Une ombre évoluait à travers les arbres. Pieds nus, vêtue d'une longue robe couleur ocre à la ceinture brune, Nyree se promenait avec son fils de deux ans. Savez-vous ce qui est le plus difficile pour une femme qui déteste le béton ? C'est de se retrouver au centre de Tokyo, l'une des villes les plus denses du monde, là où existe le plus grand passage pour piéton au monde, tout de béton coulé. Mais ne soyez pas trop attristé pour notre amoureuse de la nature et le petit bout de chou qu'elle porte en écharpe, car Terrae est comme une terre bénie où la nature tient bonne place. C'est donc dans une charmante petite forêt que la nouvelle initiée marchait, cherchant un endroit adéquat pour se reposer et sculpter un peu. Elle trouva un chêne immense. Le petit jouait dans son dos et pointa le doigt vers l'arbre avec un grand sourire.

- "Celui-là mon chéri ? Tu penses qu'il sera accueillant avec nous ?"

Je fermais les yeux un instant et adressait une prière à Papa, la mère nature, afin qu'elle m'accorde le lieux de repos et de calme que je recherchais. Je m'installais par terre et défit doucement mon écharpe porteuse pour que Peter puisse se dégourdir un peu les jambes. Il a beau n'avoir que deux ans, c'est déjà un enfant éveillé et curieux. J'avais peur que le changement de lieux de vie ne l'affecte trop fortement, mais il a l'air de bien s'en tirer. Peut-être mieux que moi. Ce doit être l'adaptabilité des enfants.

Je m'installais contre l'arbre, posant mon dos contre le tronc et laissait le petit jouer dans l'herbe près de moi. Mon morceau de bois en main, je commençais à sculpter un hameçon, jetant régulièrement un coup d'oeil à Peter et sa petite voiture. Je me sentis soudain un peu mieux, comme si la connexion à la terre me renvoyait chez moi et me permettait d'oublier ma nouvelle situation.

Alors que la mère et son fils se reposaient tranquillement, profitant des rayons du soleil de la fin de l'après-midi, un vent léger leur apporta l'odeur de la mousse et des champignons. Nyree se détendit à vue d'oeil et un sourire maternel étira doucement ses lèvres pleines alors qu'elle regardait son fils en taillant son morceau de bois.

__–Brrrroum.
__–Ça fait un petit moment que je ne me suis pas remise à cet exercice, tiens.
__–Brrrroum.
__–Y’a pas à dire ça fait du bien. C’est une bonne manière d’occuper son jour de congé aussi.
__–Brrrroum.
__–J’aurais aussi pu le passer avec Pricie, mais elle est sortie avec des potes. Attendez, je trouve déjà super qu’elle socialise avec des jeunes de son âge, c’est pas en plus pour l’emmerder à faire des activités avec moi.
__–Brrrroum.
__–Peut-être que vous vous demandez ce que je peux bien fabriquer, d’ailleurs ? Ben écoutez c’est très simple. Vous savez que le pouvoir Terre permet de contrôler la terre, pas vrai ? Hé bien, deux choses. Déjà, je suis Étoile, ensuite, j’ai analysé la vidéo que j’ai prise du combat d’Alice, qui est quand-même passée master en étant Terre solaire. Certes je suis Terre lunaire, mais ça fait déjà la moitié de ses pouvoir que je peux appréhender.
__–Brrrroum.
__–En l’analysant donc, je me suis rendu compte d’un truc : elle n’a plus du tout besoin de toucher la terre pour la contrôler. Et je me sous souvenue d’une discussion qu’on a eu. Être la terre. Être les plantes. Sentir à travers elles. Alors j’ai voulu mettre en pratique. Avec un exercice pas facile, histoire de me forcer à faire des efforts. Mon truc avec mon élément, c’est de générer des séismes. On va pas très haut sur l’échelle de Richter hein, mais ça déménage quand-même un peu, sur quelques mètres. J’utilise ces tremblements comme un radar. Quand j’injecte mon pouvoir pour faire pulser la terre, je ressens à travers elle.
__–Brrrroum.
__–Dans la forêt, ça veut dire percevoir les racines et les pierres, deviner où elles sont. Et c’est aussi pour ça que je suis actuellement perchée en haut d’un arbre. À la fois pour ne pas avoir de contact direct : je fais passer ma magie par les racines de ce magnifique chêne. Et pour avoir un retour sur ce que je fais : je ressens d’abord où sont les racines par mes vibrations, puis confirme en passant par les sensations de l’arbre. Si elles confirment, c’est bon. Sinon, j’essaie d’affiner. C’est à ce petit jeu que je m’exerce depuis toute à l’heure, là.
__–Et on papote on papote, mais je viens de détecter quelque chose d’inattendu : une présence, une pression, localisée à la base du tronc. Il y aurait quelqu’un là-dessous ? ’faudrait au moins que je le prévienne, Tokyo est une zone sismique et ce serait con que la personne flippe plus que de raison.
__–Du coup j’ouvre les yeux, regarde vers le bas et… oh con de moi. La pauvre nana en bas, elle a un gamin avec elle, à tous les coups je les ai traumatisés. Je m’assieds sur une branche et la fais croître vers le bas, pour qu’elle descende jusqu’au sol. C’est un peu haut pour que je saute de tout ça, là. Je me pointe donc sur mon ascenseur végétal et fais coucou. Avec ma main droite, oui. Et remarque que mon cristal a disparu. En même temps, j’ai pas mal puisé sur mes pouvoirs, l’inverse aurait été étonnant.
__–« Salut… Désolée, c’était moi les secousses. Je vous ai pas trop dérangé ? »

Les secousses profondes ressenties dans la terre avait surpris la mère et le fils. Ce dernier avait rapidement regardé autour de lui sans comprendre pourquoi la terre bougeait. Lorsque la jeune mère leva le nez vers la voix qui provenait de l'arbre avec un sursaut, persuadée d'avoir dérangé un esprit de l'arbre en s'installant là. Quand les yeux noirs croisèrent ceux perchés entre les feuilles, Nyree referma la bouche et adressa un mince sourire à la charmante jeune femme qui se trouvait là.

