tu passais à côté de leurs vestiaires tu te serais cru dans une chambre à gaz, puis toujours là à parler de leur teub, puis ces gros débiles de faqueux que tu repérais à cent mètres qui se prenaient tous pour les roi du game, à chercher à se faire des meufs même vlà plus jeunes qu’elles, même des mineures, mais remballez quoi, vous en avez pas assez de nanas dans votre campus qui se défoncent à la… ’fin bref, puis bon ça allait c’était pas comme la grosse campagne de ses morts, mais à part le whisky a trois dollars la bouteille et, euh, les substances là, et niquer, bien sûr, ah bah bien sûr, et niquer, y’a rien à faire, on se fait chier comme des rats morts, puis tu dois tout faire en voiture, donc demander à tes parents, sauf que mais t’aurais vu les adultes aussi, c’est juste pas possible d’être aussi coincé du cul et sévère à ce point ! Mais qu’eeeeeeest-ce que vous nous parlez de c’est indécent de se tenir la main en public, ça va on emmerde personne, on est hétéro et t’façons c’est la foire de la pine dans votre salon dès que vous partez en week-end, on est juste sympas on retire le vomis de la piscine et on fait passer les restes de MDMA par les chiottes. Tu verrais la tronche des poissons dans la Cape Fear River, ils étaient tous trisos. Puis… Euh. Enfin. Voilà. Pardon. »
__–Karen reprit une gorgée. C’est qu’à force de parler, sa soupe allait devenir froide et ce serait fort dommage.
__–Ouais, puis elle s’était lâchée aussi fort sur personne à cracher dans son dos depuis au moins, fiou, trois jours, ça la démangeait si fort vous pouvez pas savoir. D’habitude, c’est Minoru qui subit ses, comment on dit quand on parle tout seul ? Ses monologues. Voilà.
__–« Toi, t’as rien entendu. »
__–Dit-elle, en désignant Fai.

__–Et passons à la suite. Karen pencha la tête légèrement sur le côté, haussa les yeux, fit une très légère moue. Elle savait reconnaître quand un adulte racontait ce qu’un mineur voulait entendre.
__–« T’absenter, ouais. »
__–Enfin, le message était passé. Karen regarda le cul de son bol. Fit s’agiter les derniers bouts d’algues dans les derniers millimètres de fond. Aoi restait allusive sur son retour le 24. Lui fit une sorte de promesse conditionnée.
__–« Tu m’enverras un message quand tu seras revenue, d’accord ? »
__–Mooh avec une p’tite voix comme ça ! Cé ti pas meugnon.
__–« Juste pour être sûre, quoi. Pour pas que j’m’inquiète. »
__–Alors oui, ça lui a arraché la gueule de le dire à voix haute, tellement qu’elle ose plus la regarder. Comme il est beau ce mur blanc, ohlàlàààà.