Un sourire. On laisse ici la discussion au sujet de sa mère. Évidemment, ils n'ont pas parlé du père d'Huo ; c'est tabou entre eux. Entre nous aussi, un peu. Il ne m'en parle pas vraiment, et je n'ai pas osé poser de question depuis la dernière fois qu'il a évoqué le sujet, quand il a dit qu'il ne voulait plus voir son père.

—Hmmm, je ne sais pas, ce que vous faisiez ?~ Qu'est-ce que vous aimiez faire, où,... raconte moi qui vous étiez.

Je rougis un peu, embarrassé. Pas que je suis gêné d'en parler mais… Enfin y a certains trucs qu'on faisait dont je suis pas très fier non plus. Mais en même temps, tous les ados font des conneries, on grandit après.

— Hmmm… Par quoi commencer… Oh je sais. Un des trucs qu'on aimait beaucoup faire, c'était jouer au baseball dans les terrains vagues en construction.

Je rigole doucement au souvenir. Ça faisait partie de mes trucs préférés.

— On avait un seul gant à moitié défoncé qu'on rafistolait avec du scotch et une paire de battes en bois usées. Jun se mettait sur le bord du terrain et il nous regardait faire en roulant des yeux.

Le baseball ? Je ris un peu avec lui, attentive à son discours. Son ami Misao aurait été heureux d'apprendre ça, lui qui est féru de baseball.

—Il n'aimait pas participer ? je ris.

Du souvenir que j'en ai, Jun était vraiment doux, mais timide. Un peu comme un grand frère qui s'occupe des plus jeunes. C'est sûr qu'il devait être moins casse-cou... surtout quand on sait la tête brûlée qu'était Huo quand il est arrivé à Terrae : j'imagine qu'il devait être pire, adolescent ! Pauvre Jun !

Je souris en coin à l'image de la fois où j'avais réussi à convaincre Jun de tenir la batte. Il avait pris une belle couleur écrevisse dès que les autres avaient commencé à faire des commentaires suggestifs.

— Il préférait regarder. Il avait fait une chanson parodique d'un tube populaire qui parlait de nos scores et d'une gamelle que j'avais faite en essayant de rattraper une balle.

Je rigole, heureux et un peu nostalgique.

— J'aimais beaucoup quand il nous jouait de la guitare. On était souvent dans des parcs ou vers des places passantes quand on sortait. Les gens nous regardait de travers.

Je pince les lèvres. J'étais fier de ça, de l'idée subversive qu'on faisait peur parce qu'on étaient différents alors qu'on était juste une bande de voyous en devenir qui allaient finir avec une balle dans le crane ou infirme à cause d'une bagarre de trop.

— On était tellement cons. J'sais pas ce qu'ils sont devenus, tous. Y en qui sont surement morts depuis...

C'étaient vraiment des enfants, je me dis en souriant, imaginant leurs mines d'adolescents éraillés, un peu à côté de la société, qui luttaient ensemble pour un peu de bonheur. Pas facile tous les jours, mais au final, ils étaient comme une grande famille rapiécée que les gens voyaient d'un mauvais œil. Etonnamment, c'est encore l'image que l'on a de Terrae, dans le monde extérieur ; c'est eux, et nous. Et même nous, Terraens, cultivons cette non-appartenance au reste de l'humanité... "On ne peut pas les laisser entrer"... "Ils vont nous faire du mal"... On utilise peut-être cette excuse pour se protéger, mais on l'utilise aussi pour séparer. Ce n'est pas mieux que de regarder de travers des gamins des rues parce qu'ils sont différents de nous.

Légère moue.

—Tu n'avais pas demandé à Jun, quand il était à Terrae ? Il devait sans doute avoir des nouvelles, non ?

J'ai envie de me souvenir des choses simples, des choses heureuses. J'aimerais oublier tout ce qui ne l'était pas à cette période. Et ça fait aussi beaucoup de choses.

— J'avais pas demandé. Il- J'étais pas vraiment intéressé par la réponse quand on s'était revus et… Enfin c'est de la nostalgie. Je sais pas-

Je soupire doucement, me passe la main dans les cheveux.

— Quand j'étais parti, je les avais laissé tomber. Je pense pas qu'ils seraient contents de me revoir.

Je fais la moue, lâche sa main doucement pour la mettre dans ma poche.

— Parfois, j'oublie les lames de rasoir dans les poches et les coups de feu. Je sais même plus si je ressentais autre chose que de l'adrénaline et de la colère en dehors de ces moments là.

Les lames de rasoir et les coups de feu... la colère. C'est sûr que ce n'est rien de similaire à ce que j'ai pu vivre. Pourtant, avant de venir à Terrae, je crois que je me débattais moi aussi dans un quotidien qui devenait flou. Un frisson remonte le long de ma colonne à cette pensée ; le harcèlement scolaire, dans un premier temps, l'agression, puis l'accident. Je nageais aussi dans ce tourbillon quotidien où je ne savais plus ce qui pouvait exister d'autre. Les lames de rasoir, j'aurais pu les utiliser pour bien autre chose. Ce qui me peine le plus, c'est savoir, me rappeler qu'il lui a fallu vivre tant de choses avant d'avoir la chance de venir vivre à Terrae.

Doucement, je laisse aller sa main loin de la mienne, même si j'aurais souhaité la garder pour le consoler un peu. Il a aussi besoin d'espace.

—Huo, tu n'as pas à t'en vouloir, je souris doucement. Tu as fait de ton mieux. Ils peuvent être en colère, et c'est légitime. Mais que peuvent-ils faire de plus ? Laisse-leur l'occasion de te revoir. Et laisse-leur du temps, comme ta mère essaie de t'en donner.