Le jeune Peter souriait, montrant deux ravissantes demoiselles d'un blanc nacré sur la gencive du bas. Ses cheveux courts et bouclés dansaient avec le vent et il avait l'air d'avoir été plus amusé qu'effrayé, contrairement à sa mère qui avait encore l'impression que la terre tremblait sous elle à cause de ses jambes flageolantes.

- "Navrée, je ne vous avais pas vue."

Je me sentis soudain mal à l'aise à l'idée d'avoir mis les pieds dans un potentiel terrain d'entraînement dont je n'aurais pas vraiment eu connaissance. Dans cet endroit aussi étrange que nouveau pour moi, tout tournait autour de cette sorte de magie dont je ne savais encore rien. On m'avait simplement accueillie et montrer les dortoirs en m'expliquant qu'ils allaient m'aider à gérer toute la souffrance que je ressentais. Cependant, cette inconnue n'a pas l'air contrariée par notre présence à Peter et moi, mais plutôt pas la possibilité de nous avoir dérangé. Je me parais de mon sourire le plus doux et secouait doucement la tête :

- "C'était... surprenant ?"

Je regardais le morceau de bois tombé au sol. J'avais dû le lâcher lorsque que j'avais posé les mains pour me stabiliser lors de la secousse. Je ne m'en étais même pas rendue compte et le ramassait pour le ranger dans mon sac. Je me relevais doucement, m'appuyant contre le tronc. J'avais les vêtements pleins de poussière, mais une odeur forte vint m'annoncer que, de mon fils et moi, c'était lui qui avait besoin d'être changé. Je soupirais et sortit ce qu'il fallait de mon sac, jetant un oeil inquiet vers la demoiselle perchée dans son arbre.

- "Je... dois juste le changer, je n'en ai pas pour longtemps."

J'espérais secrètement qu'elle ne ferait pas trembler la terre pendant que je changerais mon petit, car il y avait certaines chose que je ne voulais pas toucher, malgré tout l'amour que je portais à ce petit être.

__–Vu la bouille du gosse, il n’a pas été si traumatisé que ça. Hé, il aurait été plus âgé il m’aurait peut-être demandé de recommencer, même, vu comme il l’air content là. Par contre y’a un truc, on va pas se mettre d’accord.
__–« Tu peux me tutoyer hein. Moi c’est Luna au fait. Toi ? »
__–La dernière fois qu’on m’a donné du vous, euh… Hé bien en fait on ne m’en a jamais donné, la distinction n’existe pas au Brésil.
__–Et alors, clairement c’est une novice. Déjà je l’ai jamais vue, or quand on bosse au bar on connaît tout le monde, ensuite elle a un peu de cet air qu’on ceux qui n’ont jamais vu la magie, quand ils la découvrent pour la première fois. Même si elle l’exprime assez peu. Elle fait ce qu’elle veut hein. La dernières fois que je suis tombée sur quelqu’un de moins à l’aise en société que moi, euh… là pareil c’était il y a un sacré bout. Ah et le gamin a cagué, je peux le sentir aussi. Du coup elle va le changer, là comme ça. Hé bé, c’est pas courant les mères à Terrae, surtout celles qui viennent avec leurs moutards. Respect, c’est un bon environnement mais je ne sais pas si j’y élèverais un enfant. Surtout s’il n’a pas de pouvoirs et que tous ses camarades de maternelle ont de quoi, incinérer, électrocuter, noyer, enterrer ou, euh, souffler à mort tout ce qui bouge.
__–Et oui bien entendu que je ne fais pas mumuse avec mes pouvoirs pendant qu’elle a les mains dans la merde, la pauvre. Par contre, je m’approche et à deux pas d’elle, la terre s’écarte, pour former un petit trou, de la taille d’une tête.
__–« Tiens, si elle est biodégradable, tu peux y mettre sa couche. Et lui il s’appelle comment ? Il est mignon ! »
__–Je crois que c’est ça qu’on dit devant un minot ?
__–Et comme je suis toute proche, il peut être utile de préciser que, je suis pieds nus et que là où je marche, l’herbe se fait plus verdoyante, plus drue, plus fleurie. Truc de Terres ça.
__–« Alors, ça se passe comment jusqu’ici ? Les dortoirs sont, erm, toujours dans un bon état ? »
__–Comment c’est pas du tout ultra suspect ce que je viens de dire là. Mais après, forcément elle a entendu les rumeurs, si elle est là depuis plus d’un jour.

Si la jeune femme qui s'était présentée sous le nom de Luna est attentive, elle remarquerai la légère crispation de la mâchoire face à la terre qui s'ouvrit et l'oeil un peu inquiet qui l'accompagnait. Pourtant, ce furent un hochement de tête et un sourire reconnaissant qui répondirent à la formulation de Luna. Refermant le sac pour le mettre en terre, la jeune maman sortit de son sac une lotion dans une belle bouteille de verre ainsi qu'une couche propre pour son petit.

