__–Des Maoris… C’est pas eux qui font la danse dans Invictus de Clint Eastwood avec Morgan Freeman et Matt Damon ? Je crois ? Je sais plus, je l’ai vu un peu après sa sortie et ça commence à faire y’a longtemps. J’imagine que ça doit faire référence à quelque chose de culturel leurs histoires de canoë et de nuage blanc… Mais quand on me sort un truc comme ça, je sais pas par où commencer. Si j’devais être tout à fait honnête, ce serait par un « rien bité, tu veux dire quoi ? », mais c’est assez peu sympa comme intro.
__–Enfin, la conversation passe sur autre chose assez vite. Je lui sers un thé, un verre d’eau au petit, une bière pour moi ’faut pas déconner et souris à son compliment.
__–« Merci. C’est pas encore tout à fait abouti, mais j’essaie de reproduire la forêt amazonienne, enfin, dans une version plus vivable et accueillante. »
__–Non parce qu’on ne l’appelle pas l’enfer vert pour rien. Certains se plaignent que recréer une ambiance tropicale fait monter la chaleur. Oui d’accord, mais ça devient aussi plus humide et vous allez pas me dire que quand il fait trente degrés il fait chaud ! Petites natures d’Européens du nord. Et en parlant du pays…
__–« Hmm… écoute, je ne sais pas pourquoi tu es partie, mais pour moi, c’était, bon… disons que je me suis barrée avant qu’on me foute dehors à grands coups de pied au cul. »
__–Oui alors désolé petit bonhomme, mais j’ai jamais su comment parler devant un môme.
__–« Du coup nan, en deux ans ici, je n’ai jamais refoutu les pieds chez moi. Mais c’est pas interdit par principe, il faut, euh… demander une autorisation à un master qui va peut-être t’accompagner, en fait j’en sais rien. Le mieux c’est de leur demander directement. Ce sont des demi-dieux surpuissants mais des gens très sympas, pour la plupart. Quelques uns sont même des clients, d’autres mes potes. Après sur ce qu’est Terrae… ouais… Perso ça me viendrait jamais à l’idée d’avoir envie de partir donc je ne me pose même pas ces questions, en fait. Par contre, ça t’aide, ça c’est sûr. Hé, regarde, quand je suis arrivée, j’étais une clodo avec un crochet de pirate au bout du bras. »
__–Non mais c’est sûr, ça allait pas être difficile de changer pour le meilleur.
__–« Si par contre y’a un truc. J’suis désolé de t’apprendre ça Peter, mais si ta maman aura des pouvoirs, toi je crois bien que non. Après il sera pas le seul enfant sans magie, c’est pas un problème en soi. »
__–Et je me demande si un non-doté peut utiliser un cristal, tiens. Il y a déjà des appareils qui en utilisent, avec un dispositif technologique ça devrait au moins être possible, j’imagine.

La jeune maman eut toutes les difficultés du monde à cacher sa déception quant à un potentiel retour au pays pour voir sa famille. Même si ce n'était pas vraiment interdit, il lui fallait quand même une autorisation, et encore, Luna n'était pas sûre d'elle. La maorie se mordilla la lèvre pour en arracher les petits bouts de peau et réfléchissait à toute vitesse. Au moins cet endroit n'était pas complètement dénué de verdure, ce qui lui faisait penser aux Canterbury Plains. Elle se laissa aller contre le dossier de la banquette avec lourdeur. Peter avait attrapé son verre et il faisait un bruit monstre en buvant, ce qui fit grimacer la mère.

- "Mon chéri, boit doucement, tu vas finir par..."

Mon tout petit posa son verre et se mit à tousser violemment. Comme je l'avais crains, boire trop vite avait fini par le faire avaler de travers. Je me redressais et lui caressait doucement le dos pour faire passer, tout en mettant un mouchoir devant sa bouche. Quand cela passa, le petit leva les yeux vers moi, innocent.

- "Mam ! C'est quoi une clodo ?"

Je clignais des yeux, atterrée qu'il ait retenu ce mot de la conversation avec Luna. Au moins n'était-ce pas le pire de ceux que j'avais entendu, mais malgré tout je bafouillais le temps de chercher comme répondre au mieux à mon fils et ses immenses yeux bruns emplis d'amour et de soif d'apprentissage. Je finis par hausser les épaules et lui expliquer au mieux :

- "C'est un mot familier pour parler de quelqu'un qui n'a pas de maison. Ce n'est pas un mot à utiliser en dehors du cercle d'amis tu comprends ?"

