« C’est mon président. Je suis brésilienne. Enfin bref, je disais ça pour déconner. »
     L’incident diplomatique que ça provoquerait. Ceci dit, juste pour avoir dans le journal « Une manchote et une japonaise frappent le derrière du président du Brésil avant de disparaître sans laisser de trace », ça vaudrait le coup.
     En fait, plus ça avance dans la discussion plus j’ai du mal à la cerner. Elle donc bel et bien une master. Et visiblement assez mal à l’aise en société. Donc, si je résume, on a une fabricante d’armes futuristes qui aime le bricolage, est peu à l’aise en société et assez maladroite autant dans ses actions que ses relations sociales.
     Je me demande comment elle a fait pour obtenir ses pouvoirs quasi-divins, du coup. Est-ce que je foutrais une telle chose dans les mains de quelqu’un comme elle ? D’un premier abord, pas sûr. Mais hé, ne soyons pas si hâtive dans notre jugement.
     « Non pas du tout, j’aime bien savoir à qui j’ai affaire, c’est tout. Et puis… t’as genre quoi, vingt-quatre, vingt-six, dans ces eaux-là ? T’as pratiquement le même âge que moi, ça surprend, quoi. »
     Tâchons maintenant de dissiper le malaise instauré, on ne vas pas y passer cent-sept ans.
     « Mais du coup, tu m’as promis une soirée pyjama dans ton atelier, on s’fait ça ? »
     Ah, oui, j’oubliais que je n’ai probablement pas affaire à quelqu’un qui est capable d’identifier de l’humour.
     « Je déconne, pardon. Tu veux que je t’aide à porter quelque chose ? »
     J’admets, c’est un peu une question piège. Demander de l’aide à une handicapée est toujours quelque chose d’assez contre-intuitif, ça me permettra de jauger comment elle me perçoit plus en profondeur, on va dire. Dans tous les cas, ça m’irait. Je veux bien être aidée comme je peux porter quelque chose avec mon bras gauche. Après tout, je peux y fixer un crochet de pirate, ce n’est pas pour rien.

     « Vingt-trois ans, et toutes mes dents. »
     C’est quand-même un drôle de compliment, ça ; « être douée pour capter l’âge des gens ». Ça ressemble à un super-pouvoir qui serait vraiment, vraiment nul. J’espère que ceux qu’ils ont en boutique à Terrae sont plus utiles. Hé, qui sait, peut-être que ce sera même quelque chose qui me rendra utile, genre un membre productif de la société, ou quelque chose comme ça. Tout peut arriver.
     Je branche ma pince à quatre doigts, celle qui est la plus précise. Il faut ça pour trimballer des pièces qui pourraient se briser si on les serre trop fort. Alors qu’elle fouille ce dont elle devrait avoir besoin, j’inspecte ses prises. C’est que, tout ce barda risque de finir au bout de mon coude, il faut bien que je sache à quoi m’attendre. Rien de très déconnant, à première vue. Comme c’est elle la roboticienne, je préfère cependant ne pas l’interrompre. Si quelqu’un me balançait des suggestions par-dessus mon épaule pendant une réparation de ma moto ou de je-ne-sais quoi, ça me courrait sur le haricot. Comme disait le père Pereira de l’église d’en bas de chez moi, ne pas faire aux autres ce qu’on ne voudrait pas qu’on nous fasse, tout ça. J’ai quand-même retenu ça – à défaut de tout le reste.
     Enfin quoi qu’il en soit, elle n’a pas l’air d’être la moitié d’une branque, la Mitsuki. Il faut bien qu’elle compense son inaptitude manifeste à la vie en société dans quelque chose. Avant qu’elle ne me tende sa main, j’inspecte le résultat de ses recherches et lui adresse une moue d’approbation.
     « Hé bien, si ça ne consiste pour moi qu’en te prendre la main, ça dépend de si tu demandes à ma gauche ou à ma droite. »
     Tiens, maintenant que j’y pense. Je veux vérifier un truc concernant son pouvoir. Je pose ma pince droite dans la paume de Mitsuki, et débranche subrepticement l’attache qui la relie au reste de mon bras. Ils ne sont plus reliés que par un fil. Avec quoi va-t-elle partir ? Juste mon membre, ou tout le reste ? Tout à fait le genre de truc à savoir si je veux faire des blagues dans ce genre à l’avenir.