- "Oh ? Très bien. Tu donc... Ce petit coeur s'appelle Peter Kuma Pakeha."

La fierté qui me gonfle la poitrine alors que je présente ce petit bout d'homme se mua rapidement en attendrissement face à sa bouille d'ange et son sourire édenté. Lorsqu'elle m'interrogea sur les dortoirs, je jettais un oeil perplexe vers Luna, sans trop comprendre de quoi il s'agit. Un rapide coup d'oeil à la nouvelle verdure sous ses pieds me fit sourire et je compris rapidement que cette légende de dortoir-jungle devait avoir un fond de vérité et qu'elle n'y était pas étrangère. Je ne pus m'empêcher de sourire et hochait la tête :

- "Les dortoirs sont... Agréables. Il y a quelques plantes en pots."

Ce qu'elle n'osa pas ajouté à ce moment-là, c'était que sans ces plantes en pots, Nyree se serait sans doute sentie très mal et trop dépaysée. Bien que la Nouvelle-Zélande ait été largement colonisée et qu'elle ne soit plus une terre complètement sauvage, Nyree et sa famille vivait dans la campagne de Waipara. Si la ville n'était pas loin, la maori avait toujours vécu dans des endroits où le ciel côtoyait la terre et où les oiseaux pouvaient confondre le ciel et la mer. Sans ces plantes, la mère aurait sans doute très mal vécu son emménagement dans ce nouvel endroit. Une fois son fils changé, elle se lava les mains avec de l'eau claire qu'elle avait emporté et se sécha sur sa tunique avant de se redresser, tendant une main au petit pour l'aider à se lever.

- "Je suis ici depuis peu. Ce que tu fais avec la terre. C'est ce qu'on nous apprend ici ? C'est ça qui est censé... nous aider ?"

J'aurais aimé ne pas paraître sceptique, mais à moi-même, il m'était impossible de mentir. Je ne comprenais pas en quoi faire de la magie pourrait m'aider à ne plus ressentir cette transparence et cette douleur sourde que j'avais au fond du cœur depuis des mois.

__–Aucune chance que je prononce son nom proprement à ce petit bonhomme. Et le sien non plus, vu qu’elle ne me l’a pas donné. Écoutez, si elle est timide c’est son problème, je ne vais pas la forcer. Surtout moi, quoi. Ce serait un comble. Par contre le petit, pas trop besoin de le forcer à communiquer, il le fait très bien de son propre chef. Avec sa bouille contente et son sourire tout mou, là. Je me penche à côté d’elle et lui tend au grumeau mon doigt – gauche, je ne vais pas mettre un bout de métal dans lequel un cristal de pouvoir est encastré dans les mains d’un bébé, je suis un peu conne, pas stupide.
__–« Coucou bonhomme ! Il est vraiment adorable. Et contente qu’ils te plaisent. Les dortoirs. Hum. »
__–Est-ce qu’elle aurait grillé que j’y ai quelque chose à voir ? Je ne sais pas. Peut-être. Il y a d’autres gens dotés de mon élément à Terrae tout de même, ça aurait pu être n’importe lequel.
__–Et en parlant de ça, elle commence d’emblée à poser les questions qui fâchent. Enfin. Elles ne fâchent pas vraiment. L’éléphant dans la pièce, si vous préférez. Et elle a pas choisi la pire personne du monde à qui poser la question.
__–Comment aborder le sujet… Je reste pensive un assez long moment, elle peut clairement voir que ça me travaille. Je me gratte le front… oh. Mais oui, bien sûr. Je retire la pile dans ma paume et lui tends mon bras. Le sylvomécanique, celui-ci.
__–« Tu peux le toucher, si tu veux. C’est à cause de ça que je suis arrivée ici. J’ai perdu mon bras dans un accident de moto. Sauf que la moto, c’était toute ma vie. Et, bon, tu l’auras devinée si tu connais un peu les pouvoirs terraens, je suis de l’élément terre. Grâce à lui, et à mesure que je le maîtrise de mieux en mieux, il se reconstruit. Je réapprends à vivre avec. Et à vivre tout court, en fait. Parce que c’est toute ma vie qui se reconstruit, comme en miroir. Je ne sais pas pourquoi tu es ici, t’as pas spécialement à me le dire, mais ouais, c’est un peu à ça que les pouvoirs servent. Tu ne sais pas en quoi ils vont t’aider avant qu’ils ne t’aident. ’faut juste leur faire confiance. »
__–À défaut de te faire confiance.
__–Et pas dit qu’elle voit le lien entre retrouver une vie normale et faire trembler la terre. Pas dit que moi non plus.

Curieuse, Nyree tend une main hésitante vers le bras de métal et en frôle la surface. Elle s'attendait à un contact froid et dur comme un plan de travail, un poteau électrique, mais elle fut surprise de sentir la même chaleur que dégageait un arbre. Mais il n'était pas complètement métallique. La Maorie avait pensé que des feuilles s'était accrochée dans le métal quand elle était descendue de l'arbre, mais cet élément naturel semblait faire partie intégrante du mécanisme, comme si les feuilles et les tiges étaient au centre du mécanisme de son bras. Nyree sentit un frisson d'excitation la parcourir. Si le contrôle de la terre était une possibilité, elle qui y était si attachée espérait fortement qu'elle pourrait explorer ce domaine. Peter tira la toile de sa robe pour attirer son attention et elle se baissa, accroupie sur le plat de ses pieds, en une posture familière.