Il n'avait pas tout compris, c'était certain, il n'avait que deux ans. Pourtant, je détestais l'infantiliser et lui parler gaga comme le faisait la plupart des mères que j'avais croisé. Parfois j'adaptais un peu mon niveau, mais j'utilisais souvent de nouveaux mots pour qu'il prenne des brides de vocabulaire dans son inconscient. Plus tard, ces mots lui serviraient dans tous les cas. Je me tournais de nouveau vers Luna, curieuse d'en apprendre un peu plus sur elle :

- "Ce café, j'imagine que c'est un peu ton bébé du coup ? C'est un sacré projet, ça ne doit pas être facile à mener tous les jours... Tu avais un café avant ou tu t'es lancée ici en recommençant à zéro ?"

L'idée d'ouvrir un bar, un café ou tout autre endroit où des dizaines de personnes viendraient consommer était, selon moi, la pire idée possible. Comme moi, Luna était un peu différente, nous avions une blessure visible à l'oeil nu et, si je ne savais pas comment cela s'était passé pour elle, la mienne m'avait amené de la pitié dans un premier temps et la sensation d'être invisible dans le second. Passer mon temps au milieu des gens n'aurait pas été dans le top trois de mes choix de vie. Comme quoi, Luna et moi étions forts différentes.

- "Téti ! Encore de l'eau To plait ! "

Je jetais un regard au verre de Peter, déjà vide et soupirait avant de lui donner un peu de mon thé.

- "Souffle, c'est très chaud."

__–Holà, mais c’est qu’il s’étouffe le petit. Non ça va elle gère. C’est autant mignon que c’est con, un bébé. Je la regarde faire avec un air attendri et… oh, pas si con que ça en fait, il pose des questions qui font mal.
__–J’ai très envie de lui répondre, mais non, on va laisser sa mère faire hein. Si elle dit que c’est trop familier pour ses petites oreilles, je vais pas la contredire en disant à Pete que non ça va, il peut parler comme il veut avec moi.
__–« Ah ouais pardon, j’fais pas gaffe à comment je m’exprime et tout. Hé, au pire, tu lui retires la puce de traduction. La Nouvelle-Zélande c’est… anglais non ? Tu me diras, je parle anglais aussi, mais là je suis au portugais. Tu veux m’entendre dire des conneries – euh, pardon, des bêtises – en portugais p’tit gars ? »
__–Enfin bref, on reprend la discussion. Sur mon propre bébé. Ouah, ça me fait pas naturel du tout de l’appeler comme ça.
__–« Euh… Ouais, non, j’étais pas du tout dans ce secteur avant Terrae. J’étais pas vraiment dans un secteur, en fait. Bon, je dramatise un peu, j’étais pas vraiment à la rue… Enfin pas loin quoi. Genre vraiment, vraiment pas loin. Donc ouais on peut dire que je me suis lancée de zéro. Puis pal mal par hasard en plus, j’ai été engagée au pif par un mec qui m’a légué son affaire quand il est parti. Du coup j’ai dû apprendre à tout faire virtuellement toute seule, jusqu’à ce que j’arrête d’être une grosse… euh… de faire nimp et que j’engage les filles. »
__–Et que je les saute. Mais là, même si Pete était pas là je ne le dirais pas à voix haute.
__–Oh, le petit veut encore de la flotte.
__–« Non ben attends, bouge pas je reviens. »
__–Je vais chercher une bouteille, ce sera mieux.
__–« Puis bon, tu sais, te stresse pas trop quoi. Tout le monde ici recommence un peu sa vie, personne sera très choqué si tu te foires au début et t’auras virtuellement qu’à demander pour trouver des gens pour t’aider. Même pour élever des gamins, y’a la directrice qui en a deux, aussi le master là, Aaron, qui a une fille… J’ai vu une autre nana avec un môme qui bosse à l’hosto… C’est vraiment surtout un truc de master en fait. Huh. Je me demande si tu seras pas la plus jeune mère de Terrae. »

Nyree fut reconnaissante à Luna de faire attention à son langage et de le corriger et désactiva la puce de son fils. Elle la relancerais quand elle rentrerait à la maison et servirait de traductrice si c'était nécessaire. En attendant, le petit bonhomme profitait de la bouteille d'eau que Luna avait ramené a remerciant d'un grand sourire édenté.