     Oh, zut, ça n’a pas marché comme je l ’aurais voulu. Je me demande pourquoi. Est-ce que c’est parce que la séparation entre mon bras et moi n’était encore pas assez importante, parce qu’elle a voulu me téléporter moi dans mon entier et pas seulement juste ce qu’elle touchait ? Ou alors, peut-être qu’elle peut téléporter des choses sans les toucher. Pourquoi m’avoir pris la main, dans ce cas ? Il faudra que je me renseigne plus sur ces pouvoirs, à l’occasion.
     Hé, tiens, je pourrais même être quelqu’un de sociable et demander ce qu’il en est à la principale intéressée ici. Mais plus tard, j’ai d’autres priorités, comme enrichir la littérature mondiale d’un nouveau chef-d’œuvre :
     « Ouaouh. Hé ben. Ouah. »
     Oui, parce que là je suis calme, mais intérieurement, ça m’a fait un choc. Mon cerveau n’était pas prêt à ce que l’environnement autour de lui change aussi brutalement et d’un coup aussi sec. Je pense que ça a dû se voir sur ma figure.
     « Comment tu choisis ce que tu vas téléporter ? Juste par le toucher, ou… ? »
     Où seraient les limites, alors ? Si elle touche de l’eau, quelle quantité de fluide est téléportée ? Si elle veut téléporter un objet dans la main de quelqu’un peut-elle y arriver ? Si une grande chaîne humaine se forme et qu’elle veut téléporter un seul de ses participants, que se passe-t-il ?
     Mais je n’ai même pas le temps de ne serait-ce que formuler toutes les questions qui me viennent en tête que déjà des cartons d’autres se pointent, alors qu’elle utilise ses pouvoirs liés à l’électricité. Non parce que ça doit être ça : elle arrive, deux robots s’allument. Puis j’ai encore trois camions de questions qui attendent dans le garage derrière, à propos de ces robots. Je veux bien que les Japonais soient en avance en plein de trucs, mais là on est plus dans le domaine de la science-fiction.
     J’essaie très, très fort de ne pas avoir de réaction de gamine surexcitée.
     Et échoue à moitié.
     « Ohhh ils sont trop mignons ! »
     Mais bien vite, on passe au cœur du sujet. Je dois dire que je l’écoute à peine, trop occupée que je suis à faire des papouilles à un de ses lapins volants.
     « Hein ? Ah, euh. »
     Je regarde les mains qu’elle dispose devant moi. Voilà donc l’arsenal de mort et de destruction qu’elle planque dans son garage.
     « D’instinct je dirais qu’importe tant que je peux tirer des lasers avec la paume et des missiles guidés miniatures avec l’épaule. Mais plus sérieusement, nan, ça ne me dérange pas qu’on voit que c’est une prothèse. »
     Qu’est-ce que je ferais de toutes mes blagues sur les mains, autrement ?

     Un lapin volant sous le « bras » droit et mon autre à lui caresser la tête, j’essaie de porter plus attention à ce qu’elle raconte qu’aux papouilles que je fais à cet espèce de robot. Oui, oui, de la téléportation, je suis, bien sûr, je suis on-ne-peut plus attentive, même.
     Tout de même, son histoire me laisse circonspecte. Elle va me filer un bras comme ça, tranquille, gratuitement ? Je regarde le micmac, l’attrape, le soupèse. C’est vraiment pas mal du tout, mais ça doit avoir plus de valeur que l’ensemble de mes possessions terrestres, c’est chaud.
     Je remarque un autre problème à force de l’inspecter : je n’aurais aucune idée de comment modifier ça. Non parce que le principe même d’avoir un bras artificiel, c’est de pouvoir faire ce qu’on veut avec. Enfin, en tout cas, pour moi, ça c’est sûr. Hé, je suis la nana qui quand elle a eu un plâtre en primaire a fini avec une œuvre d’art baroque à la place de la jambe.
     « Justement… Tout ça m’a l’air très bien, mais je me rends compte d’un problème, tu vois. À moins que tu ne sois disposée à me donner des cours de robotique de pointe, ce serait toi qui pourrait modifier, améliorer ma prothèse, pas moi. Or, mm… »
     Je ne vais quand-même pas lui expliquer que le fait de pouvoir trafiquer ce corps étranger qu’on m’a foutu à la place de mon bras droit m’a permis de l’accepter et de ne pas totalement le rejeter. Sans ça, je l’aurais beaucoup plus mal vécu que ce que ça a été. Et ce n’était déjà pas très glorieux…
     « C’est le genre de truc que j’aime bien faire moi-même. »
     Mieux vaut passer pour une mécano reloue que pour une névrosée, mm ?
     « Du coup, si tu as des trucs moins… comment dire, moins chers. Tu vois. Plus simples, pouvant servir de base plus facile à travailler ensuite. »
     Oui, je suis tout à fait le genre à se voir proposer un whisky écossais rare et à répondre : « T’aurais pas un premier prix un peu dégueu, à la place ? C’est trop bien pour moi, ça. » Euah. Il serait bon que je me trouve un boulot. Ça me fera penser à autre chose.