- "Mam ! Quoi ça ?"

Je levais les yeux, suivant son petit doigt et tombait à nouveau sur le bras de Luna, je clignais des yeux et soulevait le petit pour lui montrer sans le laisser y toucher.

- "C'est le bras de Luna. Elle a eu un accident."

- "Comme toi ?"

L'enfant toucha le bandeau qui camouflait l'oeil mort de sa mère. S'il ne savait pas pourquoi elle portait le bandeau dès qu'elle se levait le matin, il avait vu ce qu'il y avait dessous et qui ne ressemblait en rien à l'oeil d'un noir profond qui le couvait de tendresse. L'autre, ou du moins ce qu'il en restait était un bleu clair, laiteux, comme aveugle. Les secours avaient été suffisamment rapide pour qu'on ne doivent pas l'énucléer, mais pas assez pour sauver sa vue. Nyree frisonna et hocha doucement la tête. Oui, Luna était comme elle, blessée. Mais la force dont elle faisait preuve aurait rendu Nyree jalouse avec facilité, elle qui ne parvenait pas à se définir autrement que par ce handicap qu'elle cachait et qui la faisait se sentir invisible au yeux du monde.

- "J'espère que sa curiosité ne te dérange pas ? J'ai pris l'habitude de lui expliquer les choses clairement, mais beaucoup trouve ça indiscret, même venant d'un enfant."

J'aurais aimé lui poser mille autres questions sur Terrae. Je voulais savoir quand je pourrais savoir à quelle sauce je serais mangée. Je voulais savoir quand je pourrais me mettre à travailler. Je voulais savoir qui s'occuperait de mon petit Kuma quand je serais en train de travailler ou d'apprendre à gérer la magie. Je voulais savoir qui serait mon mentor. Je voulais des réponses et je sentais une chaleur familière monter à mes joues, celle de l'excitation et du besoin d'agir, mais je ne savais pas comment m'y prendre. Je venais à peine d'arriver, mais dormir dans les dortoirs avec un tout petit, même s'il faisait ses nuits, ce n'était pas le plus confortable et ça manquait cruellement de plantes malgré tout.

En Nouvelle-Zélande, j'avais décidé de vivre à la façon traditionnelle Maorie. Nos maisons étaient basse, faites de branchages, de feuilles de palmier et retenait la chaleur en leur sein. Et surtout, elles étaient dans des réserves où la nature était encore maîtresse des bienfaits et des malheurs. Rangi et Papa étaient nos dieux, mais aussi notre foyer. Je me demandais si un jour, avoir une telle maison dans une partie de cette forêt serait possible où si je devrais, malgré moi, vivre comme les gens de cette époque dans des maisons de bétons. Attachée à mon histoire, ma terre et ma culture, le changement avait été radical et violent et seul mon tout petit l'avait accepté avec facilité. Pourtant, Luna ne semblait pas être malheureuse d'être ici et d'y vivre.

- "Que fais-tu quand tu ne... t'entraîne pas sur la terre ? Peut-on travailler ici ? J'ai l'impression de ne rien savoir de ce que va être ma nouvelle vie. Même si je ne suis arrivée qu'il y a peu, j'ai l'impression que ce monde ne répond pas aux codes du monde extérieur."

__–Hé ben, perspicace le gamin. Et absolument adorable. Clairement trop pour que je ne craque pas :
__–« Je peux le porter ? Tu veux bien que je te porte p’tit bonhomme ? »
__–J’ai peu de précision sur mon bras encore, mais largement ce qu’il faut de force pour le maintenir bien comme il faut, ça va.
__–Et en parlant de bras, je préfère que ce soit sa mère qui me réponde, en général je n’arrive pas à sortir, quand on me demande un truc du genre, autre chose qu’une vanne. Non parce que quand on me demande ça, c’est, mm, disons, pas toujours mal intentionné mais… au moins un peu lourd et maladroit, quoi.
__–Mais du coup non, ça ne me dérange pas. Je ne leur ai pas foutu mon bras sous le pif pour qu’ils l’ignorent. Je fais un non rapide de la tête.
__–Et elle enchaîne sur d’autres questions. Ah ah, j’aimerais que comme elle le sous-entend, mon activité principale soit de bosser sur mes pouvoirs. Mais nan, en vrai c’est fatiguant. Et puis, c’est autant de l’exercice que de la méditation, quoi. Ça me fait revenir sur des chose, travailler bien plus que la magie, ce que je n’ai pas forcément l’énergie de faire pendant des heures. Déjà un peu tous les jours je trouve ça pas mal.
__–« Oh, clairement, Terrae n’est pas comme le reste du monde sur pas mal d’aspects. Même s’il faut travailler pour vivre, comme partout, on roule pas sur le pognon à ce point. Ni même du tout. Par contre clairement on est pas les plus chiants là dessus… Moi si tu veux, j’ai été recruté en, genre… un coup de tête par le patron du bar, puis qui a dû quitter Terrae et m’a laissé son affaire, puis j’ai engagé comme ça deux clientes qui passaient. »
__–Ah forcément, quand les personnes qui pourraient t’engager ont vécu des galères souvent pires que les tiennes, ils font pas trop-trop de discrimination à l’embauche.
__–« Tu pourras passer, si tu veux. Je ne recrute plus, ça me ferait plus de frais que j’ai de recettes, mais ben déjà je t’offre la conso et tu pourras rencontrer des gens, comme ça. Laisser une petite annonce, je sais pas. »

La jeune maman accepta sans mal que Luna prenne son petit à bras. Elle gardait un oeil sur lui, mais elle avait conscience qu'il serait malvenu de se montrer trop protectrice. Dans les tribus maories, les enfants étaient généralement élevés par toutes les femmes et tous les hommes du village. Maintenant son village c'était Terrae et elle devait apprendre à faire confiance à sa nouvelle famille, même si elle ne connaissait personne. Seulement, son fils avait déjà pris sa décision et tendait ses petits bras potelés vers Luna.