- "Merci beaucoup pour ton accueil. Je me sens un peu moins seule ici maintenant. Oui en Nouvelle-Zélande on parle pas mal anglais, mais lui parle surtout Maori à dire vrai. D'ailleurs, j'ai remarqué tout à l'heure que quand il parlait de Papa, la puce n'avait pas traduit de toute évidence. Elle doit être drôlement bien conçue pour reconnaître les divinités même de religions moins connues."

Je lui offris un sourire car en quelques heures à peine, cette jeune femme m'avait offert une lueur d'espoir et d'amitié dans un monde totalement nouveau où je me sentais légèrement perdue. Mon fils l'avait d'ailleurs déjà adoptée comme une tante de la tribu en la nommant Téti un peu plus tôt, ce qu'elle n'avait heureusement pas relevé. Cela ne semblait pas être grand chose, mais notre conception de la communauté était profondément ancrée dans notre mode de vie et, retrouver un semblant de normalité ici me faisait un bien fou.

- "D'ailleurs, c'est drôlement pratique ce gadget pour communiquer... J'avoue que le maori est un peu abrupte... Et même si je parles anglais, j'imagine que ce n'est pas le cas de tout le monde ici... "

L'idée d'être la plus jeune mère ne la perturba pas plus que cela. Tant que Peter finissait par trouver des amis avec qui jouer, peu lui importait qu'il n'y ait pas beaucoup de parents avec qui converser, ça, ce ne serait jamais un soucis. Tant qu'elle avait au minimum de quoi s'occuper et qu'elle pouvait veiller sur son petiot, tout lui convenait.

Cependant, elle était plus intéressée par la culture du pays d'origine de Luna, elle voulait en savoir plus sur ce pays qu'elle n'avait encore jamais visiter.

- "Parle moi un peu de ton pays ! À part le fait qu'on y parle Portugais, c'est quel genre de pays ? "

J'étais au moins certaines d'avoir envie de découvrir un peu plus son pays, surtout si cela ressemblait à quelques chose d'aussi luxuriant que ce café. La Nouvelle-Zélande était plutôt un pays plat où la végétation se faisait rare en beaucoup d'endroit même si les plantes endémiques avaient quelques chose de grandiose dans leur manière de se développer. La plupart des plantes présentes dans le bar, m'étaient inconnues et attisaient ma curiosité. La botanique n'avait jamais été mon fort, je n'étais pas foutue de garder une succulente en vie, alors qu'il fallait à peine les arroser.

__–« Aah, papa c’est un dieu, genre… comme Dieu le père ? D’solée hein, j’y connais rien à tout ça… »
__–Déjà que mes parents c’était pas trop leur truc les bondieuseries, vous pensez bien que pour moi c’est mort. Non puis bon, s’il y a un Dieu, il doit avoir un sens de l’humour vraiment niqué du cul et me détester. Alors, c’est mieux de se dire qu’il n’y en a pas.
__–« Après je sais pas si tout le monde parle anglais… Mais en tout cas, y’en a pas mal qui parlent japonais. Forcément. Je m’y suis mis aussi, pas le choix et, bon, j’arrive à baragouiner assez correctement pour contracter des prêts à Mitsubishi… Enfin, avec quelqu’un pour traduire à côté les mots les plus compliqués. Y’a des cours, qui sont sûrement ouverts aux adultes, après je sais pas j’y vais pas, j’ai jamais été très… scolaire et tout, là. »
__–’fin bref, voilà qu’elle veut qu’on parle de mon pays. Je me gratte la nuque. Qu’est-ce que je pourrais bien lui dire, c’est la première fois qu’on me pose cette question…
__–« Hmm, hé bien… Bon déjà, le Brésil c’est grand et en vrai, avant d’aller à Terrae, j’ai jamais quitté ma ville natale, donc j’vais pouvoir te parler que d’elle. Du coup je suis née à Manaus, c’est, comment te dire… C’est une ville immense en fait, un peu comme Tokyo, mais qui serait au milieu de la jungle amazonienne. C’est là que le Rio Negro se jette dans l’Amazone. Le fleuve déjà… en fait, ’faut imaginer une mer tellement c’est grand. Et en face de la ville ça va, tu peux encore voir l’autre rive, mais un peu en amont ou en aval, c’est juste un tout petit trait, des fois. Ou juste rien, t’es sur la côte. Puis c’est une ville qui est sur terre, mais c’est aussi une île, vu que le seul moyen de rejoindre le reste du pays, c’est par le bateau ou l’avion. Et puis bah après, je sais pas quoi te dire… Y’a pas mal de touristes qui viennent, c’est toujours des pigeons pratiques. Et ça fait que y’a pas mal d’endroits de la ville où genre, ils essaient de faire en sorte que ce soit propre, tu vois ? Mais par contre ’faut pas trop s’éloigner de ces coins là, sinon tu tombes sur des endroits… un peu moins fréquentables, quoi. Ma maison, pour que tu te figures, était faite en parpaings en terre cuite collés au béton et nus genre, sans crépi ou quoi, avec de la tôle pour le toit, et des vitres en plastique. On avait l’électricité et l’eau, mais ça déconnait un peu, des fois… Les trottoirs étaient dézingués, c’est pas du tout comme les beaux trucs bien propres de Tokyo. Mon père a travaillé dans une usine de… de grille-pains, je crois, au sud de la ville. Il y allait à pied. Vingt kilomètres par jour. Jusqu’à ce qu’il se fasse engager dans un garage un peu moins loin. Me demande pas comment il a fait alors qu’il a jamais eu le permis, mon père quoi… Il a d’ailleurs réussi à faire embaucher ma mère comme comptable, aussi. Il aurait bien voulu que je les rejoigne, mais t’sais, mon truc c’était plus de conduire des véhicules que de les réparer. »
__–Hé, j’en ai quand-même pas mal dit.