     Du recyclage. Bah, après tout, si elle a du pognon à balancer par la fenêtre, qui suis-je pour refermer celle-ci.
     Et voilà qu’elle me parle des propulseurs et des dangers associés. Tout de même, j’aimerais presque aimé voir ce que ça donnait ; si sa tenue peut vraiment voler. Enfin, si visiblement ça menace d’exploser par inadvertance, peut-être que ce n’est pas une si bonne idée que ça.
     « Tiens, si tu ne me l’avais pas dit, je serais revenue chez toi après la perte du reste de mon bras droit. T’es en train de tuer ton propre marché, là. »
     Enfin, assez blagué, il est temps de passer à la pratique. Ça fait plaisir de bosser avec du bon matos, je dois dire. Le mien est plus, mm, plus rustique.
     « Allez, je vais te filer un coup de main. »
     Ça faisait trop longtemps depuis la précédente. Du coup, je change de prothèse pour mettre une pince d’électricien, vu qu’on va surtout dégager des câbles. Mais avant même d’avoir commencé, j’ai un instant d’hésitation.
     « Ceci dit, si tu y tiens tant que ça et que ça ne te dérange pas, tu peux essayer de bricoler un système électrique. Pour que je puisse le contrôler avec mon cerveau, tu vois. T’en parlais toute à l’heure. Il faudrait juste que je puisse le détacher pour y mettre mes autres bras, et, euh… J’aimerais le faire avec toi. Pour apprendre à travailler l’électronique. J’ai quelques bases, mais ce n’est pas vraiment mon domaine. »
     J’attends le moment où elle va se rendre compte que je suis clairement en train d’abuser de sa générosité et m’éconduire. Il ne saurait plus trop tarder, là. En tout cas, si j’étais à ma place, ça fait longtemps que j’aurais pris la porte et mon pied dans le cul.

     Je crois que je vais inventer une nouvelle échelle. Celle des déclaration involontairement terrifiantes. Je lui donnerai le nom d’échelle de… De… Attendez.
     « Ah, au fait, un truc qui n’a rien à voir, c’est quoi ton nom de famille ? »
     Une question un peu étrange vous me direz. Trouvons une astuce pour justifier ça et ne pas créer de situation gênante…
     « Au cas où si je dois te recontacter. Ce sera plus facile. »
     C’est un argument bidon – il ne doit pas y avoir quinze masters portant ce nom – mais qui a le mérite d’exister, on va dire. Et je vois tout de suite ce qu’elle pourrait me répondre : une proposition d’échanger nos numéros de téléphone et mon propre nom.
     « Je t’aurais bien demandé ton numéro mais je n’ai pas de portable. Hé oui, tout le monde ne vit pas dans un pays où on peut se permettre de balancer l’argent par les fenêtres. Et le mien c’est Vasconcelos. Au cas où. »
     Tout ça pour quoi… Ah, oui. Son histoire de toucher mes connexions nerveuses. Je me demande si je n’ai pas fait une connerie en lui parlant de ça, moi, tiens. C’est que, je n’ai pas du tout envie qu’on bidouille mon cerveau ! Rien à taper que les toubibs japonais soient très compétents ou je-ne-sais quoi, c’est pas tout à fait banal, comme opération. Puis comme je suis toujours partie du principe qu’elle était totalement hors de ma portée, je n’ai jamais fait la moindre recherche dessus. Je pourrais, ça me rassurerait peut-être…
     Mais revenons au bras. Enfin, c’est un peu vague, dit comme ça, tout tourne autour de ça, ici. À celui sur la table, disons.
     « Oui ! Même ceux du fond, là. Par contre, je t’avoue que je ne saurais pas répondre à ta question. M’enfin, comme tu le dis, on va déjà essayer comme ça et je repasserai te voir à l’occasion, pour qu’on en reparle et qu’on s’occupe de robotiser tout ça. »
     Un peu mous, comme remerciements.
     « Ah, et, euh… Merci. C’est un super bras. »
     Je lui envoie un franc sourire. Qui n’est même pas teinté d’une légère ironie. C’est rare.