- "Luna ! À bras !"

- "Et bien, on dirait qu'il t'a adoptée."

Je remarquais que mon fils était intrigué par le bras mécanique et qu'il ne semblait pas du tout lui faire peur, comme si la conscience de la douleur que ça avait dû être ne l'atteignait pas encore. Peut-être même était-ce une souffrance encore à l'heure actuelle. Le remplacement de son bras par une chose mécanique n'avait sans doute pas fait disparaître les douleurs fantômes dues à l'amputation. À moins que pour ça aussi, Terrae puisse aider les gens. Je me sentais soudain mal à l'aise, tordant mes doigts, faisant craquer mes os avant de finalement attraper ma petite sculpture pour la reprendre là où je l'avais laissée.

- "J'ai bien peur de ne pas avoir beaucoup de compétence en dehors de mon diplôme d'histoire et de la surveillance d'enfant. Mais je passerais volontiers si tu as du thé."

Refuser une invitation risquait de me faire passer pour une ingrate. Ce que je n'étais pas, même si je ne risquais pas d'honorer cette proposition avant un certain temps. Les bars étaient souvent des endroits de boissons, sombre et malpropre. Même si Luna paraissait respectable, je doutais fortement qu'elle ne tienne un charmant café plein de plante. Sinon, elle l'aurait appelé un café et non un bar. Pourtant, l'idée de poser une petite annonce ou de jeter un oeil à celles déjà affichées me paraissait être une bonne idée pour gagner le gîte et le couvert. Plus encore avec ce petit bout d'homme qui m'accompagnait presque partout.

Pendant que la jeune maman divaguait en taillant son bout de bois en forme de hameçon, le petit Eric Kuma Pakeha, fier fils de Maori était en train de caresser les cheveux de la jeune femme, un immense sourire aux lèvres. Après quelques secondes, il finit par toucher la peau de sa joue, d'une couleur légèrement différente de celle de sa mère mais tout aussi douce pour le petit garçon. Finalement, il lui tendit fièrement son doudou, une poupée de chiffon un peu usée.

- "Tiens, c'est Doudou. Il est gentil ! Comme toi !"

Ainsi donc, "Doudou" se retrouvait exhibé fièrement par son propriétaire et Nyree haussa le sourcil caché sous son bandeau, se demandant comme réagirait Luna à la poupée cousue par la mère il y a bientôt deux ans de cela.

__–Mais qu’est-ce qu’il est adorable ce petit cœur. Et il a l’air fasciné par mon bras. Son regard est très différent de ceux qu’on m’adresse quand on le voit, en général. Soit c’est une expression gênée de personne qui n’ose pas trop le regarder pour ne pas se montrer insistante – alors que, je ne l’ai pas conçu de la sorte pour qu’il soit discret –, soit c’est une sorte d’indifférence respectueuse. Ou alors de l’intérêt technique prononcé, mais ça ce n’est que dans le cas de Mitsuki et c’est parce qu’elle m’a aidé à le fabriquer. Lui, c’est encore différent. Il trouve juste ça super beau et veut le toucher de partout, fais glisser ses petits doigts sur le métal, les tiges, les feuilles. Quelque part, ça me fait du bien de me rappeler à travers lui que je n’ai pas vraiment une prothèse, au bout du mon moignon, mais un bel objet, dont je ne dois jamais cesser d’être fière.
__–« Hop ! J’ai piqué ton nez ! »
__–L’illusion disparaît complètement, vu que c’est un bout de métal que je coince entre deux bouts de métal, pas le seul pouce couleur chair qui me reste, mais déjà les nez ça n’a pas d’ongle, alors.
__–Et la mère me demande si j’ai tu thé. Est-ce que j’ai du thé, moi. Quelle question.
__–« Oh oui, j’en ai, pour sûr. J’en importe d’un fournisseur de Tokyo et je fais pousser moi-même de quoi faire du thé à la menthe. Vraie recette marocaine. »
__–Il faut bien ça pour accompagner le narguilé.
__–Ah, le petit me tend genre, son doudou. Je le prends entre mes doigts sylvométalliques.
__–…
__–Et je suis sensée faire quoi avec ? Je vais pas le garder, c’est son jouet, pourquoi il me file ça lui ? J’ai aucune idée de comment me comporter avec des enfants, c’est terrible. Quoi, moi, en vouloir ? Ah. Ah ah. Ah ah ah ah ah ah ah ah ah ah ah ah ah ah. Vous en avez d’autres, des trucs idiots à dire comme ça ? Non mais sérieux, j’ai déjà un gros bébé dont je dois m’occuper, à savoir moi-même, ce qui me prend bien assez de temps comme ça.
__–« Euh, ben, merci p’tit bonhomme. »
__–… Et maintenant ? J’attends qu’il le réclame ? Je lui rends ? Je fais quoi ? Hé toi qui est sa mère, au secours ?