La somme d'information à ingurgiter est assez dense, mais Nyree s'accroche et y retrouve même quelques similitudes avec sa propre vie. Elle est rassurée de voir que, peut importe d'où viennent les humains, il y a toujours des points communs qui rappelle qu'il s'agit de la même espèce et d'une culture simplement différente. La maori ne sait pas si elle doit vraiment retourner la faveur de parler de son pays et de sa culture avec Luna comme elle vient de le faire, mais l'importance de souligner que Papa est la divinité liée à la terre lui paraît tout de même importante.

- "Papa est la déesse-terre. Dans d'autre culture on l'appelle parfois Gaïe il me semble ? Le ciel se nomme Rangi dans notre langue. Et au delà de cela, ce sont les esprits des choses qui guident la Tohunga, notre shaman, pour lui indiquer comment vivre et comment faire pour que les récoltes soient bonnes. "

Nyree aimerait lui parler plus en longueur de religion, mais Luna n'a pas l'air d'être particulièrement réceptive. Par contre, elle lui parle de quelques tradition concernant la cuisine, puisque ça a l'air d'approcher le domaine de la jeune femme.

Elle parle notamment des fours enterrés. Pendant des siècles les maoris les ont utilisés pour cuire leur aliment et depuis quelques années, ces fours revenaient à la mode pour leur côté écologique et économique. Un peu comme les frigo enterrés, bien que ce principe là ne soit pas du tout maori. Mais les fours sous la terre c'était bien une invention maorie qui permettait une cuisson douce et lente des aliments, leur faisant conserver une grande partie de leur goûts avant de venir ajouter les épices.

- "Ta ville natale a l'air d'avoir deux visages, celui acceptable pour les touristes et celui plus réalistes pour les habitants... "

Je n'avais jamais connu de telle dichotomie dans ma propre vie, à moins bien sûr que je n'ai été tellement aveuglée par cette dernière qu'elle était passée inaperçue. Tout était possible après tout, il y a quelques mois encore, je n'aurais jamais pensé me retrouver ici et je n'étais même pas au courant de l'existence de cette espèce de Cité-Etat qu'est Terrae. Finalement, Peter tira sur ma manche pour me signaler sa fatigue. Il fallait avouer que nous étions en route depuis plusieurs heures et ce petit bout de chou n'avait pas l'endurance d'un adulte. Je hochais doucement la tête et fit un sourire d'excuse à Luna :

- "À mon avis je ferais mieux d'y aller, je pense que le petit fatigue. "

Je réactivais la puce de Peter pour qu'il puisse dire au revoir à Luna, les yeux tout ensommeillé et déjà pleins de larmes d'avoir bâillé. Dans le meilleur des cas, le bout de chou tomberait endormi d'ici une vingtaine de minute. Je serais bien restée un peu plus longtemps pour discuter avec Luna, j'avais notamment envie d'en apprendre un peu plus sur le fonctionnement du bar et son envie de le transformer en une véritable jungle qui m'intriguait assez. J'aurais voulu lui poser plus de question sur les pouvoirs qu'elle manifestait et ce qu'on pouvait vraiment espérer comme vie ici... Mais mon petit bout ne me permettrait pas de m'éterniser encore bien longtemps.