J'essaye de rediriger mes pensées vers autre chose. De meilleurs souvenirs. Je regarde un peu autour de nous et profite du décor. Quelque part je ne sais pas si je me sens encore chez moi ici. C'est et ce sera toujours mes racines mais ce n'est plus vraiment ma maison.

— J'ai- J'étais très égoïste, tu sais. Si tu penses que c'était le cas quand je suis arrivé à Terrae, avant c'était bien pire.

Je hausse une épaule et reprend sa main lentement pour lui laisser l'occasion de se dégager si elle veut.

— Plus que la colère c'est… Je crois que j'ai peur de ce que j'apprendrais si j'essaye de retourner vers eux.

Je n'ai pas envie de savoir s'ils sont morts parce que je les ai laissé sans la protection que je leur donnais. Même si c'est prétentieux de ma part de penser ça, je sais que ça aidait un peu dans ce monde où la réputation fait pas mal de choses.

Nos doigts s'entrelacent, je l'écoute en acquiesçant. Il n'a jamais eu une très bonne image de lui-même. Plus qu'égoïste, je le trouvais surtout très seul, à son arrivée à Terrae. Il était provocateur parce qu'il ne savait pas comment faire pour communiquer autrement. Parce qu'on lui a toujours appris qu'il fallait surjouer pour être remarqué, pour être respecté. Maintenant, je le respecte parce qu'il a appris à me montrer qui il est, même s'il a encore des difficultés à le voir, à le comprendre lui-même.

—On a tous un côté égoïste. Quand il faut survivre, on met sa survie avant tout le reste, et c'est normal. Ils ont le droit de t'en vouloir pour ça, mais tu as aussi le droit de ne pas te laisser atteindre par cette culpabilité que ressens, je lui explique gentiment.

J'acquiesce cependant.

—Alors ne te force pas à t'y confronter ? Tu n'y es pas obligé.

Je me sens un peu mieux d'avoir formulé ça et je presse doucement sa main dans la mienne. Savoir qu'elle est là pour moi… C'est quelque chose qui m'apporte bien plus de réconfort que je l'aurais cru.

— C'est difficile parfois ? De ne pas culpabiliser.

Je soupire un peu et lui fait un sourire.

— Merci.

Merci d'être là, de me soutenir, de m'aimer, de m'aider à être la meilleure version de moi-même à laquelle je puisse penser.

Sans rien ajouter de plus, j'embrasse sa joue. Bien sûr que c'est difficile. Même des années après, on ressent cette tristesse, ce manque, cette souffrance. On se dit qu'on a mal agi, qu'on aurait pu faire mieux. On n'est pas parfaits, et on ne le sera jamais. Alors je comprends. C'est difficile parfois, ça le sera sans doute toujours. Mais on réussira à dépasser tout ça, je te le promets.

—Il y avait d'autres endroits spécifiques que tu souhaitais me montrer, alors ? je m'enjoue, pour changer un peu de sujet.

Je souris doucement, simplement content de me sentir soutenu comme ça. J'suis tellement amoureux. Celui qui dit que ma fiancée est pas parfaite, je le tape.

J'acquiesce à sa demande et l'entraine un peu avec moi. J'ai envie de profiter qu'on est au bon endroit pour manger un bout au moins. Y a des bons resto dans ce quartier même si c'est parfois un peu cher. Tourisme oblige. Au final on a profité de l'endroit tranquillement avant de rentrer.

[Courant Juin 2019]

Rester calme c'est vraiment pas mon fort. Enfin… Bon ok j'y arrive pas si mal en général. Y a juste certains trucs en particulier qui ont tendance à me faire péter un câble très rapidement.

Particulièrement. Mon père.

Il était déjà pas quelqu'un de vraiment patient quand j'étais môme et visiblement l'âge a pas arrangé ça. Du tout. Soyons honnêtes deux minutes, je suis pas mieux. Seulement j'essaye de faire un effort là. Je m'inquiète un minimum pour mes parents.

Ce qui se passe à Hong Kong depuis quelques semaines, c'est pas juste des petits mouvements de foule. C'est bien plus grave que ça. Et mes parents sont peut-être pas le genre de gens à aller manifester mais la ville est dans un état qui me fait peur.

Je fais ce que je peux pour pas que ça impacte mon boulot en tant que représentant média de Terrae mais c'est dur. J'ai envie de faire partie de ce mouvement, de reprendre ce contact avec la rue et la culture. Merde j'ai envie de prendre des tas de photos et d'aller sur le terrain là-bas mais politiquement c'est pas vraiment possible.

Ce qui me ramène à mon père. Je me suis arrangé avec Maman pour qu'on puisse se rencontrer et j'aimerais au moins les convaincre de se mettre à l'écart le temps que les choses se calment en ville. Visiblement fuir serait donner raison à "ces insurgés" et pas acceptable. Ha oui, j'ai surement jamais précisé que mon père est plus chinois que Hong Kongais. Mais c'est mon père. J'ai pas envie qu'il se fasse emprisonner ou tabasser.

Ravaler sa fierté a jamais été mon truc malheureusement. Pas plus que le sien. J'ai réussi à me contrôler grâce à Aoi quand même. Je suis content qu'elle soit venue avec moi. Je suis content d'avoir réussi à ce que ça dégénère pas en "qui criera le plus fort" et il a eu la courtoisie de pas ramener sur le tapis mon attitude d'ado de l'époque.

Au final j'ai pas obtenu grand chose sinon leur promesse que si il se passe un truc grave ils m'appelleront. C'est mieux que rien et ça me rassure un peu. Je suis quand même inquiet mais j'allais pas les kidnapper non plus. Autant voir les choses de façon positives mais ce qui est sûr c'est qu'il viendra pas à notre mariage. Haha.