Nyree observa les interactions entre son fils et la jeune brune, l'intérêt curieux du petit pour le bras mécanique et son regard plein d'étoiles. Quand Luna lui prit son nez, le petit se mit à rire et et fit semblant de prendre le sien entre le pouce et l'index, dans un geste maladroit.

- "'Ai pris le tiens ! "

La mère ne put s'empêcher de sourire en voyant son fils et son espièglerie. Peter avait l'air particulièrement à l'aise avec Luna et la jeune femme, elle, avait l'air de s'en sortir avec le petit garçon sans trop de problème. Nyree nota dans un coin de sa tête que le bar proposait du thé également et elle se demanda si elle ne pourrait pas venir s'y installer pour lire et travailler peut-être. Elle pourrait toujours essayer de postuler comme prof d'histoire, sa formation générale pourrait sans doute aidé. Ou alors, elle travaillerait dans un musée, une bibliothèque ou n'importe quel endroit où ses compétences pourraient servir.

Le fait que Peter prête son doudou à Luna sans y réfléchir à deux fois lui fait tout de même hausser un sourcil. Cette créature de chiffon l'accompagnait presque partout depuis sa naissance, ce qui avait toujours ravis la maman qui l'avait cousu à partir de vieux t-shirt et grenouillère lui ayant appartenu quand elle était jeune.

- "Mon chéri ? Tu es sûr de vouloir lui donner Doudou pour toujours ?
Ou tu lui prêtes seulement jusqu'à ce qu'on rentre à la maison ?"

- "'E prête, Comme ça Luna y est contente et elle joue a'ec nous ! "

Je haussais un sourcil et hochait doucement la tête. Mon petit savait que Luna ne resterait pas avec nous tout le temps et il comptait bien récupérer son doudou à un moment, mais qu'entendait-il par jouer ? Il n'espérait tout de même pas que Luna allait sortir un ballon d'une de ses poches ?

- "Luna ! On fait Haka avec la terre ? "

Le haka, le petit voulait donc qu'elle fasse bouger la terre pour que nous fassions un haka de bienvenue. Une danse rituelle qu'il connaissait pour l'avoir vue exécuté lors des grandes fêtes de villages où nous revêtions les habits traditionnels en feuilles séchées. Mais s'il faisait trembler la terre comme elle le souhaitait, c'était pour que Papa participe avec nous à un rituel de bienvenue. Il souhaitait juste que nous nous sentions chez nous. Mais je ne voyais pas vraiment comment expliquer tout cela à Luna sans l'assommer de tradition maories pendant plusieurs heures.

- "Si to plaît luna, fait danser Papa ! "

__–Ah, hé bien, jouer avec, très bien. C’est quand la dernière fois que j’ai joué avec un gamin, déjà ? Quand j’étais moi-même gamine ? Ouais. L’inconvénient d’être fille unique, je suppose.
__–Enfin, je n’ai pas le temps de me poser plus longtemps ce genre de questions que le petit Peter m’en adresse une. Haka avec la terre ? Haka, c’est quoi ça… C’est genre, l’espèce de danse qui font les rugbymen néo-zélandais ? Comme dans le film Invictus avec Matt Damon et Morgan Freeman ? Alors oui en théorie, je devrais pouvoir faire une statue de terre et lui faire faire quelques mouvements, mais ’faudrait que je craque un cristal avant, c’est pas du tout dans ce genre de finesse que j’essaie de maîtriser cet élément. Puis il appelle la terre papa, je comprends encore moins. Parce que… son père est enterré ? C’est ça que je dois comprendre ?
__–Écoutez, dans le doute, on va partir du principe que je me plante sur tout ce qu’il a voulu me dire par là, c’est encore le plus sage.
__–« Alors ça je sais pas si je peux le faire – déjà parce que je ne suis pas nécromancienne, ni feu lunaire s’il est encore en vie – mais faire danser la terre, oui, ça… si on veut. Enfin, je ne peux pas vraiment la faire danser, mais je peux lui faire faire de la musique si tu veux. Tu connais, hmm… »
__–J’allais citer une musique de film, mais je pense qu’il est un peu trop jeune pour Terminator II. Puis elle est un peu trop molle pour que ce soit vraiment divertissant. Alors j’ai une autre idée.
__–Je m’assieds en tailleur. Sors mon cristal de ma poche et le glisse dans ma paume. Je ne sais pas si j’en aurais besoin, mais au cas où.
__–« Non, oublie. Ah et ça, je regarde Peter, il faut pas toucher, c’est pas très dangereux, mais on sait jamais. C’est un cristal, qui renferme une partie de mes pouvoirs élémentaires et les renforce quand j’en ai besoin. »
__–Et depuis que j’ai appris l’existence de ces petits bijoux, j’en ai un usage… ben quotidien en fait. Tous les soirs avant de dormir, je génère autant de cristaux que je peux, jusqu’à ce que je tombe d’épuisement dans mon lit, pour le lendemain. Et j’ai une mallette de réserve pleine à craquer. Bref, Je pose ma main de métal sur le sol, puis ferme les yeux.
__–Un petit cercle de terre s’élève autour de nous, une butte de quelques centimètres de haut. J’essaie de la visualiser. Les limites de mon influence. À l’intérieur, rien. À l’extérieur, vous n’allez plus pouvoir vous tenir debout.
__–Une première vague, qui part du cercle vers l’extérieur, avec un grondement. Le sol devient de l’eau dans laquelle on a jeté une pierre.
__–C’est parti.
__–Je commence par une vibration continue, tout autour de nous dans mon champ d’action tremble, la poussière se soulève, les herbes gigotent, le sol semble se défaire et se retourner à l’infini. Puis tout s’arrête. Puis des vagues. Des notes. Une mesure qui s’accélère, décélère, en fonction du rythme. Qui est le thème de Mission Impossible. Du moins les premières secondes, après je ne le connais plus bien. Après ça c’est juste pour la classe, ça ne fait pas de la bonne musique, c’est juste pour montrer que je peux le faire. Et puis, ce sont les vers de terre et les taupes qui profitent le plus du spectacle, vu que ça se répand aussi en-dessous de nous.
__–J’vais essayer un autre truc tiens, comme ils sont là. Par contre, ça va me demander à la fois trop de puissance et de minutie, j’active le cristal. La pile électrique se consume dans un éclair vert et sa lumière se diffuse le long des lierres, jusqu’à mes veines.
__–Le petit monticule circulaire se creuse. Jusqu’à ce que nous soyons assis sur une demi-sphère en suspension dans l’air. On reste comme ça un court instant, puis parce que je n’ai pas envie qu’il y ait un accident, je fais revenir la terre autour de nous. Le sol se calme.
__–« Héééé ben voilà. Ça vous a plu ? »
__–C’est ça ou ça les a terrifié, au choix.