     Un téléphone ? Mm… Venant de n’importe qui d’autre que j’ai connu, cette phrase aurait eu comme sous-texte le fait que je sois tellement pauvre qu’on aurait été en train de me faire la charité. Ce qui aurait eu comme résultat un pied dans le cul et la récupération de ce qu’on daignait me céder, en plus des chaussures et du portefeuille de la personne en question.
     Mais déjà, maraver une master me semble plutôt difficile, ensuite, ça ne serait peut-être pas très bien vu, et enfin, Mitsu n’est certes pas n’importe qui d’autre.
     Enfin, tout de même. C’est… Inhabituel.
     Puis, du coup, je suis gênée. C’est malin. Il va falloir que je trouve une manière astucieuse de refuser.
     « Euh… Ma foi, si ça ne te dérange pas. Te sens pas obligée hein ! Je peux me démerder sans. »
     Bah, tant pis. Si elle est généreuse, qui suis-je pour l’empêcher de l’être ? Il faudra juste que j’évite de lui demander des trucs à l’avenir, ce serait vraiment embarrassant.
     Enfin, elle pousse le bouchon, là, à me proposer son aide, en plus. Puis, je n’ai pas l’habitude. Comprenez-moi : j’entre à l’atelier pour entretenir mon matériel, je ressors avec un bras neuf de qualité supérieure, un portable, une promesse d’aide pour tous mes futurs projets de bricolage et pour une formation en électronique, et pas des moindres, ; une amie. C’est assez rare d’avoir un coup de bol de cette taille en règle générale, alors pour moi, imaginez un peu.
     Mais hé, quand tout se passe bien, mieux vaut continuer dans cette voie que de s’arrêter pour se demander comment c’est seulement possible.
     « Avec plaisir ! Et toi pareil, si t’as besoin de mon aide pour je-ne-sais quoi, maintenant, tu sauras comment me contacter. Et tu sais où me trouver, t’façons. »

     Payer payer payer, toujours payer. À force, je vais finir par enregistrer l’information que j’ai besoin de me trouver un emploi.
     Je me demande ce qu’elle va me filer comme téléphone, du coup. Pour pouvoir utiliser le wifi, ce devra être un ordiphone. Si elle me propose, sachant que je n’ai pas de forfait, c’est qu’elle doit être sur divers réseaux sociaux où je pourrai la contacter. Je suppose. Je ne me suis jamais vraiment intéressée à ces choses-là. Ça veut dire qu’il va falloir que je me penche dessus. Que je réfléchisse. Que j’explore de nouveaux horizons. Meh. Je préfère encore entrer dans la vie active, me payer un forfait et rester aux SMS et appels téléphoniques.
     « Je n’y manquerai pas. »
     J’ai fait ce que j’avais à faire, et même bien plus. Je n’ai donc plus vraiment de raison de rester ici. Pas que j’aie prévu quoi que ce soit d’autre de ma journée, mais je ne vais pas la retenir plus longtemps. Surtout que je suis littéralement en train de squatter chez elle.
     « Ça marche, merci pour tout encore. Sur ce, j’vais y aller, moi. Tu sauras où me trouver, hé hé. »
     Et me voilà qui repart avec mon bras sous… ben, sous le bras.
     C’est donc ça, une master. Des espèces d’entités surpuissantes dotées de capacités hors du commun qui pourraient soumettre des nations entières, mais qui sont aussi des jeunes gens avec des problèmes de jeunes gens. Et c’est mon destin que d’être comme ça. C’est fou. Et très compréhensible qu’un tel institut existe, du coup. Je peux commencer dès maintenant à en faire mon foyer.
     D’ailleurs, j’ai des préoccupations très tangibles allant dans ce sens. Comme par exemple trouver un moyen de ne pas finir, avant que Mitsu ne m’ait justement filé ce fameux téléphone, à ne manger plus que des ramens.
     Ah oui, mais attendez. Elle m’a téléportée où, là ? Je ne reconnais pas du tout les lieux. Mm. Hé bien, c’est parti pour une petite promenade… Avec tous mes outils et bras, ce qui représente un certain poids… Et ce serait clairement trop gênant de lui demander de me téléporter… Donc ben, tâchons de ne pas trop se perdre en route. C’est que, je commence à avoir la dalle, à force de penser à de la bouffe.