Si la terre s'est effectivement mise à danser pour le plus grand bonheur du petit bout de chou, sa mère préféra s'accroupir et rester aussi proche du sol que possible. Les vibrations l'impressionnèrent et elle se demande si, elle aussi, serait capable de ce genre de prouesses grâce à l'enseignement qu'elle devrait suivre ici, à Terrae. Malgré tout, Nyree reconnu le thème de "Mission impossible" et elle haussa un sourcil alors que son fils commençait à danser, agitant les bras vers le ciel et chantant doucement de sa petite voix.

- "M'man ! rega'de, Papa danse ! "

Je hochais doucement la tête et offrait un sourire d'excuse à Luna qui dépensait son énergie et son temps à faire plaisir un enfant de deux ans qui se montrait un peu exigeant. Quand elle eut terminé de faire bouger la terre, mon petit avait des étoiles pleins les yeux et moi, j'étais impressionnée par le travail que cela avait dû demander à notre compagne de jeu pour parvenir à ce genre de maîtrise. J'avais notamment été intriguée par la pile, le cristal qu'elle avait utilisé pour concentrer ses pouvoirs de faire bouger la terre. Peter lui avait juste vu un outil qui l'avait à peine intéressé, mais moi j'avais mille et unes questions à poser pour tenter de comprendre le fonctionnement de cet endroit. Principalement, j'aurais aimé savoir quand et comment je saurais quelles aptitudes j'allais développé.

Mais avant de penser à tout ça, je me devais de remercier Luna pour sa gentillesse envers Peter :

- "C'était très gentil de ta part de faire bouger la terre pour lui, j'espère que ça ne t'a pas trop fatiguée au moins ? Il est encore trop petit pour comprendre ça. Et aussi pour comprendre que notre culture n'est pas connue de tous. Si tu as des questions quand il n'est pas clair n'hésite pas. "

Je ne voulais, en aucun cas, lui imposer des connaissances sur ma culture, d'autant que nous n'étions plus en Nouvelle-Zélande à présent et que nous allions devoir prendre le pas de vivre selon les règles de cette communauté, que cela nous convienne ou pas.

Je repensais aux sensations de la terre et à la musique que Luna avait produite sans la moindre difficulté, apparente du moins. Nos rituels auraient tous pu s'accommoder de ce genre de manifestations, notre connexion à la terre ayant toujours été au centre de nos préoccupations. Si nous n'étions plus les autochtones du dix-neuvième, notre peuple restait fortement attaché à ses traditions et, pour accueillir quelqu'un dans la tribu, danser le Haka était l'une des premières étapes. Je jetais un oeil vers Peter, assis par terre en train de jouer avec des bouts de bois. Le petit avait-il décidé que lui et moi formions une tribu et venait-il d'y accueillir Luna en tant qu'amie de clan ? C'était possible... malgré son jeune âge, il avait vécu selon nos coutumes depuis sa naissance, sans doute en avait-il intégrer la plupart sans même que je ne m'en rende compte.

__–Okay, donc papa c’est bien la terre ? Oh écoutez, chacun son truc. Moi, tant que ça leur plaît…
__–La mère me remercie – elle m’a toujours pas donné son nom, je me trompe ? – et je la rassure d’un mouvement de mon bras robot.
__–« Nan, t’inquiète. Je vais juste pas me lever tout de suite. »
__–Parce que là clairement sinon je vais défaillir et me vautrer comme un sac. J’vais prendre un moment pour regagner mon souffle, hein. En vrai, c’est pas mal d’avoir un public, ça me force à me dépasser, à combiner des choses, à pousser ma maîtrise au plus loin possible.
__–« Je sais pas quelle affinité t’auras, mais hésite pas à repasser me voir, ça m’fait plaisir. Tu peux me trouver au bar ou chez moi, étage des Terres, y’a mon nom sur la porte. Si jamais tu veux t’entraîner ensemble ou si t’es un peu paumée, c’est le rôle de tout le monde à Terrae de s’occuper des nouveaux, ’faut pas avoir peur. »
__–Est-ce que j’ai des questions à leur poser ? Clairement vu leurs tronches, ils doivent être amérindiens ou quelque chose du genre. Est-ce qu’ils viendraient de la Forêt amazonienne ? Ce serait énorme. Mais je sais pas, ils ressemblent pas trop à ceux que je connais, après j’en ai pas croisé plus de dix-quinze dans toute ma vie. Écoute, à tout hasard, on peut demander.
__–« Mais du coup par curiosité, vous êtes d’où ? Moi de Manaus, au Brésil. Ça se voit un peu sur ma gueule, j’imagine. Enfin, c’est pas comme si ça avait encore de l’importance ici. »
__–Je me souviens encore de mon mal du pays monumental les premiers mois, ah ah ah. C’était pas drôle. Si j’peux aider quelqu’un à pas passer par là, je signe direct.
__–« Tiens, ça vous botte on va s’prendre un truc à boire et un goûter ? J’ai une de ces dalles, moi. »
__–Là, une pâtisserie que je propose au bar avec un bon thé froid, ce serait parfait. Je les y emmène donc et ça faisait… pas si longtemps que ça en fait, mais hé, une petite description du bar en un paragraphe est jamais en trop. Alors, déjà un truc à savoir c’est qu’il n’a pas de nom, à la rigueur on l’appelle « le bar de Luna » ou « le bar à chicha » (ou « le bar à lesbiennes », mais passons). Il y a une terrasse divisée en deux par un parapet en bois couvert de lierre, avec d’un côté la partie fumeur, garnie de chichas et avec tables basses et canapés, de l’autre la partie non-fumeur, plus conventionnelle, à l’européenne. À l’intérieur, ce qui se remarque tout de suite, c’est l’omniprésence du vert. Des plantes en pot partout, des murs végétaux, j’ai aussi fait agrandir les fenêtres pour laisser passer autant de lumière que possible. Je veux de la lumière, un maximum de lumière. Et de couleurs, aussi. Les plantes aident, elles sont continuellement en fleur grâce à mes soins, il y a des guirlandes à DEL multicolores pour la nuit, vous voyez l’ambiance.
__–Il y a quelques clients, Kaiko et Katsuyo à qui je fais coucou. Aujourd’hui c’est mon jour de congé.
__–« J’vous sers quoi ? On a plein de trucs avec ou sans alcool, des pâtisseries arabes là et… je sais pas ce qu’on boit à cet âge mais si ça se trouve j’ai. »

Nyree avait eu toutes les peines du monde à ne pas se sentir coupable de la fatigue de la jeune femme. Elle avait beau savoir que Luna aurait probablement refusé d'user de ses pouvoirs si cela l'avait mise en danger, la jeune maman la trouvait un peu pâlotte. Cependant elle reprit des couleurs assez rapidement et leur proposa même de prendre un goûter. Peter sauta sur place avec conviction et, Nyree n'ayant rien de prévu et voulu rester en compagnie de la jeune femme, accepta volontiers. Quand Luna leur indiqua d'où elle venait, Nyree hocha doucement la tête et se présenta à son tour.

- "Nous sommes Maoris. De Nouvelle-Zélande. Je m'appelle Nyree et mes ancêtres sont venus au pays du nuage blanc par canoë.  "

J'aurais pu lui parler de mon pays pendant des heures sans jamais m'en lasser. Lui décrire les vastes plaines encore vierge, les villes construites il y a des centaines d'années se modernisant sans cesse et notre mode de vie, préservé malgré tout bien qu'évoluant lui aussi. J'étais tout aussi curieuse de savoir comment elle avait déniché et acheté ce bar dont l'ambiance (côté non-fumeur) était particulièrement reposante.

- "Je vais prendre du thé à la menthe s'il te plaît. Ce bar est vraiment magnifique... On a l'impression d'être dans un cocon de verdure !"

- "De l'eau moi ! "

- "S'il ?"

- "To plait !"

La jeune maman offrit un regard d'excuse et réinstalla son fils correctement. Assis sur son sac de change, le petit était à peine à hauteur de la table et sa mère l'avait coincée entre le mur et elle sur une banquette pour pouvoir le rattraper s'il tombait. Elle devait passer pour une mère poule aux yeux des passants, mais elle préférait cela à l'indifférence complète. De plus ici, elle n'avait plus de tribu. En Nouvelle-Zélande, il n'était pas rare que les autres membres de la tribus soient des tantes, des oncles, des grands-mères et des grands-pères pour chaque enfant du village. Que les liens du sang existent ou non d'ailleurs, la vie en communauté au sein d'un village maori suivant les anciens rites était simple. Un enfant était une bénédiction, une femme pouvait être avec un homme et en changer après sans être jugée... Le plus important était le bonheur et la prospérité du clan.

Une vague bouffée de nostalgie envahit la mère alors que Luna revenait avec les boissons et Nyree essyua discrètement une larme au coin de son oeil. Tout à son jeu, Peter n'avait rien remarqué et la maorie remercia chaleureusement Luna pour la tasse de thé fumante. Son parfum la rassénéra et elle offrit un sourire à sa nouvelle amie.

- "Es-tu retournée chez toi depuis que tu es ici ? J'avoue que je ne comprends pas encore bien si cet endroit est une école pour nous aider ou si c'est... un pays duquel nous ne pouvons pas partir pour notre sécurité... Ou celle des autres..."